L'épreuve

« Bleu. »
« L'océan. Ton tour. »
« Dis un mot, connard. »
« Ta mère. »
« Moins salope que la tienne. »
« Ok, j'ai plus envie de jouer. »
« Déjà ? On vient de commencer. »

Claude ne répondit pas. Il détourna la tête et fixa le mur en face de lui. Exaspérée, Sarah se leva et commença à faire les cents pas dans la petite cavité qui les emprisonnait, son collègue et elle.

« Elle a l'air sympa cette statue », qu'il s'est dit.

Impossible de savoir combien de temps s'était écoulé. Leur équipement d'agent comprenait bien une montre numérique, mais dès leur arrivée au sein de cette dimension, tous les objets un tant soit peu électroniques avaient commencé à se comporter étrangement, jusqu'à cesser de fonctionner totalement. La femme avait eu le temps de se brûler par deux fois avec son communicateur, avant de renoncer. Le micro avait maintenant rendu l'âme depuis… Bien, bien longtemps.

« Essayons un peu de s'approcher », qu'il a pensé.

Ils avaient tenté d'escalader les parois, de parvenir à l'ouverture dans le plafond de cette grotte, en forme de cône grossier. Il s'y déversait air et lumière, et laissait voir un ciel curieusement vert, où traînaient parfois quelques nuages ; mais la source de ces bienfaits, elle, restait hors d'atteinte. Les murs manquaient d'aspérités, étaient trop lisses pour offrir des prises efficaces. Trop durs et solides pour y creuser à main nue. Toujours, ces surfaces cuivrées, luisantes comme sous le coup de l'humidité, mais sèches et rugueuses comme du sable, les narguaient.
Non, c'était sans issue.

Forcément, il a fallu que ce soit moi qui se trouve à proximité. Forcément.

Claude ne disait pas un mot. Il regardait dans le vide, ignorant les allers et venues de sa sœur d'arme. Comme si elle n'existait pas. Sans doute savait-il très bien quelles étaient ses pensées à l'heure présente.

Mais quel petit merdeux sans galon. Un con pareil n'aurait jamais du intégrer une FIM. Et certainement pas être affecté à une mission aussi importante.

Ils avaient renoncé à s'échapper de leur prison de pierre après qu'il ne se soit méchamment éraflé le flan en tombant après une tentative d’ascension. Depuis, ils enchaînaient les jeux stupides et sans intérêt, finissant sans cesse par perdre patience. Le ton montait facilement, mais ni l'un ni l'autre ne s'en préoccupait plus maintenant. Ils avaient tous deux dépassé le stade de la colère.
Elle s'était muée en résignation muette, enragée.

Je t'en foutrai de l'égalité des chances moi. Il est pistonné, tout le monde le sait. Il est pas foutu de prendre une décision ou de faire un truc tout seul. Et quand ça arrive, il nous fait la plus grosse merde de l'histoire. Et dire que sa prime équivaut à la mienne… Sale petite tarlouze.

Ces mots-là, Sarah n'avait pas besoin de les dire, non. Elle les avait déjà craché, au détour d'une dispute, lors des premières heures qu'ils avaient passé en ce lieu.
Ils étaient gravés au fer rouge sur le sceau de leur mémoire à tous les deux, comme le brûlant rappel de la culpabilité du jeune rookie.
Peut-être était-ce pour cette raison qu'ils ne parvenaient plus à échanger ne serait-ce que quelques mots, sans que cela ne finisse en pugilat verbal.

Pour la énième fois, Sarah inspira profondément afin de se calmer. Elle se retourna vers Claude, le visage impassible, mais las, et demanda :

« Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? »

Les mots sonnèrent creux à ses oreilles. De toutes les phrases qu'ils avaient prononcé en ce lieu maudit, celle-ci était la plus fréquente. À tel point qu'il devenait difficile de savoir si cette question se référait à leur situation générale – promiscuité, emprisonnement, territoire inconnu – ou tout simplement au prochain jeu qu'ils feraient pour passer le temps. Dans les deux cas, les solutions qu'ils avaient pu fournir jusque-là s'étaient toujours montrées décevantes sur le long terme.
Et pourtant, ils continuaient inlassablement à poser cette même et unique question, comme si l'autre trouverait subitement le moyen de les sortir de cette impasse, par miracle.

« On aurait pu se faire un poker. » marmonna Claude. « Si on avait eu des cartes. »
« On aurait pu. Ou alors un solitaire. »
« Ou alors jouer à la pêche. »
« Ou à la bataille. »
« Ou au huit américain. »
« Ou à la crapette. »
« Mais ça, c'est si on avait eu un jeu de carte. » conclut-il en détournant le regard, étudiant de nouveau le mur.
« Oui. » se contenta-elle de répondre.
« Alors qu'est-ce qu'on fait maintenant ? » demanda son interlocuteur, la voix éteinte.

Son cœur se serra dans sa poitrine.

« Je ne sais pas. »

Et, découragée, elle alla s’asseoir à l'autre extrémité de la caverne, dans l'ombre, et ne fit plus un bruit.

***

Leur attente dans le silence prit brusquement fin quand un sombre grondement se fit entendre autour d'eux.

D'instinct, les agents se jetèrent sur leurs pieds et dégainèrent, prêt à inonder de balles le premier être non-identifié qui entrerait dans leur champ de vision.

Mais rien autour d'eux n'indiquait l'existence d'une autre forme de vie.

« Qu'est-ce que… »

La phrase de Sarah resta en suspens quand, soudainement, la paroi en face d'eux se mit à fondre.

Pas entièrement, juste en partie. Et elle ne « fondait » pas. C'était plus comme si d'un coup, un pan du mur se liquéfiait sous les yeux, coulant avec un léger bruit de succion au sol, avant de s'y intégrer complètement. Bientôt, du miracle, ne subsistait plus une goutte.
Mais demeurait un trou dans la paroi, juste sous leurs yeux.
Un trou à forme humaine.

« Tu vois ce que je vois ? » fit prudemment Claude, clignant plusieurs fois des yeux pour être sûr qu'ils ne lui jouaient pas des tours.
« Un orifice aux contours nettement humains, d'environ 1m80 et apparu comme par enchantement ? »
« Tu vois ce que je vois. »

Ils baissèrent leurs gardes après un certain temps d'attente, indécis quant à la marche à suivre.

« Qu'est-ce qu'on fait ? » voulut savoir l'agent, dont la commissure de lèvre gauche commençait sérieusement à tiquer.
« On ne s'en approche pas. » décida-t-elle, ne pouvant s'empêcher de grincer des dents à cause du manque de jugeote de son collègue. « On ne bouge pas, on ne fait rien. »
« On attend ? »
« On attend. »

Et, d'un mouvement qui se voulait plein d'indifférence, Sarah tourna le dos à l'anomalie pour aller s'adosser contre le mur d'en face, assise en tailleur par terre. Claude n'hésita que quelques secondes avant d'aller la rejoindre, et se laissa tomber lourdement à ses côtés. Ensemble, ils étudièrent la silhouette se découpant dans la roche, observant le plus grand des silences.

« J'ai entendu dire que certains phénomènes géologiques pouvaient parfois créer des formations rocheuses ressemblant à s'y méprendre à… »
« Ta gueule, Claude. Sérieusement. »

***

Elle enfonçait ses ongles dans le sol, avec une force peu commune. Tant pis si ses doigts saignaient à force de rencontrer le dur revêtement de pierre. Elle avait besoin de blesser quelque chose.

« Tu ne trouves pas qu'il me ressemble ? »

Sarah cessa de s'arracher la peau, et releva la tête pour regarder Claude.

« Hmm ? »
« Le trou. On dirait qu'il a été créé selon mes contours, non ? »

L'idée était tellement saugrenue que la femme rejeta la tête en arrière et se mit à rire sèchement, sans joie.

« Je t'assure. » protesta son compagnon de galère en se raidissant, blessé. « Regarde. »

Hilare, elle jeta un coup d’œil rapide en direction de la cavité.

« J'trouve pas. »
« Bien sûr que si. »
« Non. »
« Je vais te montrer. »

En le voyant se lever, Sarah perdit son sourire.

« Qu'est-ce que tu fais ? »
« Je vais entrer dedans. » répondit l'intéressé en avançant d'un pas déterminé en direction de l'anomalie.

Cela la fit se lever d'un bond.

« T'es pas un peu timbré ?! »

Et, sur ce, elle se jeta en avant pour le retenir.

« On ne. Touche pas. Ce qu'on ne connaît pas. » martela-t-elle en le ramenant violemment en arrière. « T'as du mal avec cette règle, hein? »
« De toute façon, on est coincé ici. » lâcha-t-il sèchement en se dégageant avec une colère contenue. « Qu'est-ce que ça peut foutre que j'y aille ou non ? »
« T'as fait que de la merde jusqu'à maintenant. Je te laisserais pas nous y plonger plus profondément. »
« Ça va, ça j'ai saisi. C'est ce que tu n'arrêtes pas de me répéter depuis que l'on est arrivé ici. » ironisa l'agent en levant les yeux au ciel. « Autant dire un bon moment. »
« La faute à qui justement ? »

Claude ne répondit pas. Il se contenta de se détourner et d'aller s'asseoir, loin d'elle. Mais Sarah n'en avait pas terminé avec lui.

« Tu n'es qu'un petit con, Claude, mets toi ça dans le crâne. Un petit con qui ne sait pas s'en sortir seul. Et crois-moi, j'en ai rien à branler si tu veux aller te faire enculer par je ne sais quelle horreur de cette dimension. Mais l'ennui, c'est que tes actions me concernent directement maintenant. Et pas seulement moi. J'ai trois gosses qui attendent chaque soir que leur seul parent restant revienne en un seul morceau pour les border et leur lire une histoire. Et à cause de toi, je pourrai peut-être jamais plus les border, mes fils. »
« Ma fiancée est enceinte de six mois. » riposta-t-il, des flammes plein les yeux et la voix. « T'es pas la seule à vouloir rentrer, Sarah. Mais continuer à me gueuler dessus fera pas avancer les choses. Tu me soûles. »
« Pauvre chou. » ironisa-t-elle, pas le moins du monde émue.
« Pauvre conne. » murmura-t-il en détournant le regard, subitement fatigué de toute cette agitation.

Au fond, ils savaient tous les deux que les arguments de Sarah touchaient juste.

Une boule de rage terrible au ventre, la femme retourna s'asseoir, refusant tout contact visuel avec son collègue. Ses ongles revinrent racler le sol, s'arrachant presque contre la pierre tant elle mettait d'énergie dans ses mouvements.
Elle aurait voulu pouvoir ravager ainsi le visage du jeune homme.

***

« Ils l'appelaient comment les types du GDI déjà, cette anomalie ? »

C'était Sarah qui avait parlé. La question lui était venue comme ça, alors qu'elle observait le ciel verdâtre à travers l'ouverture au plafond. Sans qu'elle réfléchisse. Claude lui coula un regard avant de se décider à répondre :

« L’Épreuve. »

Quelques minutes passèrent, avant qu'il ne pose à son tour une question :

« Ils s'en sortaient en général ? »
« On est pas trop sûr. Mais apparemment, oui. »
« C'est bien. »

« C'est bien », qu'il dit.

Elle eut envie de le gifler.

« Écoute, Sarah. Je… »

Le regard qu'elle lui lança tua dans l’œuf toute tentative de discours, et il replongea dans son mutisme.

Oui, elle avait vraiment envie de lui faire du mal.

***

« … Vas-y. »

La voix de l'agente était basse, rauque. Elle n'avait pas bougé depuis des lustres, et pourtant elle se sentait épuisée. Les mots s'échappaient de ses lèvres tels des papillons sur le seuil de la mort, aspirant à la lumière pour retomber dans l'obscurité.

Dieu, ce qu'elle avait soif.

Claude la regarda comme si elle venait de dire une énormité :

« Hein ? »
« Le trou. Entre dans le trou. »

Une lueur d'incompréhension vint éclairer son regard vide.

« Mais tu avais dit que… »
« Ça n'a plus d'importance. Va dans ce putain de trou. Je n'en peux plus. Je vais crever. »

Sans mot dire, il se leva, s'avança vers la cavité, avant de stopper net. Il se dandinait d'un pied sur l'autre, hésitant à entrer, comme un chiot perdu. Cela raviva la fureur de Sarah, qui se leva à son tour, sans s'approcher toutefois de l'anomalie.

« Alors quoi ? C'était ton idée. Vas-y. »

Il déglutit. Son courage, sa détermination s'étaient peut-être érodés avec le temps. Puis, comme pour contredire les soupçons de sa collègue, il mit ses bras le long de son corps et s'élança en avant, y entra.
Ses contours épousaient avec une perfection presque indécente ceux de la silhouette taillée dans la roche, quoi que cette dernière soit plus profonde. Il dut faire quelques pas avant de pouvoir se plaquer contre le fond de l'ouverture, stoppé net.

« … Je ne sais pas si… »

Sa voix reflétait toute l'appréhension qu'il éprouvait à l'instant présent.
Il fut interrompu par le même grondement qui avait marqué l'apparition de la cavité.
Doucement, la cloison se referma, effaçant Claude du champ de vision de sa collègue. Un cri de surprise fut le dernier témoignage qu'elle eut de son existence.

Sarah resta interdite, immobile, muette. Son regard glissait sur la surface maintenant impénétrable du mur qui lui faisait face, refusant de croire à ce qui venait d'arriver.
Pour finir, elle se mit à rire. D'abord doucement, comme un hoquet saccadé ; puis elle hurla de rire, tout en se laissant tomber par terre abasourdie.

Son rire se tut bien vite pour laisser placer au silence le plus complet.

Lentement, doucement, elle se releva, alla se placer devant le mur, tapa doucement dessus, comme pour en vérifier l'existence. Puis plus fort, de plus en plus fort.
Ce n'était pas le son d'une cloison creuse qui lui était renvoyé, mais bien celui d'une paroi pleine et solide.

Elle murmura doucement :

« Claude ? »

Mais personne ne lui répondit.

D'une démarche presque inanimée, elle alla se rasseoir près du mur opposé, le visage neutre.

Mais cette fois-ci, elle ne riait pas. Sa peau était livide.

Claude était bien parti.

***

Un… Deux.. Trois…

La roche n'oscilla pas d'un pouce.

Quatre… Cinq… Six…

Pas le moindre grondement ne survint.

Sept… Huit… Neuf…

Toujours rien.
En soupirant, Sarah cessa de compter.

Il va revenir.

Elle s'accrochait fermement à ce maigre espoir, refusant de concéder à l'abattement une once de terrain.

Il doit revenir.

Claude avait bon fond. Il ferait de son mieux. Il trouverait une solution, pour tous les deux.

Il ne peut pas ne pas revenir.

Elle le haïrait tellement s'il ne revenait pas.

Ses mains se crispèrent sur ses genoux.
Sarah refoula son inquiétude, et reprit, pour la deux-cent-soixante-huitième fois, ses comptes.

Un… Deux.. Trois… Quatre…

***

Il faisait de plus en plus froid dans la grotte.

Sarah était pratiquement sûre que cela faisait plus de vingt-quatre heures qu'elle et Claude étaient prisonniers ici. Et pourtant, l'ouverture dans le ciel ne marquait pas le passage du jour et de la nuit. Indifférente au temps, la lumière blafarde se déversait toujours, abreuvant l'agente recroquevillée de son éclat glacial.

Et puis vint la voix.

« UN SEUL PASSERA L'EPREUVE. »

Elle était douce comme un murmure ; mais après tant de minutes passées dans le silence le plus profond, c'était comme si l'on hurlait dans les oreilles de l'agente. Elle sursauta.

« Qui est là ? » lança-t-elle, alarmée, en tentant tant bien que mal de se lever.

« UN SEUL POURRA PARTIR. » reprit la voix, indifférente à la terreur de l'humaine.

Ni masculine ni féminine, elle modulait les sons comme un musicien le ferait d'une partition. Sarah dégaina son arme et la pointa dans toutes les directions, au bord de la panique.

« Qui est-là ?! »

Mais cette fois-ci, rien ne lui fit écho. La grotte resta désespérément silencieuse.

La femme d'âge mûr ne prit pas la peine de héler au hasard. Elle craignait que seul l'écho de sa solitude ne lui réponde, et ignorait quel effet cela aurait sur sa santé mentale.

Bon. Mettons les choses au clair.

Elle restait debout, alerte, au centre de la caverne, prête à sauter à terre au moindre mouvement hostile.

Je ne suis pas folle. Je ne suis pas en train de rêver. Claude a disparu. Aucune trace d'hostilité quelconque.

Quels sont les protocoles ?

Penser à son boulot l'aidait à conserver son calme. Elle se détendit un peu, laissa retomber son bras droit le long de son corps et, de l'autre, saisit son couteau de fonction par le manche.
Les parois étaient trop solides pour être entaillées, mais ce n'était pas le cas du sol. Après avoir attendu quelques minutes, à l'affût d'un quelconque danger, Sarah s'agenouilla sans être inquiétée et se mit à tracer des signes dans le sol. Le premier était un demi-cercle d'où s'éloignaient trois lignes ondulantes ; le second était une figure en bâtonnets vaguement humaine, tracée en pointillés. Respectivement, cela signifiait « Des voix ont été entendues ici » et « Un membre de l'équipe a disparu à cet endroit », à l'attention d'éventuels autres agents qui se retrouveraient coincés dans ce lieu, un jour.

Une fois cela fait, elle se laissa lourdement tomber à terre, pensive.

Un seul réussira l'épreuve.
Un seul pourra partir.
C'était péniblement clair.

Pour la première fois depuis des heures, les pensées de la jeune femme s'enchaînaient sans obstacle, suivant un raisonnant à la logique approximative, quoi que légèrement fiévreux.

Sarah avait beau ne pas porter Claude dans son cœur, elle voulait néanmoins rester fidèle à l'esprit de sa FIM. À savoir : on abandonne pas un coéquipier tant que son sort n'est pas certain, que cela ne met en pas en danger le reste de l'équipe outre mesure. Si sortie il existait, alors elle s'assurerait que tous deux puissent s'échapper. Point.

Mais quelque chose lui disait que trouver la sortie n'était pas son rôle. Les forces qui régissaient cet endroit avaient jeté leur dévolu sur son compagnon, pour une raison qu'elle ignorait. Sinon pourquoi l'anomalie aurait-elle adopté ses contours précisément ? Pourquoi est-ce que la voix se serait-elle adressée à elle, qui n'avait aucun moyen d'agir ? Cette dimension semblait servir « d'épreuve » ; et visiblement, la solitude était celle qui avait été infligée à l'agente.

… Quelle horreur Claude était-il contraint d'affronter de son côté ?

***

Sarah se souvenait qu'un jour, Claude avait ramené une peluche au boulot, et la lui avait donnée. C'était pour son fils aîné : il s'était cassé une jambe lors d'un entraînement de rugby. L'enfant avait accepté le cadeau avec un enthousiasme modéré, mais l'intention était bonne.

Il avait tenté une fois, lors d'une beuverie entre collègues, de battre la détentrice du record du nombre de shots d'affilés. L'entreprise avait misérablement échoué, mais ça avait été drôle de le voir déballer toutes ses hontes du lycée, rond comme un dessous de bouteille.

Lors des entraînements, il avait toujours eu du mal à tirer. Normal pour un agent aussi jeune. Sarah et quelques autres soldats s'étaient chargés de lui apprendre. Il avait fait de son mieux, et s'était grandement amélioré en un rien de temps.

Une fois, une autre agente l'avait couvert après qu'il eut fait une connerie, et avait encaissé le blâme à sa place. Il ne s'était jamais dénoncé ; mais il lui avait apporté des chocolats et un parfum hors de prix, pour se faire pardonner.

Il aimait sa femme et son enfant à naître. Sur le terrain, il s'efforçait toujours d'améliorer leur ordinaire en cuisinant avec les moyens du bord. Il adorait les chiens mais y était allergique. Quand il mentait, il se frottait toujours la tempe droite et grimaçait sans le savoir. Il avait peur des araignées, c'était plutôt adorable. Il savait jongler avec des oranges, faire tenir un livre en équilibre sur sa tête tout en avançant, et marcher sur les mains à reculons. Lorsque Sarah faisait une démonstration de ses petits talents de magicienne – vestige d'enfance –, il applaudissait toujours l'exploit avec un grand sourire…

L'agente s'efforçait de ressasser ces souvenirs en boucles. Elle s'y efforçait par crainte que, le moment venu, elle ne décide sciemment que la vie de son compagnon ne valait pas autant que la sienne.

Elle avait peur qu'au moment de s'enfuir, sa morale ne fléchisse, et qu'elle ne l'abandonne.
Elle avait peur de ne pas éprouver de remords après l'acte.

L'agente n'avait jamais été réputée pour son bon cœur ou son empathie. Elle n'était pas du genre à s'impliquer pour les autres, à leur octroyer sa confiance, à se montrer généreuse.

Mais dans le silence de sa prison, à quoi se rattacher, sinon à son humanité ?

***

Une idée frappa Sarah de plein fouet.
Claude avait-il lui aussi entendu la voix ?

Presque immédiatement, une seconde question fit autorité parmi son trouble.
Qu'allait-il décider de faire ? Qui allait-il décider de sauver ?

Sarah s'accrocha de toutes ses forces aux bons souvenirs. De toute son âme.
Mais cela n'était pas assez.

Revinrent le doute. La méfiance. Le mépris.
Puis revint la haine.

***

Lorsqu'il avait intégré la FIM, Sarah n'avait jamais vu un tel blanc-bec. Comme un oisillon tombé du nid. Le genre disgracieux, gauche, mal sevré. Talentueux certes. Mais certainement pas apte à voler de ses propres ailes.

Il était gentil et motivé, oui, disaient les autres collègues. Mais elle voyait bien qu'il aurait du mal à faire son boulot. Elle l'avait prédit, dès le début. Et regardez où cela l'avait conduit.

Prenant sur le temps de ses collègues pour leur soutirer l'expérience qu'il n'avait jamais eu l'occasion d'assimiler par lui-même. Ne faisant jamais preuve d'initiative. Toujours deux trains de retard, à côté de la plaque.

Il était orgueilleux par moment. Il refusait d'admettre ses torts ou ses faiblesses. Pitoyable aussi, quand ses actes n'arrivaient pas à la hauteur de ses ambitions. Mais jamais démoralisé ou repentant, non ; il continuait à s'enfoncer toujours plus loin dans le déni, l'absence de remords.

Lorsqu'il s'était fait couvrir auprès des supérieurs, Sarah avait eu envie d'aller le frapper. Lui remettre du plomb dans la tête à coup de poings. Elle n'avait rien fait. Ne l'avait pas dénoncé, pour respecter le sacrifice de sa collègue accusée à tort, mais prête à souffrir ce qu'il faudrait. Contre des friandises et un pourboire douteux à odeur frivole.

Un être futile, imparfait, inintéressant. Agaçant. Terriblement, mortellement agaçant.

Mais malgré toute l'inimitié qu'elle avait à son égard, Sarah ne pouvait se résoudre à le laisser derrière. Parce qu'elle savait que de son côté, il n'y aurait même pas pensé.
N'est-ce pas… ?
N'est-ce pas… ?

***

Il ne pourrait pas me laisser derrière. Pas lorsqu'il est le seul responsable de notre galère. Je suis sûre qu'il est sur le chemin du retour à l'heure actuelle.

Ces phrases sonnaient faux. Terriblement faux. Comme si ce n'était pas Sarah qui les pensait, mais une autre personne dans sa tête.

La vraie Sarah, elle, cherchait désespérément à se souvenir si, une fois dans sa vie, elle avait vu Claude prendre ses responsabilités au sérieux, assumer ses erreurs, essayer de réparer les dommages qu'il avait causé. C'était impossible qu'un témoignage de sa bonne foi n'existe pas, même dissimulé tout au fond de sa mémoire.

……

………

Il y en avait forcément un…

***

De nouveau, le grondement.

Le bruit s'infiltra jusque dans les os de l'agente, prostrée au sol, immobile. Cela insuffla une nouvelle énergie dans ses membres meurtris, et, incrédule, elle se redressa.

Devant elle, le mur s'effritait petit à petit. Des pans entiers s'en détachèrent, révélant un passage, une présence.

Une figure humaine se devinait derrière les débris s'effondrant.

Sarah se leva si vite que sa tête se mit à tourner. Elle se sentait faible, bien trop faible. Mais malgré tout, elle tint bon.

Quand finalement le sol cessa de trembler, Claude surgit hors de l'ouverture, titubant et suffoquant. Une ligne de sang s'écoulait le long de son front, provenant visiblement d'une blessure à la tête, dissimulée par ses cheveux pleins de poussière. Il soufflait comme un bœuf après l'effort, ses jambes tremblaient, il était livide.
Mais il souriait. Il souriait, d'un putain de sourire, comme un champion après avoir réussi un exploit. En brandissant deux vieux calices rouillés dans chaque main.

En le voyant, elle eut envie de pleurer. Ou de le frapper.

Mais elle n'en fit rien.

« Alors ? »

Son ton était neutre, maîtrisé. Comme si elle se foutait de la réponse. Comme si elle ne voulait pas montrer que cette attente avait été pour elle une véritable et humiliante agonie.
Claude ne cessa pas de sourire pour autant.

« Je l'ai Sarah. Je l'ai. J'ai notre porte de sortie. »

Et il continua de lui agiter les deux calices sous les yeux.

Elle plissa les paupières, s'efforçant de différencier les deux récipients l'un de l'autre. Identiques. Parfaitement identiques.

Merde.

« Qu'est-ce qu'il y avait de l'autre côté ? » demanda-t-elle, l'esprit en ébullition.

Claude se mit à secouer la tête, affichant toujours ce stupide sourire béat sur le visage.

« Aucune importance. On sera libre, tu m'entends ? On va sortir d'ici. Tu pourras revoir tes fils. Tu pourras revoir tes fils ! Je te le promets. Fais-moi confiance. »

Quelque chose ne tournait pas rond. Il sonnait étrangement faux, comme s'il se forçait à éprouver cette joie de façade. Sarah le regarda s'asseoir en tailleur et disposer avec une fébrilité inquiétante les calices face à face, essayant vainement de percer à jour le petit jeu auquel il jouait. Elle suivit son exemple, et, une fois à terre, voulut le regarder droit dans les yeux. Il était trop occupé à contempler les deux trophées qu'il avait ramené de son excursion solitaire, comme un fidèle l'objet de son adoration.

« Tu es sûr que cela marchera ? » fit-elle, en marquant bien le ton. « Pour nous deux ? »

Les mains tremblantes d'excitation, Claude leva enfin son regard émerveillé des calices pour la première fois, et lui rendit son regard.

« Oui, je le sens. » répondit-il en se frottant négligemment la tempe de la main droite, amorçant une grimace entre le sourire rassurant et le rictus amusé.

Il ment.

Cette révélation fut comme un coup au ventre pour l'agente.

Il sait.

Une nouvelle fureur naquit au sein de son cœur, incomparable.
Il comptait la laisser là.
Son regard descendit en direction des deux calices, reposant sagement en face des deux soldats.
Il avait pris grand soin à se réserver le récipient tant convoité.

Sarah réalisa alors que l'escamoteur portait en bandoulière un genre d'outre en cuir, contenant sans doute le breuvage censé les libérer. Il s'agita un instant, s'empêtrant dans l'anse tant il était saisi par l'excitation.
Elle sut ce qu'elle devait faire.

D'un vif mouvement du bras, elle échangea les positions des deux calices.

Inconscient de ce tour de passe-passe, Claude se débrouilla enfin pour saisir l'outre et s'en détacher. Il en versa dans les deux calices, prenant grand soin à ne pas en renverser une seule goutte. Puis, il resta coi, un grand sourire sur les lèvres, pensant sans doute au moment où il pourrait enfin revoir sa promise, devenir père.

Quelques secondes seulement, Sarah fut prise de remords.
Puis, l'homme en face d'elle déclara, comme hésitant :

« Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? »

L'agente le contempla longuement, sans répondre.
Oui.
C'était bien toujours le même Claude. Égoïste, faux, incapable de discernement ou d'initiative, refusant d'assumer les conséquences de ses actes.
Elle pourrait vivre avec sa mort sur la conscience.

« Maintenant, on boit. » finit-elle par répliquer, tout doute envolé.

À sa grande surprise, et fureur, Claude leva son verre.

« À ta santé ! » fit-il avec un sentiment de triomphe qu'il n'essayait même plus de dissimuler.

Elle se força à lui sourire et l'obligea, secrètement dégoûtée par tant de perversion de sa part.
Elle n'aimait pas trinquer avec un condamné à mort, mais un salaud de son espèce méritait au moins cette triste ironie qui s'apprêtait lui tomber sur le coin de la gueule.

Puis ils portèrent les verres à leurs lèvres, et burent tout leur soûl.

D'abord il n'y eut que le silence, entrecoupé de bruits de déglutition, et finalement le son cristallin de deux calices de métal posés à même la pierre. Claude était toujours tout sourire, quoi que ce denier se soit amoindri.

J'espère que c'est le remord qui te ronge, espèce d'enculé.

Sarah jubilait intérieurement. Elle sentait en elle monter un sentiment nouveau, l'interprétait comme le signe de son départ prochain. Et, le sentiment de triomphe aidant, elle ne put se retenir de lâcher une ultime pique, pleine de venin :

« J'espère que tu arriveras à dormir la nuit. Après m'avoir donné le mauvais calice. »

Claude se figea. Son sourire s'effondra, laissant place à une incompréhension pure. Sa collègue exultait.

Puis, à sa grande surprise, le sourire revint sur son visage.
Un sourire plus large, plus authentique, plus généreux que tous ceux qu'elle eut pu voir. Un sourire plein d'une tristesse sans nom, mais aussi d'une fierté inégalable.
Un sourire qui ne mentait pas.

« Sarah, je ne t'ai pas donné le mauvais calice. » dit-il tout bas, d'une voix calme et douce, presque un murmure.

Sarah se figea.
Quoi ?
Ses oreilles se mirent à la vriller de douleur.

« Je t'ai donné, » continua Claude en souriant, « une chance de t'en sortir. Dis à ma femme que je l'aime, s'il te plaît. »

Putain.

Assommée, l'agente ne l'entendit même pas.
Sa tête se mit à la tancer, comme jamais elle n'avait souffert auparavant. Elle rejeta le front en arrière, haletant.

« Sarah ?! » s'alarma Claude.

Putain non.

Elle sentit l'agent se jeter en avant pour la retenir alors qu'elle basculait. Lentement, il l'allongea sur le sol, affolé.

« Sarah, qu'est-ce qui se passe ? »
« J'ai… J'ai échangé les deux cali… »

Elle ne put finir sa phrase.
Des flots de sang se mirent à couler de par sa bouche, son nez.
Elle suffoquait.

C'est ta faute.

« Tu as fait quoi ?! »

Elle n'essaya pas de répondre.

Ça a toujours été de ta faute.

Le monde devenait lentement opaque autour d'elle. Son corps tout entier était consumé par la douleur. Et par la haine.

Je te hais.

Dans son agonie terrifiée, Sarah parvint à couler en direction de Claude un dernier regard écoeuré, avant que ses yeux ne s'immobilisent sur un point fixe, dans le vide.

Je te h…

***

La cérémonie funèbre en l'honneur de l'agent S. Marquis a eu lieu le 06/04/2017.

Son nom a été ajouté à la plaque commémorative des agents tombés au combat, et la Médaille du Courage lui a été attribuée à titre posthume lors d'une cérémonie officielle. L'agent C. Garie a tenu à lire une éloge funèbre devant le reste de ses colègues.
Il a rappelé le courage dont la défunte avait fait preuve lors de leur emprisonnement au sein d'une anomalie dimensionnelle hostile, la détermination avec laquelle elle s'était sacrifiée afin qu'il puisse en revenir vivant, et rapporter des informations cruciales à la bonne compréhension de l'entité récupérée. Sa volonté de donner sa vie pour la Fondation est un exemple pour tous.
L'agent Garie a exprimé à titre personnel, son plaisir de savoir que la prime de décès remise à la famille aiderait à supporter leur deuil, et que l'éducation des trois fils de l'agent Marquis serait en partie prise en charge par la Fondation, en récompense des loyaux services rendus.

Que nous nous souvenions toujours de Sarah Marquis comme d'une personne forte et solide, mais aussi généreuse et noble.

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