L'Enfer, chapitre 1

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Par une chaude journée de juillet…


Une explosion en surface secoua l'abri sous-terrain. Couvert de poussière, le Belge enleva son casque et essuya son visage maculé de terre. Il but quelques gorgées à une outre que lui tendait un aide de camp, puis avisa l'opérateur téléphonique.

- Et cette reconnaissance aérienne, elle en est où ?

- Les avions ont décollé il y a dix minutes monsieur.

- Parfait, mettez moi en communication avec le Q.G.

- Les généraux sont en réunion depuis ce matin, monsieur.

- L'autre Q.G.

Les yeux du préposé aux communications s'agrandirent, puis ils se dépêcha d'établir une liaison avec le porte-parole du Conseil des O5. Il tendit presque immédiatement le combiné à Neremsa.

- Général Marcus, ici le lieutenant Neremsa au rapport. Nous sommes en position dans le secteur vingt-trois. Oui monsieur : le commissaire, pardon, le lieutenant Mortarion, le soldat Heiteira, le sujet François Grym et moi-même, monsieur. Nous attendons des renforts dans les semaines à venir, mais vous savez à quel point c'est difficile dans le chaos ambiant. Non monsieur, aucune trace des Objets pour le moment. Le dernier signe que nous avons enregistré date d'il y a trois jours. Compris monsieur. Au revoir monsieur.

Neremsa rendit le combiné à l'opérateur et s'assit, ou plutôt se laissa tomber, sur une chaise. Il déposa son casque, déjà cabossé par un impact de balle ennemie, et s'appuya sur son bras gauche. Quelques trois minutes et six explosions en surface plus tard, il dégaina un cigare miraculeusement intact et l'alluma. C'est à ce moment que Grym entra dans l'abri, couvert de terre, de sang (pas forcément le sien, par ailleurs) et d'autres débris dont le belge préférait ne pas connaître l'origine.

- Ton uniforme est dans un état lamentable, Grym.

- Ouais je sais, il a pas aimé les tirs d'en face. Y sont hargneux, j'ai pris pas loin de 5 grenades dans la gueule, je te raconte pas la tête qu'ils tiraient quand ils m'ont vu me relever. T'as déjà pris une grenade en pleine poire ? Au propre comme au figuré hein, y'en a une qu'a pas explosé tout de suite mais le connard qui l'a balancée à quand même réussi à me la foutre en plein dans la gueule.

Tout en répondant au belge, Grym s'était assis en face de lui et avait nonchalamment posé ses pieds (Neremsa pu remarquer que son camarade d'infortune avait perdu sa botte droite) sur la table.

- Passe-m'en un.

Neremsa hésita à lui répondre qu'il n'en avait plus, mais choisit tout de même de lui jeter un cigare. Tandis que Grym allumait et savourait les premières bouffées de tabac, le belge ronchonna :

- C'est mon dernier par contre, va falloir attendre le ravitaillement prochain.

- Dans combien de temps ?

- Une semaine je pense. S'ils se font pas exploser en chemin.

Alors que Grym jurait copieusement, Mortarion entra à son tour. Aussi formel qu'à l'accoutumée, il salua Neremsa, puis l'opérateur, puis Grym. Les deux premiers par leurs grades, le troisième par son statut : Sujet. Il s'installa à la gauche du belge, non sans menacer Grym de lui coller une balle entre les deux yeux s'il n'enlevait pas immédiatement ses pieds de la table. L'espace d'un instant, Grym voulut refuser de lui obéir juste par principe, mais il avait eu sa dose de balles aujourd'hui.

- Le soldat Heiteira est en retard. On ne leur apprend pas la ponctualité au RICM1 ?

- Allons allons Morty, tu sais bien que c'est le bordel là-haut !

Le coup de feu retentit brutalement, le son curieusement déformé par l'espace pour le moins exigu de l'abri. Grym fut projeté en arrière (ainsi qu'une bonne partie de sa cervelle) avec juste assez de force pour faire basculer sa chaise, sous les yeux horrifiés de l'opérateur téléphonique. Avant que ce dernier ne panique, Neremsa lui expliqua :

- On voit que vous êtes nouveau vous, faites pas attention à Grym, il s'en remettra.

En effet, le crâne et la cervelle de l'intéressé se reconstituaient déjà. Il se releva et redressa sa chaise, regardant Mortarion avec un sourire mauvais.

- T'excite pas Mortychou on a tout notre temps pour s’entre-tuer.

Conscient que, là, Grym ne rigolait pas en parlant de tuer Mortarion et que ce dernier réarmait justement son revolver afin de vendre chèrement sa peau, le belge intervint en haussant le ton.

- Ça suffit ! Grym, arrête de le provoquer, tu connais les clauses du contrat. Dragan, économise tes balles, le prochain ravitaillement est dans une semaine.

Le fait que Neremsa ait utilisé son prénom indiqua à Mortarion que le belge ne tolérerait pas une seconde agression et que des sanctions disciplinaires suivraient. Bien qu'ils aient tout deux le même grade, le règlement était du côté de Neremsa. Mortarion rengaina son revolver en maugréant, puis enleva son casque. À l'inverse des trois autres, il conservait son masque anti-gaz hors de sa boîte, sur sa poitrine tel un incommodant pendentif. Neremsa avait le sien dans la boîte conçue à cet effet qu'il portait au côté, tandis que Grym n'en avait tout simplement pas besoin. Par ailleurs, le belge avait dû faire des pieds et des mains et menacer deux ou trois personnes afin que Grym reçoive une arme à feu. Jugé trop dangereux car mentalement instable, il avait fallu une bonne dose de diplomatie de la part de Neremsa pour que cela lui soit accordé.

Alors qu'ils attendaient, le silence ponctué par les grondements d'explosions, l'abri se remplissait peu à peu de la fumée des cigares et de la pipe gravée que Mortarion avait dégainé. Heiteira les rejoignit, manquant de glisser sur les restes de sang et de cervelle sur le sol, il s'attabla également et commença à se rouler un clou de cercueil2 en saluant ses compagnons. Mortarion se leva et alla chercher une carte sur une étagère non loin. Étendant le grand carré de papiers jaunis devant ses compagnons, il barra une petite zone située au nord-est de leur position et en entoura trois autres, expliquant :

- L'artillerie et l'assaut d'hier ont réduit cette position à néant, mais les salopards d'en face les ont renforcées ici, ici et ici. Aucune trace de l'Objet.

- Est-ce qu'on sait seulement à quoi il ressemble ? Demanda Heiteira.

- Aucune idée, c'est ça le problème, répondit le belge. On ne connait pas ses effets non plus, tout ce qu'on sait c'est que nos gars et les prisonniers capturés hier ont tous vu un truc anormal il y a trois jours, pas loin d'ici.

- Et c'est quoi exactement qu'ils entendent par « anormal », les P.C.D.F.'s3 ? Questionna Grym, les pieds à nouveau sur la table, sous le regard furibard de Mortarion.

- Un nuage de gaz de couleur rouge, se déplaçant contre le vent, maugréa Mortarion.

- C'est tout ce qu'on a ? Sérieusement ? S'écria Heireira.

Le commissaire et le belge haussèrent les épaules. Neremsa renchérit :

- C'est tendu de récupérer des infos à cause des combats incessants. Les lignes de communication sont instables, l'état-major a d'autres problèmes à régler et Marcus est débordé.

- Le général Marcus, grommela Mortarion.

Neremsa ne releva pas et enchaîna.

- Le nuage de gaz anormal est apparu chez les connards d'en face, il faudrait qu'on en capture un ou deux, si possible des gradés, pour les questionner.

Mortarion acquiesça, grattant sa barbe naissante :

- Soit on attend l'assaut de demain, soit on chope quelques désignés volontaires pour une petite escapade nocturne.

- J'connais un secteur relativement calme, indiqua Heiteira en désignant le point en question sur la carte. Juste ici, un cratère de mine rend la défense difficile, il n'y a qu'un seul nid de mitrailleuse. Si on gère bien, avec une paire de grenades on bute les servants et on peut s'infiltrer tranquille. Le cratère est récent, quelques heures, ils ont pas encore repositionné les défenses et nos gars les houspillent au max. Si on veut le faire, c'est cette nuit.

Le plan parut convenir à la petite assemblée. Ils fignolèrent quelques détails, puis se séparèrent. Il restait trois heures avant la tombée de la nuit. Mortarion allait prendre le commandement de l'équipe de garde de nuit, Heiteira allait convaincre quelques soldats du RICM des les accompagner, Neremsa allait dormir un peu et Grym allait probablement se trouver un prisonnier à interroger, au sens crade du terme. Ils remontèrent et se séparèrent à l'entrée de l'abri. Alors qu'il allait remettre son casque, Neremsa jura en entendant le son d'une cloche tinter rapidement. Il enfila son inconfortable masque anti-gaz juste avant que le nuage jaunâtre ne se répande sur le sol, provenant des lignes ennemies. Observant prudemment le paysage labouré par les barrages d'artillerie, la terre rendue grise par les explosions quasi incessantes, le belge pu voir le terrain qui, il y a deux semaines, était encore une forêt luxuriante. Il baissa la tête en entendant des balles siffler (de toute façon la buée dans son masque anti-gaz commençait à l'empêcher de voir correctement) et se résigna à ne pas dormir. Il avait l'impression d'étouffer, la respiration gênée par le tissu imbibé de produits chimiques, mais mieux valait ça que d'inspirer du chlore pur.

Hardecourt, Région de la Somme, France, 22 juillet 1916, l'enfer de la Grande Guerre se déchaînait...

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