En mer, un capitaine est une personne difficile à contenter. La mer n'est jamais assez calme, le vent ne souffle jamais assez fort et la pluie vient toujours à manquer quand on en a besoin. Pourtant, aucune de ces raisons n'était l'origine du mécontentement d'Ambroise. Après tout, le temps était presque parfait hormis les quelques nuages noirs au loin, le Loreleï avançait à toute allure, voiles gonflées et il avait enfin trouvé un indice concret pouvant le mener au Graal.
Alors pourquoi ce satané Félix se devait encore de lui mettre des bâtons dans les roues. Il pouvait distinguer au loin la silhouette de l'Admirable et de son effroyable pavillon blanc et noir. Il fallait qu'il se dépêche s'il ne voulait pas voir son butin se faire dérober sous ses yeux.
« TERRE ! »
On pouvait entendre les hurlements venir de la vigie et Ambroise savait ce que cela signifiait. Ils étaient arrivés à destination et ils n'avaient pas réussi à semer leurs poursuivants.
De son côté Félix était à la manœuvre, il avait déjà laissé filer le vieux pirate barbu, hors de question de refaire la même erreur. Si seulement son équipage était foutu de l'écouter, tout cela aurait déjà été plié depuis longtemps. Enfin, peut-être que cette fois-ci ils feraient preuve d'un peu plus de compétence.
« Capitaine, mauvaise nouvelle !
— Qu'y a-t-il donc mon bon Usman ? Un de tes instruments t'a filé des doigts ?
— Non, capitaine, c'est la météo.
— Je ne trouve pourtant rien à lui redire, demander un temps plus généreux serait un affront envers notre seigneur. Enfin tout du moins le mien.
— Pourtant, selon mes instruments, une tempête approche, du nord-est.
— Une tempête ! Toujours les grands mots. Nous n'aurons qu'à l’affronter, pardi ! Je ne tournerai pas les talons ici pour une petite intempérie.
— Mais-
— Silence, et obéis. »
La tempête ne devait durer qu’une journée tout au plus, et il aurait été logique de s’abriter en attendant qu’elle passe. Usman voyait bien toute la stupidité de cette décision, mais c'était celle du capitaine, et vu comme il était pénible, il préféra ne pas la discuter. Il retourna donc dépité dans ses quartiers faire des calculs qu'il savait pertinemment inutiles.
Au même moment, la vigie aperçut une masse terrestre au loin et l'annonça au reste de l'équipage. Ils n'apercevaient plus le Loreleï, mais il était évident que celui-ci était simplement amarré aux abords de l'île. Ils allaient de nouveau pouvoir confronter l'équipage d'Ambroise et s'assurer une bonne fois pour toute qu'ils ne nuisent plus au bon déroulé de sa mission.
« Tristan !
— Je vous ai déjà dit que je m'appelais Galaad, capitaine, rappela celui-ci d'un ton sec.
— Oui, peu importe, préparez les chaloupes et quelques hommes, nous allons voir ce qu'il ressort de cette île.
— Mais pourquoi ne pas attendre et prendre le Loreleï en embuscade, c'est notre chance de les couler.
— Écoutez, vous m'avez déjà démontré votre incompétence en mer, me faisant réaliser que vos talents devaient mieux s'exprimer sur la terre ferme. J'ose espérer que c'est bien le cas, sinon il serait peut-être judicieux de reconsidérer votre position au sein de l'équipage. »
Galaad devait se retenir, il savait bien qu'un écart comme la dernière fois ne serait pas toléré mais quelque part, dans le coin de sa tête, il se jura qu'il ferait payer son arrogance à cette saleté de tyran. Il grommela simplement.
« Je ne te décevrai pas. »
« On est bientôt arrivé capitaine ?
— Putain, Chaps c'est la cinquième fois que tu poses la question, ta gueule.
— Bah oui mais ça ne répond pas à ma question, bougonna-t-il. »
Cela faisait presque une heure que les quatre compères partis explorer marchaient en rond sur cette île infernale et toujours aucun signe du Graal. Ambroise commençait à se demander si c'était bien cette île qu'avait indiqué le Vestige, peut-être que ces calculs étaient erronés et qu'ils avaient foncés tout droit vers une île déserte. Non c'était impossible, il avait fait ces calculs lui-même et il était formel sur le fait qu'ils étaient corrects, si quelqu'un s'était trompé c'était probablement la créature l'ayant mené ici en premier lieu.
« Eh venez voir par ici ! »
En face d'Eugène se trouvait l'entrée d'une énorme grotte s'ouvrant sur la mer. Pas de doute, c'était ce qu'ils étaient venus chercher sur cette île de malheur.
« Mais comment on l'a pas remarqué avant ?
— Eh bien ça mon ptit Chapi c'est à cause d'un phénomène très particulier des jungles tropicales, causant des hallucinations visuelles, déclara Aldel d'un ton solennel.
— Vous êtes sûr que c'est pas simplement que vous êtes aveugles ?
— Mais non c'est bien connu chez les vieux briscards, je vous le dis.
— Bon vous vous magnez derrière ? hurla Ambroise aux trois hommes. »
Les quatre hommes pénétrèrent dans la caverne, avançant à la lueur de leurs lanternes. L'eau qui ne leur arrivait qu'aux chevilles montait maintenant jusqu'à leurs mollets et, bientôt, à leur hanches.
« Euh capitaine, vous pensez pas que c'est dangereux d'aller plus loin ? Si la marée monte ou que la pluie se met à tomber, on risque de plus savoir sortir, demanda Eugène.
— Eh bah on a qu'à se dépêcher, mais n'imaginez même pas faire demi-tour, on a pas fait tout ce chemin pour laisser la Fondation s'emparer du Graal à cause d'un peu de flotte.
— Allez c'est bon Eugène, fait pas ta poule mouillée ahah, renchérit Chaps »
Au bout du tunnel partiellement submergé se trouvait une grande pièce regorgeant de diverses formations rocheuses dont la faible lueur des lanternes peinait à éclairer l'ensemble. Face à eux se trouvaient deux chemins qu'ils pouvaient emprunter. Ils leur fallait faire un choix.
« Bon, à droite ou à gauche ? demande Ambroise.
— Personnellement j'ai toujours été plus à gauche.
— Nan mais ça on sait, Eugène, on te demande pour le chemin, dit Chaps d'un ton moqueur. Mais pourquoi pas se séparer ?
— Ah non, on reste groupé, si vous partez sans moi vous allez encore faire n'importe quoi.
— Mais capitaine, on sait se débrouiller seul, faites nous un peu confiance. Et puis, il va bien falloir qu'on avance.
— Bien d'accord avec le p’tit Chapi, déclara Aldel.
— Ah bon, tu veux aussi te séparer ?
— Non, je suis d'accord sur le fait qu'il va falloir avancer capitaine, parce que là les rochers derrière… ils marchent vers nous. »
Le visage d’Ambroise devint blanc lorsqu’il constata que, effectivement, ces roches si particulières dans leur agencement, bougeait. Il s’en souvenait. Il avait été à leur rencontre lorsqu’il avait fallu préparer le vieux royaume, d’où son nom.
« Les ogres…
— Ça, c’est plus un golem, nan ? répondit la voix tremblante de Aldel.
— Un golem ça a pas un truc sur le front ?
— Je sais pas, est-ce que ce truc a un front ? »
La discussion tourna court quand la créature leva un de ses bras massifs qui alla racler contre le haut de la grotte avant de s’abattre. Ils eurent à peine le temps d’esquiver et de se protéger des autres débris rocheux chutant depuis le plafond.
« Courez ! »
Heureusement, la grotte était large, et le petit groupe pu se disperser, laissant l’ogre quelque peu démuni, émettant un son fort qui fit trembler les parois.
Pendant ce temps, un autre petit groupe, arrivé depuis peu, observa la scène, repéra un petit couloir, et commença à contourner la lutte. Avec tout leur équipement, ils n’auraient certainement pas dû passer inaperçus. D’ailleurs, Chaps les entraperçut. Mais alors qu’il voulait le signaler à ses compagnons, il dut esquiver d’une roulade un coup puissant qui souleva tant de poussière qu’il fut plus occupé à l’idée de courir et de reprendre son souffle.
Lorsqu’il put enfin leur en parler, après qu’ils se soient extirpés de cette fâcheuse situation, la caverne était déjà vide.
Galaad avait déjà fait l’expérience des entités gigantesques, il y a quelques années. C’est pourquoi il appliquait la meilleure stratégie : ne pas se faire repérer. Tandis que les autres pignoufs couraient en tous sens, ce qui était une stratégie moins bonne mais qui garantissait une survie relative. Lui, il s’était faufilé dans le petit tunnel. Puis dans un autre, et ainsi de suite, jusqu’à tomber sur une sorte de cavité, qui débouchait aussi sur un champ herbeux. Il y avait quelques caisses, et un petit coffret, qui semblait avoir été jeté là bien plus récemment que tous les autres contenants qui jonchaient la place. Galaad examina les motifs. Ils lui étaient familiers, mais il ne savait pas pourquoi. Il fractura l’ouverture, découvrit un collier, le fourra dans sa poche, et repartit en arrière. C’était une trouvaille sympathique, mais il n’avait pas le temps. Les autres exploraient les conduits alternatifs, à la recherche des positions des marins d’Ambroise, mais il semblait que ce côté de la caverne ne desservait pas là où se trouvaient leurs opposants. En déboulant dans un couloir, il percuta Joséphine.
« T’as trouvé quelque chose ? lui demanda-t-il en se redressant.
— Des piécettes, mais rien d’bien fou. Et toi ?
— Un collier de perles. Je le ramène à Félix, mais je pense qu’on va pouvoir s’arracher. Ils peuvent nous atteindre seulement depuis la grande grotte, et le machin rocheux va les en empêcher. Autant qu’on en profite.
— Bien vu, j’préviens les autres, pars devant. »
Il lui sourit et se mit à courir. En repassant dans la caverne, il constata que deux des marins s’en étaient allés, et que les deux autres continuaient de courir et de se reposer derrière quelques formations rocheuses. Puis, alors qu’il allait lui aussi quitter la caverne, il vit qu’une de ces formations commença à bouger à son tour. Il eut un sourire gêné. Non, vraiment, ils n’avaient pas eu de chance.
« Qu’est-ce que je vais faire de ce collier ?
— Aucune idée, le mettre ? Mais t’as écouté le reste ?
— Oui, Tristan, et je constate juste que je vous ai donné un ordre et que vous avez échoué.
— On s’en fout, on peut se tirer, on aura de l’avance. Je crois que j’ai vu Ambroise lutter dans la caverne. Le temps qu’il se reprenne, on sera bien loin.
— Et pour aller où ? C’est ici que devait se trouver l’indication pour la suite, et Ambroise avait l’air de bien savoir où aller, lui aussi.
— Ta vision t’a pas dit quoi chercher ? »
« Le fil au sang perlé contient ta destinée. »
Les paroles de la vision étaient toujours fraîches dans son esprit, il les avait notées scrupuleusement, au cas où. Son regard se posa de nouveau sur le collier. Il haussa les épaules et le mit.
« Ça vous va bi… »
Il n’entendit pas la fin de la phrase de Christophe.
Tout ce qu’il vit, tout ce qu’il ressentit, en un instant, avec son cerveau qui fondait sous la surcharge d’informations, ce fut particulièrement éprouvant. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qu’il lui arrivait, et quelques autres pour commencer à manœuvrer dans cette étrange mare de souvenirs divers. Toutes ces vies, et ces joies, et ces violences. Il n’avait pas le temps de ressentir. Il cherchait quelque chose de plus récent. Il vit…
La lune.
Celle qui avait disparu, avec la submersion.
La lune était là, dans le ciel.
Et quelque chose était en train de manger son corps.
Il vit les arbres, et les étoiles. Il grava leurs positions dans son esprit. Le souvenir faisait partie des plus récents. Il avait déjà une bonne idée de la direction à prendre pour trouver ce qu’il cherchait. La vision lui avait dit de poursuivre vers l’est; vers l’Ancien Monde. Mais cette lune, récente… Si elle se trouvait sur son chemin, il devait s’y arrêter. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Il retira le collier.
« Appelez Arsène et Lamillia, qu’ils ramènent les cartes. »
Christophe y alla en courant, et Galaad gardait son air suspicieux. Il avait suivi la scène et se retenait de lui demander des remerciements. Il n’avait pas besoin de l’assentiment ou de l’approbation de ce couillon qui venait sûrement de mettre la main sur un artéfact recherché. Il lui reprendrait, plus tard. Ses supérieurs seraient satisfaits.
« Vous êtes sûrs que c’est là ?
— Si les étoiles sont bien celles indiquées, oui.
— Bien, repartons. Quand y serons-nous ?
— Boarf, ce soir ?
— Parfait. »
L’équipage remonta à bord rapidement, chargé de nouvelles richesses, dont ils n’auraient probablement pas l’usage avant plusieurs mois. Et alors qu’ils repartaient, ils entendirent quelques cris, au loin.
Edgar se pencha avec sa longue-vue, et vit la vigie du Loreleï hurler quelque-chose aux autres marins. Seul son poste dépassait depuis l’autre côté.
« Faut mettre les gaz, ils vont pas tarder à nous poursuivre.
— Vous avez entendu ? Plus vite ! clama Félix. »
Il n’y eut que cinq minutes entre le départ de l’Admirable et celui du Loreleï, mais ce furent cinq minutes de trop pour un Ambroise au visage éraflé par le basalt.
À mesure qu’ils approchaient de ces étranges bois aux lueurs iridescentes, la musique se faisait aussi plus forte. Une musique de fête aux sonorités inconnues. Félix reconnaissait certains des instruments à corde, et la flûte lui était familière. Mais pour les autres membres de l’équipage, ces mélodies provenaient d’ailleurs.
Au loin, derrière eux, d’autres lumières s’étaient allumées. Le Loreleï les suivait toujours.
« C’est quoi ça ? Une mangrove ? interrogea Lamillia, la mine lasse.
— Aucune idée, on rentre dedans. On doit inspecter la coque avant de repartir.
— Ils ont l’air de faire une sacrée fête.
— T’en approches pas. C’est une zone balisée par la Fondation, la mit en garde Galaad.
— Ah ouais ?! »
D’un geste du menton, il désigna les balises, cachées dans la pénombre. L’agencement des liserets bleus était reconnaissable, même si elle ne connaissait pas bien le manuel des balisages.
« Et ça dit quoi ?
— Qu’on est dans une zone où vivent des entités dangereuses.
— C’est elles qui font de la musique, là ?
— Peut-être, vas pas vérifier. »
Elle haussa les épaules avec une expression d’incrédulité.
« J’suis pas con. »
Après quelques manœuvres, ils parvinrent à s’immiscer dans ce bois. Lorsqu’ils posèrent le pied à terre, ils furent surpris. Il y avait toujours plusieurs centaines de mètres de fond, mais, d’un coup, sans que leur navire ne s’échoue, il y avait un sol herbeux, et des arbres que l’on trouvait d’ordinaire dans les terres. Certains flottaient même dans le vide, leurs racines se dispersant en formes éthérées. Après avoir attaché le navire à plusieurs troncs massifs, afin de s’assurer qu’il ne dérive pas, il fut décidé de ne pas s’en éloigner.
« C’est vraiment dangereux ? questionna Christophe.
— Si c’est ce que dit la Fondation, oui.
— Es-tu sûr d’avoir bien identifié les symboles ?
— Bah si je les ai mal identifiés, c’est soit encore plus risqué, soit moins, dans un cas, on va tous mourir, dans l’autre, peut-être que si tu vas te balader, tu mourras pas. Tu veux prendre le risque ?
— Peut-être qu’on pourrait vérifier et…
— Pas notre boulot. On a déjà assez de nourriture et d’eau, ce ne serait pas utile d’aller vérifier. Inspecte le pont, la coque, et on repart tout de suite après, vu ?
— Je vais demander au capitaine. »
Galaad se mordit la lèvre inférieure. Ce chieur allait encore lui dire qu’il n’était pas resté à sa place. Il jeta un regard derrière lui, mais il n’était pas là.
« Vous savez où est le capitaine ? demanda Christophe aux autres.
— Il est parti dans la forêt, il a dit qu’il revenait bientôt, le temps qu’on finisse nos affaires.
— Ah bah je peux y aller…
— Non, il a dit de ne pas le suivre, et va t’occuper du pont, putain, on perd du temps. »
Galaad soupira. Ce con était censé être plus important que lui au sein de la Fondation, et pourtant il était aussi imprudent.
Galaad soupira, encore, et retourna à sa cabine.
La coque n’avait aucune ouverture, les autres vérifieraient en profondeur, et ils lèveraient l’ancre bientôt.
« Venez danser ! Allez ! Venez !
— Oui, monsieur, venez danser avec nous !
— Entrez dans la ronde ! Venez ! »
Ces espèces de lutins qui tentaient de cacher leurs dents trop pointues pour l’air angélique qu’ils essayaient de se donner. Il connaissait les vieilles histoires, on les lui avait racontées il y a bien des années, maintenant. La ronde allait-elle l’emmener vers leur pays ? Ou alors, allaient-ils essayer de lui voler ses affaires ? Il avait d’autres épées en réserve, ça ne pouvait pas être bien grave. Dans le doute, il s’assura que le médaillon restait bien à l’intérieur de son col. Il n’avait aucune valeur, il l’avait fait refaire il y a quelques années. Seul le symbole était important. Il les suivit jusqu’à la clairière, et se retrouva comme plongé dans ses rêves d’enfance. Les fées, les lutins, les insectes dressés sur leurs pattes arrières qui rejoignaient aussi cette ronde festive. Les musiciens tournaient au milieu, près d’une flamme dont les couleurs changeaient selon la musique, et au centre de laquelle on devinait une autre silhouette dansante.
Les lucioles, il venait de le remarquer, n’étaient pas des lucioles mais ressemblaient plus à des lémuriens dont le bout de la queue luisait. Pourtant, dans leurs yeux, il reconnaissait une vive intelligence. Toutes les créatures qu’il voyait ici étaient dangereuses. Il le sentait bien. Mais cela ne s’appliquait pas à lui. Selon la vieille légende, ils n’attaqueraient pas. Non, ils allaient essayer de le piéger. La ronde était le piège. On lui fit une place, il prit les deux mains que lui tendaient deux fées… ou des elfes ? Elles étaient grandes… Ils étaient grands, pour leur espèce. Il n’en avait jamais vus, bien que le sorcier lui ait toujours assuré que, de leur côté, ils l’observaient attentivement.
La ronde repartit de plus belle, avec les chants, les éclats, et les solos de flûte de pan. Cela dura plusieurs minutes. Il commençait à se prendre au jeu de la fête. Surtout en constatant que les autres créatures commençaient à le regarder avec étonnement, d’abord, puis avec surprise. La musique eut quelques fausses notes, tous les regards étaient tournés vers lui, et un lutin cracha au sol.
« Il a pas de rides, ça pue, dit-il.
— Ça pue ! lancèrent aussi les autres.
— Vous ne voulez plus faire la fête ? leur demanda Félix.
— Ça pue ! répétèrent-ils. »
Ils sortaient des petites armes, des lance-pierres, des couteaux, des épées de bois. Félix passa la main sur la garde de la sienne. Bien, elle était toujours là. Il ne dégaina pas, mais fit, par mesure de précaution, un pas en arrière. Il sentit, dans son dos, un corps. Légèrement plus petite que lui, et vêtue de douces étoffes. Avec des cheveux…
« Morrigan ! glapit un des farfadets. »
Ce fut la débandade, mais en musique ! Les musiciens, la flamme et les danseurs levèrent le camp, en jouant un rythme plus effréné. Quelques instants plus tard, on percevait toujours le son de l’orchestre s’en allant au loin, et les lueurs des lémuriens luisants, qui disparaissaient dans les branches.
Félix se retourna.
« OH ! Vous ici, très chère dame !
— Je suis bien surprise également, sire. »
Elle n’avait guère changé, depuis le temps. Quoique, si elle n’avait pas pris une ride, on aurait dit qu’elle avait un visage plus ferme et une posture plus sèche. Elle lui souriait, mais ce sourire n’était pas en harmonie avec ce que dégageaient ses yeux et son allure globale. Comme si cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus souri ainsi. Ses cheveux, qu’on décrivait comme roux, étaient toujours bouclés, mais bien plus proches d’un blond tournant au châtain. La flamme étant partie, les reflets lumineux de la lune…
Bon sang, la lune. Il la voyait, maintenant.
« Vous ne devriez pas jouer avec les Faes, mon ami, lui dit-elle enfin.
— Je n’en avais jamais rencontré d’autre que vous, et l’autre dame, comprenez que j’étais curieux.
— Je sais, je sais. Je ne m’attendais point à ce que vous soyez si amical, en revanche. Vous ne m’en voulez plus pour…
— Nul besoin d’en parler, je sais que je ne l’ai pas croisé durant mes dernières pérégrinations, et j’espère bien que cela n’arrivera pas. Je réglerai mes comptes avec lui, et ce ne seront pas vos affaires.
— Comprenez que j’aurais du mal à vous laisser faire.
— Bien sûr, c’est comme cela que font toutes les mères. Pourquoi vous appellent-ils “Morrigan”, ici ?
— C’est le nom des créatures de mon espèce, des faes de la guerre.
— Oh, vous combattez ?
— Nous aidons ceux qui le font, nous accordons notre soutien aux vaillants, ou à ceux qui peuvent faire couler beaucoup de sang.
— J’aurais peut-être besoin de votre concours, alors.
— Pourquoi vous l’accorderai-je ?
— Car cela implique un autre de vos amis. »
Elle tituba.
« Lui aussi est encore en vie ?
— Oui, et, d’ailleurs, pourquoi ne vous ai-je pas revue, depuis toutes ces années ?
— La lune n’est plus la bienvenue dans votre ciel, vous l’avez bien vu, n’est-ce pas ?
— Je vois… Ici, c’est votre seul accès. »
Son visage affichait une expression douloureuse. Il ne savait pas de quoi avait besoin les faes pour survivre, mais il se doutait qu’il devait y avoir eu quelques manques.
« Je pense que vous devriez me venir en aide. Car j’essaie de faire en sorte qu’il ne parvienne pas à son objectif.
— Qui est ?
— De vous garder loin de ce monde. »
Elle grinça des dents dans un rictus où se mêlaient la colère et la souffrance.
« Vraiment ?
— Oui, j’ai même entendu quelques rumeurs sur lui, il aurait si peur de la lune que, parfois, quand il est mal réveillé, il casse les assiette de son service. »
La Morrigan rit à gorge déployée en entendant cela.
« Oh, et je suppose qu’il ne doit pas être bien loin.
— Il accostera prochainement, puisqu’il est à ma poursuite.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, donc. Qu’essayez-vous de faire ?
— Il essaie de vous empêcher d’un jour revenir dans ce monde, moi, je veux m’assurer qu’il n’y parvienne pas.
— Et vous ne voulez point m’en dire davantage ?
— Chère amie, avec ou sans votre bénédiction, je m’opposerai à lui. Mais voulez-vous prendre le risque qu’il parvienne à ses fins ? »
Elle lui sourit largement.
« Vous auriez toute votre place chez nous. Si vous revenez, un jour, je vous présenterai à quelques amis. On pourrait rebâtir votre château, par ici.
— Allons, vous me flattez, mais mon destin est tout autre. Au fait, sauriez-vous où est la dame…
— Les anciens dieux habitent d’autres contrées, et je n’ai pas entrepris le voyage jusqu’à elle.
— Fort bien. Allez-vous me donner votre bénédiction, alors ?
— Bien sûr, je vous bénirai pour que le destin s’assure que vous ne mourrez pas de sa main. C’est tout ce que je puis faire, en ces circonstances, cela vous convient-il ?
— Enfin, ma dame, je ne puis mourir. »
Son regard fut espiègle et amusé.
« Si vous le croyez, alors ne touchez point ma main. »
Il y eut un silence dans la clairière. Puis un pas, et un rire.
« La prudence vous sied bien. »
Félix se retourna et repartit, le visage crispé. Pourquoi l’avait-il saisie ? Pourquoi avait-il touché cette main ? Pourquoi avait-il cru que c’était nécessaire ?
L’équipage du Loreleï pouvait enfin se reposer un peu près de ces rochers après une longue bataille pour planter les rivets d'amarrage. Là, une nouvelle fois, l’atmosphère déplaisait à Ambroise. Ils ne devaient vraiment pas trop s’attarder ici. L’Admirable avait accosté de l’autre côté, et ils ne tarderaient pas à repartir. Gladys était toujours postée en haut, et elle scrutait au-delà des rochers.
« Putain, Miette et Pain reviennent en courant ! Ils sont poursuivis par… Qu’est-ce que c’est que ces saloperies ?! »
On dégaina les sabres et les armes, et quand les deux compagnons bondirent sur l’esplanade improvisée, suivis de chiens et de petites créatures vaguement humanoïdes criant dans un langage que personne ne reconnaissait, il ne fallut pas longtemps pour s’en débarrasser.
Ambroise avait reconnu le langage.
Son visage blême, il leva les yeux vers le ciel.
Il y avait les autres yeux et les dents blanches qui les regardaient, murmurant :
« Laissez-nous un bras.
— Une petite jambe, elle ne vous manquera pas.
— Rien qu’une bouchée de joue. »
Un disque presque complet, blanc, éclatant, rayonnait, illuminait leur camp.
« ON SE CASSE ! hurla-t-il à plein poumons. »
Les tirs fusèrent en tous sens, Pain en profita pour ramasser le corps d’une des petites créatures et sauta sur le bateau.
Ambroise, lui, paniqué, sortit une de ses vieilles pierres. Il lui murmura quelques mots de pouvoir, la lança, rejoignit son navire, entendit les hurlements des faes et…
Le nuage pourpre se rassembla, étouffant les cris des poursuivants. Puis il se dissipa, et il n’y avait plus rien, ni poursuivants, ni chiens, ni rochers.
« Bordel, cap’taine, vous pouvez faire ça ?!
— Me demande pas comment, ça n’arrivera plus, jamais. »
Et il sentait déjà ses vieux pouvoirs le quitter. Il n’en avait récupéré qu’une partie, ici, mais c’était déjà trop. Il ajouta les informations sur cette zone à sa carte de navigation, se concerta avec Gladys au sujet des mesures exactes. Ils effectuèrent les manœuvres de contournement, virent la silhouette noir du vaisseau de la Fondation, et repartirent à sa suite.