L'Âge du Marbre

Holà ! Eh, un peu moins de sang chaud jeunes gens. J'ai soixante piges, je vais pas vous avaler tout cru.
Je suis le docteur Cornélius Attano, du Département Archéologique. Ma spécialité ? Ce sont les civilisations antiques. Des vieux débris, comme moi, je sais que vous le pensez. Mais si. Ne faites pas semblant.
Je viens de mon département, quoi. Tout le monde ou presque y a disparu. Vous savez ce qu'on dit, c'est toujours les meilleurs qui partent les premiers.
Et moi…
Eh bien, il semblerait que je sois toujours là, n'est-ce pas ?

Docteur Cornélius Attano.


Cornélius avait rarement vu des couloirs aussi vides. Une vraie cité fantôme, les restes antiques d'une civilisation oubliée. Il était un peu dans son élément, somme toute. Il y avait une certaine résonance entre les lieux qu'ils traversaient et ceux qu'il étudiait, dans leurs silences mystérieux, emplis d'une histoire inavouée. Deux atmosphères, copies conformes, les ruines en moins.

Ou presque.

Les trois individus se trouvaient dans les couloirs menant aux cellules de confinement principales. En ce lieu, les gens et les ressources circulaient sans cesse, usuellement : nourriture, matériel, chercheurs, cobayes, observateurs, responsables, agents… Certains de ces éléments devaient être acheminés en masse, avec les moyens technologiques et les véhicules adaptés.

Lorsque les conducteurs avaient disparu, la marche ordonnées des figures métalliques était devenue un mélange chaotique de pertes de contrôle et d'accidents violents. Ils passaient ainsi souvent devant des véhicules de transports encastrés dans un mur, ou simplement arrêtés là, tristement immobile au milieu d'une allée.

« – Sommes-nous bientôt sur place ? » s'enquit l'archéologue en s'adressant à ses collègues, qui marchaient en observant d'un air un peu éberlué ces alentours, vus et conçus par leurs soins mais méconnaissable dans l'instant présent.

Les spécialistes du confinement. Une belle bande de planqués, de l'avis de Cornélius. Pas d'exposition directe, ni sur le terrain si sur le site ; de simples travaux d'ingénierie, de conception et d'entretien des cellules de confinement. De la recherche, très peu, il leur fallait simplement s'adapter aux cas qui se présentaient, et oublier le précédent. Bah.

« – Encore quatre-cinq blocs à vérifier, et tout sera bon. Dépêchons-nous, » fit Loïc, spécialiste de son état.

L'intéressé était un individu disposant de peu de chair sur son corps svelte ; ses lunettes très sérieuses et son uniforme réglementaire contrastaient fortement avec les chaussures lui allant aux pieds, une paire de basket visiblement très robustes et très usées. Un type qui trottinait tout le temps, sur place, toujours prêt à détaler, impatient comme tout : la seule raison pour laquelle il ne s'était pas élancé directement jusqu'aux cellules de confinement, c'était que ses deux compagnons avaient strictement refusé de suivre son rythme hallucinant. Depuis, il sautillait d'un pied sur l'autre, l'air angoissé et pâle comme un linge, un peu fragile. Tss.

« – J'espère qu'on n'aura pas de dégât majeurs. Ce sera une plaie de confiner les anomalies lorsqu'elles reviendront, sinon, » intervint son confrère Frédéric, beaucoup plus tranquille.

Il était l'élément obscur du groupe, en cela qu'il arborait toujours un sourire lumineux, malgré la situation. Une certaine gêne vis-à-vis de la situation ne semblait pas l'avoir empêché de se convaincre que tout finirait par rentrer dans l'ordre. Un vrai alien. Cornélius n'aimait pas les variables aléatoires ; et celle-ci était particulièrement agaçante. Toujours à essayer de trouver le bon mot, de créer un contact sur le plan social, plus ou moins habilement. L'individu avait ainsi confié au docteur qu'il pensait savoir d'où venait le surnom "Mafiew" de leur troisième collègue, une contraction entre un juron lui étant destiné, et une inintelligible onomatopée mimant pauvrement une course dans un couloir, « vous savez, quand il passe on a pas le temps de l'insulter, ça fait "Espèce de mala – Fieeeeeew !" ».

Cette pensée lui tira un reniflement de mépris. Encore.

« – Pour l'instant les cellules de confinement se portent bien, continuait l'agent de coordination – oui, ce métier existait – tout en cheminant aux côtés de l'archéologue. Je veux dire, faudra nettoyer les débris dans les couloirs, les véhicules, tout ça… Mais en soit, la structure générale des environs me semble stable.
– On utilise les meilleurs matériaux, forcément, remarqua Loïc en ralentissant le rythme, visiblement avec appréhension. La dernière fois j'ai dû bosser sur un dossier… Des matériaux composites à matrice organique.
– Hmm. Beau morceau.
– Ouais. C'est pas mon domaine les matériaux, alors j'ai rarement l'occasion de toucher à ce champ d'expertise. Mais là, c'était un plaisir.
– Vous vous êtes déjà intéressé aux échantillons produits par nos propres labos ? On en a deux trois directement en acheminement depuis Ayin. Matériaux extraterrestres, ça promet.
– J'ai vu les noms des dossiers seulement, c'est pas censé être classifié ?
– Non, ils viennent tout juste de publier les compte-rendus de production pour ce qui est de l'usage lors des constructions, que ce soit confinement ou recherche. Faudra attendre pour le militaire en revanche.
– Je peux attendre longtemps, la plupart des projets militaires ne sont pas compris dans mes accréditations. Je crois bien même n'en avoir jamais vu aucun, mais je peux me tromper. »

Cornélius s'était déjà désintéressé de cette discussion dès que les mots "structures générales" avaient été prononcés. Autrement dit, il n'en avait pas suivi ne serait-ce qu'une syllabe.
Son regard blasé alla se promener sur le chemin devant eux. De nouveau, un chariot élévateur et son chargement était arrêté en plein milieu du passage. Il gronda : aucun occupant, une fois encore. Le paysage commençait à se faire lassant.

Il s'arrêta subitement, les yeux fixés au sol.
Rectification. Le conducteur se trouvait bien là.

Allongé sur le sol, une rivière de sang et de chair fleurissant depuis la conque formée par les ourlets délicatement écrasés de son cou et de sa colonne vertébrale.

Cornélius eut un haut-le-cœur, qu'il manifesta sous la forme d'une injonction acide, pleine de bile :

« – Marchez pas là, nom de Dieu, vous allez foutre votre semelle en plein dedans.
– Dans qu…oh, s'interrompit Loïc. »

Les trois hommes firent quelques pas en arrière, comme pour se préserver du spectacle. Le recul ne leur fit que mieux voir ce corps mort et inanimé, dont le crâne avait été réduit à néant sous le poids de quelque masse anonyme.

« – Pauvre type, » marmonna Frédérick d'une voix traduisant tout le choc de cette découverte.

Son collègue ne dit rien. Ses yeux étaient fixés sur la malheureuse victime, hantés par quelque pensée ou souvenir trouble et inavoué. C'était glaçant.

L'archéologue était le premier à être tombé nez à nez avec le cadavre ; il fut également le premier à se ressaisir.

« – Je sais pas vous mais moi j'avance. J'ai pas envie de rendre mon petit-déjeuner. »

Sans attendre, il continua sa route. Encore sonnés, ses confrère ne réagirent que tardivement : leurs pas désynchronisés faisaient comme un battement sinistre dans les couloirs sans fin. Le spécialiste en confinement fut le premier à le rejoindre :

« – On… ne devrait pas en discuter ? Je veux dire, cet… accident a sans doute été produit par… quelque chose.
– Bien joué, Sherlock Holmes.
– Je le soutiens sur ce coup là. Est-ce qu'on devrait vraiment continuer dans cette direction ? » souleva à son tour l'agent de coordination d'un ton plein d'hésitation.

Avant que le doyen ne puisse réagir, Loïc répondit à cette ineptie, avec bien plus de tact et de raison dont il aurait pu faire preuve :

« – Oui. L'entretien des cellules de confinement est une tâche primordiale pour la sécurité du Site, de ses employés, et plus largement du monde civil. Si les entités venaient à revenir et que nous n'étions pas prêts, cela serait une catastrophe d'une ampleur inimaginable. C'est une situation de crise, il faut à tout prix l'évaluer correctement pour prendre les meilleures décisions et éviter toute complication. On a vraiment, vraiment, vraiment pas besoin de ça.
– Mmh… Sans vouloir me montrer irrespectueux, ça ressemble beaucoup à un discours du département de la communication interne. »

Cornélius coula un regard dubitatif aux deux hommes. Si les dires se rapprochaient fortement en effet d'une leçon bien apprise, le ton laissait suggérer une conviction plus profonde.

« – Plus sérieusement, vous pensez que c'était quoi le truc responsable de… ça ?
– Aucune idée, maugréa l'archéologue. J'ai pas beaucoup d'expérience en cadavres vous savez. Surtout que celui-ci avait la tête éclatée comme une pastèque trop mûre.
– "Celui-ci" était un de nos collègues et anciennement être humain vivant, fit remarquer Loïc avec aplomb. »

Il récolta un regard à mi-chemin entre l'agacement et l'ironie.

« – Si vous voulez dire par là qu'il avait une jolie petite tête blonde auparavant, je suis au courant. Je suis juste réticent à l'idée que la mienne pourrait finir dans le même état, si vous voyez ce que je veux dire… La mienne, ou les vôtres. »

Cela sembla donner matière à réfléchir.


« – C'est quoi la prochaine cellule ?
– Celle de SCP-076-FR.
SCP-203-FR était en bon état, y a pas de raison pour que celle-ci le soit pas non plus.
– Un hasard, un accident, une coïncidence… Ça arrive.
– Je le sens de plus en plus mal, je l'avoue. Moins on restera, mieux ce sera, lâcha Frédéric avec un frissonnement nerveux. »

Cornélius sortit de sa rêverie pour afficher un rictus.

« – Je crois que vous n'illustrerez jamais mieux le proverbe "Jeunesse paresseuse, vieillesse pouilleuse".
– Vous êtes particulièrement aimable à ce que je vois.
– Hein ? »

Un peu interloqué, il rendit son regard à son interlocuteur. Loïc ne cilla pas. Il avait visiblement d'autres chats à fouetter que les accès de colère du docteur aigri, et ses remarques impertinentes semblaient lui être de plus en plus insupportables. Au fond de lui, l'archéologue ne pouvait pas le lui reprocher.
Ce qui ne voulait pas dire qu'il en fut moins furieux.

« – De quoi je me mêle ?
– Tout ce que j'essaye de dire, c'est que si vous montriez un peu plus de bonne volonté, cette corvée serait plus agréable pour tout le monde.
– Oh la ! s'exclama leur confrère avec un gloussement gêné, visiblement très mal à l'aise. Je propose qu'on se calme tous et qu'on continue, hein ? Pas besoin de s'énerver pour rien.
– Je suis très bien là où je suis, merci, gronda Cornélius.
– Eh bien moi, faut que j'aille pisser. Vous venez ? fit-il à son confrère spécialiste. »

Ce dernier secoua la tête, revenant à un état de nervosité palpable, mais silencieuse. Haussant les épaules, l'agent de coordination s'éloigna du centre du conflit, d'un pas vif et assuré… laissant à leurs sombres pensées ses confrères mal lunés.

« – Je ne sais même pas pourquoi je suis ici de toute façon, » finit par lâcher l'archéologue en un soupir qui se voulait autant reproche qu'excuses – les seules qu'il était prêt à formuler.

De ce fait, si la présence des deux spécialistes pouvait se justifier aisément en raison du contexte, l'utilité d'un historien semblait bien plus limitée dans le cas présent. Cornélius avait été affecté à cette mission pour deux raisons bien simples : officiellement, sa connaissance de l'histoire anormale ainsi que d'un grand nombre d'autres sujets affiliés à ses recherches lui permettait d'être une ressource fiable et large. La seconde, officieuse et que l'intéressé soupçonnait fortement d'avoir été la plus décisive… Eh bien, dans quel contexte de crise un archéologue aurait-il pu s'avérer directement utile ?

« – On est tous dans le même bateau, fit remarquer Loïc en regardant le mur, tapant du pied sous le coup de l'impatience, ou de la nervosité. Normalement mon… mon équipe aurait dû être là pour s'occuper de ça. L'agent, là, a décidé que nous étions plus utiles divisés sur plusieurs fronts… Pour ceux d'entre nous qui sont encore là, j'entends.
– Hum, grommela son interlocuteur d'un air bougon. »

Il ne répondit pas, mais son regard en disait long. Le Dr Attano avait perdu aujourd'hui un ami très cher, son assistant, Stéphane Vélasquez.

Mr. Dufouin fut bientôt de retour, et eut le déplaisir de les trouver plongés dans un silence, à mi-chemin entre la trêve et le conflit inavoué. Il grimaça.

« – Bon. Je propose de reprendre notre route, on a encore un paquet de cellules à vérifier. »

Hochant la tête, ses confrères se remirent en route, sans enthousiasme cependant. L'heure n'était pas à l'allégresse ni même au repos, et malgré tous les efforts déployés par l'agent de coordination pour ramener le sourire sur les lèvres de ses collègues, rien n'y fit.


Cornélius sentit son pied déraper sur la base peu fiable que constituait le sol mouillé par quelque agent d'entretien n'étant plus de ce monde. Il examina sa semelle en maugréant : l'incident n'avait pas seulement transformé Aleph en un désert humain, mais surtout en un dépotoir. Des documents et objets variés jonchaient le sol. Sous sa chaussure, il crut reconnaître la pâte détruite et humidifiée d'une gazette créée par le département de la communication interne. Pas une grande perte, en somme.

« – Gaffe à là où vous mettez les pieds, remarqua Frédéric. Le carrelage est glissant.
– J'avais noté, souligna l'archéologue en manquant une seconde fois de finir à terre. »

Son long manteau noir traînait presque à terre, et il le remit en place, le nez froncé de dégoût : pas question de laisser le liquide sale au sol souiller ses vêtements.

« – Ce serait bête de se casser quelque chose, » confirma Loïc, qui ouvrait la marche, en enjambant un chariot de technicien de surface renversé sur le côté.

Pile à ce moment, les baskets de l'intéressé le trahirent, et il glissa. Sa chute ne fut arrêtée que par les réflexes de ses deux compagnons, qui le retinrent pas les épaules.

« – Faites attention, maladroit ! » le sermonna Cornélius en le remettant sur pieds.

Blafard, l'intéressé ne répondit pas immédiatement.

« – J'ai… J'ai été surpris par les statues.
– Hein ? »

Le doigt du spécialiste alla se pointer en direction du couloir. L'archéologue suivit sa trajectoire du regard, notant au passage sa surprenante minceur, avant de voir ce qui l'avait ainsi effrayé.

Dans la lumière aveuglante du couloir erraient les silhouettes immobiles de sculptures humaines, dans des positions curieusement contorsionnées et équilibristes.

D'un premier examen éloigné, Cornélius détermina qu'il s'agissait de statues grecques antiques, la technique chryséléphantine qu'il décernait dans les détails grossiers de leur constitution étant caractéristique. Sa réaction primaire et instinctive fut l'émerveillement : peu de vestiges subsistaient de ces statues précises, et voilà qu'il se trouvait presque nez à nez avec cinq d'entre elles, en parfait état qui plus est !

Toutefois, quelque chose attirait son attention : au bois plaqué or se substituait au niveau des membres supérieurs de larges blocs de marbre, comme si les mains n'avaient pas encore été taillées ; le visage n'était qu'un rectangle grossier de pierre – d'ivoire plutôt –. Presque sans y penser, il commença à s'approcher, mais Loïc le retint.

« – Qu'est-ce qu'il y a encore ?
– Je préférerais qu'on évite d'y aller, signala le spécialiste Dufouin, mal à l'aise. Je… Non, en fait, je suis positivement sûr qu'il ne faut pas s'approcher de ces choses, c'est clairement pas normal.
– Ce sont. des. statues.
– Même opinion que Frédéric sur ce coup-ci, signala Loïc. Du moins jusqu'à ce que vous ayez confirmé que les taches rouges sur leurs… mains…? ne sont que des colorants naturels et rien d'autre. »

Cornélius se concentra : effectivement, de larges maillages vermeils pouvaient être aperçus à la surface rugueuse des œuvres d'art. Il blêmit.

« – Les grecs antiques n'utilisaient pas d'autre couleur que l'or pour agrémenter cette statuaire précise.
– On s'en va, » décréta Frédéric en faisant volte-face avec empressement.

Son impatience rendit ses gestes imprécis. Il glissa et s'écrasa au sol avec un cri de douleur et un écho mouillé. Si Loïc se lança immédiatement pour l'aider, l'archéologue, lui, resta figé.

Stupeur aveugle.

Les statues, d'un mouvement commun, avaient tourné la tête dans leur direction.
Il se retrouva face à face avec les têtes d'ivoires, et put enfin voir ce qui avait été gravé à leur surface. Des semblants de visages, amers, grossiers, en colère.

Frédéric n'était pas plus tôt sur pieds que les silhouettes de bois et de pierre s'élançaient dans leur direction, d'une démarche effrayante aux élans fins comme ceux de la biche, mais déséquilibrés par les poids qu'elles portaient aux bras.
Laissant ainsi le champ libre à la vision d'horreur qu'elle laissait derrières eux, deux cadavres anonymes dont le visage avait été réduit à une tache rouge et chair sur le carrelage.

Cornélius serait sans doute resté sur leur passage si le spécialiste en confinement ne l'avait pas secoué.

« – Bougez-vous, » lâcha-t-il, la voix pleine d'une peur saisissante.

Ce fut cette terreur latente dans son ton, comme une abomination marine crevant à peine la surface de l'eau, qui prit le doyen aux tripes et le fit réagir.

Telle un écho à sa propre frayeur.


Leur course durait depuis quelques minutes à peine que Cornélius sentaient ses poumons le brûler et ses jambes faillir.

« – S-stop… implora-t-il en ralentissant le rythme. Stop. »

En tête, Loïc les guidait à travers le site, semblant suivre un chemin précis n'existant qu'au sein de son espace mental. Jamais le même virage, jamais les mêmes panneaux ne se succédaient le long du parcours, ils ne repassaient pas deux fois au même croisement.

Malgré les supplications, il ne décéléra pas.

« – Je ne peux plus… courir… » tenta une seconde fois l'archéologue, épuisé.

Derrière lui, les cliquetis sourds du bois et de la pierre indiquait que leurs poursuivants, bien qu'éloignés, étaient toujours sur leurs traces.

Ses jambes cessèrent de s'agiter, il s'immobilisa en plein milieu du passage, incapable de faire le moindre pas de plus.

« – On a pas le temps, fit Frédéric alors même que leur confrère disparaissait à l'angle d'un couloir. »

Mais lui aussi s'arrêta, tenant par l'épaule son aîné avec inquiétude, tentant vainement de lui faire reprendre sa course.

« – Peux… pas… » souffla ce dernier en deux respirations rauques.

Quelque part, la peur avait fait place à une curieuse résignation, mêlée de surprise : l'agent de coordination ne bougea pas, ne l'abandonna pas. Ce n'était pas comme ce foutu spécialiste, lâche et indigne, qui…

« – Qu'est-ce qui se passe ? fit Loïc depuis l'autre bout du couloir, visiblement revenu sur ses pas. Dépêchez-vous !
– Cornélius ne peut plus courir, lui indiqua Frédéric. »

Depuis là où il était, l'intéressé put déceler la grimace qui se dessina sur les lèvres du coureur ; en deux longues enjambées impressionnantes, il fut auprès d'eux.

« – Mauvais ça, jugea-t-il en voyant le teint rouge et les soufflements aigus et sifflants du traînard. Mais on va pas vous laisser comme ça. Venez. Je sais où on pourrait se cacher. »

Hmm.
Brave petit quand même.

Ils escortèrent le docteur Attano jusqu'à ladite salle. L'interruption leur avait fait perdre leur avance, et les pas lointains des statues vivantes firent accélérer en cadence les battements de leur cœur.

« – C'est là, indiqua leur guide en obliquant vers deux grandes portes donnant accès à l'un des halls. Elles peuvent être fermées et verrouillées manuellement. »

Ils y pénétrèrent ; refermèrent derrière eux les battants. Il s'agissait visiblement d'une très, très large cellule de confinement encore en travaux, de construction ou de démolition, les vagues formes des fondations ne donnaient que peu d'indices à ce sujet. Frédéric écarquilla légèrement les yeux.

« – J'ai bossé sur ce projet. Vous… vous êtes déjà rendu ici ?
– Oui, se contenta d'énoncer Loïc en vérifiant une deuxième fois que les portes tiendraient en cas de problème.
– Curieux. C'était officiel ou… moins officiel ?
– Vous pensez vraiment que c'est le moment pour faire la conversation ? monta sur ses grands chevaux Cornélius, assis qu'il était sur un rebord pour reprendre son souffle.
– Content de voir que vous allez mieux, lui adressa le spécialiste en confinement avec une certaine habilité qui lui permit d'esquiver à la fois la question tendancieuse et la mauvaise humeur de ses deux collègues. »

Un tambourinement contre la porte les fit sursauter. Le secret de leur refuge était éventé. Le souvenir des larges masses de marbre dont disposaient les statues mobiles fit frissonner l'historien.

« – Ce sont des portes faites pour confiner une entité anormale. Elles tiendront… N'est-ce pas ? voulut-il s'assurer. »

Les regards se tournèrent en direction de Frédéric Dufouin. Ce dernier ne répondit pas immédiatement.

« – Ce sont des portes provisoires, les objets arriveront plus tard dans la semaine… Ce qui veut dire qu'elles ne disposent pas des sécurités classiques. Je… Je ne sais pas. »

Un craquement sourd leur procura la réponse attendue. Le bloc de pierre ayant partiellement défoncé la surface se retira, laissant voir dans le trou ainsi formé des visages d'ivoire grimaçant, rivés sur les employés.

« – Merde. Merde merde merde, » fit le docteur Dufouin, visiblement incapable de raisonner correctement.

Loïc, lui, était silencieux. Ce n'était pas le calme réservé du penseur ; les tremblements de ses doigts, de ses jambes, de son corps tout entier, indiquaient qu'il était au bord de la crise d'angoisse. Ses yeux parcouraient la pièce avec affolement, sans jamais arrêter leur manège, avec le désespoir et l'énergie du tigre en cage. Une pensée frappa Cornélius : il n'y avait pas d'autre sortie ici, pas d'échappatoire.
Dans cette large prison en construction, le coureur réputé ne pouvait plus s'élancer pour s'échapper, il était condamné à l'immobilité, l'attente, l'impuissance.

Il soupira.

Aussi forte que soit sa peur, en tant que doyen, il se devait de prendre les choses en main. La jeunesse ne risquait pas de le faire à sa place.

« – C'est un terrain en construction. Il doit bien avoir des véhicules abandonnés quelque part, monsieur Dufouin.
– Hein ? balbutia ce dernier, revenant visiblement tout juste sur la terre des vivants.
– Les véhicules, articula de manière exagérée l'archéologue sans pouvoir réprimer son agacement. Où serions-nous susceptibles d'en trouver ? »

Une lueur d'intelligence s'alluma, Dieu merci, dans le regard abruti de son interlocuteur. Il répondit du tac au tac :

« – On est encore en train de creuser la fosse. Je pense qu'on peut parier de ce côté. Oui, j'en suis sûr, on va trouver ce qu'il faut là-bas. »

Les statues continuaient de démonter la porte morceau par morceau. Après avoir estimé la distance qui les séparait du retranchement cité, Cornélius fit signe à Frédéric de se mettre en mouvement. Il prit Loïc par les épaules, le regarda droit dans les yeux.

« – Vous allez faire ce que vous savez faire de mieux et vous mettre à courir, c'est compris ? »

L'idée d'user de ses jambes sembla lui mettre un peu de plomb dans la tête : il avala sa bile avec difficulté, hocha la tête d'un air hagard. S'élança à sa suite. Le doyen, avant de le suivre, prit le temps de l'observer quelques secondes.
Les mouvements de son corps évoquaient ceux d'un oiseau en fuite, instinctifs et sans mesure.

Ils dévalèrent la pente aménagée en manquant de se casser la figure ce faisant. Les entités avaient sûrement défoncé les portes depuis le temps. Frédéric attira leur attention en faisant des mouvements du bras. Il se tenait prêt d'une petite voiturette censée transporter des objets lourds dans l'espace aménagé à l'arrière, comme des sacs de ciment ou des briques en grand nombre. Intérieurement, Cornélius approuva ce choix.

« – Savez-vous conduire cette… chose ? demanda-t-il aux deux spécialistes. »

Loïc secoua la tête ; mais Frédéric, lui, haussa les épaules à l'affirmative.

« – Je suis habilité pour des navettes, quelque chose me dit que j'y arriverai. Vous voulez faire quoi ? Défoncer les statues ? »

L'historien eut un sourire carnassier.

« – Vous n'avez aucune idée du nombre d'artefacts que j'ai abîmés lors de mes études. Ces choses là sont anciennes, et fragiles. Croyez-moi, elles n'apprécieront pas le traitement.
– C'est vous le spécialiste, m'sieur Attano.
– Dépêchez-vous de monter, » les pressa Loïc, déjà installé à l'arrière.

Il avait eu l'élégance de laisser à son aîné la place à côté du conducteur, que Cornélius occupa en hâte. L'agent de coordination, lui, prit le volant et démarra l'engin. La manœuvre d'engagement fut ardue.

« – Elles sont là, » nota le spécialiste de confinement en se raidissant devant le spectacle horrifiant de ces humanoïdes déformés dévalant la pente, roulant en contre-bas parfois, avec les mouvements grossiers de pantins désarticulés.

Frédéric appuya sur l'accélérateur ; la vitesse de pointe du véhicule était faible, mais la Fondation disposait d'un matériel de qualité. La voiturette répondit à l'appel d'un bond en l'avant, et le conducteur la remit sur la "route" de sable d'un violent coup de volant. Les statues furent sur eux en quelques secondes. Cornélius serra les dents, se préparant au choc.

Une première eut la mauvaise idée de se placer dans l'axe des roues motrices ; le bois antique céda sous la pression du cadre, provoquant un cahot violent. Tête d'ivoire, éclats de bois et blocs de marbre volèrent dans les airs, à quelques centimètres du crâne du doyen. Derrière lui, il entendit son confrère retenir son souffle alors même que les débris s'écrasaient près de lui, à l'arrière du véhicule.

D'un façon un peu absurde, il nota dans un coin de son cerveau qu'il lui faudrait prélever quelques échantillons pour ses recherches.

Ils fendirent la foule de statues malgré les chocs violents. Peut-être par surprise, peut-être par lenteur, les créatures ne surent pas les arrêter, ceci même si leur monture n'était pas particulièrement rapide. Ils abordèrent la remontée de la pente, et catastrophe : l'engin montra des signes de faiblesses.

« – Allez ma belle, allez… » marmonnait Frédéric en forçant dans ses derniers retranchements la machine.

Après un pénible effort, l'obstacle fut derrière eux. Mais les statues suivaient toujours, de leur volonté implacable, inhumaine. Impossible de leur donner une quelconque humanité avec ces visages qui n'en étaient pas, toujours grimés d'une expression mauvaise, comme une moue bougonne dessinée par un enfant dérangé à la craie ou au burin.

Cornélius cessa de regarder en arrière pour se concentrer sur la route en aval. Il eut la mauvaise surprise de réaliser que d'autres entités, retardataires, se trouvaient de nouveau sur leur route.
Frédéric fonça dans le tas sans une hésitation.

Celles-ci étaient davantage réactives, et tout en s'écartant de la trajectoire de l'engin, lui assenaient des coups de masse aléatoires. Le pare-choc du côté de l'archéologue fut pratiquement enfoncé ; il failli en avoir une attaque. Globalement, les sculptures en souffrirent davantage que leur véhicule ; mais le doyen remarqua d'un seul coup qu'un éclat avait déchiré son manteau tant chéri. Il se redressa, outré, la main sur le pare-brise.

« – Réduisez à néant ces parodies d'art antique, je vous prie ! s'exclama-t-il avec une rage mesurée.
– Besoin d'aide, besoin d'aide, besoin d'aide ! » s'exclama Loïc, recroquevillé qu'il était à l'arrière pour éviter de tomber et contemplant avec appréhension la statue essayant tant bien que mal d'embarquer avec lui pour le voyage.

Aucun de ses deux confrères n'était en position de l'aider ; aussi Cornélius lui lança-t-il avec force et une assurance tout à fait empruntée :

« – Pousse là. »

Il y eut un tremblement de la voiture ; par réflexe, l'historien reporta son attention sur la route devant lui. Un bruit violent lui parvint de derrière ses épaules, mais les mouvements du véhicule étaient trop vagues et chaotiques pour qu'il puisse se permettre de se retourner.

« – Loïc ? s'exclama-t-il, alarmé. »

Une voix éraillée vint à ses oreilles :

« – J'ai mal au poing, mais elle est tombée. Quand est-ce que…
– Attention ! »

L'avertissement que Cornélius adressa à Frédéric n'eut aucun effet : sans pouvoir réagir assez vite, il fonça droit sur une statue. Celle-ci fit un bond, avec l'agilité gauche qu'avaient déjà manifestées ses semblables : elle atterrit avec violence sur le capot, ses deux masses créant des fossés dans la tôle. Le moteur en dessous ne dut pas apprécier.

« – Jésus Marie Joseph… » murmura le doyen en se voyant le carré d'ivoire porter son attention sur lui.

Le conducteur tenta tant bien que mal de se débarrasser du passager clandestin par des coups de volants successifs, mais les blocs de marbres faisant office de mains ne glissaient que sur quelques centimètres seulement, et la voie était trop étroite pour se permettre un tournant plus ample.

La créature leva haut le bras, brandissant l'arme de son futur méfait au-dessus du crâne grisonnant de sa victime à venir.
Qui hurla un juron bien pesé.

Frédéric fit un écart brutal, à la fois pour venir en aide par Cornélius et pour s'engager dans l'axe de la porte maintenant défoncée. Emportée par le poids de son propre bras, la statue fut enfin éjectée du capot et tomba au sol, brisée et inanimée.
« – Tout va bien, Cornélius ? » fit Frédéric avec inquiétude, les yeux toujours rivés sur la route par peur d'en dévier.

L'intéressé voulut répondre, alors que la voiture s'engageait sous le seuil de la porte en oscillant sur les débris.
À la place, il se mordit la langue à cause du cahot.


« – Je pense qu'on les a semées, » observa Loïc après qu'il a scruté leurs arrières avec attention depuis ce qui semblait être une éternité.

Son confrère plus âgé ne répondit pas. Il était en train de ruminer toute la haine qu'il nourrissait envers le monde, la Fondation, ses collègues, la jeunesse, les voitures et les lundis.

« – Oh la vache, j'ai rarement eu aussi peur de ma vie, avoua Frédéric en se détendant un peu, laissant des empreintes moites sur les contours du volant. Ces… statues… Brrrr ! Quelle horreur !
– Un peu plus de respect envers des œuvres du passé qui, aussi meurtrières soient-elles, demeurent une prouesse technique et créatrice de l'antiquité, sermonna d'une voix neutre l'archéologue.
– Vous ne m'en voudrez pas si j'en ai explosé une sur le bas-côté, commenta Loïc dans un bel usage de rhétorique.
– Si peu, si peu. »

Par ennui, Cornélius se mit en quête d'un objet intéressant dans la voiture ; il mit quelques minutes à réaliser que le curieux assemblage de boutons et de boulons était un lecteur de cassette audio. Par une curiosité dissimulée sous une montagne de dégoût et de résignation, il tenta de l'enclencher. Les dernières notes d'une musique de Queen lui arrachèrent cependant un sourire authentique, quoique qu'un peu réticent.

« – Don't Stop Me Now, ça va à tout le monde ? fit-il plus par principe que par réel intérêt.
– Carrément, approuva Frédéric.
– Bof, avoua Loïc sans toutefois demander à ce que l'on arrête. C'est pas ma préférée. »

L'archéologue hésita. Il y avait dans la boîte à gant d'autres cassettes, toutes des titres de Queen à en croire les étiquettes.

« – De toute façon, je préfère Another one bites the dust, maugréa-t-il d'un ton boudeur tout en changeant tant bien que mal le contenu du lecteur. »

Loïc eut un sourire.

« – Moi aussi. »

Sur les accents très prononcés et lents de la mélodie, le groupe continua de conduire à travers les couloirs déserts du Site Aleph.

Il y avait une explosion de couleurs sur le mur.

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