Kid's Show : Édition Anormale

Centre de retranscription des dessins animés

Ce conte contient des spoilers majeurs pour les contes Kid's Show et particulièrement Épreuve de volonté. Si vous n'avez pas lu ces contes, je vous invite à le faire avant d'entamer la lecture de ce texte. Vous êtes prévenu.

Site-Aleph
Locaux du Bureau de Surveillance des Individus Anormaux,
Couloir juxtaposé à la salle de conférence
16h36

L'ambiance au sein de ce couloir devenait de plus en plus oppressante pour Édouard. Il détestait les lumières artificielles du bâtiment, détestait ces murs en plâtre, ces portes rugueuses et ces moquettes humides. Il avait besoin d'air frais, d'espace, il recherchait la solitude plutôt que le contact humain.
Alors pourquoi se trouvait-il aujourd'hui coincé à attendre dans ce petit hall criant de promiscuité, en compagnie d'un parfait inconnu, qui plus est un officier d'origine britannique ayant, selon toute vraisemblance, presque autant envie que lui de se retrouver là ?

Ah oui.
Gidéon. Gidéon Leophyte.

L'ancien agent soupira. De toute sa vie, seuls deux hommes avaient su lui inspirer des sentiments suffisamment forts pour qu'il puisse choisir de les suivre jusqu'en enfer s'il le fallait. Son fiancé, tombé au combat après plus de dix ans de vie commune… et un genre de dandy extravaguant au grand cœur, qu'il avait rencontré par hasard suite à sa lubie de créer une émission pour enfant.

Putain, dit comme ça, c'était ridicule.

Édouard sentit une odeur de fumée se répandre dans la pièce, ainsi que quelques légers bruits de prises de bouffées nerveuses.

« Cigarette ? »

L'ancien agent pesa le pour, le contre, avant de se laisser tenter.

« S'il vous plaît. »

Sa main vint à la rencontre du bras tendu, et parvint à se saisir sans trop de tâtonnements de la cigarette. Il resta en suspens.

« Je n'ai pas de briquet. »

Un temps. Puis le petit bruit caractéristique, apaisant, d'une flamme qui s'allume ; et directement après, la sensation bienfaisante d'une cigarette de bonne qualité. Édouard n'aimait pas particulièrement s'intoxiquer les poumons, mais il estima pouvoir faire un écart exceptionnel.

« Merci. »

Les deux hommes laissèrent le silence se prolonger, jusqu'à ce que cela en devienne embarrassant. Pour finir, son compagnon d'infortune finit par lâcher :

« Vous pensez qu'ils en ont pour longtemps ? »

Édouard haussa les épaules.

« Qui sait. D'habitude leurs sessions sont planifiées pour durer une grosse demi-heure… Mais vu que les gosses auront sans doute des questions, Gidéon ne saura pas leur refuser quelques minutes de plus. La question est : est-ce que ça va durer encore cinq minutes, ou un quart d'heure ? »
« Ce… Monsieur Léophyte. Je n'ai pas vraiment eu l'occasion de le rencontrer. Comment est-il…? » s'enquit son interlocuteur, sur le ton de banalités de couloir mais avec une sincère curiosité dans la voix.

Édouard grimaça.

« Extravaguant. Très. Et le cœur sur la main. Discret et subtil également, il devrait difficilement parvenir à offenser Madame Swift, si c'est ce qui vous inquiète. »
« Vous le connaissez bien ? »
« Peut-être. Je ne sais pas. Difficile à dire avec lui, vous savez. J'aime penser que nous sommes amis… Même si, techniquement parlant, c'est mon chef de projet. »
« Vous… Vous êtes son employé ? »
« Membre de son équipe. C'est une longue histoire. »
« Mais alors, vous n'êtes pas dans la salle, avec eux ? »

L'intéressé soupira.

« Aujourd'hui, je ne suis là que parce que Gidéon avait besoin d'un "chauffeur" pour le retour… Et qu'il n'a pas trouvé d'autre bonne pomme pour s'en charger. Je ne fais pas partie de la prod ce coup-ci : cette initiative dépend du Bureau, et ils lui ont affecté une autre équipe pour réaliser ce projet à bien… Je fais partie de l'ancienne composition, celle du projet originel. »
« … Oh. Le projet originel ? Vous parlez du… Programme d'apprentissage des Codes Sécuritaires ? »
« Ouais. Le truc de sécurité. Vous comprenez bien qu'en tant qu'ancien membre du Département de la Sécurité, ma présence pour ce projet était justifiée… En revanche, elle l'est bien moins quand cela touche à l'éducation des enfants anormaux en vue de leur insertion dans la société. »
« Hmm. »

Un long silence passa. L'officier marmonna un rapide "Excusez-moi, j'enlève mon alliance, elle me fait mal, une bête blessure…", que son interlocuteur ne retenu pas. Édouard sentit finalement que l'officier construisait mentalement une question dans sa tête. Il osa demander :

« Et physiquement ? À quoi ressemble-t-il ? »

Édouard explosa de rire, un rire franc et dépourvu de gêne, qui sembla faire sursauter son interlocuteur.

« Excellente question. » répondit-il avec une ironie infinie dans la voix, tout en tournant la tête en direction de l'homme à qui il s'adressait, et en se tapotant la tempe de l'index, hilare.

L'officier ne mit que quelques secondes à comprendre.

« Oh. » réalisa-t-il enfin, en proie au malaise.

Puis :

« Je… Je suis désolé. »
« Y a pas de mal. » le rassura l'aveugle, tout en terminant sa cigarette. « Ça arrive plus souvent que ce que vous pouvez croire. »

Le silence revint, plus lourd, plus pressant. Finalement, Édouard finit par broyer sa cigarette sous le coup de la frustration.

« Mais qu'est-ce qu'ils font, nom de Dieu… »


Site-Aleph
Locaux du Bureau de Surveillance des Individus Anormaux,
Salle de conférence
16h36

À l'intérieur de la salle, l'ambiance était toute autre.

« Moins de bruit, je vous prie, jeunes gens. » demanda poliment Gidéon devant le brouhaha environnant, causé pas ses jeunes spectateurs. « Je vous rappelle que notre éminente invitée ne savait assurément pas en signant que votre enthousiasme serait la ruine de son ouïe délicate. Un peu de retenue, voyons. »

Dociles, les enfants baissèrent un peu le volume, au grand soulagement de l'intéressée. Ils venaient de terminer le visionnage d'un film d'une durée de quarante-cinq minutes, et l'agréable surprise finale, à savoir la venue d'un employé anormal de la Fondation pour répondre à leurs questions, avait provoqué un accueil particulièrement chaleureux.

« Bien, » apprécia Gidéon. « Comme d'habitude, après le visionnage du Programme d'apprentissage de la Collaboration Supra-Normale, session de feedback sur le sujet du jour, à savoir "Travailler dans l'anormalité". Aujourd'hui, comme vous avez eu l'occasion de le voir tantôt, nous avons l'incommensurable plaisir d'accueillir le Docteur Swift, dont la participation pour cet épisode-ci a été inestimable. Elle a gentiment accepté de venir nous rejoindre pour répondre à vos questions, j'attends donc de votre part que vous vous montriez courtois et curieux, et que vous lui réserviez les respects qui lui sont dus – mais dans le calme, s'il vous plaît. »

Le « Bonjour » unanime qui fit suite à cette introduction fut beaucoup plus mesuré, bien que l'excitation des enfants puisse se voir à des kilomètres à la ronde tans leurs yeux brillaient. Assise sur le bureau de Gidéon, librement exposée à leur curiosité, la dénommée Lucy Swift se faisait toute petite… ce qui était assez facile sachant qu'elle faisait grosso-modo la taille d'une souris de laboratoire.

« Bien. » apprécia-t-il, avant de se tourner vers leur invitée. « Madame Swift, voulez-vous bien vous présenter, s'il-vous plaît ? »

Si la fluidité du présentateur était toute naturelle, la chercheuse avait beaucoup plus de mal à se détendre et à parler en public ; cela ne faisait pas partie de sa formation, ni de ses traits de caractère, et c'était pire encore depuis son accident. Quelques répétitions au préalable avaient su partiellement la rassurer, mais ce fut incertaine et pleine d'appréhension qu'elle se présenta devant le dispositif censé faciliter la projection de son filet de voix.

« Bonjour à tous. » fit-elle, les intestins noués. « Mon nom est Lucy, Lucy Swift… Mathématicienne, spécialiste en géométrie impossible… Tout ce qui est distorsions spatiales et autre. Contrairement à la majeure partie d'entre vous, je ne suis pas née "anormale" : c'est un accident… Ce qui vous a été expliqué dans la vidéo. Je n'ai donc pas la même expérience que vous… Mais dans le monde du travail, c'est un détail qui ne sera pas… déterminant. »

Silencieux à ses côtés, Gidéon hochait la tête, se voulant rassurant. En plus du trac, l'intervenante s'exprimait en français, qui n'était pas sa langue natale. Somme toute, elle s'en sortait plutôt bien, et prenait même une certaine assurance avec le temps, allant jusqu'à faire de grands gestes passionnés avec les bras.

« J'ai abordé légèrement mon ressenti dans le film que vous avez vu ; j'aimerais maintenant en parler plus en… profondeur. Les anormaux souhaitant s'intégrer au système du travail n'ont que deux voies possibles : s'intégrer discrètement à la société dans des emplois lambda, en dissimulant son anormalité… Ou devenir un employé de la Fondation. L'un comme l'autre présentent des avantages et des inconvénients : la première solution permet un choix relativement large, le Bureau de Surveillance des Individus Anormaux aidant à l'intégration… Mais il vous faudra rester caché aux yeux du monde. La seconde voie est plus gratifiante puisque vous n'aurez pas besoin de vous dissimuler, dans certaines configurations de certains emplois en tout cas. Je ne vous cache pas que c'est en quelque sorte la voie d'excellence : peu de politiques d'insertion ont été créées au sein de notre organisation. J'ai dû changer de pays pour en bénéficier, c'est dire ! »

Une main se leva immédiatement, faisant froncer les sourcils à Gidéon puisque la présentation de l'intervenante n'était clairement pas terminée. Malgré cela, la chercheuse accepta l'intervention :

« Oui ? »
« Vous pesez combien ? » demanda un garçon d'une douzaine d'année environ, dont les vêtements n'indiquaient pas une origine aisée.
« Qu'est-ce que c'est que cette question ? » s'étrangla Gidéon avant qu'une réponse ne puisse être donnée, d'un air faussement outré. « On en demande pas le poids d'une dame, enfin ! »

La remarqua s'attira les rires des spectateurs, un son charmant s'il en était. À ses côtés, il sentit sa collègue se détendre – elle aimait les enfants, ça se voyait au premier regard.
Tant mieux. Gidéon faisait également le pitre à son attention, histoire qu'elle soit plus à l'aise.

« On laisse Madame Swift terminer, s'il vous plaît. »
« Après mon accident… J'ai subi tout une batterie de tests. Pour savoir si j'étais encore… Vous savez, "apte au travail". »
« Et ça s'est bien passé ? » intervint une jeune fille installée dans le fond, qui n'avait encore jamais ouvert la bouche.

Cette fois-ci, Gidéon laissa couler. Il faut dire qu'il s'agissait là de sa petite préférée du groupe, la jeune, taciturne mais brillante Claire. À ce ravissant prénom se substituait un regard méfiant, de longs cheveux blonds souvent dissimulés sous une capuche, et deux grands yeux bleus. C'était une orpheline, placée en foyer dans une ville à quelques heures du Site-Aleph ; elle assistait souvent aux différentes sessions du Programme d'apprentissage de la Collaboration Supra-Normale, sans pourtant leur accorder un intérêt flagrant ou particulier, au contraire d'autres jeunes.

La première fois que Gidéon lui avait adressé la parole, elle lui avait très franchement signifié qu'elle le prenait pour un bouffon, sympathique certes, mais un bouffon quand même.
Il lui avait répliqué, avec un grand sourire, qu'il était payé et même formé à faire le clown, ceci qu'il se trouve sur la piste de cirque ou non.
Elle avait répondu qu'elle n'était jamais allée au cirque de toute sa vie, et n'irait jamais.
La session suivante, Gidéon était revenu avec une bonne cinquantaine d'images d'archive de spectacles de cirque, et tout un laïus concernant l'histoire de l'anormalité au sein des métiers de la scène.

Il avait également apporté une reproduction miniature de chapiteau, qu'il lui avait offert avec beaucoup de sincérité, et beaucoup de maladresse.
Depuis, les deux individus s'entendaient comme larron en foire.

« Pas vraiment, non. » s'assombrit Lucy en se remémorant ce souvenir. « Ce fut… une véritable épreuve de volonté. Mais mon époux était là pour me soutenir, et ma spécialité est heureusement davantage une science de l'esprit qu'une obligation physique. J'ai pu continuer mon travail de recherche théorique… Avec quelques ajustements. Tout ça pour vous dire… Dans la vie, les gens vous jugeront toujours, parce que vous êtes différents. Ils diront que vous n'êtes pas capables de certaines choses et… peut-être n'ont-ils pas tort. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas essayer. Qu'il ne faut pas vivre. Soyez toujours prudents, toujours réfléchis, et tout ira bien. »

Gidéon rayonnait : il était presque aussi fier de la chercheuse qu'il ne l'aurait été de sa propre fille. Depuis son affectation à ce programme, dans lequel il s'investissait corps et âme et consacrait tout son temps libre tant cela lui tenait à cœur, il considérait plus ou moins tous les individus anormaux comme ses enfants… Les plus humanoïdes du moins.

« Bien, maintenant que Madame Swift a terminé, sur ces mots fort justes ma foi… Allez-y, lâchez les fauves : qui a des questions ? »

Une bonne quinzaine de mains se levèrent sur la trentaine d'enfants et d'adolescents présents, ce qui tira un rire ravi à l'organisateur de l'événement : un franc succès, si on lui demandait son avis.

« Commet est-ce que vos collègues vous traitent ? »
« Vous venez de quel pays au juste ? »
« Quels sont les différences entre votre métier de maintenant, et celui d'avant ? »
« Vous avez déjà eu des problèmes avec les chats ? »
« Vous avez une vie de famille ? Mais c'est pas difficile avec votre particularité ? »
« Vous pensez quoi de la théorie des cordes ? »

La chercheuse tenta tant bien que mal de répondre à chaque interrogation qui lui était posée – fondée ou non, loufoque ou non. Pour tenter d'endiguer le flot de questions, et également par sincère curiosité, elle demanda à son tour :

« Et vous, quelles sont vos anomalies ? »

Les enfants furent plus qu'heureux d'y répondre dans l'effervescence la plus totale : si au quotidien, ils devaient scrupuleusement suivre des règles de prudences visant à les dissimuler au yeux du monde, ici, au sein de cette salle de conférence, on leur donnait enfin l'occasion d'être eux-même, de parler de ce qu'il vivait, de se retrouver avec d'autres personnes partageant leur fardeau.
Lucy Swift fut ainsi tout à fait fascinée de découvrir l'étendue des différents particularités anormales existantes : parmi les spectateurs de la session du jour, se trouvaient notamment une fille dont l'énergie évoluait selon les phases de la lune, un garçon capable d'inverser au contact et pendant quelques secondes les pôles de magnétisme de petits aimants, un autre dresseur de papillons, et enfin une gamine dont la salive avait des propriétés adhésives limitées.

Claire, elle, ne répondit pas.
Elle n'aimait pas parler de son anomalie, cela Gidéon l'avait bien compris au fil des sessions. Les seuls renseignements qu'il était parvenu à glaner à ce sujet concernaient une vague histoire d'étoiles, d'espace, peut-être même d'attraction gravitationnelle.

Il jeta un coup d’œil à sa montre, et grimaça de déplaisir.

« Hélas… Toutes les bonnes choses ont une fin. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin ; la navette devrait très vite vous ramener du "club de visionnage de films rares". » fit-il avec un clin d’œil à l'attention de ses élèves.

Il n'y eut que peu de sourires dans l'assemblée, qui se trouvait davantage constituée de grondements déçus. Ce que Gidéon aimait appeler la "Journée d'Appel de l'Anormal, sauf qu'il y en a plusieurs et que c'est beaucoup mieux" était un moment exceptionnel pour les enfants anormaux, qui en profitaient en général autant qu'ils le pouvaient.

Malgré tout, les jeunes prodiges remercièrent chaleureusement les deux adultes, avant de se diriger vers la sortie d'un pas vif. Claire, plus posée, fut la dernière à sortir, après un regard, et un sourire, à l'attention de Gidéon.

Une fois qu'ils furent tous partis, le présentateur se détendit un peu. La voix qui survint derrière lui le fit sursauter :

« Très impressionnant. Vous êtes bon dans ce que vous faites, Monsieur Leophyte. »

Gidéon se retourna, affectant une mine affable à même de mettre à l'aise son interlocuteur. Absorbé par sa prestation, il avait totalement oublié qu'aujourd'hui, il était évalué. Et pas par un petit pontife, qui plus est.

« J'avoue que je m'attendais à tout autre chose, mais l'enseignement n'est pas mon domaine de prédilection. » continua Madame Bévy, cadre supérieure dans la hiérarchie du BSIA, et dépêchée aujourd'hui pour s'assurer que les enseignements du Programme d'apprentissage de la Collaboration Supra-Normale étaient conformes à ce que le Bureau attendait de cette initiative. « J'aurais toutefois quelques remarques, mais je ne vous embarrasserai pas plus longtemps, j'ai à faire. Mon rapport devrait vous parvenir dans les plus brefs délais. »
« Je vous en prie, merci de votre attention. Je sais que j'ai tendance à m'emporter, mais comprenez, mon public vaut bien tous les excès. De vrais petits anges… Si l'on omet les capacités anormales. »

La remarqua arracha un rire à la femme en tailleur. Ce petit interlude récréatif, dans son quotidien fait de dossiers et de responsabilités, semblait l'avoir enjouée au delà du pensable.

« Merci également à vous, Madame Swift. » fit-elle en se tournant vers la chercheuse. « Votre participation fut très appréciée. »
« Tout le plaisir est pour moi. » répondit poliment l'intéressée. « Tous ces enfants… Je suis heureuse de savoir qu'ils auront une chance dans la vie, autant qu'ils sont. »
« À ce propos… Le nombre d'enfants n'est-il pas une charge trop élevée pour vous ? » s'enquit Madame Bévy, sans vraie sincère inquiétude.
« Jamais, Madame. » s'offusqua Gidéon. « Jamais. »
« Ah. Très bien. C'est vous qui voyez. » répondit-elle, quelque peu surprise par sa véhémence.

Un grand sourire vint se coller à ses lèvres.

« Mais, entre nous… Je pense que vous serez davantage efficace lorsque le nombre d'enfants à votre charge aura été quelque peu réduit. »
« Aura, dites-vous ? » s'enquit son interlocuteur, semblant éprouver un soudain intérêt pour cet échange de banalités.

La femme se mit à rire.

« Aura en effet, ou peut-être, qui sait… Tout dépendra des résultats de la recherche. Mais l'espace, ça fait peur parfois, vous ne trouvez pas ? » continua-t-elle sur le ton de la confidence. « Mais… J'en ai déjà trop dit. Le Bureau saura noter votre dévouement, Monsieur Léophyte. »

Il ne répondit pas immédiatement.

« Tout le plaisir est pour moi, Madame Bévy. » fit-il finalement, un léger sourire sur les lèvres.
« Madame, Monsieur, » fit l'intéressée en leur adressant un signe de tête, prenant ainsi congé.

Gidéon attendit qu'elle soit sortie de la pièce pour retrouver une expression sincère.

« Vous avez été brillante, Madame Swift. Brillante et chaleureuse ; et croyez-moi lorsque je vous dis que je m'y connais en matière de relationnel. »

La remarqua attira un rire timide à la chercheuse.

« Je n'ai pas l'habitude de parler en public, j'avais peur au début… Mais ensuite, ça a été tout simplement merveilleux. Savoir que je suis loin d'être la seule dans mon cas, que ces enfants auront une chance… Finalement, je suis heureuse d'avoir accepté votre proposition. »
« Vous remercierez votre époux de ma part. Je sais qu'il n'est pas étranger à ce choix. »

Le regard de la minuscule femme s'adoucit, du haut de ses quelques dizaines de centimètre.

« Oui. Je ne sais pas comment je m'en sortirais sans Bastian. »
« Alors, ne le faisons point attendre plus longtemps. » suggéra gentiment Gidéon. « J'ai moi même un ami patientant dans le couloir, et quelque chose me dit qu'il va sévèrement me réprimander pour mon retard. »
« Vous n'aurez qu'à dire que c'est de ma faute. » se mit à rire son interlocutrice.
« Je n'oserais pas. »

Et, avec une élégance à la française, il tendit le bras comme s'il le proposait à sa collègue miniature… sauf que sa paume était grande ouverte et à plat, placée à hauteur du bureau.

Elle débattit intérieurement pour savoir s'il s'agissait d'une moquerie ou non, mais cela lui paraissait tellement incongru, étant donné le caractère bon enfant et si ouvertement généreux de sa personne de l'intéressé… que bientôt elle était installée au creux de sa main, le remerciant d'un marmonnement inaudible, les joues rouges, moitié de gêne, moitié d'une honte dont elle n'était encore jamais parvenue à se débarrasser totalement vis-à-vis de son handicap.

Gidéon fit mine de ne pas le remarquer et sortit de la salle, en prenant bien garde à ne pas se montrer incommodant pour sa passagère temporaire.

« Tu en as mis du temps. » lâcha Édouard lorsqu'il reconnut le claquement caractéristique des souliers cirés de son ami, et objet constant de frustration.
« Les enfants étaient passionnés. » se réjouit Gidéon sans prendre en note le reproche. « Votre épouse a été fantastique, Monsieur Gath. »
« Je n'en ai pas douté une seule seconde. » répondit ce dernier, un sourire aux lèvres.

L'officier britannique tendit à son tour la main, et Lucy vint s'y réfugier à toute vitesse, définitivement plus à l'aise dans la paume de son conjoint que dans celle d'un étranger.

« How dit it go, sweetheart ?1 » fit-il à sa femme, très doux.
« I thought I was going to die at first.2 » répondit-elle en riant d'un air nerveux.

C'était quelque chose d'entendre ce couple si inhabituel discuter comme si de rien n'était. Gidéon comme Édouard sentirent leur cœur se serrer, en repensant à leur propre conjointe et conjoint respectif, tous deux décédés ; une douleur commune, qui avait contribué à la naissance de leur amitié.

« Nous allons probablement y aller. » fit Bastian, un sourire aux lèvres malgré son ton beaucoup plus formel à présent. « Je ne voudrais pas paraître impoli, mais… »
« Je vous en prie, ne vous attardez pas pour nous. » fit Gidéon, faisant un effort pour retrouver le sourire.
« Un plaisir. » lâcha simplement Édouard.

L'officier fit quelques pas vers la sortie du bâtiment, avant de s'immobiliser brutalement, comme pris d'une pensée soudaine. Il se retourna, hésita un moment, avant d'oser finalement adresser, à l'attention d'Édouard principalement :

« Vous… Ahem… Avez-vous besoin que l'on vous reconduise ? J'ai cru comprendre que vous étiez censé faire office de chauffeur, et… »
« Payer le ticket de bus. » précisa immédiatement l'ancien agent. « Quand Gidéon demande un chauffeur, c'est qu'il attend de nous que l'on l'accompagne sur le trajet de l'aller comme du retour. En bus. Je ne conduis pas. Je me contente de payer. »
« Je n'utilise que rarement la voiture. » précisa Gidéon avec le flegme usuel qu'il utilisait pour répondre aux critiques. « Les transports en commun sont bien plus économiques, et moins polluants. »
« Oh. » fit alors Bastian, visiblement rassuré de ne pas avoir besoin de justifier sa prudente proposition. « Dans ce cas, gentlemen… »

Édouard attendit que le bruit de ses pas se soient éloignés pour reprendre la parole :

« Un bon bougre, cet officier Gath. Je n'aurais pas craché sur un supérieur dans son genre quand je servais encore dans le Département de la Sécurit… »

Au même instant, il décela, dans les mouvements d'épaules et l'agitation de son compagnon, quelque chose de terriblement hagard.

« Édouard. Édouard. Édouard. Tu dois m'aider. »

L'ancien agent en laissa tomber sa cigarette au sol, alarmé, en pensant à peine à l'éteindre du pied pour éviter tout dégât. De toute la durée de leur relation, il n'avait jamais vu Gidéon dans un tel état de fébrilité émotionnelle. L'intéressé tendait davantage à dissimuler ses émotions sous son exubérance : le voir ainsi était tout bonnement terrifiant.

« Ils vont me l'enlever. » murmura-t-il, les mains tremblantes. « Ils vont la tuer. »


Saint-G██████-du-B███
Appartement d’Édouard
Salon
1█h45

De retour dans l'appartement d’Édouard – puisqu'il n'avait pas voulu ramener son ami chez lui et l'y laisser seul dans cet état –, Gidéon était assis sur le canapé blanc, une tasse de tisane à la main, qu'il sirotait tout en regardant autour de lui, la mine morne. La décoration de l'habitation était très minimaliste, mais également très lumineuse et douce, dépourvue de tout angle droit.

« Esthétique et structure très appréciables. » fit-il machinalement. « Tu as le sens des couleurs. »

Depuis la cuisine, Édouard lâcha un grognement agacé. Il n'était pas d'humeur à composer avec les remarques très cryptiques de son invité aujourd'hui.
Lorsqu'il le rejoignit dans le salon, tenant lui aussi un bol de tisane, il alla s'asseoir dans un fauteuil non loin, et resta silencieux un moment. Pour finir, il demanda :

« Tu es sûr de ce que tu avances ? »
« Elle a parlé de réduire le nombre d'enfants à ma charge. Elle a évoqué l'espace. Claire est à ma connaissance la seule personne dont l'anomalie correspondrait. Et je sais que… Je sais qu'elle était encore à l'étude. Qu'elle faisait encore peur. Ils ont dû découvrir quelque chose qui l'élimine d'office de la liste du Bureau… »

Édouard ne dit rien, ne chercha pas à savoir d'où il tenait ces informations, se contentant de prendre quelques gorgées de tisane. Il avait découvert les propriétés de ce breuvage peu après la mort de son mari, et ne pouvait plus s'en passer depuis.

« Tu ne penses pas que les gars du bureau savent ce qu'ils font ? Peut-être que cette gamine est réellement dangereuse, et qu'il faudrait… »
« Je vais faire comme si tu ne venais de prononcer ces mots ô combien inhumains et indignes de ta personne. »

L'ancien agent maîtrisa sa frustration tant bien que mal ; il aurait sans doute foutu à la porte n'importe quelle autre personne lui courant à ce point sur les nerfs.

« Un de ces jours, il faudra que tu arrêtes de te voiler la face quand les choses ne tournent pas comme tu le voudrais, Gidéon. »
« Je ne peux pas en perdre un autre. » murmura l'intéressé, le regard perdu dans le vide. « Je ne le supporterai pas. »

Le regard de son ami s'adoucit en voyant l'individu, d'habitude dynamique et rayonnant, si perdu et misérable. Il savait que le présentateur avait perdu son fils, il y a des années de cela. Pas étonnant qu'il se sente aussi proche et protecteur envers les enfants des autres.

« Écoute, Gidéon. » reprit-il, tentant de se montrer aussi délicat que possible – et Dieu savait que cela n'était pas dans sa nature. « Je comprends ce que tu ressens. Vraiment. Mais… Il faut que tu restes rationnel. Si ça se trouve, ils se contenteront de l'enfermer… Il ne lui arrivera rien. Et de toute façon, tu n'y peux rien, alors pourquoi t'en inquiéter ? »

Comme son interlocuteur ne répondait pas, il insista, conscient qu'il était vital pour la santé mentale de son compagnon qu'il le détourne de ses sombres pensées.

« La Fondation n'emploie pas des imbéciles, Gidéon. Ils savent mieux que nous quelles sont les mesures qu'il faut prendre. Qu'est-ce que tu pourrais proposer comme alternative sinon ? »

L'agent s'attendait à un silence plein d'aveux ; certainement pas à ce que son ami redresse la tête avec espoir, des étoiles suppliantes dans les yeux.

« Ils ne peuvent pas lui faire de mal s'ils ne savent pas où elle est. »

Édouard en resta bouche bée. Puis :

« Non. »
« S'il te plaît. »
« Jamais de la vie. » fit-il en éclatant de rire, un rire plein de colère.
« S'il te plaît Édouard. »
« J'ai dit non. »
« Tu ne sais pas ce que c'est de perdre un enfant. »
« Ce n'est pas ta fille. Juste une gamine paumée que tu as prise en pitié. »
« Et alors ? »

Édouard posa avec violence son bol de tisane sur la table du salon.

« Alors tu ne vas pas risquer ton emploi, ta peau pour une gosse que tu connais à peine. Je ne peux pas te laisser faire ça. »
« Elle a treize ans. On ne peut pas laisser mourir une gamine de treize ans. »

Comme son hôte ne répondait pas, découragé, Gidéon en profita pour continuer, à voix basse :

« Elle a treize ans. Elle a treize ans, elle est seule et elle a peur de rester seule toute sa vie, de ne jamais retrouver de famille. Ça ne te rappelle pas quelqu'un ? »

Ému malgré lui devant cet aveu, de but en blanc, révélant l'immense solitude qui rongeait son ami, Édouard maugréa son désaccord, se sentant perdre en conviction malgré toute sa bonne volonté.

« S'il te plaît Édouard. » supplia-t-il, des trémolos plaintifs dans la voix. « Tout ce que je veux, c'est que tu me laisses l'héberger un temps, sans rien dire… Et, ahem… J'aurais éventuellement besoin d'un "chauffeur". »

L'intéressé resta très longtemps impassible, sans savoir s'il voulait étrangler son ami ou simplement le mettre dehors. Il finit par se prendre la tête entre les mains, absolument incrédule. Il était incapable de répondre, de peser le pour et le contre, lorsque la réponse aurait dû s'imposer à son esprit.

Puis, il lâcha un long, très long soupir, qui rendit immédiatement le sourire à Gidéon.

De toute sa vie, seuls deux hommes avaient su lui inspirer des sentiments suffisamment forts pour qu'il puisse choisir de les suivre jusqu'en enfer s'il le fallait.


Le M███
Entrée de la ville
Voiture d'Edouard
09h18

« Le GPS a dit à gauche. »
« Sans vouloir offenser quiconque, surtout pas le GPS, je maintiens qu'il aurait fallu tourner à droite. »
« Gidéon, le GPS a une carte dans la tête. Il est plus efficace que toi. »
« Le GPS n'a pas de tête. »

Leur voiture se fit alors dangereusement doubler par une moto, et Édouard put reporter sa frustration en gueulant sur son conducteur. Plus les heures passaient, plus il regrettait sa décision.
L'ancien agent avait strictement refusé de ramener la jeune fille chez Gidéon par le biais des transports en commun, ce qui aurait été beaucoup trop voyant. Résultat : les deux hommes se trouvaient à l'avant de sa Renault, en train de conduire à destination de la petite ville où était scolarisée Claire.

Ce qui faisait qu’Édouard venait, en pleine et entière conscience, de se constituer complice d'un kidnapping probable aux yeux de la loi. Sans compter la position de la Fondation – son employeur – sur le sujet.

Jusqu'en enfer s'il le fallait, on avait dit.

« Et elle est où exactement, son école à la petite ? » demanda-t-il tout en s'adossant à sa fenêtre côté passager, pour se distraire du remord qui lui tordait les boyaux.
« On ne va pas là-bas. Elle fait l'école buissonnière le lundi. »
« … Alors c'est l'adresse de quoi que tu as rentré dans le GPS ? »
« Sa planque. Un camp de squat sous un pont. »

Édouard tourna brusquement la tête vers Gidéon.

« Tu déconnes ? »
« Pas le moins du monde. »
« Bon sang, tu pouvais pas t'amouracher d'une gamine lambda, sans capacité surnaturelle et qui fasse ses classes, comme tout le monde ? Plutôt que d'une junkie anormale ? »
« Ce sont en général les gens anormaux qui ont le plus besoin d'aide. » fit remarquer Gidéon, tout en tournant le volant.
« Ouais, ben moi aussi j'en ai sur les bras, de gamin anormal à problèmes. » maugréa Édouard tout en reportant son attention sur l'extérieur. « Y a autre chose que je devrais savoir à son sujet ? »
« Elle aime beaucoup la chasse aux papillons, l'astronomie, fait réellement partie d'un club de lecture à son collège, a des tendances kleptomanes et sait faire des galettes bretonnes. »

Pour la septième fois au moins, l'agent soupira.

Après moult détours et vives discussions au sujet de la précision du GPS, son humeur n'alla pas en s'améliorant lorsqu'ils parvinrent au-dit pont, un support artistique de fort bonne qualité à en croire la multitudes de tags que les locaux avaient cru bon d'y ajouter. Ensemble, les deux hommes prirent le petit chemin qui descendait sous l'arche, pour se retrouver nez à nez avec une bande de junkie désœuvrés, joint à la main.

« Qu'est-ce vous voulez les guignols ? » fit l'un d'entre eux, le plus grand, en détaillant soigneusement les nouveaux arrivants.

Édouard grimaça. Si ses propres vêtements étaient urbains au possible, il savait pertinemment que le sens de l'esthétique de Gidéon était à même d'attirer certaines curiosités déplacées, avec sa mise impeccable et ses costumes dans les tons bleus.

« Claire ? » fit ce dernier, sans se préoccuper des individus louches. « Claire, je sais que tu es là. »

Il y eut un silence ; puis de derrière un large carton apposé contre le mur de brique, la jeune fille sortit de sa cachette improvisée – elle avait sans doute eu peur de voir arriver des représentants de son école, ou pire, des forces de l'ordre.

« Gidéon ? » s'étonna-t-elle en voyant le présentateur, en ce lieu où clairement, il n'avait rien à faire.

Édouard se concentra sur sa voix. Beaucoup de surprise, mais ni méfiance ni peur. Voir son compagnon avait suffi à la mettre en confiance.

« Tu les connais ? » fit un autre jeune, plus doucement celui-là, comme s'il parlait à une amie proche ou une petite sœur.

Claire hocha la tête, sans mot dire.

« Il faudrait que tu viennes avec nous, Claire. » fit Gidéon, visiblement en proie à l'émoi. « C'est très important. »
« Minute. » intervint le premier jeune adulte sur un ton menaçant, visiblement plus difficile à amadouer. « Vous comptez vraiment l'emmener ? »
« Je vous assure, mon bon damoiseau, que nos intentions sont tout à fait honora… »

Avant que son ami ne puisse conclure par une réponse de son cru – très probablement inadaptée à la situation actuelle –, Édouard décida d'intervenir. Sa cécité ne se voyait pas au premier regard, il se savait de forte carrure et avait l'habitude des situations sous tension.

« Oui, si la demoiselle n'y voit pas d'inconvénient. » répliqua-t-il d'un ton courtois, mais ferme. « C'est un problème ? »

Le jeune adulte, tout en malaxant son roulé entre ses doigts, hésita à répondre. Pour finir, Claire se détacha du groupe, en marmonnant un « Ça va aller, je les connais, vous en faites pas ». Au grand soulagement de Gidéon, il s'aperçut qu'elle n'avait rien de compromettant dans les mains.

« Tu es sûre ? » demanda une fille d'une vingtaine d'années, dubitative.

L'intéressée haussa les épaules, avant d'emboîter le pas aux deux adultes. Personne ne tenta de les arrêter.

Elle ne prononça pas un mot jusqu'à ce qu'ils soient tous les trois installés en voiture, elle à l'arrière, son escorte à l'avant.

« Qu'est-ce qui se passe Gidéon ? » s'enquit-elle, visiblement peu perturbée à l'idée de se retrouver dans la voiture d'un inconnu.
« Rien de grave, rien d'inquiétant. » répondit son interlocuteur tout en saisissant le volant, très nerveux.

Édouard lui coula un regard dubitatif, et Claire ne parut bien évidemment pas avaler le mensonge. Le présentateur se mit à rire, comme pour cacher sa gêne.

« Tu vois Édouard, je t'avais dit qu'il fallait tourner à gauche pour venir ici. »

L'ancien agent vit venir le moment où il enfermerait son voisin dans le coffre de la voiture, avant de se rappeler que personne d'autre ici n'était à même de conduire.


██ R██████
Foyer de Gidéon
Salon
11h15

Assise dans le salon de Gidéon, Claire contemplait la décoration avec un intérêt tout à fait mesuré. Elle était quelque peu surprise par le manque d'extravagance de l'habitacle ; elle s'était attendue, de la part de l'excentrique, à beaucoup plus d'originalité. On aurait presque cru se trouver dans le salon d'un individu lamba, chose que son ami – et figure paternelle – n'était absolument pas.

Pas de télévision ou autre meuble bruyant et volumineux, simplement un canapé, un Tourne-Disque visiblement ancien et une bibliothèque, en face d'une cheminée allumée et entretenue. Ça, et toute une ribambelle de plantes en pot, certaines vivaces, d'autres aux portes de la mort, en un curieux dégradé qui devenait de plus en plus morbide au fur et à mesure que les végétaux se trouvaient éloignés de la chambre principale. Le jardinage était l'une des nombreuses passions du présentateur, mais il avait confié à la jeune fille ne pas avoir la main très verte, littéralement et figurativement parlant.

De l'autre côté du canapé, très mal à l'aise, Édouard faisait mine d'examiner avec attention le mur qui se trouvait en face de lui, malheureusement dépourvu de tout objet d'intérêt particulier, à l'exception peut-être d'un vieux cadre de photographie vide, qui pendait tristement à son clou. Lorsque les deux hommes avaient commencé à se rapprocher l'un de l'autre, l'ancien agent s'était permis sans ménagement de mettre un peu d'ordre dans la maison de son ami, à l'époque un véritable foutoir d'ustensiles divers et inutiles. Il avait ainsi décroché et jeté beaucoup d'ornements sur les murs ; mais curieusement, Gidéon avait toujours tenu à ce que ce cadre précis reste accroché là où il l'était, intouché et surtout intouchable.

Finalement, Édouard se força à se relaxer, refusant de se laisser impressionner par la présence d'une gamine de treize ans. Il se cala dans le fauteuil, immobile, à l'affût de chacune des respirations de sa voisine de siège.
Ils n'avaient pas spécifiquement eu le temps de faire connaissance durant le trajet du retour, mais l'ancien agent était doué pour étudier les caractères des gens. Claire était une fille silencieuse, mais ses silences en disaient long ; et, quand elle se décidait à ouvrir la bouche, cela devenait encore plus instructeur. Elle ne bougeait que peu, s'amusant seulement à triturer un petit objet qu'elle tenait dans sa main.

Pour une raison étrange, il avait l'impression de ressentir en sa compagnie une oppression alarmante, pratiquement physique. L'agent avait côtoyé un temps l'anormal, il savait reconnaître une anormalité quand il en voyait un. Celle-ci était tout à fait singulière, mais impossible de mettre le doigt sur sa nature exacte.

« C'est sympa chez toi. » fit-elle soudainement à l'attention de Gidéon. « Tu as le sens des couleurs. »

Depuis la cuisine, Gidéon eut un sourire, prenant un malin plaisir, il est vrai, à imaginer la figure que devait afficher son ami à l'instant présent. L'ancien présentateur, en hôte exemplaire, était en train de leur préparer une boisson chaude de son cru.

« Je suis content que ça te plaise. » répondit-il, la voix encore tendue sous le coup du stress monumental qui le ravageait à l'instant présent.

Si elle nota sa nervosité, elle n'en laissa rien paraître.

« Voilà, c'est prêt. » fit Gidéon tout en surgissant en dehors de la cuisine, amenant trois tasses sur un plateau et un grand sourire sur le visage.

Il déposa le tout devant ses invités. Claire jeta un coup d’œil à leur contenu.

« C'est quoi ? »
« Du thé au gingembre. Ah, attendez quelques minutes je vous prie… Je dois avoir quelques vinyles qui traînent dans mon garage. Vous savez, pour l'ambiance… »

Pendant qu'il se précipitait vers les escaliers pour se rendre au rez-de-chaussée, la jeune fille s'empara d'une des tasses et, prudemment, goûta le thé de la pointe de la langue. Édouard, plus au fait des déboires culinaires de son ami, ne toucha pas à sa propre boisson.

« C'est immonde. » conclut-elle en grimaçant.
« N'est-ce pas. »

D'un accord presque tacite, les deux invités versèrent le contenu de leur tasse dans une des plantes en pot, qui de toute façon n'avait plus grand espoir de s'en tirer étant donné l'état général de ses feuilles.

Que Gidéon ne vit que du feu à leur stratagème, ou qu'il ait sincèrement cru qu'ils aient dégusté son thé avec un tel empressement, il ne dit pas un mot à son retour en voyant les tasses vides… Mais ne leur proposa pas de se resservir.

« Voilà… Vous avez donc le choix entre A Hazy Shade of Winter de Simon et Garfunkel, It's too late de Caroline King ou Sloop John B de The Beach Boys. »

Edouard, qui n'avait pas beaucoup d'affection pour ces anciens titres, grogna qu'il laissait le choix à leur jeune compagne ; et, quand celle-ci eut effectivement choisi, Gidéon mit le disque sur son Tourne-Disque, et mit en marche la machinerie. Les premières notes résonnèrent dans la pièce, légères et vivantes ; et inconsciemment, les trois spectateurs se détendirent.

« Quand est-ce que vous comptez m'expliquer ? » se décida alors à demander Claire, sur un ton qui n'exprimait ni curiosité ni reproche, mais plutôt un certain dédain mondain.

Gidéon hésita un instant, quêta un soutien d'un regard désespéré en direction de son collègue, d'un léger effleurement du bout de la main.

« Tu te débrouilles. » grogna Édouard, n'appréciant que peu toute cette entreprise et souhaitant le moins possible s'y impliquer.
« Aaaaah. Très bien. » fit son collaborateur, désenchanté mais compréhensif, tout en prenant une gorgée de thé pour se donner le temps de retrouver contenance.

Il réfléchit, jeta quelques coups d’œil à droite à gauche, avant de se décider :

« Vois-tu, Claire… Nous avons eu… des échos… établissant qu'il vaudrait peut-être mieux… t’éloigner des circuits civils pendant un temps. »
« Hmm. » fut sa seule réponse.
« Tu comprends, en raison de ta… particularité… certains dangers sont à appréhender. »
« Internes ou externes ? »
« … Pardon ? »
« Je voulais savoir, » répéta-t-elle d'une voix très douce, « si ces dangers sont dus à des acteurs externes… Ou internes. »

Dans sa main, le roulement de l'objet, dont elle usait pour épancher sa frustration visiblement, se fit plus intense.

Gidéon eut un maigre sourire, plein d'une fierté amère. La jeune fille avait clairement la tête sur les épaules, et savait comment l'utiliser… Ce qui lui compliquait et lui facilitait la tâche en même temps.

« Tu n'as pas besoin de le savoir. » trancha Édouard, beaucoup plus pragmatique. « Pour l'instant, tu devras demeurer là, chez Gidéon. Ensuite… On avisera pour trouver une solution moins contraignante et plus sécurisée. »
« Et surtout moins incriminante. » évalua l'intéressée, d'un ton toujours aussi égal et dépourvu de répréhension.
« Aussi. » reconnut l'agent avec une honnêteté brutale, qui sembla parfaitement convenir à son interlocutrice.

Gidéon s'apprêtait à ouvrir la bouche pour intervenir, quand le bruit d'une sonnette résonna avec stridence depuis la porte d'entrée ; et il se tut, décontenancé.

« Tu attendais de la visite ? » s'enquit Édouard, soudainement sombre.

Livide, le présentateur secoua la tête. Il se leva du fauteuil confortable dans lequel il était assis, se rendit à la fenêtre, qu'il ouvrit en grand avant de se pencher à son bord. Son teint devint plus blanc encore.

« Madame Bévy ! Quelle bonne surprise… » fit-il en parant son visage d'un sourire affable, lorsqu'il reconnut au seuil du portail de son jardin la responsable du BSIA. « Je vous inviterais bien à prendre le thé, mais j'ai peur de ne pas avoir assez de tasses ni de chaises pour accueillir une équipe d'intervention entière. »

Les rues avaient été barrées de part et d'autre du quartier, sans doute sous le prétexte d'une intervention policière. Deux véhicules avaient été déployés en face de sa maison, amenant avec eux une dizaine d'agents en uniforme, et armés.

« Mr. Léophyte. » salua son interlocutrice, bien moins aimable que lorsqu'elle effectuait son évaluation. « Je suis ici pour vous parler de Claire. »

Dans le dos de Gidéon, Édouard se leva aussi silencieusement que possible, et tendit d'autorité sa main en direction de la portée disparue. Elle n'hésita que quelques secondes avant de la prendre, et de se laisser entraîner à la suite de l'adulte.

L'ancien agent savait d'expérience que la FIM avait encerclé le bâtiment ; ils n'étaient pas prêts de laisser un individu anormal leur échapper. Impossible donc de faire sortir la jeune fille en toute discrétion, et une perquisition était à attendre. Leur seule option était de gagner du temps jusqu'à ce qu'une solution se présente aux réfugiés… ce qu’Édouard espérait, désespérément.

Il mena l'adolescente jusqu'à un petit cabinet à curiosité, qui ressemblait déjà bien davantage au style chaotique de Gidéon, et lâcha sa main.

« Tu ne bouges pas, tu ne fais pas de bruit, personne ne sait que tu es ici. Si tu entends quelqu'un venir jusqu'ici, le placard dans le fond comporte un compartiment qui se fond dans les ornements, il devrait y avoir assez de place pour que tu t'y mettes. »
« C'était donc un danger interne. » lâcha en réponse Claire, très calme malgré la situation.
« Tu m'écoutes ? » gronda l'agent en la prenant pas les épaules avec une certaine violence. « Si tu te fais voir, c'est fini, pour toi comme pour nous. Alors ne merde pas. »
« Compris. » fit-elle après un temps de silence.

En grondant, il lâcha la jeune fille et la planta la pour rejoindre son ami. Il savait que son véhicule, garé devant la maison, avait sans aucun doute été identifié. Les intrus s'attendraient à le trouver ici, alors pourquoi éveiller davantage leurs soupçons en brillant par son absence ?

« Et en quoi puis-je vous aider ? » continuait pendant ce temps à donner le change Gidéon, avec son aisance sociale habituelle.
« Nous savons que la dénommée Claire De l'Estoile, disparue depuis ce matin, se trouve à l'instant présent chez vous. » intervint alors un homme de forte taille aux côtés de Madame Bévy, sans doute le chef de l'équipe d'intervention. « Inutile de prétendre le contraire. »
« Des allégations tout à fait outrageusement téméraires, » répondit l'individu mis en cause, luttant contre la panique, hésitant à mentir, hésitant à avouer. « , dont je suis certain que nous sauront traiter en personnes civilisées, autour d'une table et de boissons chaudes. Vous êtes bien entendu également invitée, Madame Bévy, bien que je doive avouer ne pas saisir la raison de votre présence ici… Ce qui ne la rend pas moins appréciable et appréciée, je vous l'assure. »
« Je suis ici pour servir de médiatrice. » éclaircit la femme concernée. « Je suis en partie responsable de la situation actuelle, et c'est pourquoi j'aimerais qu'elle se résolve le plus diplomatiquement possible. Je vous prie donc, M. Léophyte, de nous ouvrir l'accès à votre demeure afin que nous traitions du cas présent, ceci dans le respect que nous accorde notre qualité mutuelle d'employé de la Fondation. Nous sommes tous du même bord ici. »
« Mais bien entendu, tous du même bord. Je m'en vais d'ailleurs de ce pas vous ouvrir pour que nous dissipions au plus vite ce malentendu malheureux. »

Gidéon quitta la fenêtre pour se trouver nez à nez avec Édouard.

« Ils veulent la gamine ? »
« Elle a un nom. Et oui. »

Son interlocuteur jura.

« Va leur ouvrir, mais ne fais rien de stupide s'il te plaît. Il y a peut-être encore une chance de s'en sortir sans violence, si tu vois ce que je veux dire. »
« Je suis désolé Édouard. » reçut-il comme réponse, en un murmure très désarçonné. « Je suis responsable de ce capharnaüm, et responsable de ta présence en son sein. C'est impardonnable. »

L'ancien agent leva les yeux au ciel.

« Arrête d'être aussi mélodramatique et va ouvrir ce putain de portail. »

Docile, Gidéon se rendit vers le tiroir où il rangeait ses ustensiles électroniques, fouilla un instant à la recherche de la télécommande de son portail automatisé, avant de l'utiliser. Dehors, le grincement caractéristique de portes en métal sur le sol lui indiqua que le jardin était maintenant libre d'accès pour qui voulait s'y rendre.

Plein d'appréhension, le maître du domaine se rendit jusqu'aux escaliers et descendit les marches, lentement, réfléchissant à une façon de s'en tirer par l'usage des mots – il était très bon à ce petit jeu. La sonnerie qui retentit indiqua que ses invités surprises commençaient à s'impatienter.

« J'arrive, j'arrive ! » clama joyeusement Gidéon. « Je vous serai gré si vous pouviez laisser ma porte en place, la peinture vient d'être refaite. »
« Ouvrez-nous, M. Léophyte. » répondit Madame Bévy depuis l'autre côté de la surface de bois, visiblement peu amusée.

Avec une nonchalance affectée, une lenteur volontaire, l'intéressée déverrouilla chacun des verrous sur son imposante entrée – il y en avait beaucoup – tout en faisant la conversation :

« Je vous présente mes excuses, j'ai toujours l'habitude de fermer ma porte à double-tour derrière moi, je n'aime pas rester sans protection… Même si la présence en ma demeure de ce cher M. Fain offre une rassurante assurance. Au fait, peut-être aurais-je dû vous prévenir que je n'étais pas seul ? »
« Nous le savions déjà. » indiqua le dirigeant de l'intervention, attendant lui aussi derrière la porte, et tout aussi frustré par le rythme auquel Gidéon faisait avancer les choses.
« Bien sûr que vous le savez, suis-je bête, c'est votre métier… Eh bien, monsieur, madame, qu'est-ce qui vous amène exactement ? »

En voyant la porte commencer à s'entrouvrir, Madame Bévy se détendit un peu.

« Nous venons chercher Claire. »

La porte se referma aussitôt sous son nez à ces mots, dans un claquement sourd qui la fit sursauter. Plus vif, l'agent à ses côtés se jeta sur la poignée, mais il ne put ouvrir le passage : le verrou avait été tiré plus vite que l'éclair, et les cliquètements qui résonnaient derrière la surface de bois indiquaient que Gidéon s'efforçait de s'occuper de deux ou trois autres encore, avec une frénésie qui contrastait tout particulièrement avec sa nonchalance précédente.

« M. Léophyte, ouvrez cette porte. » ordonna le chef de FIM, soudainement glacial.
« Un courant d'air… Pardonnez-moi… Je reviens… »
« M. Léophyte, si vous n'ouvrez pas cette porte sur l'instant, nous le ferons pour vous ! » prévint avec colère Madame Bévy lorsqu'elle entendit les pas s'éloigner.

Elle ne reçut aucune réponse. Après quelques secondes d'attente, la supérieure se tourna en direction de l'agent, rouge d'indignation.

« Enfoncez-moi tout ça. »


Site-Aleph
Bureau de Surveillance des Individus Anormaux
Section Administrative
10h23

« Bonjour, en quoi puis-je vous aider ? » fit l'employé de l'accueil, en tentant de rester impassible devant l'individu étrange qui se tenait devant lui.

Bien qu'elle s'en rendit compte, Lucy Swift décida de ne pas en prendre ombrage. Depuis son fameux discours devant les enfants anormaux, la femme avait décidé de ne plus se laisser intimider par sa condition, de faire le maximum pour composer au mieux avec ce que la vie lui avait réservée, ceci au grand bonheur de son époux. Elle s'était donc rendue en sa compagnie jusqu'au service administratif du BSIA, afin d'affronter le monde extérieur… Ce qui, après mûre réflexion, ne la ravissait décidément pas tant que ça.

« Je souhaiterais savoir où est-ce que je pourrais joindre M. Gidéon Léophyte, organisateur de l'initiative du Programme d'apprentissage de la Collaboration Supra-Normale. Il est employé ici. » énonça-t-elle aussi clairement et fortement que possible.

Heureusement pour elle, son interlocuteur avait une bonne ouïe et ne la fit pas répéter. Autrement cela aurait été Bastian, dont la main lui servait actuellement de promontoire, qui aurait continué cette conversation.

« Nom de famille et qualité professionnelle, s'il vous plaît ? »
« Docteur Swift, chercheuse. »
« Motif de la requête ? »
« Mon mari pense avoir oublié un effet personnel d'importance sentimentale dans la salle où nous nous sommes retrouvés la dernière fois pour son travail, et nous espérions qu'il pourrait me dire s'il l'a retrouvé, lui ou un de ses collaborateurs. »
« Un instant je vous prie. »

L'homme tapa quelques mots sur son clavier, avec la vitesse de l'habitué. Un éclair d'étonnement passa sur son visage autrement morne.

« Je regrette, Madame Swift, mais je suis dans l'impossibilité de vous fournir les informations que vous recherchez. Il semblerait que le dossier personnel de M. Léophyte ait été classifié dans les données sensibles pour le moment. »

Lucy fronça les sourcils, troublée. Elle n'imaginait absolument pas Gidéon se mettre en danger vis-à-vis de la Fondation.

« My dear, do you remember the name of this blind friend of his, who waited with you in the hall ?3 »
« I believe it was Mister Fain. Édouard Fain. Or something like that.4 »
« Pouvez-vous faire la même recherche pour Monsieur Édouard Fain ? J'ignore s'il travaille ici, peut-être n'est-il pas dans vos bases de données… »
« Je m'en occupe, Madame. »

De nouveau résonna le cliquetis des doigts sur les touches ; et de nouveau l'employé secoua la tête.

« Je rencontre le même problème. Je vous conseille de revenir nous voir ultérieurement ou de solliciter une autorisation spéciale auprès du Responsable Ardwin. Pour l'instant, je suis navré, mais je ne peux pas vous aider. »

Les deux britanniques se concertèrent du regard.

« Je suis l'officier Bastian Gath. » se décida finalement son mari, qui avait de très agréables souvenirs des deux hommes et n'était pas du genre à baisser les bras facilement. « Je demande à voir le dossier de M. Léophyte, à visée informative. »
« Mais très certainement, Monsieur Gath. »

L'employé tapa quelques mots clés. Devant le flot d'informations qui s'afficha sur son écran, il renonça à leur retranscrire oralement, et tourna son ordinateur de demi afin de leur permettre de voir. Le couple se pencha de concert, déchiffrant les lettres en français sur la machine décrépie.

« Opération militaire en cours ? » murmura Bastian, stupéfait.

Ce fut une autre suite de mots qui attira le regard de sa femme, exactement, un lien vers un autre fichier, dont le nom lui évoquait très clairement celui d'une jeune fille qu'elle avait rencontré lors du PCS auquel elle avait participé.

« Pouvez-vous afficher le dossier de Claire De L'Estoile ? » demanda-t-elle avec une pointe de fermeté nouvelle dans la voix.

L'employé administratif quêta du regard l'autorisation de l'officier ; et, devant son hochement de tête, s'exécuta. Une nouvelle page s'afficha sur l'écran, très différente celle-ci.

Le cœur de Bastian se mit à battre plus vite lorsque ses yeux tombèrent sur la particularité anormale de l'individu en question ; mais Lucy, elle, se concentra sur les détails techniques de la section recherche, qui relevait davantage de son domaine, juste au-dessus du tampon jaune qui concluait le dossier, remplacé depuis peu par un tampon noir de funeste augure.

« But… » se murmura-t-elle après avoir effectué rapidement quelques calculs mentaux. « It doesn't make any sense…5 »


██ R██████
Foyer de Gidéon
Salon
11h59

« Vous a-t-on déjà dit que vous aviez de très jolis ongles ? » fit Gidéon lorsqu'il eut l'occasion, plaqué contre le mur, d'examiner la main de son agresseur sur son épaule plus en détail.

Curieusement, l'homme ne lui retourna pas le compliment, ce qui ne sembla que passablement le contrarier.

« C'est bon, ne vous fatiguez pas, je vous rappelle que je suis aveugle et qu'on se rend. » gronda Édouard, qui lui subissait un double traitement.

L'homme et sa consœur ne relâchèrent pas leur prise pour autant, se contentant au contraire de la raffermir encore. Malgré sa cécité, leur cible était un ancien agent, et avait suivi une formation militaire très rigoureuse. Il ne fallait pas le prendre à la légère.

« Il fallait nous ouvrir la porte sans faire d'histoire. » rappela le chef de FIM, tout en examinant les alentours d'un œil critique… Et tout particulièrement les trois tasses qui traînaient sur la table du salon.

Gidéon savait pertinemment qu'en ce moment même, Édouard pestait silencieusement contre lui en son for intérieur, reproches qu'il aurait sans doute repoussés d'un haussement d'épaules, si ces dernières n'avaient pas été occupées par la pression d'autrui.

« Que serait une intervention sans l'usage d'un bon vieux bélier contre une porte innocente, et l’arrestation violente de ses propriétaires, presque tout aussi innocents ? Je voulais simplement égayer un peu votre soirée. »
« Arrêtez de parler, M. Léophyte. »
« Il faut bien animer un peu cette petite soirée avec de la musique, vous avez arrêté mon Tourne-Disque. »
« Gidéon, ferme-la. » fit cette fois-ci son ami, exaspéré et craignant pour sa sécurité.
« Très bien, très bien, je me tais ! Vous êtes d'un suscept-mmmfh ! »

Son grognement de protestation coupa court lorsqu'il fit connaissance de plus près avec le mur, son opposant tentant de le faire taire. Avec beaucoup de réticence, il se tint tranquille.

Jusqu'à ce que Madame Bévy n'entre dans la pièce, deux autres agents sur les talons, qui eux tenaient fermement Claire par les bras. La jeune fille paraissait résignée, indifférente. Elle n'utilisait plus le petit objet au creux de sa paume pour calmer ses angoisses.
Elle le broyait littéralement du poing.

« Brutes ! » s'offusqua Gidéon, toujours plaqué contre le mur.
« Cela aurait pu se passer autrement si vous aviez coopéré. » gronda la responsable du BSIA, lançant des dagues avec les yeux. « J'ai autre chose à faire que de perdre ma matinée pour réparer les idioties d'un vieil idéaliste buté et ignorant. »
« Si vous voulez me signifier que je suis sénile, sachez que votre critique est dûment notée, et dûment ignorée. »

Le chef de FIM s'apprêta à lancer un ordre cinglant, sans aucun doute à l'issue très désagréable pour le provocateur, quand son communicateur se mit à vibrer. Il s'écarta un instant de la scène. L'intéressée dut donc défendre elle-même son honneur, et ne put retenir une pique aussi méprisante qu'agacée :

« Vous ne manquez vraiment pas de culot ni d'ego, M. Léophyte. »
« Vous savez, Madame Bévy, je regrette de devoir vous manquer des respect, mais… Je crois ne vous apprécier plus que très modérément. »

Alors même qu'il était de nouveau réduit au silence, Gidéon sentit que l'homme chargé de le tenir immobile étouffait un toussotement amusé. C'était déjà une belle victoire, se consola-t-il amèrement.

Il avait malheureusement peur que cela ne soit sa dernière.

« Sentiment bien réciproque, je vous assure. » en profita pour conclure son adversaire dans cette joute verbale, avec une pointe de satisfaction dans la voix. « Heureusement pour vous, ce n'est pas moi qui m'occupe de délibérer sur votre cas. Nous verrons bien le sentiment que vous inspirerez au délégué d'enquête chargé de décider de votre sort. »

C'est alors que le commandant de la force d'invention déclara subitement :

« Relâchez-les. Tous. »

Le temps de flottement incertain ne dura que quelques secondes, avant que, bien entraînés, les agents n'obtempèrent, laissant libres leurs cibles. Édouard se rua immédiatement sur Gidéon, et Gidéon sur Claire, tous deux terriblement inquiets ; mais aucun des trois n'avait rien.

« Excusez-moi ?! » s'étouffa Madame Bévy, adressant un regard incrédule à son collègue militaire.

Pour toute réponse, il s'avança vers la médiatrice, et lui tendit son communicateur.

« C'est pour vous. Haute instance du BSIA. »

Elle s'empara telle une harpie fondant sur sa proie de l'appareil, qu'elle porta à l'oreille. Son regard se fit beaucoup moins sévère lorsque l'interlocuteur, à l'autre bout du fil, commença à lui parler.

« M. Ardwin ? Oui… Oui, je… »

Elle se fit visiblement interrompre, et perdit toute contenance.

« De nouvelles conclusions ? Oui… Oui, mais… »

La voix de l'autre côté se fit plus sèche de seconde en seconde ; et à égale mesure, l'assurance de la bureaucrate s'envolait en fumée.

« Très bien, M. Ardwin. Je rentre immédiatement vous faire mon rapport. Oui. Oui, je suis consciente de mon rôle dans l'affaire. Oui, je comprends que cela remette en cause mon statut au sein du BSIA. Non… Non, l'issue de l'intervention d'aujourd'hui ne permet pas de m'excuser en partie, je le sais bien, je vous assure, M. Ardwin. Très bien. J'attends que votre représentant se retrouve sur place pour aviser. »
« Moi qui espérait tant vous offrir le thé… » se désola d'un ton terriblement vide de sincérité Gidéon, en voyant la force d'intervention commencer à plier bagage.


Site-Aleph
Bureau de Surveillance des Individus Anormaux
Salle de réunion
12h21

« … Que je me calme ? Que je me calme ?! Vous êtes les meilleurs dans votre domaine peut-être, well, I don't care6 ! » fulminait Lucy Swift, debout là où elle se tenait au bord de la table de la salle de réunion. « Ça n'enlève rien au fait qu'aujourd'hui, vous avez failli faire mourir une enfant de treize ans ! Treize ans ! »

Debout en face d'elle, l'équipe de scientifique n'en menait pas large, la taille ridicule de la personne les réprimandant, avec une telle ferveur, ne rendant leur honte que plus grande. Le chef de projet se détacha finalement de cette assemblée de femmes et d'hommes brillants, avant de protester :

« Nous sommes des spécialistes en astronomie, en physique, quantique ou non, en aérodynamique et en géométrie analytique. Nous ne pouvions pas savoir que… »
« C'est bien pour ça qu'il fallait examiner tous les aspects de la chose ! » le coupa court son interlocutrice, blême de rage. « Parce que vous ne pouviez pas comprendre pleinement l'effet de l'anomalie de cette petite sans une experte en géométrie impossible ! Autrement dit, moi, you morons7 ! »

Pour illustrer ses propos, la petite dame indiqua du bras le tableau sur lequel elle avait produit, à toute vitesse et dans l'urgence du moment, la démonstration de sa théorie avérée. La présentation était peu orthodoxe il est vrai, mais le schéma et les calculs étaient on ne peut plus limpides dans leur conclusion.

« En l’occurrence, "l'attraction anormale" qu'exerce l'enfant sur l'étoile n'est qu'une amplification de sa pression cinétique et une création anormale de matière ! L'astre semble seulement se déplacer vers la Terre ; en réalité, il grossit et subit une ovalisation ! Mais si l'on étudie la distorsion spatiale qui se crée ainsi, on se rend compte que la gravitation entraînée par le changement anormal de masse compense progressivement cette "avancée" pour, au final, inverser le processus ! C'est flagrant dans vos propres calculs ! »
« Pas de collision avec la Terre, donc. » conclut une scientifique, le ton morne et la mine coupable.
« Non ! Aucune collision avec notre planète ! None, nothing8 ! » soupira avec beaucoup de frustration la mathématicienne, prête à étrangler quelqu'un. « Vous vous rendez compte ?! Vous avez failli tuer une gamine et balancer son cadavre dans l'espace, pour rien ! »

De l'autre bout de la salle, le responsable Ardwin se taisait, songeur.
Il avait bien entendu prévu de réprimander sévèrement les responsables d'une telle bévue, ainsi que l'inconscient qui leur servait de chef, mais leur collègue ici présente s'en chargeait avec une remarquable efficacité.


██ R██████
Foyer de Gidéon
Au seuil des débris de la porte
15h27

Depuis le palier de l'entrée du pavillon dans lequel vivait Gidéon, Edouard et Claire observaient ensemble le maître des lieux perdre son calme face aux responsables de la situation actuelle, un spectacle fort rare et fort distrayant à leurs yeux.

« … Que je me calme ? Que je me calme ?! » s'étrangla presque l'ancien présentateur, toute amabilité de façade envolée. « Vous êtes en train de me dire que j'ai bien failli perdre ma liberté, ma réputation, mon travail, et pire encore, mes proches, pour une stupide erreur de mathématique ?! Vous avez-vu l'état de ma porte ?! Comment voulez-vous que je puisse me calmer pour les huit décennies à venir ?! »

Bastian Gath posa alors sur son épaule une main qui se voulait apaisante. L'officier britannique avait été dépêché ici comme représentant du Bureau, à titre exceptionnel et en raison du fait qu'il avait été le premier à donner l'alerte.

« Votre colère est en partie légitime, mais maintenant que la situation a été désamorcée, elle n'est plus nécessaire. Madame Bévy ne faisait que suivre les ordres. »

Raide comme un piquet, l'intéressée se pinça les lèvres.

« Il m'a été demandée de vous présenter des excuses, au nom du Bureau, pour la gêne occasionnée. Le cas de la jeune Claire ici présente a été revue en urgence à la lumière des nouvelles données, et sera plus approfondi dans les jours à venir. Pour le moment, elle se trouve toujours placée sous la juridiction bienveillante du Bureau. » marmonna-t-elle à contre-cœur.

Puis, avec davantage d'entrain déjà :

« On m'a également ordonné de vous signaler que vos actions n'étaient cependant ni excusables ni excusées. Vous avez délibérément et en connaissance de cause enfreint un arrêt primordial, et devrez répondre de vos actions devant un jury qui délibérera de votre sort. Vous, et Monsieur Fain bien entendu. »
« Je crains moins leur justice que votre profonde incompétence en la matière. » gronda Gidéon, avec une insolence superbe, une magnifique indifférence. « Quant à M. Fain, mon très cher ami Édouard… Il me semble que lui aussi devrait entendre vos excuses. »

Madame Bévy plissa les yeux tant elle en fut mortifiée ; mais ses nouveaux ordres allaient dans ce sens, et elle ne put qu'agréer avec une mauvaise foi flagrante. Bastian, Gidéon et elle se déplacèrent alors en direction du palier.

« Veuillez m'excusez pour le désagrément occasionné, Monsieur Fain. » s'excusa-t-elle encore, visiblement résignée à ce qu'elle considérait comme la pire humiliation de sa carrière. « Je doute que cela signifie quoi que soit à vos yeux, mais… »
« En effet, aucun sens à mes yeux. » le coupa alors l'intéressé, avec une sécheresse absolue dans la voix.

Très mal à l'aise, Madame Bévy se tortilla un instant sur place, avant de marmonner des adieux et de décamper immédiatement, prétextant devoir voir le responsable Ardwin pour faire son rapport… Et affronter sa propre responsabilité dans les événements qui s'étaient aujourd'hui déroulés, sans nul doute.

« Bon débarras. » murmura Claire en la regardant descendre d'un pas vif l'allée en direction d'un véhicule de fonction, attirant un sourire sur les lèvres d’Édouard, qui fut le seul à entendre la remarque.

Ce dernier sentit que l'officier britannique le regardait, et tourna la tête ; il accrocha presque son regard, curieux de savoir ce qu'il lui voulait.

« Hmm ? »
« Je commence à avoir l'impression que vous jouez beaucoup de votre particularité pour vous amuser avec la gêne des autres. »

Le sourire de l'ancien agent s'agrandit encore.

« Il se pourrait bien, oui. »
« Je ne sais pas comment vous remercier, Monsieur Gath, et encore moins comment montrer l'étendue de ma gratitude monumentale à Madame Swift. » intervint alors Gidéon, beaucoup plus doucement que précédemment. « Sans vous, sans votre femme, l'issue de cette journée aurait pu être… bien plus désagréable. »
« Vous pourrez peut-être nous aider alors. » suggéra gentiment son interlocuteur. « J'ai perdu mon alliance dans le couloir, le jour de l'intervention de ma femme. J'espérais que quelqu'un saurait où elle se trouve. »

À son grand regret, Gidéon secoua la tête.

« J'en suis terriblement navré, mais je n'ai rien retrouvé de tel, et je pense que l'équipe d'entretien m'en aurait fait part si elle avait retrouvé un tel artefact. Mais si vous avez besoin de financement pour racheter une réplique… »
« Je ne pourrais pas accepter votre proposition en bonne conscience. » déclina Bastian, néanmoins touché. « Avec un peu de chance, nous la retrouverons bientôt. »

En sentant Claire serrer le poing autour de son anti-stress, Édouard eut un reniflement gêné.

« Ce n'est pas pour paraître impoli, mais quelque chose me dit que cette jeune demoiselle ici présente aimerait bien rentrer chez elle. » dit-il après quelques secondes de silence.
« Bien sûr. » approuva Bastian, en lui faisant signe de le suivre avec un sourire qui se voulait rassurant. « Je veillerai personnellement à ce que des agents te déposent près de ton école. »

Avec une grimace, la jeune fille s'exécuta. Avant de partir néanmoins, l'officier s'arrêta pour couler aux deux adultes un dernier avertissement :

« Je suis désolé de vous annoncer cela, mais… Vous êtes tous les deux placés sous surveillance jusqu'à nouvel ordre. Vous savez, afin que… ne vous vienne pas l'envie de faire faux-bond lors du procès. Je ne m'inquiète pas pour cela personnellement, mais les ordres sont les ordres. M. Fain, vous devez également rentrer chez vous ; tout contact entre vous et M. Léophyte est prohibé jusqu'au jour de votre passage devant le jury. »
« Il fallait s'y attendre. » fit l'ancien agent en haussant les épaules, les dents serrées malgré tout.
« Si cela peut vous consoler, aucune charge ne sera retenue contre Claire. » tenta de les rassurer Bastian, sincèrement navré, avant de les saluer d'un mouvement de tête et de s'éloigner.
« Au revoir Gidéon. » fit la jeune fille, avec une pointe de regret. « Au revoir, M. Fain. » ajouta-t-elle ensuite après une hésitation, juste au moment de sortir de la voiture.

Ensemble, les deux amis regardèrent s'éloigner la voiture de fonction, avant qu’Édouard ne lâche un profond soupir.

« Tu as le don pour m'entraîner dans les aventures les plus rocambolesques, dis moi. » ironisa-t-il, ne savant pas encore s'il en voulait ou non à son excentrique compagnon d'infortune.

À la grande, très grande surprise de l'intéressé, Gidéon s'approcha de lui et l'enlaça avec beaucoup de maladresse. Il ne sut pas comment réagir, et resta donc là, les bras ballants.

« Je suis désolé Édouard. » marmonna son ami, la voix tremblante et les larmes aux yeux. « Vraiment. Je n'aurais pas dû t'entraîner là-dedans. »
« Rooh, arrête. Je suis assez grand pour me mettre dans la merde tout seul de toute façon. Mais c'est plus drôle avec toi. »

Et, après une embrassade bourrue et éphémère, Édouard se dégagea, gêné.
Les agents chargés de le raccompagner eurent l'extrême délicatesse de leur laisser profiter de ce moment, avant de s'avancer pour demander poliment à l'objet de leur surveillance de se mettre en route. L'ancien militaire vociféra que celui qui s'occupait de ramener sa propre voiture n'avait pas intérêt à l'abîmer, avant de rentrer dans un véhicule de fonction à leur suite.

Des nœuds dans le ventre, Gidéon regarda son ami s'éloigner, jusqu'à ce que la voiture ait disparu de son champ de vision.
Puis, avec un sourire de Sphynx, il pivota pour s'adresser aux agents qui restaient sur place pour s'occuper de son propre cas :

« Puis-je vous proposer une tasse de thé au gingembre ? »


Le M███
Foyer d'accueil pour adolescents de la ville
À la croisée de deux Cœurs Solitaires
18h34

Lorsque Claire entra dans la pièce, elle manqua de pleurer de soulagement lorsqu'elle reconnut le visage, si lumineux et serein, de Gidéon, en bonne santé et radieux comme jamais.

« Tout est en ordre, M. Léophyte. » apprécia l'assistante sociale, avec la satisfaction de quelqu'un qui venait de bien faire son travail. « Vous pouvez d'ores et déjà rentrer chez vous… Et chez toi aussi, Claire. Je passerai régulièrement les premiers mois pour m'assurer que tout se déroule bien… Même si je n'ai pas d'inquiétude. »
« Je vous remercie bien, Mademoiselle. » répondit l'intéressé, qui n'avait d'yeux que pour le nouveau membre de sa famille.

Dans son excitation, il aurait bien pu faire un baise-main à la fonctionnaire ; mais, soucieux de ne point se compromettre, il resta courtois et mesuré.

Ce ne fut que lorsqu'il fut installé à l'avant de la voiture d’Édouard, prêtée à l'occasion, qu'il laissa sa timidité exubérante se manifester.

« Je n'ai aucune idée de ce que je fais. » marmonna-t-il avec un rire crispé. « Mais j'espère que, quoi que ce soit, ça te conviendra, Claire. »

L'intéressée eut un sourire moqueur, mais néanmoins sincère.

« Le procès s'est bien passé ? » voulut-elle savoir, changeant de sujet.
« Oui oui, le procès s'est – ceinture, jeune fille, si cela ne te dérange pas… – très bien passé. Tu me connais, j'ai un talent tout particulier pour l'argumentation et l'expression orale, sans me vanter bien entendu. »
« Bien entendu. » répondit-elle distraitement tout en jouant avec un objet brillant au creux de sa paume.
« J'ai quand même perdu mon emploi au sein de la Fondation… Enfin mon emploi précédent s'entend. Le Programme d'apprentissage de la Collaboration Supra-Normale n'est plus de mon ressort, à mon grand regret. La bonne nouvelle, c'est que maintenant cela me laisse beaucoup plus de temps pour me concentrer sur la prochaine saison du Programme d'apprentissage des Codes Sécuritaires… Et sur ma qualité de nouveau superviseur volontaire du BSIA pour individus anormaux, à titre ponctuel. »

Dans le rétroviseur, Gidéon vit la jeune fille sourire, et cela suffit à le faire sourire en retour.

« Comment va Édouard ? » voulut-elle savoir ensuite, et sa main se crispa légèrement sur son anti-stress, pleine d'appréhension.

Une lueur attristée passa dans les yeux de son interlocuteur.

« Il a très mal vécu la perte de son boulot en tant qu'intervenant dans l'entraînement des nouvelles recrues. Mais il s'en remet, lentement. Je crois qu'il a rencontré quelqu'un récemment, un agent, encore. Décidément cet homme là ne peut tomber amoureux que de militaires. »
« On dirait presque que ça te gêne. »

Gidéon eut un rire franchement amusé à cette idée.

« Oh non, pas le moins du monde. C'est mon meilleur ami, l'un des derniers j'en ai peur. Je ne veux que son bonheur. »

Il y eut quelques minutes de silence. Puis l'ancien présentateur ouvrit de nouveau la bouche :

« Madame Swift et Monsieur Gath t'envoient leurs salutations les plus foisonnantes d'amitié. Ils sont très heureux que ma demande d'adoption ait été acceptée. Je les soupçonne d'avoir pesé dans la décision de M. Ardwin, mais ils n'ont rien voulu reconnaître. »

Dans le rétroviseur, Gidéon capta subitement l'éclat brillant d'un minuscule objet circulaire, au creux de la paume de Claire. Cela lui tira un sourire.

« D'ailleurs, Édouard m'a dit de te dire… Il faudra que tu penses à leur rendre leur alliance, hmm… ? »

La jeune fille s'immobilisa un instant, penaude.

« Oui… Papa. »

Gidéon afficha alors le plus beau sourire du monde.

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