Site-Aleph
Département de la Gestion des Ressources,
Bureau de la directrice de la section « Communications et Médias au sein du Site-Aleph »
15h36
Madame Diasème était penchée sur la liasse de documents posée sur son bureau, plissant les yeux derrière les verres de ses lunettes. Elle affichait une posture sévère, un nez aquilin se profilant sur son visage marqué par les ans, comme un aigle lorgnant sur sa proie. Ses cheveux étaient réunis en une queue de cheval austère, d'un blond tirant de plus en plus vers le terne. Ses yeux, sombres, étaient aussi égayés qu'un ciel d'hiver un soir de blizzard. La seule touche de lumière osant éclairer quelque peu son physique plein de rigueur était la broche brillante en forme de feuille de chêne accrochée sur le revers droit de son veston.
Un néophyte aurait cru qu'une attitude aussi froide laissait présager quelques reproches ; mais Gidéon Leophyte n'était pas du genre à se laisser remonter les bretelles. Il était pratiquement aussi âgé que son interlocutrice, et ne lui enviait nullement sa position. Les deux individus se connaissaient depuis longtemps, avaient travaillé côte à côte durant plusieurs années : aussi dure et exigeante que fut Satine Diasème, elle était également extrêmement droite, et ouverte à l'innovation, tant que cette dernière remplissait ses rudes critères de sélection.
Gidéon avait confiance en son projet, et c'est donc sereinement qu'il observait, assis de l'autre côté du bureau, sa supérieure étudier à la loupe le fruit de ses tergiversions.
Pour finir, la responsable releva les yeux des monceaux de papier, et étudia avec attention l'homme élégamment installé en face d'elle :
- « Donc… Vous souhaiteriez que je vous fasse relever de vos fonctions actuelles de responsable de la division chargée de la sélection des programmes télévisés et radiophoniques accessibles sur le site ? »
- « C'est exact. »
- « Cela pour vous transférer à la direction d'un nouveau projet de votre cru ? »
- « En effet. »
- « … Un show pour enfant ? »
- « Une émission de prévention, » rectifia Gidéon avec un claquement de langue. « Destinée à éduquer nos charmantes petites têtes blondes sur les dangers qui existent au sein du Site Aleph, et comment s'en préserver. »
Comme la directrice ne répondait pas, l'homme en costume continua, le cœur battant de plus en plus fort :
- « J'avais pensé à l'appeler P.E.T.I.T.S. A.G.N.E.A.U.X. …1 Ou bien S.E.C.U.R.I.T.É. P.O.U.R. T.O.U.S. …2 »
- « Vous aimez beaucoup trop les acronymes. »
Avec élégance, Gidéon en convint d'un mouvement de tête.
- « Sinon, il y avait aussi ''Apprendre à connaître les SCP et leurs dangers''34, qui signifie… »
- « Je crois que ça ira. »
Avec un soupir, Madame Diasème se recula sur son siège, s'installant plus ou moins confortablement. Elle resta silencieuse un moment, ruminant ses mots, avant de se lancer :
- « Admettons un instant que toutes ces propositions de titre, toutes plus à même l'une que l'autre de déclencher une brèche de confidentialité, n'étaient qu'une blague de qualité douteuse. Admettons. D'ordinaire, j'aurais mis à la porte de mon bureau l'auteur de cette plaisanterie saugrenue, avec une lettre de renvoi par-dessus le marché. »
Gidéon fit un mouvement plein de passion, prêt à défendre son idée, mais elle leva son doigt d'un geste sans équivoque, et il jugula son empressement, lui laissant la parole.
- « Mais, » fit-elle avec une pointe de sévérité dans le ton, « Mais vous n'êtes pas un simple quelqu'un. Vous êtes Monsieur Leophyte. Peu connu sur le site, mais moi je vous connais. Vous êtes avisé, vous avez des convictions, et vous voulez faire au mieux. Pour ces raisons, et ces raisons uniquement… »
- « Vous êtes prête à donner une chance à mon projet ? » s'exclama Gidéon avec un enthousiasme brut.
- « Non, » corrigea son interlocutrice, appréciant peu cette interruption. « Je suis prête à vous écouter me le présenter. Je réserve ma décision par la suite. »
Cela n'entama aucunement l'énergie que manifestait le responsable. Avec un charisme parfaitement involontaire, il se redressa bien droit sur sa chaise, et décocha un sourire engageant. Cela n'eut aucun effet sur Madame Diasème, mais témoignait bien du crédit qu'accordait l'individu à sa présentation à venir.
- « Le Site Aleph fonctionne comme une grande ville, à ceci près qu'y sont confinés nombre de SCP de dangerosités variables. Loin de moi l'idée d'en mettre le blâme sur notre chère sécurité, mais il est tout simplement impossible de confiner lesdits SCP, effectuer des tests et protéger les bâtiments civils en même temps. Si vous me laissez quelques secondes… »
Gidéon avait pris sa mallette sur ses genoux, et fouillait à l'intérieur comme un forcené. Il en sortit une autre liasse de feuilles agrafées, qu'il tendit à l'examinatrice. Cette dernière les prit, les observa un instant, avant de froncer les sourcils.
- « Vous avez devant vous le nombre de brèches de confinement, d'attaques de SCP sur le personnel non-combattant, ainsi que nos pertes humaines sur le Site Aleph sur une période d'un an, datant d'il y a douze années. Près de 130 brèches de confinement mineures, 16 majeures, occasionnant environ 238 cas de rencontre hors-confinement recensées sur le Site-Aleph, faisant 96 morts. »
- « Où voulez-vous en venir ? »
- « Parmi les 238 cas d'attaques, » reprit plus doucement le responsable, « Quinze étaient des enfants de chercheurs ou d'agents, résidant dans les quartiers d'habitation des employés et de leur famille. Sept sont venus grossir les rangs des décès. Soit plus de la moitié des cas recensés donc, et plus de 7 % des pertes dont je vous ai précédemment parlé. Les survivants sont eux toujours suivis par des psychiatres, et plusieurs ont subi de tels handicaps que leur vie en sera à jamais impactée. Le plus jeune n'avait pas cinq ans. »
Une lueur de compréhension s'allumait peu à peu derrière les lunettes de la directrice, alors même que son interlocuteur continuait avec un certain emportement :
- « La perte d'une vie est toujours tragique ; quand il s'agit d'un enfant, c'est encore plus abominable. Je sais que tout le monde est tenu d'apprendre et de connaître les protocoles de sécurité, même les familles des employés. Mais il y a une différence entre enseigner à un adulte, et enseigner à un enfant… »
Pour la première fois, Gidéon marqua une hésitation, avant d'enchaîner :
- « Je suis persuadé… Non, intimement convaincu, qu'en utilisant un mode de communication plus adapté au public ciblé, nous éviterions certaines morts inutiles. En plus d'inculquer aux enfants des valeurs qui pourraient s'avérer salvatrices, les initier à notre travail, même de façon sommaire, ne peut que leur en faire apprécier la teneur, et les pousser dans la même voie que leurs parents. Or nos employés sont tous des pointures dans leur domaine ; et leur progéniture pourrait s'avérer meilleure encore… Si éduquée dans les règles de l'art. Cela serait comme former les chercheurs et savants de demain, les intéresser à notre glorieuse mission ! »
- « Aussi… séduisante que soit cette pensée, vous semblez avoir négligé quelques détails majeurs, qui vouent votre plan à l'échec. » remarqua sans prendre de gant l'examinatrice, qui ne se laissait pas séduire par des idéaux trop peu réalistes. « Premièrement, la proportion de familles avec enfants au sein du Site Aleph est largement minoritaire, peut-être trop pour que l'on lui dédit ainsi la création de tout un programme télévisé. »
Gidéon tenta d'intervenir, mais la directrice le réduisit au silence d'un geste.
- « Deuxièmement, ils ne sont absolument pas habilités à recevoir une quelconque information concernant les objets et entités sur lesquels nos chercheurs travaillent actuellement. Vous fourniriez un travail monstrueux au département de censure, qui devrait examiner avec minutie chacune de vos productions, pour vérifier qu'aucun fragment d'image ne soit compromettant. Et croyez-moi, ils n'ont pas que ça à faire là-bas. »
- « On se pose la question… » murmura le responsable, soudain plus amer.
Madame Diasème fit comme si elle n'avait pas entendu, et poursuivit, implacable :
- « Troisièmement, et cela concerne également le premier point que j'ai soulevé… Je doute fortement que l'on vous alloue un budget conséquent pour un projet de cet acabit, surtout s'il se trouve être destiné à un public réduit. »
- « Oh, pour cela, vous savez… »
L'individu laissa planer un silence plein de mystère après ces dernières paroles, qui tomba à plat. La directrice était habituée aux artifices de son interlocuteur, elle se contenta donc de le fixer froidement. Après quelques secondes, Gidéon se résigna à l'échec de cette frasque mélodramatique, et continua :
- « Comme je le disais, j'ai reçu beaucoup de plaintes concernant la soi-disant trop maigre diversité de programmes qui se trouvaient mis à disposition au sein du Site Aleph. Plus que les années précédentes, j'entends. Bien que cela soit tout à fait fortuit, et bien regrettable du point de vue des plus grands amateurs de télévisions que nous comptons parmi nos rangs… L'éventuel excédent budgétaire devrait pouvoir permettre à l'administration de se montrer un peu plus généreuse envers les autres projets… plus prometteurs et ludiques… qui seraient soumis aux personnes de votre grade, par exemple. »
Satine laissa planer un silence consterné, avant de lâcher un soupir résigné.
- « Vous préparez ça depuis combien de temps exactement ? »
- « Oh, pas si longtemps que ça… »
- « Et plus précisément ? »
- « Avec tous mes respects, je ne crois pas que cela ait un rapport avec… »
- « Combien. »
Comprenant qu'elle n'en démordrait pas, l’intéressé rendit les armes :
- « Cela fait bientôt une… treizaine d'année, que l'idée m'est venue en tête. Mais je ne me suis mis à y penser sérieusement que depuis trois ans et quelques ! » s'empressa-t-il de préciser.
- « Tant que cela ? Et vous n'avez jamais abandonné par peur du ridicule, ou de l'échec ? »
Gidéon ne répondit pas. C'était inutile. Déjà, il sentait que la directrice effectuait un calcul rapide, approximatif. Elle marqua un temps d'arrêt, avant de reprendre, hésitante :
- « Une telle… fixation… Je ne peux m'empêcher de me dire qu'il vous a fallu y consacrer beaucoup plus d'énergie et de temps que ce qu'un tel projet ne le mériterait. »
L'homme ne daigna pas ouvrir la bouche. Il se contenta de fixer son interlocutrice, tout sourire disparu. Il attendait patiemment la suite, et Satine décida d'aller directement au cœur du problème, sans gant ni velours.
- « C'est en rapport avec ton fils, n'est-ce pas ? » reprit-elle alors en murmurant presque.
- « Je ne vois pas ce que vous voulez dire. » répliqua mécaniquement l’intéressé, sans oser toutefois la regarder dans les yeux.
Il ne servait à rien de continuer dans cette direction, cela ne serait que remuer le couteau dans la plaie. La haut-gradée le savait, aussi n'insista-t-elle pas.
- « Gidéon, écoute… Je sais que cela te tient à cœur, mais il y a trop… de faiblesses… dans ce que tu as monté. Alors… »
- « Attend, Satine ! Satine. » supplia l’intéressé, soudain effrayé de perdre l'unique chance qu'il avait de voir son projet jamais réalisé. « Tu ne m'as même pas laissé le temps de me défendre. »
Avec un soupir qui indiquait clairement qu'elle en avait assez attendu, Madame Diasème se cala sur sa chaise, et posa un index sur sa tempe. Pour qui la connaissait bien, il s'agissait ici du symbole de la dernière chance. L'invité prit donc une grande inspiration, pour évacuer tout le stress accumulé.
- « J'ai déjà pensé à tout ce que tu m'as dit. J'y ai réfléchi longuement, vraiment. Et ma conclusion fut la suivante : puisque l'on ne m'accorderait que peu de moyens, puisque mon émission ne serait destinée qu'aux plus jeunes… Alors je m'adapterais. Peu d'équipement, une équipe réduite, un plateau misérable, un budget digne de celui alloué au Comité d’Éthique… Je me suis fait une raison : j'ai déjà commencé à faire impasse sur les aspects les plus grandiloquents de mes idées. Au niveau du recrutement, quelques employés ont accepté de m'apporter leur aide pour un salaire négocié à l'avance… Et au rabais, je te rassure. Si tu acceptais seulement d'intervenir pour qu'ils me soient affectés, cela consisterait déjà une économie de fonds non-négligeable. »
- « Oui, j'ai vu… cela. » confirma Madame Diasème en sortant de la liasse de feuillets une liste de cinq C.V. « Un technicien de surface affecté usuellement aux zones sensibles, un agent hors d'état de service, l'une de vos anciennes collaboratrices, un spécialiste son et lumière, et… un musicien de rue… ? Et vous voulez me faire croire qu'ils ont tous les accréditations nécessaires pour travailler sur un projet tel que celui-ci ? »
- « Ils ont tous déjà été employés par la Fondation en tout cas… Sauf le musicien, mais c'est un détail. »
La moue plus que dubitative qu'afficha le visage de l'élégante femme, le poussa à expliciter son propos :
- « Je ne compte pas disserter avec eux des différentes capacités des entités détenues par la Fondation ! Il s'agit juste de rappeler quelques règles de sécurité de bases, à tout le monde, plus spécifiquement aux enfants… Les aider à intégrer des réflexes qui pourraient un jour leur sauver la vie, et par un moyen ludique qui plus est. Je ne pense pas qu'il faille pour cela une accréditation de niveau 3… »
Le bruit d'une sonnerie le fit sursauter. Accrochée au mur d'en face, une horloge vicieuse sonnait cinq heures. Gidéon se rendit compte que cela faisait maintenant un moment déjà qu'il retenait la directrice.
Un vieux fou. pensa-t-il, bien amer. Un vieux fou qui prend le temps des autres, simplement pour ses idées grandiloquentes. Et pourtant, l'on a si peu de temps… Si peu de temps…
Satine devait également s'en être rendue compte ; mais pourtant, elle ne fit pas mine de le chasser hors de son bureau.
- « Et sur quelles qualifications exactement vous êtes-vous basé pour faire votre choix de recrutement ? »
- « C'est très simple. Monsieur Ysum est capable de jouer de divers instruments, c'est un artiste dans l'âme… Il joue Rue de La Rochelle tous les soirs, je vous engage de vous y rendre à l'occasion, ça vaut le détour… Mademoiselle Osaïs connaît bien son métier, je lui fais confiance pour tout ce qui est de l'ordre des effets lumineux et de la prise de son. Monsieur Fain a servi dans le département de la Sécurité Intérieure pendant plus de quinze ans, je ne pouvais pas monter un tel projet sans avoir à mes côtés quelqu'un connaissant les règles d'urgence sur le bout des doigts… Comme vous le savez déjà, Linda est une experte en marketing infantile, son expérience me sera donc très utile. Enfin, Monsieur Medna dispose d'une personnalité tout à fait séduisante, un talent certain pour le dessin, et cerise sur le gâteau, il sait tenir une caméra ! Que demander de plus ? »
- « En d'autres termes, cette équipe est très peu adaptée à la réalisation d'un tel projet. » résuma Madame Diasème, sans aucune pitié. « Ils sont, pour la plupart, des amateurs complets dans ce domaine d'expertise. Alors pourquoi eux ? »
Gidéon marqua un temps d'arrêt, les yeux levés vers le ciel, l'air infiniment mélancolique. Son interlocutrice ne put s'empêcher de tapoter son bureau avec agacement devant ce nouvel excès.
- « Linda est une vieille amie. Elle ne pouvait pas ne pas m'aider. Les autres… n'étaient pas satisfaits de leur situation actuelle, et voulaient tellement changer d'air qu'ils étaient prêts à ne pas trop poser de questions. Ou alors ils ont eu pitié du vieux fou que je suis… » émit l'homme en costume, souriant misérablement devant cette hypothèse. « Quelle importance ? »
- « Allons, » le sermonna gentiment Satine. « Nous avons sensiblement le même âge, et vous me semblez en pleine possession de vos moyens. »
Le responsable salua cette civilité altruiste d'un signe de tête, avant de relever le menton, les yeux plein d'espoirs.
- « Concernant mon projet… »
La bouche de la directrice se figea de nouveau en une ligne dure. Son regard alla se fixer sur l'aquarium situé derrière son interlocuteur : à l'intérieur, une nuée de poissons se mouvait incessamment, projetant leurs éclats sur les vitres de l'habitat artificiel.
- « Vous n'en démordrez pas, hein ? »
- « C'est une excellente question. Je n'irais peut-être pas jusqu'à menacer de proposer ma démission en cas de refus, bien sûr, mais… »
Gidéon laissa sa phrase en suspens. Il n'osait rien dire de plus, de peur de pousser la femme en face de lui à refuser son incongrue demande.
Jamais il n'avait autant désiré quelque chose.
Pour finir, Madame Diasème lâcha un soupir résolu.
- « Vous avez un mois pour me présenter un épisode-pilote. Ensuite seulement je me ferai une opinion. »
Gidéon sauta pratiquement de sa chaise et plaqua ses deux mains sur le bureau, comme un gosse. La directrice le contempla avec un effarement perceptible, une désapprobation palpable. Mais il n'en avait cure.
- « Merci Satine ! Merci. » s'empressa-t-il de dire, les yeux brillants, comme s'ils étaient subitement devenus le réceptacle de plusieurs galaxies.
- « C'est Madame la directrice. » s'exaspéra l'intéressée, feignant d'oublier qu'ils s'étaient tutoyés quelques instants plus tôt.
Le fautif ne répondit nullement. Il se contenta de s'incliner bien bas, comme un vassal devant sa maîtresse.
- « La porte. » fut la seule réaction de son unique public.
Docile, l'homme se redressa, un immense sourire sur les lèvres, avant de prendre la direction de la sortie.
En le voyant pratiquement sautiller sur place, Satine se demanda si elle n'avait pas fait une erreur en nourrissant les espoirs de son vieil ami.
B███████
Restaurant « À la Bavière »,
Table du fond pour six personnes,
13h14
- « Il est en retard. » constata Linda avec une pointe de contrariété dans la voix.
- « Ça arrive à tout le monde. » fit remarquer sa voisine de droite, tout en sirotant un jus d'abricot avec une paille. « On prend l'habitude à force. »
- « D'habitude, les gens ne sont pas en retard d'une heure. » contra un autre client, lui en train de déguster un steak à point, et sans lever les yeux de son assiette.
- « Il a peut-être eu un empêchement ? » suggéra le dernier assis à table, un homme qui n'avait pas encore touché aux quelques légumes se livrant bataille dans sa salade d'automne.
- « Il fait tout le temps ça ! » s'énerva pour de bon Linda, exaspérée.
Son éclat de voix attira les regards des autres occupants du restaurant, et elle se força à baisser d'un ton. Leur table attirait déjà assez les regards comme ça. En effet, l'on aurait difficilement pu imaginer un rassemblement plus bigarré de couleurs et de personnalités :
Trônant en maîtresse de table à l'un des bouts, une femme en tailleur enfonçait rageusement sa fourchette dans l'omelette aux champignons qui se présentait devant elle. Ses cheveux noirs étaient presque impeccablement tirés en une élégante queue de cheval, mis à part deux ou trois mèches rebelles venant décrire une courbe sur sa tempe gauche. Elle aurait tout aussi bien pu revenir d'une réunion importante ou d'un mariage.
À sa droite, comme une tâche de peinture criarde sur l'immaculé conventionnalisme de la protagoniste précédente, se trouvait un spécimen des plus hors du commun. Cette jeune femme-ci arborait une coupe de cheveux très courte, où toute la masse capillaire s'inclinait sur le côté droit en une tornade couleur aile-de-corbeau, pour se finir par une série de pointes, chacune teintée d'un violet sombre. Elle ne possédait ni bijou ni piercing, hormis une chaînette d'argent qui reliait son poignet gauche à un bracelet de force au niveau de son biceps. Le style de ses vêtements semblait indiquer une inspiration punk, et pourtant l’intéressée se tenait à la perfection dans ce lieu où ses congénères étaient parfois regardés de travers, la serviette soigneusement posée sur les genoux, comme une enfant sage.
En continuant dans la même direction, se trouvait l'homme à la salade. Ce dernier affichait un sourire affable, un peu timide peut-être ; il mettait visiblement un point d'honneur à ne pas entamer son repas tant que le retardataire ne serait pas arrivé. Sa tenue était relativement commune, un jean bleu avec un t-shirt à l'effigie du film Ghostbusters. Il était relativement agréable à regarder, avec des cheveux bruns un peu négligés et deux yeux gris-vert.
Et, de façon évidente, il se trouvait particulièrement gêné de se trouver ici à l'instant présent.
De nouveau à sa droite, se trouvait une chaise vide en bout de table, tout comme le siège suivant ; mais sur la dernière, était assis un homme sec, le nez plongé sur son morceau de viande. Il ne payait pas de mine à première vue, n'étant pas particulièrement athlétique, mais à le regarder de plus près, l'on devinait une solide musculature, une constitution plus sportive que la moyenne. D'origine asiatique, ses cheveux étaient coupés court avec une minutie particulière, et ne dissimulait pas ses yeux. Il ne regardait jamais ses interlocuteurs.
Linda – la femme vêtue d'un tailleur – regardait sa montre en permanence, observant avec attention les oscillations de l'aiguille des secondes. Quand cette dernière passa sur le "12" trônant en maître sur le sommet du cadran, elle fut la seule à ne pas sursauter lorsqu'une voix retentit derrière eux :
- « Navré du retard. J'espère ne pas vous avoir fait trop attendre… »
Gidéon dégagea la chaise libre en bout de table, prêt à s'asseoir. Avant toutefois, il salua chacun des attablés dans le sens des aiguilles d'une montre, en commençant par son amie :
- « Linda, Christilla, Thomas, Édouard…
Oh, nous avons simplement attendu une petite heure. » précisa la femme en tailleur, tout en lui jetant un regard agacé. « Pas de quoi en faire un drame. »
- « Tu m'en vois rassuré ! » s'exclama le fautif sans une once de culpabilité. « J'avais peur que tu m'en veuilles… Oh, mais je vois que vous avez déjà commandé ! C'est bien, j'aurais été désolé que vous ne m'attendiez. Et vous avez même pensé à moi, quelle délicatesse !
- « Purée de carotte avec saumon. » précisa la dénommée Christilla, aux mèches violettes, avant de s'interrompre pour terminer son jus de fruit. « Linda nous a précisé que tu prenais toujours ça lorsque vous veniez ici.
- « Nous ne connaissons pas les goûts de Monsieur Ysum, » intervint alors à son tour Thomas, après un mouvement de tête hésitant en direction du nouveau venu. « Il faudra qu'il choisisse lui-même lorsqu'il sera arrivé. »
- « À ce sujet… » enchaîna Gidéon en toussant légèrement, l'air un peu gêné. « Monsieur Ysum a eu un empêchement. Il ne pourra malheureusement pas nous honorer de sa présence, même s'il en est désolé. »
- « C'est la troisième fois tout de même, » remarqua Édouard sans s'arrêter de manger. « On ne l'a encore jamais vu, votre musicien.
Cela viendra en temps voulu. De toute façon, il n'a pas réellement besoin de connaître les détails de notre travail, tant qu'on le paye. Bien ! Comme vous le savez, je vous ai convoqués ici pour vous annoncer une importante nouvelle, concernant notre… projet commun. »
Docilement, ses invités cessèrent de se sustenter, et tournèrent tous la tête dans sa direction. Le centre de l'attention laissa planer un instant de mystère superflu, avant de lâcher avec satisfaction :
- « Madame Diasème a beaucoup apprécié cet épisode-pilote que nous lui avons remis. Il sera diffusé dans les mois à suivre, avec un peu de chance, dès que les gars de mon ancien département l'auront casé dans le programme. Elle nous laisse le feu vert, et une jolie petite somme, pour monter un fil conducteur et lui soumettre notre prochain numéro. »
- « On s'en doutait un peu, » le sermonna Linda. « Tu ne nous aurais pas invité au restaurant pour nous annoncer un échec. »
Refroidi, Gidéon se saisit de sa fourchette et piqua dans sa purée, se drapant dans sa dignité blessée.
- « Tes dessins y ont sans doute joué pour beaucoup, Thomas. » sourit Christilla avec chaleur, tout en donnant un coup de coude à son voisin. « Le logo que tu nous as fait est vraiment sympa. »
L’intéressé rougit furieusement, marmonna quelques remerciements, avant de baisser les yeux sur sa salade. À son tour, il se mit à savourer son plat.
- « Bien que j'apprécie l'invitation, » s'engagea alors l'ancien agent Édouard Fain, « je persiste à dire que je n'ai pas ma place dans votre projet. Je ne suis là qu'en tant que conseiller, c'est tout. Ma tâche est de m'assurer que vous transmettez les valeurs de sécurité qui conviennent, et seulement cela. »
- « Et de m'aider à porter et décharger le matériel. » rappela Christilla en jouant avec les spaghettis dans son assiette.
- « Ça, ça n'a pas encore été décidé. » gronda son interlocuteur.
Il tendit la main, tâtonna un peu pour attraper son verre, avant de boire une large gorgée. Gidéon, tout en observant sa main refermée autour du récipient, ne put s'empêcher de lâcher :
- « Jolis ongles. »
Édouard cessa de boire, et reposa son verre. Il dissimula ensuite ses mains, aux ongles luisants et ronds, sur ses genoux, sous la nappe, avant de répliquer :
- « Vous me l'avez déjà faite celle-ci. Cinq fois. »
- « J'ai tendance à radoter, je sais. Je ne suis qu'un vieil homme, que voulez-vous. À cet âge, on commence à perdre le fil des choses. »
- « Parle pour toi. » s'offusqua Linda.
- « Tu es plus jeune que moi. » lui rappela son ami.
La spécialiste en marketing pinça les lèvres en une ligne dure. Elle n'aimait pas qu'il lui rappelle cet état des choses.
- « Alors quoi ? » déclara subitement Christilla après un silence prolongé. « On a enfin l'inespérée, inattendue autorisation de faire notre projet… Et c'est tout ce que cela vous inspire ? Tenez, Gidéon, je parie que vous avez une tonne de choses à nous faire faire pour le prochain épisode… »
- « En effet. » admit leur meneur. « Mais ce repas n'est pas un repas d'affaire, plus de célébration. Alors oublions le travail un instant. Je vous recontacterai plus tard dans la semaine pour vous parler de ce sujet-là. »
- « En attendant, » fit remarquer Édouard, « je doute que ce déjeuner se prolonge vraiment. Vous êtes le seul à ne pas avoir terminé votre assiette. »
L'ancien responsable baissa les yeux, et constata qu'en effet, seul son plat se trouvait être encore rempli.
- « Vous n'avez qu'à commander des desserts. » répondit-il du tac au tac.
- « Je ne pense pas que cela soit préférable. » intervint simplement Linda avant que quiconque ne puisse appeler le serveur. « Nous allons plutôt t'attendre. »
Gidéon haussa les épaules, et se concentra sur la lente dégustation de son repas.
Après trois quarts d'heure environ, passés à discuter du futur du projet et de l'excitation partagée que représentait ce premier succès, les trois hommes du groupe décidèrent de prendre un café – Linda travaillant ensuite et Christilla n'aimant pas cela. Tous se séparèrent ensuite sur une poignée de main. Gidéon eut néanmoins la mauvaise surprise de voir ses compagnons se diriger vers la sortie, sans prendre le temps de payer leur part.
- « Je leur ai dit que tout était à ton compte. » lui déclara Linda avant de le quitter, un sourire aux lèvres. « Ça t'apprendra à être en retard. »
Toute gaieté disparue, l’intéressé jeta un coup d’œil à la note que l'on lui amenait.
Il grimaça.
L'émission, modestement nommée « Programme d'apprentissage des Codes Sécuritaire », put ainsi voir le jour, et rencontra un humble succès. C'était une émission sans prétention ni maniérisme, uniquement portée par l'enthousiasme et la détermination de ses créateurs. Cela s'en ressentait quelque peu dans les moyens utilisés lors du tournage et de la réalisation, mais cette touche d'authenticité ne manquait pas d'un certain charme.
Les compétences de chacun servaient à créer un programme simple, précis, qui ne perdait jamais de vue le public ciblé et savait s'adapter de façon à l'intéresser. Gidéon était un parfait présentateur, Christilla n'en était pas à son coup d'essai à la régie, Linda savait comment coordonner une équipe et bien présenter son produit, les musiques à la guitare de Monsieur Ysum convenaient souvent au ton de l'émission, et Thomas, malgré son laborieux travail, trouvait toujours le temps d'esquisser quelques bricoles pour agrémenter un peu le tout. Certaines séquences étaient d'ailleurs entièrement de son cru, une succession de dessins en couleurs et inanimés – souvent les passages préférés des enfants.
Surtout, plusieurs employés furent ravis de cette mesure sécuritaire que la direction avait prise, pour le bien-être de leur progéniture. Édouard, en plus d'avoir servi comme agent au sein de la Fondation, y avait également officié en tant qu'instructeur pour les plus jeunes recrues, et savait parfaitement de quoi il parlait. L'émission, qui paraissait tous les mois environ par épisode allant de 5 à 11 minutes, se trouvait donc être très professionnelle, et profitait de bien des façons, à tous les travailleurs. Ici, secret et sécurité étaient les deux mots clés.
Naturellement, cela occasionna quelques tensions avec le Département de la Censure, qui passait au crible et au peigne fin chaque seconde de chaque parution, avant de l'autoriser en libre programme. Même si seules deux personnes au sein de l'équipe étaient réellement au courant de ce contre quoi ils tentaient de protéger les enfants – l'ancien agent, et Gidéon –, il arriva parfois qu'un élément un peu trop révélateur se glisse dans le script, et alors la sentence tombait : il fallait souvent remanier tout l'épisode, quand sa production n'était pas tout bonnement interdite.
L'ancien responsable prenait pourtant un malin plaisir à tester les limites des employés du DCD, pour lequel il ne portait pas une grande affection. Il fallait le dire, on le lui rendait assez bien.
Globalement, tout se déroulait à la perfection ; et si l'émission ne devint jamais la plus prisée du Site-Aleph, au moins remplissait-elle son office.
Cela suffisait.
Site Aleph
Plateau de tournage de l'émission « PCS »
Épisode numéro 14
11h45
- « … Et, mes amis, nous allons nous arrêter là pour le moment ! N'oubliez pas de revenir après la pause publicité, pour cette édition Premier Anniversaire du Programme d'apprentissage des Codes Sécuritaire, où nous répondons aux questions et commentaires envoyés par nos jeunes téléspectateurs ! »
- « Caméra off. » signala Christilla en baissant progressivement les lumières, histoire de réduire la consommation d'énergie.
Avec un soupir de soulagement, Gidéon se leva, envoya valdinguer le paquet de feuilles qu'il tenait dans la main, avant de s'étirer longuement. En face de lui, Édouard resta assis dans son fauteuil, se contentant de relâcher un peu le col de son veston d'un geste impatient.
- « On étouffe ici, » gronda-t-il.
- « Et encore, c'était bien pire cet été. »
- « Bien heureux de ne pas participer à chaque émission. » apprécia l'ancien agent en se levant avec difficulté.
Édouard avait exceptionnellement accepté de se rendre ici pour cette édition spéciale de l'émission, car Gidéon avait cette fois-ci besoin de son expertise de façon immédiate. Pour ce premier anniversaire, l'équipe avait décidé d'interagir avec son public, en réagissant à leurs commentaires et questions.
- « Bon, les enfants, une pause de vingt-six minutes, ça devrait le faire. » estima le chef d'équipe en jetant un coup d’œil à sa montre. « On se repose, on boit un coup, et on y retourne… »
À peine eut-il fini sa phrase que les lumières au plafond se mirent à clignoter, avant de s'éteindre brusquement, dans un bruit sourd, en même temps que tous les autres appareils alimentés dans la pièce.
- « … Ou pas. » conclut-il en baissant le poignet, l'air sombre.
- « Qu'est-ce qui se passe ? » s'inquiéta l'agent.
- « Le générateur du bâtiment qui a encore lâché. » soupira Christilla. « Ça fait souvent ça. Je m'en occupe. »
- « Tu t'en occupes beaucoup trop souvent. » protesta son supérieur. « Laisses, je vais m'en charger, pour une fois. »
La spécialiste en son et lumière contempla un long instant, des pieds à la tête, le dandy vieillissant et impeccablement mis qui lui faisait face, avant de tirer une moue dubitative.
- « Si ça peut aider, je veux bien m'en charger aussi. » intervint Édouard, sentant peut-être les doutes de sa collègue.
- « Okay, je vous laisse faire alors. » acquiesça-t-elle, pleinement rassurée.
- « Oui, c'est ça, comme ça je montrerai à Édouard comment on fait. » déclara le doyen, pas dupe pour un sou. « Aller viens… C'est le seul désavantage de cet emplacement, le courant électr– attention à la marche, attention… Voilà – le courant électrique possède quelques défauts. Il faut souvent donner un petit coup de main à la machine, la huiler, la reboulonner… Ce genre de chose ».
- « Hmm. »
- « J'avais l'habitude de laisser ma femme s'occuper de ces travaux-là, mais je pense pouvoir m'en sortir et vous expliquer – la porte est basse, faites attention – vous expliquer la teneur de ce travail. »
- « Ce ne sera pas utile, » déclina Édouard tout en s'inclinant en avant pour éviter de se cogner la tête.
- « Si si si, j'insiste. Alors, ici, les escaliers sont un peu étroits et… encombrés. Faites attention à l'endroit où vous posez le pied, tenez-vous à la rambarde, ce sera plus prudent. »
- « Je ne suis pas impotent. » déclara l'agent en se raidissant un peu, frustré de la constante attention maternelle que lui portait le présentateur.
- « Je vous dis ça parce que je me suis méchamment blessé ici la dernière fois que je suis descendu. » précisa alors ce dernier. « En glissant sur une serpillière. »
- « … Bien reçu. »
Les deux hommes parvinrent sans encombre dans le sous-sol. Divers fils électriques et tuyaux serpentaient sur le sol et sur les murs, en un joyeux bordel. Ils avancèrent jusqu'au fond de la salle, jusqu'à une large machinerie dont certains voyants avaient rendu l'âme.
- « Bien, nous y sommes. Christilla s'en charge usuellement. Je ne sais plus vraiment qu'est-ce que je dois toucher ou non, mais… »
- « Quel est le modèle ? »
- « Pardon ? »
- « Le modèle. Du générateur. »
Gidéon marmonna un « Deux secondes je vous prie », avant de s'avancer vers l'outillage. Il passa plusieurs minutes à tâtonner pour trouver une quelconque marque, jusqu'à tomber sur une plaque de métal rouillée, fixée sur la surface de l'engin. Il déchiffra l'inscription gravée, à voix haute.
- « Oulà, c'est une vieille bête, ça. Je m'en occupe. » déclara alors l'agent en retroussant ses manches, un léger sourire sur les lèvres.
Les dix minutes suivantes, Édouard les passa plongé parmi les cadrans et connexions. Gidéon, par dessus son épaule, observait chacun de ses faits et gestes, et commentait avec une sincère envie d'aider :
- « Le fil rouge que tu cherchais tout à l'heure, il est un peu plus à droite. »
- « Kay. Aucun signe d'un petit boîtier noir ? »
- « Si, il suffit de lever la main gauche et de dégager l'espèce de tuyau étrange qui gêne. »
- « Compris. Tiens-moi ça deux minutes… »
Édouard se dégagea enfin des entrailles du générateur. La machine avait déjà meilleure mine.
- « Plus qu'à attendre qu'elle se remette à fonctionner. » conclut-il en s'essuyant distraitement les mains sur son veston.
- « Très bien. »
- « Je préfère rester ici un moment, histoire de vérifier qu'il n'y ait pas de pépin. Si l'engin se met à siffler, c'est qu'il y a un problème. »
- « D'accord. Je vais vous tenir compagnie alors. »
- « Ce ne sera pas nécessaire, » indiqua l'agent en haussant les épaules.
- « J'insiste. »
Son interlocuteur hésita, avant de rendre les armes.
Il se passa un long moment de silence, les deux hommes ignorant franchement de quoi discuter dans l'intimité de ce sous-sol encombré. De façon surprenante, ce fut Édouard qui le premier, décida d'entamer la conversation :
- « J'ai entendu des rumeurs… sur vous. » déclara-t-il d'un ton égal, bien que légèrement intrigué. « Comme quoi vous bossiez au départ dans le Département de la Censure. »
Gidéon se raidit ; mais ce fut imperceptible, si bien que son compagnon continua sur sa lancée :
- « On dit que vous étiez en bonne passe pour accéder aux hautes sphères. Que vous vouliez y accéder, d'ailleurs, et que vous n'en faisiez pas mystère. Et puis, d'un seul coup, vous avez tout lâché. Vous avez demandé à être réaffecté à un autre poste, en bas de l'échelle. »
- « Et vous voulez savoir pourquoi ? » marmonna l’intéressé, un peu dans le vide.
L'ancien instructeur haussa les épaules.
- « J'ai pas pour habitude de répandre, ou même de m'intéresser aux potins. C'est juste que vous êtes un personnage… Assez spécial. J'aurais aimé comprendre. »
Gidéon ne répondit pas immédiatement. Il déglutit, gêné, avant de lâcher un petit rire crispé :
- « Mon fils est mort à cause d'un vous-savez-quoi. Il avait dix-sept ans. »
Surpris, Édouard cligna des yeux, mais le laissa continuer à son rythme. Les deux hommes fixaient le mur avec intensité, sans jamais détacher leur regard de la surface de béton. Finalement Gidéon repris :
- « À l'époque, je n'avais pas encore les accréditations nécessaires pour être mis au courant. Les gars de la Censure se sont chargées de dissimuler ça sous une bête histoire de fuite de gaz. Plus tard, lorsque j'ai pris du grade, je suis tombé par hasard sur le dossier en question. Ça m'a fait un choc. Et j'ai réalisé que je ne pourrais plus jamais me regarder dans un miroir si je continuais sur cette voie professionnelle. Je n'étais pas prêt pour… Pas prêt à mentir à des parents au sujet de la mort de leur enfant. »
L'ancien responsable n'était pas en train de pleurer ; la blessure avait eu le temps de s'amenuiser et de guérir, en partie. Mais le poids de la douleur pesait encore sur ses vieilles épaules, et cela se sentait dans sa voix éplorée.
- « Je comprends. » approuva Édouard, touché malgré tout.
Un silence gêné plana quelques minutes sur la discussion, avant que l'agent ne se décide, à son tour, de faire un aveu :
- « Mon fiancé a lui aussi été tué par… vous savez quoi. Il était membre d'une FIM. C'était peu après que j'ai perdu dans un accident de tir idiot. La suite a été… difficile, je ne le nierai pas. Sans lui et sans la possibilité de continuer à exercer mes fonctions, je n'étais plus moi-même. »
- « Et ensuite ? »
- « Ensuite… Ensuite, » déclara-t-il en s'ébrouant un peu, embarrassé. « vous le savez comme moi. La vie reprend son cours. On déniche un autre boulot, on essaye de garder la tête à la surface. On fait ce qu'on peut. »
- « On essaye de faire en sorte que cela n'arrive plus jamais. » ajouta Gidéon doucement. « À personne. »
- « À personne. » confirma Édouard, curieusement ému.
Puis, il s'étira, faisant mine que tout allait bien.
- « Bien, je crois que ça suffira. La machine a l'air de fonctionner. Nous devrions remonter. »
- « Bonne idée, » approuva Gidéon. « D'autant que nos vingt-six minutes de pauses seront bientôt écoulées. »
Alors que Édouard commençait à se diriger vers la sortie, son compagnon l'arrêta néanmoins d'une pression sur l'épaule.
- « Hmm ?
- « Dites… Il m'est venu une idée récemment… Une idée que je pense intéressante à exploiter. »
- « Oh Dieu… »
- « Ne riez pas, c'est très sérieux. Vous pourriez m'y aider. Mais je doute que les autres puissent… Ils ne doivent pas être mis au courant. »
L'ancien agent comprit instantanément.
- « C'est en rapport direct avec… »
- « C'est un peu plus compliqué… »
- « Expliquez-vous. » coupa court son interlocuteur, avec une pointe d'agacement.
- « Eh bien… Voilà… »
Site-Aleph
Lieu de rendez-vous tenu secret
Épisode spécial
13h33
Et, comme toutes les idées les plus folles de Gidéon, celle-ci finit par se réaliser.
Édouard pestait tout en installant les projecteurs. Il s'était montré sceptique dès le début, et ne comprenait toujours pas comment le présentateur s'était débrouillé pour le convaincre de venir.
- « Christilla faisait cela beaucoup plus rapidement que vous. » observa celui-ci, augmentant encore la tension artérielle de son collègue.
- « Christilla, c'était son métier. Moi, je vous le fais pratiquement à l’œil, et sans rechigner. Donc vous avez intérêt à ne pas vous plaindre. »
- « Je ne me plains pas. Mais… Elle le faisait quand même beaucoup, beaucoup plus rapidement que vous. »
Édouard serra les dents pour retenir un juron, et continua sa besogne.
Ils n'étaient que deux aujourd'hui pour préparer l'émission. Une émission baignant dans le secret, à tel point que le reste de l'équipe n'était même pas au courant de ce tournage, dont la direction n'avait pas eu vent non plus. De ce fait, leurs possibilités et matériel étaient restreints.
- « Voilà, c'est prêt. »
- « Merveilleux ! Vous êtes un homme plein de ressource, Monsieur Fain. »
- « Quand est-ce que les gosses arriveront ? »
- « Nos invités seront là d'ici quelques heures. Je compte sur vous pour vous montrer aimable, mais cela ne devrait pas trop vous changer de d'habitude, hmm ? »
- « Un vrai rayon de soleil, » ironisa l'homme en descendant prudemment de son échelle.
- « Vous voyez, vous souriez déjà. Ce sera un véritable jeu d'enfant. »
Bien que Gidéon se comporte aujourd'hui comme… Gidéon, une sincère fébrilité se sentait dans chacun de ses gestes. Il était comme agité, allant et venant, travaillant comme quatre pour compenser la réduction exceptionnelle de leurs effectifs. Le décor les entourant, qu'il avait créé à l'occasion de ce numéro extrêmement spécial, parlait de lui-même : la scène était chatoyante, confortable, apaisante. Elle était parsemée de décorations très simples – quelques paillettes brillantes répandues sur la table-basse en verre, un vase en terre cuite, peint en blanc et recouvert de plusieurs traces de mains d'enfants multicolores…
Mais ce dont le plateau regorgeait le plus, c'était de peluches en tout genre. Principalement dans les tons blanc et crèmes, représentant tour à tour des ours, des tigres, des renards, des licornes et autres espèces, elles envahissaient littéralement les sièges et canapés disposés en face des caméras.
- « Vous pensez sincèrement que Madame Diamèse donnera son feu vert ? » demanda Édouard après avoir encore trimé un peu plus. « Même si la diffusion ne se faisait que sur des canaux contrôlés, et même si la distribution médiatique ne se concentrait que sur un public très restreint, je ne pense pas que… »
- « Vous vous inquiétez trop. Je me chargerai de cette partie. Occupez-vous donc plutôt de vérifier si les caméras cadrent bien le plateau. »
- « Déjà fait. »
- « Une deuxième fois alors. »
- « Cinquième. »
- « Eh bien, comme ça je n'aurai plus aucun motif d'inquiétude ! »
Avec une grimace d'exaspération, ayant tendance à se transformer en un sourire indulgent sur les commissures, Édouard s'exécuta.
Dans le fond, il aimait bien le vieil homme et ses manières.
L'heure vint. Les parents arrivèrent, accompagnées de leur progéniture. Les présentations furent timides, bien que Gidéon, tremblant sous le coup de l’appréhension, s'efforça de mettre un peu plus de chaleur dans leurs rapports humains. Les enfants se montrèrent quelque peu effarouchés au début, mais quelques pitreries de la part du présentateur suffirent à les mettre en confiance. Il ne parvint pas à gagner le cœur de tous les parents en revanche.
- « J'aurais préféré que mon fils ne soit pas mis en spectacle, » lui déclara de but en blanc une mère à l'expression crispée « mais il a insisté. »
Une autre lui glissa cependant, avec beaucoup de douceur :
- « Kayla et ses petites sœurs aiment beaucoup votre émission. Et pour être honnête, je suis rassurée à l'idée qu'un tel programme existe. Mes enfants ont toujours été très énergiques, très imprudents. Je suis plus sereine en sachant qu'ils prennent petit à petit conscience des dangers de ce monde. »
- « Vous m'en voyez absolument ravi, Madame. » répondit simplement Gidéon, sincèrement ému.
Les adultes n'étaient pas prévus dans la production ; ils durent laisser leurs enfants aux bons soins de l'équipe.
Quatre familles avaient répondu à l'appel du présentateur, bien plus que ce qu'il n'avait espéré. La plupart avaient cependant décliné ou ignoré l'invitation : pas facile pour un enfant de parler d'une expérience traumatisante, pas facile pour des parents d'accepter que leur progéniture, déjà bien éprouvée, ne soit présentée devant un public pour parler de leurs handicaps.
Les quatre candidats ne se ressemblaient pas. Certains se montraient graves, d'autres, beaucoup plus innocents, souriaient avec ravissement en détaillant le plateau. Leur âge variait de 17 ans à 4 ans. Gidéon avait appris par cœur chacun de leur nom, de leur histoire, de leur situation actuelle.
Lucien, le plus vieux, était un adolescent tout ce qu'il y avait de plus banal. Bruns aux yeux sombres, il gardait ses mains constamment dissimulées dans les poches de son jean. Son visage était fermé, vide de toute gaieté, comme s'il savait que les sujets que le groupe aborderait ensuite, seraient loin d'être joyeux.
Kayla, onze ans, était l'unique fille du groupe. Une ravissante enfant s'il en était. Une peau burinée dans le cuivre, deux grands yeux d'un noir profond, des cheveux bouclés arrivant à peine jusqu'aux prémices de sa mâchoire. Elle était celle qui souriait le plus, de toute la bande ; mais son bras droit, jusqu'à l'épaule, était une prothèse.
Claüs, neuf ans, se tenait un peu à l'écart du groupe. Avec ses grands yeux bleus, presque fantomatiques, il semblait enregistrer chaque détail de la scène, tournant la tête dans tous les sens comme un hibou. Conscient de sa particularité, Gidéon prenait grand soin à ne pas le toucher, à ne pas trop envahir son espace vital, et avait prévu pour lui un large fauteuil un peu à l'écart des autres, sans pour autant le séparer totalement du reste du groupe.
Camille, lui, n'avait que 4 ans. Il était minuscule comparé aux autres, et pourtant il avançait vaillamment sur ses courtes jambes, au même rythme que les autres, et refusait de se laisser porter. Avec une semblable ténacité, il n'ouvrit pas une seule fois la bouche, ne lâcha pas un seul mot.
Gidéon fit s'installer tout ce beau monde sur le plateau ; leur fit faire quelques échauffements, se fendit de quelques blagues pour les mettre en confiance. Édouard, depuis la régie, lui fit signe qu'il était prêt ; et ainsi débuta cette édition très spéciale de PCS.
- « Bonsoir ladies, gentlemen, et autres compatriotes ! » s'exclama Gidéon avec une aisance très naturelle. « Aujourd'hui, je ne m'adresse qu'à vous – oui, à vous – chers parents, chers adultes. L'émission de ce soir, n'a pas pour vocation d'être vue par les enfants. Si vous vous trouvez en une telle compagnie, alors je vous recommande d'éteindre votre téléviseur et de vous y reprendre à plus tard en enregistrant ce qui va suivre. Car croyez-moi, vous serez heureux d'être les témoins de nos propos. »
L'homme cessa sa tirade, le temps de reprendre son souffle, et laissa planer un long silence, accordant à son audience imaginaire le temps de coucher leurs enfants, ou de changer de chaîne. Puis, il reprit :
- « Bien ! Comme vous pouvez le constater, j'ai l'honneur de recevoir ici quatre illustres invités, dont la présence ce soir, je me dois de vous le dire, me tient beaucoup à cœur. Je parle bien sûr de Lucien, Kayla, Claüs et Camille. Leurs noms de famille resteront secrets par souci de vie privée, et je vous remercie d'avance de votre compréhension. »
Les enfants saluèrent, chacun à leur manière, la caméra : Lucien marmonna un « Bonjour » assez gauche, Kayla remua sa prothèse en direction de l'objectif, Claüs et Camille restèrent tous deux silencieux. Indulgent, Gidéon continua sur sa lancée. Son ton devint plus grave, plus doux également ; et cette fois-ci, il abandonna le public invisible auquel il s'adressait depuis le début du tournage, pour s'adresser directement aux enfants, comme s'ils étaient en coulisse.
- « Nous sommes réunis ici pour parler d'un sujet bien précis, comme vous le savez. Je veux que vous n'ayez pas peur de hausser le ton, pas peur de dire tout ce qui vous passe par la tête. Si vous vous ne vous sentez pas bien, dites-le-moi directement, et l'on vous laissera un petit moment pour reprendre. Compris ? »
Comme ses invités hochaient la tête, il pivota pour faire de nouveau face à la caméra :
- « Lucien, Kayla, Claüs et Camille, sont tous les enfants d'employés résidant dans la ville de production de notre petite émission. Ils ont également un autre point commun : ils ont tous subi, à différentes périodes de leur vie, un incident dramatique, dont vous devez sûrement vous douter plus ou moins de la teneur. »
Les enfants réagirent mieux que ce que Édouard avait craint : ils avaient eu le temps de se préparer, ils étaient courageux, ils étaient sereins. Gidéon en lâcha un sourire plein de fierté, pour eux.
- « Nous sommes ici ce soir, parce que je pense qu'il existe un aspect de sécurité important, que nous avons jusqu'ici trop négligé dans nos émissions précédentes. Quelque chose qui vous concerne directement. Peut-être certaines personnes parmi notre public travaillent dans la sécurité, la recherche pratique… Ces domaines où la sécurité est de mise et les consignes sont extrêmement strictes. Vous devriez comprendre, je le pense, le message que je vais faire passer ce soir, et cela mieux que personne d'autre. »
Il marqua une pause, regarda droit dans la caméra.
- « Notre travail. Le vôtre. Sont autant de facteurs garantissant une sécurité, matérielle et physique, à nos enfants. Ils doivent apprendre certaines règles et certains réflexes, oui ; et c'est cela que nous nous efforçons de faire de notre côté durant cette émission. Mais il y a plus de choses à ajouter au tableau. Les règles existent, pour protéger d'un danger. Et ce danger, vous le connaissez aussi bien que moi. Vous travaillez peut-être même en sa compagnie. »
La voix du présentateur se fit plus profonde encore, alors qu'il atteignait le cœur du problème.
- « Aujourd'hui, je veux vous rappeler une fois encore la nature même de nos efforts. Je veux que vous réalisiez la raison pour laquelle vous, nous faisons tout cela. Pourquoi vous vous levez chaque matin pour vous rendre jusqu'à votre lieu de travail, pourquoi vous y pensez à deux fois avant de dépenser votre paye, pourquoi vous faites de votre mieux, en toute occasion. »
Édouard hocha doucement la tête, appréciateur. Gidéon se montrait toujours très secret durant l'écriture de son discours ; mais toute l'équipe lui faisait confiance, il savait se montrer fin dans ce domaine.
- « Lucien, j'aimerais, si cela ne te dérange pas… Commencer par toi. Alors, prend ton temps, respire… Et raconte-nous ton histoire. »
Le jeune homme sursauta légèrement lorsque l'on prononça son nom. Il ne fit pas face à la caméra, préférant river son regard à la première ancre qui puisse le soutenir : le visage souriant de Gidéon. Le présentateur l'encouragea, se voulant rassurant. Avec une inspiration, l'adolescent se lança.
- « Bonjour, » fit-il, avec une maladresse un peu touchante. « Je m'appelle Lucien… J'ai dix-sept ans. Quand j'avais… dix ans, je crois… Je ne me rappelle pas très bien. On m'a dit que j'avais été exposé à… Quelque chose de mutagène. Quoi qu'il en soit… »
Il sortit pour la première fois les mains de ses poches, et le montra au présentateur. Elles ne présentaient rien d'anormal.
- « Je me suis… Retrouvé avec huit doigts à chaque main, au lieu de cinq. Ils avaient poussé… sur mes paumes… »
Intensément perturbé, Lucien dissimula de nouveau ses poings fermés dans son jean. Gidéon ne cessa pas de sourire ; il demanda doucement :
- « Mais tu n'as plus ce problème maintenant, n'est-ce pas ? »
- « Non… Mes parents ont eu recours à un spécialiste. Il m'a anesthésié, et m'a retiré les doigts en trop. Ils n'ont jamais repoussé. »
- « Tu as eu de la chance. Comment le vis-tu maintenant ? »
- « Bien. Ça n'a pas impacté la façon dont j'utilisais mes mains. C'est juste que… Parfois je rêve de ces doigts. C'est… C'est toujours dérangeant. Rien de vraiment effrayant, rien de trop gore, rien… Juste… Mes doigts. Mes six doigts en trop. Dans le noir. Qui remuent. »
- « Lucien… Moi, je sais que tu es un artiste. Dessin, poterie, guitare, couture… Mais nos téléspectateurs, eux, ne sont pas au courant. Est-ce que cela te dérangerait de nous faire une démonstration ? »
- « Je ne sais pas si… » se troubla l'adolescent.
- « Je ne t'y obligerai pas si tu ne le veux pas. Mais si tu pouvais le faire… Ce serait fantastique, je ne te le cache pas. »
Sans oser répondre, Lucien hocha très légèrement la tête. Avec un plaisir palpable, Gidéon se mit à appeler :
- « Merveilleux. Technicien, une feuille et un crayon s'il vous plaît ! Technicien ! Technicien… ? »
En grinçant un peu des dents, Édouard quitta la régie pour amener le matériel demandé par son employeur, avant de se précipiter pour rejoindre son poste.
Lucien reçut les présents, raide comme un bout de bois. Il commença à dessiner sur la feuille, d'abord en jetant des coups d’œil plein d'appréhension autour de lui. Puis, il commença à se détendre, s'absorba dans sa tâche, jusqu'à ne plus porter attention au reste du monde. Dans un temps record, il avait terminé, et donna son œuvre à Gidéon, sans mot dire. Le présentateur poussa un cri de ravissement en découvrant le dessin :
- « Eh bien ! Quel talent ! C'est impressionnant, et je sais de quoi je parle. Si je n'avais pas peur de froisser mon dessinateur actuel, je t'aurais proposé un poste sur le champ ! »
Rose de plaisir, Lucien tenta de s'enfoncer dans son siège tant il était gêné, tandis que l'adulte montrait son œuvre à la caméra : et en effet, c'était tout à fait réussi. Il s'agissait du portrait d'une scène tirée d'un épisode précédent de PCS, dessinée à l'origine par Thomas, reprise par une main d'artiste, avec un trait de crayon tout à fait particulier.
- « Tu as définitivement un avenir, Lucien. Et je suis heureux de constater que ton… accident… ne t'empêchera pas de le réaliser à son plein potentiel. »
Heureux et flatté, le jeune homme laissa apparaître un véritable sourire sur ses lèvres, à réchauffer le cœur.
- « Mais nous avons beaucoup de jeunes talents présents aujourd'hui. » continua alors Gidéon, en adoucissant un peu sa voix. « Claüs. J'ai entendu dire que tu aimais te lier d'amitié avec toutes sortes d'animaux. »
L'enfant releva brusquement la tête, comme s'il venait de réaliser que l'on s'adressait à lui. Il ne répondit rien, se contentant de fixer ses grands yeux bleus sur l'adulte.
- « Chiens, chats, chevaux, écureuils, souris, poissons, oiseaux, insectes… Aucune espèce ne te résiste. » enchaîna le présentateur, l'encourageant à prendre la parole. « Combien d'animaux as-tu en ce moment ? »
- « 1631. Un chien, trois chats, deux hérissons, quatre écureuils, deux pies, un corbeau, une vipère, cinq souris, quinze blattes, un renard, et mes favorites. Messor Structor. 1596 fourmis. 1595… 1592. 1584. 1586… »
La voix de l'enfant était vide, absente. Il continua ainsi son manège, abaissant ou augmentant le nombre au fur et à mesure. Son ton se fit de plus en plus bas, jusqu'à être réduit à un murmure. Gidéon patienta tranquillement, jusqu'à ce qu'il cesse son manège.
- « Eh bien, ça fait beaucoup de monde. Je – »
- « Avant, j'avais des abeilles aussi. Et des guêpes. Mais Papa et Maman n'aiment pas quand j'ai trop d'animaux. Ils n'aiment pas quand je les attire. Ils les ont toutes tuées. »
- « Je vois… Dis-moi Claüs… Veux-tu expliquer ta particularité à la télévision ? Ou préférerais-tu que je m'en charge ? »
Comme il ne répondait pas, le présentateur n'insista pas. Il se tourna, faisant encore une fois face à l'objectif.
- « Claüs a été diagnostiqué vers 7-8 ans, obligeant sa famille à changer radicalement de mode de vie. Je sais quel syndrome vous vient immédiatement à l'esprit en le voyant : l'autisme. Eh bien non, mes chers amis, là n'est pas le cas de notre jeune invité. Assez de préjugés circulent déjà sur ce trouble, pour que notre émission veuille venir nourrir ce flot d'inepties et de billevesées. Claüs est simplement… différent. De tout. »
Il jeta un regard à l'enfant, cherchant à vérifier qu'il ne l'offensait pas ; mais ce dernier était déjà en deçà de la conversation actuelle, et il ne tenta pas de l'extirper hors de son monde.
- « Comme vous l'aurez deviné, il se montre extrêmement capable avec les animaux, qui semblent presque… attirés, par sa présence. Cela lui assure d'être toujours en bonne compagnie ; mais il manifeste en retour certaines… difficultés, à saisir le comportement humain. Il voit un spécialiste chaque semaine, afin de faciliter son intégration. Il n'a pas encore été re-scolarisé. »
Le garçon ne prêtait plus aucune attention à ce qui se disait sur lui ; il s'était retourné sur son fauteuil, mis à genoux et s'était affalé sur le dossier de son siège, sans doute pour contempler la peluche en forme de tigre derrière ce dernier. L'audience, ainsi que le présentateur, ne voyaient plus que son dos ; et il en serait ainsi pour le reste de l'émission.
- « Nous reste donc deux invités spéciaux à vous faire découvrir ce soir ! Kayla, Camille, lequel d'entre vous souhaite commencer ? »
Kayla ouvrit la bouche, prête à se proposer ; mais Camille trépignait littéralement d'impatience sur son siège, alors elle se tut, lui laissant la place.
- « Eh bien, mon petit Camille… » fit Gidéon avec beaucoup d'affection. « On dirait que c'est ton heure de gloire. Une mauvaise chute, hé ? Ça arrive à tout le monde. Est-ce que tu… te sens de montrer ta blessure à la caméra ? Pour que notre audience réalise ? »
Le bambin hocha la tête ; il se leva de son propre chef, s'approcha de l'adulte avec un sourire aux lèvres. Il stoppa net devant lui, de façon à ce qu'il soit le seul à voir son visage, en plus des caméras ; et, heureux comme jamais, un peu timide aussi, il écarta grand ses mâchoires.
Gidéon eut un sursaut monstrueux. Il resta un instant à contempler le petit garçon, livide comme un linge, avant de sortir un mouchoir et de se tamponner le front, détournant le regard.
- « On coupera ça au montage… » murmura-t-il sans même le réaliser, sous le choc.
Depuis la régie, Édouard approuva d'un sec signe de tête, se souvenant de la description détaillée à que Gidéon lui avait fait de l'affaire un peu avant. Un frisson d'horreur parcourut son dos : même avec son passé musclé au sein de la Fondation, il avait rarement été confronté à quelque chose d'aussi monstrueux. Surtout sur un gosse de quatre ans.
Le sourire du petit Camille disparut subitement, et il serra les lèvres. Des larmes envahirent ses yeux écarquillés, emplis du chagrin de se voir rejeter ainsi, une émotion qu'il devait difficilement appréhender et comprendre, mais qui lui faisait mal, très mal, malgré tout.
En voyant cela, Gidéon oublia qu'ils étaient sur un plateau, oublia l'apparence… peu conventionnelle du palais de son très jeune invité. Le père parla en lui, une facette de sa personnalité qu'il n'avait pas exprimée depuis longtemps. Délicatement, il lâcha son micro, saisit l'enfant et le déposa sur ses genoux, avant de lui faire une grimace grotesque.
- « Ma foi, ce sont de bien belles dents, si j'en ai jamais vu ! Très… originales. Tu auras un joli sourire quand tu seras grand ! »
Rassuré par ce petit mensonge, les larmes quittèrent les yeux de Camille comme elles étaient venues, et il se mit à rire. Pour la première fois l'on entendit sa voix. C'était un rire un peu sifflant et gargouilleux, mais un rire d'enfant, qui aurait su gagner le cœur de n'importe qui.
Le sourire de Gidéon se figea très légèrement sur son visage, mais il ne broncha pas.
C'était l'une des raisons pour lesquelles Édouard respectait profondément l'ancien responsable.
- « Tes parents m'ont dit que tu étais régulièrement opéré. Qu'un docteur s'occupait de ta bouche deux fois par semaine. » continua ce dernier, ayant totalement éludé la présence des caméras, pour ne plus se concentrer que sur son petit rayon de soleil. « Est-ce que ça te fait mal ? Est-ce que ça te fait peur ? »
Aux deux questions, l'enfant hocha la tête ; il enchaîna alors :
- « Ah. Mon pauvre petit. Mais il faut que tu sois fort, et que tu sois courageux. Tu as le droit de pleurer et d'avoir peur ; mais on fait cela pour ton bien, n'oublie pas cela. Pour que tu puisses vivre le reste du temps, heureux et en paix. Et puis, qui sait ? Un jour, peut-être qu'on arrivera à te donner un encore plus beau sourire ? »
Le petit se mit à rire une deuxième fois, sans réelle raison ; et bien que Gidéon se tende de nouveau, cette fois-ci son sourire était sincère.
- « Encore plus beau que celui-là même ! »
Édouard, depuis la régie, lui fit un signe de main ; son employeur revint alors à la réalité. Gêné de s'être laissé aller devant les caméras, il emprunta un air distant, différé, qui n'aurait aucune chance de tromper qui que ce soit.
Mais il ne déposa pas l'enfant. Il le garda sur ses genoux. Camille était moins hilare ; redevenu timide, il avait de nouveau fermé la bouche. Ce n'était pas plus mal, cela permettait à Gidéon de se concentrer et d'être à l'aise.
Son regard alla quêter celui de sa dernière invitée. Kayla.
- « Kayla… »
- « J'aimerais parler moi-même de mon handicap, si possible. » lui signala-t-elle poliment, mais résolue.
Gidéon acquiesça, tout en laissant le bambin sur ses genoux jouer avec sa cravate. L'adolescente se tourna vers les caméras, bien sagement mise. Elle prit la parole :
- « Je m'appelle Kayla. J'ai onze ans. Mes parents sont tous deux chercheurs. Très bons dans leur domaine. Les meilleurs. »
Elle était très à l'aise. Concise, posée, sans manière. Édouard se mit à sourire : en voilà une dont Gidéon pourrait apprendre beaucoup de choses.
- « Quand j'ai eu dix ans, j'ai eu un accident, dans un laboratoire où l'on étudiait les OGM, dans le cadre d'une visite scolaire. Ça s'est passé très vite, tout était plutôt flou. Mon bras droit a été sectionné, et remplacé avec la prothèse que vous voyez. »
Elle leva sa fausse main à hauteur de sa tête, pour bien montrer aux spectateurs qu'il s'agissait de toc.
- « Et quels sont les désagréments du quotidien pour toi ? » lui demanda gentiment le présentateur, tout en faisant sautiller distraitement sur ses genoux le bambin.
- « Pas grand chose. J'ai été déscolarisée un temps, maintenant ça va mieux. Je ne me fais pas harceler à cause de ma prothèse. Ma famille se montre très présente pour m'aider au quotidien. Il y a juste… »
De son propre chef, elle prit le parti d'enlever sa prothèse, sachant peut-être que Gidéon lui en ferait à un moment ou à un autre la requête ; et de ce fait, il la laissa faire.
Il fut le seul à ne pas écarquiller les yeux d'effarement.
Il y avait bien un moignon en dessous du plastique. Sauf qu'il n'était pas fait de chair.
Il était fait de bois.
Un genre de tronc angulaire remplaçait la protubérance à laquelle l'on aurait pu s'attendre, adoptant la même forme hémisphérique. Il aurait été facile de la penser artificielle, si la chair et le bois ne se mêlait pas au niveau de l'intersection entre l'épaule et le bras.
- « C'est du vrai bois. » fit-elle en remettant sa prothèse. « J'ai rendez-vous tous les mois avec un spécialiste, pour me le faire retirer. Mais ça finit toujours par repousser. Un peu comme ce qui t'es arrivé, Lucien. » fit-elle en s'adressant à l'adolescent médusé. « Un produit toxique, encore en période de test, qui a aspergé la plaie. Sauf que moi il ne suffit pas d'une simple opération pour m'en débarrasser. »
- « Je suis désolé. » marmonna ce dernier maladroitement, visiblement sincère.
Kayla haussa les épaules.
- « Pas grave. Je m'y suis faite. Ce n'est pas si terrible à vivre. »
- « Eh bien, » intervint alors Gidéon, tout en déposant prudemment Camille à terre, pour qu'il aille se rasseoir tant bien que mal. « Je crois pouvoir assurer, sans trop me tromper, que c'est très courageux de ta part de dire ça. J'espère que tu auras le futur dont tu rêves, Kayla. À vrai dire, je vous le souhaite tous ; et je vous remercie infiniment d'avoir accepté de partager votre expérience avec nous aujourd'hui. »
Il se tourna de nouveau vers la caméra, pour la dernière fois. Son expression était devenue plus grave.
- « Parfois, des accidents arrivent. On n'y peut rien. Ce n'est pas nécessairement utile de leur chercher un coupable, ou un sens. Mais l'on peut aussi chercher la sécurité. Enseigner à ses enfants la prudence. Appliquer soi-même quelques principes de sécurité. Notre émission est là pour cela. Et aujourd'hui, je veux que vous réalisiez que vous pouvez agir dans ce sens. En Sécurisant, en Chérissant et en Protégeant vos enfants. »
Il fit un clin d’œil à l'attention de l'objectif. Beaucoup ne le prendraient qu'en étant un simple jeu de mot, avec les initiales de l'émission, PCS.
Les autres sauraient.
- « C'étaient Lucien, Kayla, Claüs, Camille et Gidéon, l'illustre équipe de l'émission de ce soir ! Passez une bonne soirée, et n'oubliez pas : soyez prudents ! »
- « Coupé ! » cria Édouard, avec le sentiment réel d'avoir clôturé un travail bien fait.
- « Vous pensez que ça va passer ? » demanda plus tard l'ancien agent, alors que les enfants étaient partis, et que Gidéon et lui rangeaient le matériel.
- « Si Madame Diamèse a encore une once d'humanité dans son cœur – et je sais qu'elle en a –, alors oui. Je suis confiant. »
Gidéon eut beau fanfaronner devant son collègue, il ne vint jamais se confronter en personne à la directrice. Il se contenta de remettre une note, avec l'unique copie matérielle de l'émission, à sa secrétaire.
Un mois plus tard, il recevait sa réponse, de l'exacte même façon.
Ses mains tremblaient quand il commença à déchiffrer les mots sur le papier.
Si la Censure laisse passer cela, vous avez carte blanche en ce qui me concerne. Je m'assurerai de restreindre les canaux par lesquels cette émission sera diffusée. La prochaine fois, préviens-moi, cachottier.
Bon boulot quand même.
Gidéon grimaça, comme il le faisait chaque fois, à l'idée de remettre son précieux bijou au département qu'il haïssait le plus.
Mais il fallait croire que même les bureaucrates avaient un cœur.
Seul les passages où Kayla montrait son moignon, et parlait de la croissance continuelle de ce dernier, furent censurés. Édouard, connaissant bien l'administration au sein de la Fondation, avait prévu le coup, et monté la vidéo avec beaucoup de finesse, pour un néophyte. Il n'avait d'ailleurs inclus aucun plan montrant directement l'anomalie dont le petit Camille était affecté.
On constata une notable amélioration des performances des employés du Site Aleph les mois suivants la diffusion de l'épisode spécial.
Le show pour enfant continua ensuite, comme si de rien n'était.
B███████
Cimetière
Refuge d'un cœur brisé
21h59
Il faisait sombre dans les rues, lorsque Gidéon parvint enfin devant le cimetière.
L'air était doux. Une légère brise venait chatouiller la pointe de son écharpe écarlate. Au-dessus de lui, le ciel gris-bleu n'était habité que par quelques nuages solitaires, errant au gré des vents.
La journée parfaite pour un peu de nostalgie.
Devant les grandes portes de fer menant aux pierres tombales, quelqu'un l'attendait. C'était un garçon, un adolescent plutôt. Grand, à la mine fermée, aux longs cheveux blonds, vêtu tout en noir. Le visage agité de tics, de frissons.
Le gardien de ce cimetière était, n'en déplaise aux croyances populaires, affligeant de banalité. Pas un mot au-dessus de l'autre, pas une opinion tranchée, pas une once d'excentricité. C'était un brave homme, dans le fond. À l'inverse, son fils était d'une autre trempe : solitaire, renfermé sur lui-même, muet la plupart du temps, n'aimant ni les choses gaies ni les couleurs vives.
Mais il avait eu le mérite d'être ami avec le fils de Gidéon. Alors, cela ne pouvait pas être un mauvais bougre.
- « Bonsoir Dimitri, » fit poliment le présentateur en venant à sa rencontre. « Tu as ce que je t'ai demandé ? »
Sans mot dire, l'adolescent extirpa de l'intérieur de sa veste la boîte transparente d'un CD, sur lequel n'était rien gravé, hormis les initiales : A. L. L'adulte s'en saisit en remerciant son fournisseur d'un signe de tête, avant de ranger précautionneusement son nouveau trésor dans sa besace.
- « Et la guitare ? Elle te plaît toujours ? » demanda-t-il d'un ton enjoué, dans un élan d'amitié.
Il n'eut aucune réponse. Son interlocuteur se contenta de le regarder, avant de poser la main sur le portail derrière lui. Il le fit pivoter dans un horrible grincement, sans cesser de fixer Gidéon des yeux.
Ce dernier était soudain grave.
Il s'engouffra dans le cimetière. L'autre ne le suivit pas. Il serait là lorsque Gidéon en aurait terminé, là pour refermer le portail derrière lui. C'était leur marché. Ils avaient l'habitude.
L'ancien responsable flâna un moment dans le cimetière, admirant l'unicité des ombres qui s'écoulaient sur les sépultures… jusqu'à arriver devant une tombe bien précise. Là, sans se soucier de l'état de son pantalon hors de prix, il s'assit en tailleur, inspira profondément.
- « Salut fiston. »
Seuls le silence des morts, le sifflement du vent, lui répondirent. Devant lui, fleurie comme au premier jour, la pierre tombale était marquée de ces mots : « Adrien Leophyte ».
- « Tu sais, je ne pensais que j'en arriverais là un jour. Quand j'y repense, mon idée était tellement folle… Tellement puérile… Mais… Ça a marché. Très bien marché même. »
Ses mots recevaient pour réponse leur propre écho. Mais il ne s'en formalisait pas. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait cela.
Et depuis bien longtemps, cela ne le faisait plus pleurer.
- « Je suis juste… Déçu. Je pensais que cela m'aiderait à être en paix avec moi-même. En paix avec ce qui t'es arrivé. Mais au final, pour moi, ça ne change rien. Eh… Je suppose qu'il en faudra un peu plus. »
La nuit recouvrait le cimetière d'un voile de plus en plus sombre ; mais pourtant, même lorsqu'il ne put plus distinguer l'écriture sur la pierre, plus distinguer le nom de son fils, Gidéon continua :
- « Tu sais, c'est en partie grâce à toi si l'émission a du succès. Tes musiques sont vraiment sublimes, on voit que ça vient du cœur. J'adorais quand tu jouais de la guitare… Je suis juste… Désolé que tu ne reçoives pas les crédits qui te sont dus. Tu ne m'en veux pas trop pour ce petit mensonge, hein ? »
Il marqua une pause, comme pour écouter un reproche qui ne vint pas
- « Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas directement dit. Peut-être parce que Satine se serait inquiétée pour moi… Et elle aurait eu raison, je suppose. Monsieur Ysum, lui ? Il joue toujours de l'accordéon au bord de la Seine, je pense. Peut-être… Peut-être qu'un jour je leur dirai. Peut-être qu'un jour, on associera ton nom à mon émission. Mais… Pour l'instant, c'est notre petit secret à tous les deux, hein ? »
L'adulte cessa de parler. Il resta plongé dans ses pensées, silencieux, durant plusieurs minutes, face au lieu d'éternel repos de son enfant.
Puis, dans un geste plein de douceur, plein de regret, il tendit le bras vers la pierre tombale, la caressa de la paume, rêveur. Il se leva, saisit la lampe-torche qui se trouvait dans sa besace, l'activa. Le faisceau de lumière alla déranger l'activité de quelque rongeur nocturne, qui détala dans un bruissement d'herbe.
- « Allez, je te laisse. Je vais voir ta mère. Tu sais comment elle est… Si je ne passe pas la voir, elle pense que je l'oublie. »
Et Gidéon, après un dernier adieu, s'enfonça plus profondément au sein du cimetière, avalé par les ombres.