Des fois, tu fais des erreurs...

Donc, il n'y avait plus que nous trois, moi et les jumelles Moeller. Tout le monde s'était cassé après le fiasco de notre dernière pièce. OK, c'était de la merde. Mais quand même. L'artiche commence à manquer, itou pour la came. La turne est un foutoir, trop de java, pas assez de ménage. Je m'enfile une de nos dernières binouzes avec Ulrike, Einstürzende Neubauten à fond sur le radio-cassette n'arrange pas l'ambiance pourrie.

“Des fois tu fais des erreurs”, elle répète, aussi monotone que d'habitude, “des fois c'est tes erreurs qui te font.”

Encore une nuit sans avenir.

C'est à ce moment là qu'Ute a ramené son cul dans la cambuse avec une autre de ses idées à la con.

“Marionnettes, du boulot pour trois, bien payé."

"Où est-ce que t'es allée dégoter ça ?"

"Pas tes oignons, t'as juste à signer."

"Des marionnettes, sérieux ?"

"Tu veux ton prochain fix ou pas ?"

"Fuck you."

"Je sais que t'en as envie…”

C'est là que je laisse béton. Elles savent parfaitement que la meilleure manière de me faire accepter n'importe quoi, c'est de ramener sur la table leur trip inceste lesbien à trois. Je suis pas ce genre de meuf. N'importe quoi pour qu'elles ferment leur claque-merde. Des connasses, toutes les deux, mais des connasses sympa. Et on a besoin de cette oseille. Mais pas comme ça. Des marionnettes, merde, je vomis les chiards.

Donc on ramène notre poire le lendemain soir. Bizarrement, c'est du solide. Enfin, l'endroit l'est. Plus correct que ce que j'imaginais, enfin, ça dépend de ce qu'on entend par correct, j'imagine, vieux hangar d'usine, des bouts de machine peinturlurés à droite à gauche. Pourquoi est-ce que tout est peint dans ce putain de rose, par contre…
Des gradins dehors, pas au format morbac, super. Pas ce que j'imaginais. Bizarre que je n'ai jamais entendu parler de l'endroit, cela dit.

Donc, je poireaute dans la caisse, et je me demande ce qu'il y a derrière ces portes. Ute déconne avec sa sœur comme d'habitude, pas la peine d'essayer de lui tirer les vers du nez, de toute façon. C'est pas comme si je ne passais pas déjà ma vie à attendre. La nuit est frisquette, les nuages rendent le ciel noir comme de la suie.
Je me rappelle pas vraiment la dernière fois que j'ai vu la lumière du jour.

La patronne finit par se ramener avec sa troupe. OK, vu ses sapes, je devine d'où vient tout ce rose. Elle se ferait remarquer n'importe où mais les autres sont si fades que je ne mettrai sans doute jamais un nom sur leur visage. En fait, ils pourraient ne pas avoir de visage que ce serait pareil, je m'en branle. Rose a l'air agitée, mais sympathique, ou l'inverse. Le feu au tambour, aussi. On joue samedi, je me souviens même pas quel jour de la semaine on est. Enfin, elle ouvre cette porte.

Ouais, des marionnettes, des géants de carnaval, papier mâché et plâtre, plutôt moche et basique, mais bon, déjà vu, quoi… Des costumes, du bazar et des sculptures minables contre les murs. Une bonne partie du bordel ne fait que ramasser la poussière. Mais l'abomination au milieu du hangar me donne envie de me casser. Un putain de poney sans tête rose fluo de trois mètres de haut. Sur des roues rouillées.
Ute se marre, Ulrike baille. Je transpire. Bordel, nos spectacles ne sont pas de bon goût mais là c'est le pompon. C'est pas possible. Je veux me tirer, mais c'est trop tard pour ramasser mes billes, non ?

La dame en rose n'a pas l'air de vouloir de présentations, je suppose qu'Ute s'en est chargée, je préfère pas savoir ce qu'elle a pu raconter. Elle n'a pas l'air de vouloir causer de la pluie et du beau temps non plus.

“Les jumelles pousseront le char. T'es petite et mince, tu rentreras dans la tête.”

Elle pointe du doigt un machin défoncé pendant au mur. Une tête de cheval squelettique, bien trop grande pour être vraie — en bois blanc poli ? — avec une longue crinière fuchsia, des bois de cerf fendus et des cache-oreilles en papier d'alu, un mégaphone rose pour la bouche, un soufflet en peau pour le cou. Ça n'est qu'un peu de honte à avaler, personne ne verra ma trogne, au moins. Ce truc schlingue littéralement la charogne, cela dit.

Donc c'est tout ce qu'on a à faire, les jumelles poussent le bouzin vers les gradins, je répète les lignes qu'elle me souffle sur la HF. La troupe danse en silence autour du poney, tournant autour lentement avec une solennité parfaitement grotesque qui rend le truc plutôt flippant.

En retournant au squat, on s'arrête dans un rade pour avoir notre dose de musique, de bibine, de foule et de came. L'endroit est merdique, mais c'est comme un deuxième chez-nous. Ou un deuxième pas-vraiment-chez-nous. M'enfin, c'est comme une oasis après s'être tapées cette pantomime desséchée. Ulrike a la langue bien carrée dans la bouche de sa sœur, mais ses yeux dans les miens. Elles s'arrêteront un jour ? On met la viande dans le torchon juste avant l'aube. J'espère juste dormir un peu sans cauchemars, ma vie en est déjà un.

De retour en répète. Je vois même pas ce qu'il y a à répéter. Tout est tellement basique, puis Rose me souffle les lignes donc ça n'est pas comme si j'allais les oublier. Cela dit, je suis pas sûre que le texte soit le même qu'hier, ou que la veille. Les lignes semblent nouvelles, mais je ne me souviens pas de ce qu'elles remplacent. Comme si elles résistaient contre la mémoire.

Rien à foutre. J'aimerais juste que cette pluie de merde s'arrête. Encore deux jours et on en a fini avec ce boulot. De retour à la turne, le pajot est froid et j'ai la migraine. J'espère que j'ai pas chopé une saloperie en restant dans ce machin. Ça ne donne pas l'impression d'être nettoyé souvent, rien qu'à l'odeur…

C'est le jour. Pas un pet de trac. Pas excitée non plus. Rose est toujours taciturne. Les danseurs se déplacent comme des automates près du hangar. Pas de public quand on est arrivées, je me demande qui voudrait payer pour ça. Ou même regarder gratis. Maintenant, je m'en fous même de jouer pour les gradins tant que je suis payée.
Silence.

Rose frappe les trois coups. La porte s'ouvre en grinçant. Je ne vois rien en dessous, mais j'entends le rire étouffé d'Ute. Je ne vois pas grand chose non plus à travers les projos. Cela dit, il y a un public. Des silhouettes grises, roides, masquées, des bijoux qui brillent discrètement. Murmures et rires polis.

Les jumelles poussent le monstre, sans jamais rattraper le faisceau jaune de la poursuite. Les marionnettes tournent autour, comme des vautours apathiques, dansant au son du lent, lent grincement des roues. Les lignes affluent, je ne suis qu'un porte-voix. Le public ne réagit pas, mais je m'en fous. Tout ça est si lent que c'en est épuisant. J'entends Ute déformer le texte, en faisant quelque chose d'encore plus grotesque, si l'on peut seulement faire plus grotesque que cette mascarade mécanique. Pas très pro, mais c'est tout elle. Elle y va de plus en plus fort. Et plus lourd.

Oh, et merde, au point où on en est, Rose doit être furieuse et on ne verra pas la couleur du flouze. Je vais juste répéter la prochaine connerie qui sortira de la cervelle de camée d'Ute.

“Nous venons ici en une union solennelle,” Rose souffle par le haut-parleur du poney.

“Les sœurs Moeller sont les meilleurs baiseuses de ce côté de Berlin,” Ute et moi répondons. Pas de réaction dans le public.

“Rassemblées par les liens qui nous attachent."

"Quand j'en aurai fini avec ça, je me tape un clebs.”

Presque fini, la poursuite s'est arrêtée, quelques secondes de plus et on passe dessous, les danseurs vont encercler le char et on rentrera au bercail.

“Nous t'appartenons, maintenant et pour toujours."

"Ma chatte appartient à Ute Moeller !”

Ulrike veut avoir le dernier mot,
“Pour toujours, fais et défais nous."

"Des fois tu fais des erreurs, des fois c'est tes erreurs qui te font.”
La nuit fraîche de Berlin pour rideau. Le public s'arrête de murmurer, il y a un bruissement sourd et brun dans l'air. Puis le silence me cogne aux tripes. Éclairs rouges. Et puis plus rien. Tout est silence. Le public a disparu, les danseurs aussi. Rose m'aide à sortir de sa machine et prend tranquillement ma main. Elle me conduit au hangar, et je suis trop sonnée pour réagir. Les jumelles suivent, étrangement silencieuses.

Le hangar semble encore plus sinistre cette nuit, comme si quelque chose manquait. En fait, les tubes fluorescents ne bourdonnent plus, c'est peut-être juste ça. Rose ne lâche toujours pas ma main. Elle m'emmène dans sa taule sous le toit, je suis, je ne maîtrise plus rien… Pas de chaises, pas de lit non plus. Des tapis, des coussins, un petit nid rose qui pique les yeux. L'odeur de moisi de vieux pétales de roses rend l'air pesant…

Je me cale dans un coin, elle met un disque sur un gramophone, mais aucune musique n'en sort. Elle me montre une BD qu'elle est en train de lire, un truc mythologique, mais rien de familier, une ville pourrissante avec un souverain tout-puissant et sans visage, pas vraiment maléfique, mais ne se préoccupant que d'empêcher les citoyens de quitter les murs. Je lui fais remarquer à quel point la situation de ses adorateurs est absurde, elle hausse les épaules.

Elle se rapproche et se love contre moi. Je commence à me sentir vraiment mal… Je bafouille une excuse et prends la poudre d'escampette. Le hangar est vide. Pas de trace des jumelles. Combien de temps suis-je restée là-haut ? Et où est-ce qu'elles ont filé ? C'est moi qui ai les putains de clés. Sans doute en train de gougnotter quelque part dehors.

La caisse est toujours là. Je regarde dans les buissons, sous les gradins. Personne. Silence de mort. Je ferais mieux de jeter un œil du côté de la route. Il y a un fourgon noir garé qui n'était pas là tout à l'heure. La portière s'ouvre. Un type en noir en surgit et m'aligne avec un flingue.
Merde, merde, merde.
Flûte. J'ai déjà vu ce mec.
Où ? Pendant un moment, je ne calcule pas sa tronche.

Je sais. Dans le miroir d'une voiture. Les souvenirs jaillissent. J'entends le son de notre spectacle Quoi ? Je suis ce type ? Je deviens dingue, ça n'a aucun putain de sens. Je peux l'entendre penser. Quelque chose au sujet d'arrêter un massacre insensé, ordres ou pas. Il est furax après la meuf assise à côté de lui, elle a tout l'air d'une méchante vieille peau, elle ne bouge pas un doigt, il l'appelle l'araignée. C'est quoi ces conneries, je rêve tout ça, c'est carrément impossible.

Un coup sourd et une douleur vive me ramènent au présent. Je me retourne et je commence à courir. Il y a une seringue plantée sous mes côtes. Je l'arrache et je titube vers le hangar.

Je l'entends crier, devant moi. “Enferme la, je m'occupe des autres”

J'entends une autre portière qui s'ouvre. Je me sens groggy. Je me retourne, c'est cette femme. Pas possible qu'elle soit là pour de vrai. Je veux me réveiller. Il y a un trou dans la clôture en béton devant moi. Je suis sûre qu'il n'y était pas avant. Je m'y glisse et je vole vers le hangar. Littéralement. Putain, quand est-ce que j'ai appris à voler ? Pas le temps de penser, pas en état de penser.

Je n'entends plus de pas, je me retourne, pas de trou. Coups de feu. Tout est flou. Je tourne sec et je file vers la porte. Il est penché sur les jumelles. Elles peuvent pas être mortes. Merde, elles peuvent pas être mortes. Je ne sens plus mon corps. La lumière me brûle les yeux. Fade to grey.

Finalement, je me réveille de ce cauchemar. Sauf que… c'est pas le squat. Beaucoup trop propre. Des murs de métal gris et tristes. J'essaye de me lever mais je suis attachée au lit. La scialytique m'éblouit. Un hôpital ? Personne pour me répondre. Je hurle. Et j'attends. Et je hurle. Je suis sonnée, et j'ai faim. Finalement, la porte s'ouvre. Je ne pensais pas revoir ce visage, enfin, je ne voulais pas… Sauf qu'il est en orange, pas en noir.
Ma tête est pleine de questions qui s'agitent et se bousculent, mais une seule sort.

“Est-ce qu'elles sont vivantes ?"

"J'ai bien peur que non. Je ne peux pas en dire plus et vous ne comprendriez sans doute pas. C'était peut-être une erreur, vous savez ce qu'elle m'a dit ? - Des fois tu fais des erreurs, des fois c'est tes erreurs qui te font. - Ça semble être une autre vie. Seulement neuf mois. Avant que vous ne demandiez… vous ne verrez pas ce dont vous avez accouché. C'est enfermé dans une boite avec deux autres identiques. Pour toujours, je pense. C'est neutralisé, comme le reste, de toute façon. Je ne sais pas pourquoi vous avez survécu. Les deux autres sont mortes avant terme. Vous êtes la dernière instance en vie. L'araignée veut fermer le dossier et passer à autre chose. Vous allez être déclassée, je suis venu vous chercher.”

J'entrave pas la moitié de cette merde. Déclassée ? Merde, quoi ?
Le type en noir, orange, n'importe, tient maintenant une pétoire. Il a l'air aussi espanté que moi.

“Je ne suis pas censé en avoir un. Mais c'est peut-être pour le mieux.”

Il me détache, me dit qu'il est désolé pour tout, de ne pas regarder. Il y a un silence lourd, si lourd. Je ne peux pas m'empêcher de regarder ce flingue. Il le soulève, enfonce le canon dans sa bouche, tire, s'effondre.

Je ne peux même plus crier. Je reste plantée là comme une conne. Le triton assourdissant d'une sirène me secoue. Je ne peux pas me permettre d'attendre pour voir qui répondra à cette alarme. Je vole hors de la pièce, dans un immense couloir bordé de portes identiques à celle que je viens de franchir. J'entends crier plus loin. C'est l'araignée qui me tombe sous les yeux en premier. Elle m'attrape par le bras, me demande où je pense aller, me dit que j'ai foutu en l'air deux ans de sa vie en accouchant d'un jouet en plastique parfaitement normal. Rose. Avec une crinière fuchsia. Elle grommelle au sujet d'un cathéter, dit que je suis censée être liquidée et d'attendre les gardes ici. Elle n'en finit jamais, je ne peux plus supporter ça. Je serre mes mains autour de son cou. Elle disparaît dans un nuage de paillettes roses.

Les murs autour de moi tremblent, s'effritent. Je vole aussi vite que je peux, le couloir n'a pas l'air de vouloir finir. Les portes dégueulent leurs occupants dans un cacophonique capharnaüm. J'arrive à une sorte de hall. La sortie est bloquée par une porte blindée. Je plane vers le plafond et le perce de mon poing. Il n'y a pas d'autre côté, juste un néant, des étoiles scintillant dans le noir, aussi loin que je puisse voir. Je vole vers la porte, et à travers.

Je ne sais pas comment je suis rentrée au squat. Les rues sont étrangement vides et silencieuses. Rien de tout ça ne peut être vrai. Je ne sais pas quand je me suis endormie et quand j'ai commencé à rêver. Je vais monter les escaliers et m'enfiler une mousse avec les jumelles. Sauf qu'il n'y a pas de squat. Les pièces sont nues et délabrées, poussière et gravats. Les graffitis d'Ulrike ont disparu. La radio aussi, putain de silence. Aucune trace de nous. Je n'arrive pas à croire que je n'ai pas pu les sauver, qu'elles ne seront plus jamais ici avec moi. Ou peut-être, peut-être qu'elles ne l'ont jamais été et que rien de tout ça n'a jamais été vrai. Nous n'avons jamais existé. Tout ce qui est n'est qu'un trou dans un voile de deuil et pas chair qui vive de l'autre côté de ce trou. Dehors, le vide a trop d'étoiles, et je ne suis que l'une d'entre elles.

Tout est silence.

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