Journal du type avec sa machine

Rapport (v.21) :

TM-182
Haute fiabilité
Type: électrique; thaumaturgique

[Marsellea; Portcroisé]

Comme ce document n'a pas de titre, je vais juste l'appeler "Journal du type avec sa machine", on se débrouillera avec ça.

Trouvé.

Donc tout ce bordel c'est juste à cause d'un mec de l'AAA ? C'est Merkeslet qui va être content.

J'ai trouvé cette lettre juste à côté du journal, on la prend en photo avec, et on se tire.

14 septembre 1872
Cher journal.
Bien qu'il ne soit pas dans mes habitudes de me confier à l'écrit, j'ai décidé de sortir de mes placards ce petit carnet qui y a hiberné si longtemps. Tenir un journal intime ne m'avait jamais vraiment intéressé jusqu'à présent, mais à force d'insister, Amélie m'a convaincu. Selon elle, coucher mes pensées sur le papier serait un bon moyen de me détendre. Elle a également mentionné de rejoindre les paradis artificiels proposés par Joseph, mais je n'ai jamais été très attiré par ce genre de loisirs. Ma créativité n'a nul besoin de ces substances, et mes autres loisirs me détendent déjà bien suffisamment, mais je m'égare.
Lorsque j'en aurais l'envie, j'inscrirai dans ce journal des extraits de mes pensées, ou bien simplement des descriptions de mes journées, en essayant de conserver une certaine régularité. Aujourd'hui, je n'ai rien de particulier à raconter, du moins rien qui sorte suffisamment de l'ordinaire pour mériter une place sur ce papier. Peut-être que la journée de demain sera plus divertissante.

17 septembre 1872
Cher journal.
En plus d'être divertissante, cette journée a été productive. La réunion mensuelle de l'Amicale Assemblée des Anormaux s'est parfaitement déroulée. Tous les habitués de l'association étaient présents, et plusieurs d'entre eux ont amené avec eux de nouvelles recrues. Comme toujours, des personnages étranges ont présenté des projets étranges. Une certaine Jeanne nous a expliqué pendant bien quinze minutes comment elle souhaite découvrir le secret du passage vers l'Enfer, après avoir vu un démon être aspiré par le sol en pleine forêt.
" Il tenait une chaîne avec la main gauche, et avec sa main droite, il tendait un collier d'argent vers un oiseau noir, droit devant lui. Et il avait des cornes, je vous jure qu'il avait des cornes. ", nous a-t-elle dit. L'absurdité des discours de certains participants m'a parfois forcé à retenir un rire, mais après tout, mon projet suscite souvent des réactions similaires, alors qui suis-je pour me moquer ?
Parlant de mon projet, mon discours à propos de son avancée a été plutôt bien accueilli, et j'en garde une certaine fierté. Le public a été particulièrement enthousiaste face à mon avancée sur le condensateur Portcroisé. Je suis d'ailleurs sur le point de démarrer des négociations avec le père Madivan en vue du premier essai. Son église est petite, mais c'est un début tout à fait convenable. Une concentration de foi trop importante risquerait d'endommager la machine. Je n'aime pas l'appeler "machine", mais je n'ai pas trouvé d'autre nom pour le moment.
Demain, nous serons dimanche, et mes recherches de cette semaine m'ont épuisé. Je vais tenter de me reposer un moment, peut-être inviterais-je Amélie pour quelques parties d'échecs. Depuis quelques semaines, je ne peux me passer ni de sa compagnie, ni de sa tisane à la framboise.

20 septembre 1872
Cher journal
Le père Madivan a refusé. Pire, bien pire, il m'a rit au nez. "Vous devriez avoir honte, Monsieur Portcroisé. Chercher à exploiter la foi d'autrui pour vous enrichir, vous rendez-vous compte ? Ce projet n'aboutira pas, car notre Père vous observe, et il ne laissera pas une telle chose se faire.", m'a-t-il dit. Il ne comprend pas. Je n'ai jamais commencé toutes ces recherches pour engranger des profits. Je fais tous ces efforts, tous ces investissements, dans le seul et unique but de faire progresser l'humanité. Si tant est que Dieu nous observe vraiment, ne serait-il pas heureux de voir sa plus belle création découvrir un nouveau moyen d'évoluer ? Cette énergie nous offrirait tant de possibilités, bien plus que l'électricité, si pénible à produire. Ces circuits de vapeur instables et dangereux, ces fils qui perdent une grande quantité de l'énergie pendant son transport… Rien de tout cela avec l'énergie de la foi.
Bien évidemment, cet obstacle ne saurait me faire abandonner. Ce n'est qu'un défi supplémentaire, que je surmonterai, comme tous les autres. Comme toujours, je ne baisserai pas les yeux. J'ai appris qu'un dîner d'anniversaire aura lieu la semaine prochaine à l'Assemblée. Je brûle de hâte de m'y rendre, peut-être pourrais-je y obtenir quelques conseils pour faire face au refus du père Madivan.

28 septembre 1872
Cher journal
Louée soit l'Amicale Assemblée ! Durant le dîner d'anniversaire que j'ai cité précédemment, j'ai pu converser avec Catherine, une discrète habituée de l'Assemblée. Je n'avais jamais vraiment conversé avec elle, et bien qu'elle soit tout aussi étrange que le reste des membres, elle m'a semblé d'une grande sympathie, entretenant avec aise de longues conversations complexes et intéressantes. Elle n'avait pas vraiment de projet, m'a-t-elle dit, et venait surtout pour être la première au courant de toutes les actualités et révolutions scientifiques que nous abordons. Mais j'ai très vite été distrait par le fait que, selon ses dires, son oncle travaille en tant que prêtre dans l'église Sainte-Marianne, la plus grande église de La Ciotanne. Je n'y ai été qu'une fois, lors d'un voyage près de Marsellea, avec mes parents. J'avais sûrement à peine dépassé les dix ans, et pourtant, mes souvenirs du lieu sont encore intacts. Ses arches splendides et ses vitraux somptueux ont rempli pendant longtemps mes carnets de dessin, à la grande satisfaction de mon père. Si ma mère ne s'y était pas opposée, je serais sûrement devenu bâtisseur. Mais là n'est pas le sujet.
Cette église est équipée d'un immense sous-sol que personne n'a utilisé depuis des décennies. Si je parviens à obtenir l'accord de l'oncle de Catherine, j'aurais à ma disposition un espace de travail de dimensions parfaites, en plus d'une grande quantité de foi. Je vais redoubler d'efforts pour achever le nouveau condensateur Portcroisé, après avoir bien sûr envoyé à Catherine une invitation à boire le thé. Avant de demander à joindre son oncle, il me faut devenir plus proche d'elle, pour minimiser les chances de refus. Rien ne doit être laissé au hasard, cette opportunité est bien trop belle pour être gâchée.

10 octobre 1872
Cher journal
Aujourd'hui, je n'ai rien à dire. Cette journée était creuse, un jour de repos et de lecture, accompagné de quelques biscuits. Nous entrons petit à petit dans l'automne, ma saison favorite. C'est à cette période de l'année que l'on commence à chauffer les maisons au bois, avec de grands feux de cheminée qui emplissent l'appartement d'une odeur boisée. Ma productivité baisse toujours significativement en hiver, l'avancement du projet risque d'en pâtir. De plus, j'ai eu vent d'une nouvelle avancée dans l'évolution de l'électricité. Monsieur Michel Farlanday, que j'ai déjà pu rencontrer quelques fois, a concrétisé ses recherches sur ce qu'il appelle le magnétisme. Je n'ai pas pu me procurer son étude en détail, mais il aurait été capable de faire léviter une sphère de métal, sans que rien de la touche. Chaque découverte sur le sujet est un problème important, mais qu'importe. Je chercherai de la motivation dans les réunions de l'Assemblée.

16 octobre 1872
Cher journal
Ce matin, j'ai décidé de faire un brin de rangement dans ma cave, un vrai dépotoir dont je ne me suis jamais vraiment servi. D'où est venue cette soudaine motivation ? Je n'en ai pas la moindre idée, mais elle m'a permis de découvrir un trésor d'un grand intérêt. Derrière une épaisse couche de poussière et quelques insectes nuisibles, j'ai découvert une grande malle en acier, verrouillée par un épais cadenas. Le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est inhabituel. Malheureusement, tous mes outils sont à mon atelier, je vais donc devoir remettre à demain l'ouverture de cette curieuse malle. Le seul indice que j'ai pu trouver sur leur contenu est un blason gravé dans l'acier des couvercles, celui de l'entreprise de mon père. Demain, je saurai si cette malle contient une réserve d'or, des plans de ses précédentes inventions, ou simplement quelques dizaines de milliers de crayons gris.
Dans un tout autre sujet, j'ai trouvé dans ma boîte aux lettres un courrier de Catherine, qui accepte avec plaisir mon invitation. Mardi, nous irons ensemble boire un thé au Salon de Printemps. J'ai déjà commencé à préparer mon discours, qui servira à la convaincre de m'aider à contacter son oncle. Feindre l'amitié sera douloureux pour nous deux, j'en conviens, mais l'occasion est trop belle. Mes heures passées à jouer du Molière vont enfin m'être utiles.

17 octobre 1872
Cher journal
Je me suis levé à la première heure pour me rendre à l'atelier, et après de longues minutes, j'ai pu forcer le cadenas. Derrière l'épaisse couche d'acier, pas de pièces d'or. Pas non plus le moindre crayon, pour mon plus grand soulagement. Non, la malle contenait bien mieux que ça. J'avais devant moi des dizaines de dessins et de croquis, soigneusement enroulés et maintenus en place par de petits cordons de cuir. Tous, sans exception, étaient marqués des initiales de mon père. En les parcourant, j'ai pu voir toutes les idées qui ont défilé dans sa tête au fil des années, ses réussites et ses échecs. Les premiers schémas de l'invention qui a mis son nom sur toutes les lèvres. Monsieur Albert Portcroisé, l'homme devenu riche et célèbre grâce à l'invention la plus simple du monde, à laquelle il a donné son nom. Après ce monumental succès, il a commencé à me dire très souvent qu'il voulait que l'histoire se souvienne de lui. Il semble avoir réussi son objectif, et c'est maintenant à mon tour de révolutionner le monde. Si il a pu accomplir tout cela sans électricité, c'est que ce n'est pas impossible. Je vais réussir.
Une fois passé le choc de la découverte, j'ai refléchi pendant de longues minutes. J'ai conclu qu'après les avoir étudiés, je vendrais tous ces plans aux enchères. Mes recherches sont coûteuses, et construire la machine le sera encore plus. Il me faudra notamment des ouvriers, que je devrai payer grassement pour garder le secret. Si le lieu de la construction venait à s'ébruiter, les curieux risqueraient d'envahir le chantier.

21 octobre 1872
Cher journal
J'ai été idiot. Le plus grand des idiots. Aujourd'hui, comme prévu, j'ai retrouvé Catherine au Salon de Printemps. Selon ses dires, elle est arrivée avec cinq minutes d'avance, inquiète d'arriver ne serait-ce qu'avec quelques secondes de retard. Après les évidentes banalités, j'ai très vite abordé le sujet de son oncle, désireux d'en finir rapidement. Surprise, elle a naïvement demandé plus de détails concernant mon projet. Evidemment, je me suis emballé, et je l'ai assaillie d'informations et de détails sur ma machine, ma langue devenue une locomotive inarrêtable. Au bout de bien trente minutes, l'arrivée d'un garçon de café, encombré des commandes de plusieurs clients, m'a enfin interrompu. J'ai rapidement pris conscience que j'avais sûrement ennuyé mon interlocutrice et, honteux, je me suis platement excusé. À ma grande surprise, elle a ri, et m'a dit avec un grand sourire qu'elle aimait bien ma façon de raconter les choses. À ce moment là, sans le savoir, j'étais déjà pris dans son filet. Et après le filet vint l'étape du coup de trident.
Pendant de longues heures, nous avons continué à discuter de tout et de rien. J'avais l'impression qu'à chaque nouveau sujet, chaque prise de parole, elle me dévoilait un peu plus de qui elle était, à moi qui ne la connaissais pas vraiment. Parler de son oncle et de ma machine n'étaient plus que de vagues projets lointains, dont les échos ne me parvenaient plus. J'étais hypnotisé, rendu muet pendant parfois de longues minutes par la facilité avec laquelle elle parlait, sans s'arrêter. Plus le temps passait, et plus mes yeux étaient attirés par de minuscules détails. Son réflexe de tapoter ses doigts sur la table quand elle attendait l'une de nos commandes, le léger pli qui se formait entre ses yeux lorsqu'elle se concentrait. Son sourire, Seigneur son sourire. Elle est la Passante de Baudelaire, le Rêve Familier de Verlaine.
Quel idiot je suis. Quand nous nous sommes séparés, à l'heure de fermeture du Salon de Printemps, j'ai lu sur son visage la promesse que ce n'était que la première étape. Ma machine n'a qu'un faible intérêt désormais. Je suis pris au piège, et je n'ai aucun moyen de m'en sortir.

4 décembre 1872
Cher journal
À défaut d'avoir trouvé une issue, je pense avoir trouvé une fenêtre à laquelle me pencher pour observer l'extérieur. Pendant ces dernières semaines, j'ai pu revoir Catherine plusieurs fois, alternant discussions passionnantes et étreintes passionnées jusqu'à nous écrouler de fatigue face aux premiers rayons de soleil. Au détour d'une conversation, nous avons abordé le sujet de la religion et, sans même que j'ai à y penser, elle m'a de nouveau parlé de son oncle. J'ai pu apprendre d'avantage sur l'homme qui était la pièce la plus importante de mon projet, bien qu'à ce moment-là, je n'étais plus vraiment motivé à l'achever. Je n'avais d'yeux et de pensées que pour Catherine, et quelque part au fond de mon esprit, cela me donnait une étrange impression.
J'ai donc retenu que son oncle, le Père Schreiber, est un vieil homme plutôt rustre au premier abord, mais très amical et empathique dès que l'on converse avec lui plus de quelques minutes. Très marqué par le décès de son père face à la cavalerie Germanique lors de la guerre, il a hérité de lui une ferme volonté d'aider et de protéger son prochain, accompagnée d'un solide attachement aux traditions et à sa foi. Loin d'être le profil idéal pour la proposition que je souhaitais lui faire.
Petit à petit, ma volonté revient. Pendant ces quelques semaines, une chose très simple ne m'était pas venue à l'esprit : Catherine et ma machine ne sont pas indissociables. Rien, si ce n'est l'énergie que cela me demanderait, ne m'empêche de rester aux côtés de Catherine tout en faisant avancer le projet. Elle veut me voir être le plus heureux du monde, ce sont ses mots. Comment pourrais-je être plus heureux qu'en achevant des années de recherches et en révolutionnant le monde ? Elle sera ma nouvelle source de motivation, mon carburant, mon énergie. Il ne fait aucun doute que l'accomplissement final de toute ma carrière d'inventeur est le plus beau cadeau que je peux nous offrir, mais je digresse. Après lui avoir expliqué mes intentions plus en détail, elle a semblé légèrement sceptique, mais m'a assuré qu'elle enverrait bientôt une lettre à son oncle pour lui proposer une rencontre tous les trois, une bonne occasion pour elle de rendre visite au vieil homme, maintenant trop âgé pour voyager sur d'aussi longues distances.

20 décembre 1872
Cher journal
Aujourd'hui, j'ai pu enfin vendre les croquis et schémas de mon père. M'en séparer a été plus difficile que ce que je pensais, mais l'offre de 8 millions de francs m'a rapidement convaincu. L'acheteur était malheureusement un grand investisseur dans la "révolution électrique", je dois avouer que j'ai grincé des dents en l'apprenant. Cette somme sera amplement suffisante pour financer notre voyage à La Ciotanne, ainsi que l'éventuelle construction de la machine. J'ai déjà commencé à rechercher des contacts dans la construction et l'ingénierie de pointe. Heureusement, Amélie m'a rendu la tâche bien plus aisée, grâce à ses liens avec un réseau de bâtisseurs. Par un amusant hasard, ce réseau est l'un de ceux qui ont contribués à la construction de l'église Sainte-Marianne.

14 janvier 1873
Cher journal
Tout s'accélère. Catherine a reçu une réponse de son oncle. Ce dernier a déclaré être prêt à nous recevoir, allant même jusqu'à nous proposer deux lits dans le petit dortoir de son église. Touchés par la proposition, nous avons accepté, bien que nous ayons des fonds plus que suffisants pour nous payer une chambre dans un bon hôtel. Catherine elle-même a été surprise de l'hospitalité de notre futur hébergeur, qu'elle a décrit comme plutôt fermé à ce que l'on dorme dans son église sans être en grande difficulté pour trouver un toit.
En parallèle de cela, j'ai avancé autant que possible sur la conception de la machine. Ne travaillant qu'avec de simples croquis, j'ai sous-estimé le temps qu'il me faudrait pour parvenir à un schéma explicatif simple, détaillé et complet que je pourrais montrer au père Schreiber. Il me demandera probablement de nombreux détails sur l'installation, et si je veux profiter un peu de notre voyage, je dois être prêt avant notre départ. Il a été convenu que nous partirons le 3 février, ce qui me laisse environ deux semaines pour achever les préparations.

29 janvier 1873
Cher journal
Tout est en ordre ! Mon schéma est prêt, nos transports sont réservés, et nous avons déjà commencé à préparer nos affaires de voyage. Aller jusqu'à La Ciotanne ne devrait pas prendre plus de dix jours, une quinzaine en cas d'imprévu. Les bâtisseurs que j'ai contactés ont semblé sceptiques, mais n'ont pas refusé pour autant, j'ai donc promis de leur fournir une copie de mon schéma, ainsi que quelques croquis du sous-sol de Sainte-Marianne, afin de les aider à se représenter l'ouvrage une fois achevé.
J'ai annoncé notre départ à Gérardeau, le secrétaire temporaire de l'Amicale Assemblée, et l'un de ses membres les plus productifs en matière d'inventions étranges. Il a semblé très heureux pour nous, et nous a souhaité bonne chance au nom de tout le groupe. Il nous a même demandé de lui rapporter quelques pots de calissons de Marsellea, ce que j'ai accepté avec plaisir. Gérardeau a toujours été de bonne compagnie, et son fils, qui porte le même prénom que lui, est déjà un élément important de l'Assemblée, du haut de ses treize ans. J'ose espérer que sa famille continuera de nous soutenir pendant encore de nombreux siècles.

3 février 1873
Cher journal
C'est aujourd'hui que débute le voyage. Bien que mon excitation et ma hâte soient plus hautes que jamais, j'ai été quelque peu refroidi en trouvant devant ma porte une lettre inattendue, dont l'enveloppe était marquée d'une pierre précieuse simplifiée.
" Cher Monsieur Portcroisé, nous ne vous souhaitons pas le bonjour.
Nous avons récemment entendu parler de votre projet, cette "machine à exploiter la foi". Le concept même d'exploiter une énergie mystique et brisant les lois de la nature porte atteinte à nos objectifs et à notre idéologie. L'univers est conçu pour que ses lois et ses principes soient respectés, et cette médiocre tentative d'exploiter une énergie anormale et impure est parfaitement inacceptable. C'est pour ces raisons que nous vous communiquons cette lettre, qui servira de seul et unique avertissement. Vous êtes prié de cesser immédiatement toutes vos activités en lien avec l'exploitation de la foi. Si vous continuez, nous nous verrons obligés de prendre des mesures drastiques en conséquence, pouvant impliquer des atteintes à votre vie ou celles de vos proches.
Avec peu de cordialité,
- Rassemblement Universitaire Bloquant l'Idéologie Sainte "
Bien que j'ai déjà reçu plusieurs fois des lettres de moqueries, recevoir une lettre de menaces est pour moi quelque chose d'inédit. Je dois avouer que sa lecture m'a procuré un certain malaise et une profonde inquiétude. J'ai décidé de ne pas en parler à Catherine. Je ne veux pas qu'elle s'inquiète pour ce genre de choses. Après tout, même si la lettre semble plutôt sérieuse, elle n'est sûrement qu'une mauvaise blague, ou le fruit de l'imagination d'un jaloux anonyme, comme en ont connu tous les plus grands génies. Mon père en a sans doute déjà reçu des dizaines, et je suis presque certain que Gérardeau nous a déjà fait part d'un cas similaire en travaillant sur l'une de ses inventions. Peut-être même que les magnats de l'électricité sont derrière cette lettre. Après tout, je n'ai jamais été très ami avec Monsieur Amptaire. Par sécurité, j'ai tout de même bien verrouillé toutes les portes et fenêtres de mon domicile et de mon atelier, et demandé au voisinage de rester vigilant.
Nous sommes partis aux environs de neuf heures, ayant prévu d'arriver vers vingt heures à notre premier lieu de halte. Voir Catherine aussi heureuse et enthousiaste me fait chaud au coeur, je ne la pensais pas aussi attachée à son oncle. Depuis le début de la journée, nous avons élaboré presque sans interruption une quantité irréalisable d'envies touristiques, jusqu'à ce que son énergie se retourne contre elle, et la plonge dans une longue sieste qui me permet d'écrire ces lignes pendant que nous avançons. J'espère de tout mon cœur qu'aucun nid-de-poule ne viendra perturber son sommeil.

9 février 1873
Cher journal
Bien que ce voyage ait été plutôt agréable, nous avons tous deux été soulagés de voir se dessiner au loin les bâtiments de pierre blanche et les fenêtres colorées de La Ciotanne. N'ayant pas été en bord de mer depuis plus de vingt ans, j'ai tout d'abord été surpris par l'odeur saline et l'air très humide de la ville. Le coucher de soleil sur la mer est en revanche l'un des plus beaux spectacles que j'ai pu contempler dans ma vie. Immédiatement après notre arrivée, nous sommes allés à la rencontre du père Schreiber. Il correspond parfaitement à l'image que je m'étais fait de lui, un homme droit et fort malgré son âge, les traits du visage durs et réguliers. Ses cheveux comportent encore quelques traces du noir qu'ils arboraient autrefois, perdues au milieu d'une longue rivière blanche qu'il porte attachée en queue de cheval haute.
Nous sommes arrivés au beau milieu d'une messe, et avons donc dû attendre qu'elle se finisse. J'en ai profité pour admirer l'architecture qui m'avait déjà fasciné quand j'étais enfant. L'immense coupole de verre est encore plus belle que dans mes souvenirs, sûrement restaurée récemment, et les colonnes creuses sculptées servant à rafraîchir l'endroit sont toujours présentes, une merveille d'ingénierie entourant l'extérieur de la coupole de nombreux modèles plus petits. Je prendrai un moment tout à l'heure pour en faire quelques croquis.
Une fois la messe terminée et les croyants partis, Catherine est allée saluer son oncle, tandis que je restais en retrait. Je n'ai jamais été très à l'aise avec les premières rencontres, et je serai sans doute plus à l'aise s'il me demandait d'abord de m'approcher. Après une courte discussion avec Catherine, il m'a remarqué, et m'a fait signe de venir le voir. S'en sont suivies des présentations très cordiales, une visite de l'église, et quelques discussions sur des sujets divers, de la religion aux nouvelles innovations en matière de transport. J'ai volontairement évité le sujet de mon métier, car je compte attendre demain pour lui parler de la machine. Mon discours n'est pas encore prêt, et pour espérer le convaincre, il doit être parfait.

10 février 1873
Cher journal
Il a dû me le répéter trois fois pour que je sois certain d'avoir bien entendu. Le père Schreiber m'a donné son accord. Pendant notre discussion, il m'a expliqué que depuis le début de sa carrière, il est l'un de ces hommes de foi qui voient la science et la nouveauté non pas comme une menace, mais comme de nouvelles façons d'interpréter la volonté de Dieu.
"Il ne faut pas avoir peur d'évoluer. Je ne doute pas une seconde que notre Père serait heureux de voir sa plus belle création utiliser tous les moyens possibles pour devenir plus grande encore. Monsieur Portcroisé, j'ai foi en votre projet."
En apprenant la nouvelle, je n'ai pu me retenir de sauter dans les bras de Catherine en les remerciant tous les deux, sous le regard amusé de l'homme. Nous avons profité de ce moment pour officialiser notre relation auprès de lui, qui pensait que nous n'étions que de très bons amis. Son froncement de sourcils m'a fait retenir mon souffle, mais il a simplement levé les yeux au ciel et de répondre : "Je suis vieux, mais pas encore aveugle. Je l'ai compris quelques minutes à peine après votre arrivée. Je n'irai pas jusqu'à vous donner ma bénédiction pour l'instant, mais si vous me prouvez que votre amour peut durer, alors je le ferai.". Catherine, plus souriante que jamais, m'a lancé le regard le plus amoureux du monde. Moi aussi, je suis amoureux. Et mes deux plus grands objectifs sont tous deux en excellente voie.

13 février 1873
Cher journal
Nous avons consacré ces quelques derniers jours au tourisme, enchaînant les repas locaux, les balades sur les collines et les baignades dans l'eau chauffée par le soleil du début d'été. Le dortoir de l'église est étonnamment bien aménagé, et le père Schreiber nous offre même le petit déjeuner. Il est maintenant temps de rentrer, et après un dernier au revoir à son oncle, Catherine et moi avons repris la route en direction de chez nous. Je pense laisser mon journal de côté pendant tout le retour, comme je l'ai fait à l'aller, pour profiter pleinement du voyage. Après tout, cette petite épopée n'a fait que renforcer ce que je ressens pour Catherine, et je compte bien profiter de chaque seconde à ses côtés.

Ils ont tout détruit. Mon atelier, mon appartement. Il ne reste rien. J'ai été accueilli par Harold dans sa maison juste en face. Il m'a expliqué qu'un incendie s'est déclaré il y a trois jours dans l'appartement, et il y a deux jours dans mon atelier, selon une connaissance qui vit à proximité. Les deux feux ont pu être maîtrisés avant d'atteindre d'autres habitations, mais leurs points d'origine ont été engloutis. Je n'ai plus rien. Accompagné par Catherine, j'ai dû sécher mes larmes pour aller parler à un gendarme. Selon lui, il s'agit probablement d'une invraisemblable coïncidence, car aucune trace d'effraction n'a été trouvée. Mais je sais très bien ce qu'il en est. La lettre. Comment ont-ils pu être au courant de mon absence ? C'est sûrement Amptaire. Quelqu'un de proche de moi ? Gérardeau ? Catheri

J'ai eu de la chance. Le coffre-fort où je conservais la majorité de mes fonds, caché sous une trappe, n'a pas été atteint par l'incendie. Si je croyais au destin, j'y aurai vu un signe incontestable, mais il ne s'agit probablement que d'un gigantesque coup de chance. J'ai perdu la plupart de mes recherches et de mes biens matériels, mais j'ai toujours assez d'argent pour la construction, ainsi que le schéma que j'avais emporté pour le père Schreiber. Je peux dessiner de nouveaux plans. Ils ne m'arrêteront pas.

22 février 1873
Cher journal
Temporairement hébergé chez Catherine, j'ai pu me reposer et réfléchir à la suite des évènements. Joseph et Amélie sont passés me rendre visite, et ont presque semblé plus attristés que moi. Je les ai rassurés comme j’ai pu, et après un excellent thé à la framboise, je les ai laissé retourner à leurs occupations. J’ai volontairement évité le sujet de ma volonté de continuer mon projet. Plus nombreuses sont les personnes au courant, plus grand est le risque de subir une nouvelle attaque. Je leur fais confiance, mais mieux vaut ne pas prendre de risque. Après tout, je suis maintenant une menace pour les grands investisseurs, et ils sont réputés pour savoir faire pousser des oreilles aux murs.
Concernant la suite, donc. J’ai repris contact avec les bâtisseurs, et ils sont toujours prêts à s’occuper de la construction. J’ai demandé à ce que l’équipe sur place soit la plus réduite possible, et il m’a fallu proposer un supplément pour que leur chef accepte de ramener moins de huit employés. Comme Christine est directement concernée, j’ai malheureusement été obligé de la tenir au courant. J’ai viscéralement détesté la peur que j’ai vue sur son visage, et et après l’avoir consolée, j’ai baissé les yeux face à mon reflet dans le miroir. Elle a peur à cause de moi, et cela me terrifie. Je dois finir le plus vite possible, elle n’aura plus peur quand tout cela sera terminé.

24 février 1873
Cher journal
Je suis de nouveau allé à la rencontre des bâtisseurs, avec le schéma détaillé de la machine et une liste des matériaux nécessaires. Certains hauts gradés ont émis quelques interrogations, mais le bruit d’une centaine de pièces déversées sur la table a très vite fait taire le moindre doute. Les regards suspicieux sont toujours là, bien sûr, mais comme toujours, je les ai ignorés. Nous avons fixé la date de début du chantier dans deux mois, avec la promesse de la part du chef en personne que tout sera terminé en moins de six mois.
Dès mon retour chez Catherine, je lui ai annoncé la nouvelle, ma fierté écrasée par la honte de lui faire du mal en continuant mon projet. Sans un mot, elle m’a serré au point de m’étouffer. Après l’affection est venue la colère. Elle m’a menacé de tous les châtiments du monde, de me frapper, de me quitter. Une tempête de larmes et de cris tournoyait devant moi, et je n’ai rien pu faire d’autre que baisser les yeux. Ce que je fais est dangereux, suicidaire, m’a-t-elle répété. Dangereux pour moi, pour elle, pour nos amis et notre futur. J’en ai conscience, mais j’aurais préféré ne pas le savoir. Lorsque sa colère est retombée, elle a semblé hésiter entre quitter la pièce et s’effondrer sur le sol. La première option l’a emporté, et il ne fait aucun doute que je passerai cette nuit seul, ses cris résonnant encore dans ma tête.

27 février 1873
Cher journal
Tous les préparatifs sont achevés. J’ai reçu la confirmation que l’équipe des bâtisseurs est arrivée sur place, accompagnée de tous les plans et ressources nécessaires. Je compte sur le père Schreiber pour leur rappeler d’être discrets, ce chantier étant strictement confidentiel. Désormais, la moindre fuite d’informations représente un grand danger pour tous ceux impliqués dans le projet, surtout moi.
Catherine semble m’avoir pardonné. Nous avons pu discuter calmement de toute cette situation, et bien qu’une certaine tristesse se dégage toujours d’elle, j’ai pu la réconforter comme avant. Je suis presque certain que ce n’est qu’une impression, mais je pense qu’elle évite mon regard. Elle m’en veut sûrement encore un peu, mais bientôt, tout le ressentiment se sera évaporé. Elle sait que cette machine n’est pas seulement un projet personnel et égoïste, c’est aussi un cadeau pour elle. Elle sera heureuse de voir achevée la quête que je poursuis depuis si longtemps.

2 septembre 1873
Cher journal
J’ai été longtemps absent, il est vrai. J’ai été très occupé ces derniers temps, jongler entre amour et travail n’est jamais chose facile. Le chantier a traversé de nombreuses difficultés, et les gérer à distance n’a pas été de tout repos. Selon le chef des bâtisseurs, mes demandes concernant la sécurité du chantier frisaient la paranoïa et compliquaient leur tâche, mais je ne peux pas risquer qu'un espion détruise la machine. Tout va pour le mieux avec Catherine, je pense la demander en mariage une fois la machine inaugurée. Sur la colline près de La Ciotanne, ce serait parfait. Son oncle pourra directement présider la cérémonie, il faut que j’achète une bague. Par ailleurs, la machine est terminée, j’ai reçu la lettre ce matin-même. Le voyage est déjà prêt, nous partons demain. Je brûle de hâte, je vais inaugurer la plus grande avancée scientifique de ce siècle, en tant que son inventeur. Nous partons demain.

8 septembre 1873
Cher journal
Nous y sommes. Ceci est la fin d’une aventure. Je l’ai vue de mes yeux, enfin, accomplie. Serpentant entre les immenses colonnes du vaste sous-sol, la machine. Je l’ai appelée la Sainte-Catherine. Une structure monumentale, un colosse mécanique géant, si grand que le lieu a dû être agrandi à grand renfort de pioches et de masses. Des kilomètres de tuyaux, de câbles, de colossales cheminées imbriquées dans les murs. Il en émane une beauté irréelle, comme lorsque l’on contemple une cathédrale ou une chaîne de montagnes. L’être humain, petit et insignifiant, subjugué par quelque chose d’infiniment plus grand et plus important que lui. L’inauguration se fera demain, en petit comité. Catherine, malgré mes supplications, n’a pas souhaité être présente. Elle s’est dit horrifiée par cette machine dont elle ne voit pas la presque divine perfection. Je lui ai pourtant donné son nom. J’ai encore vu la peur dans son regard, mais cette fois, j’ai gardé les yeux bien hauts. J’ai réussi jusqu’ici à réunir mon amour et ma carrière, mais il est visiblement temps de cesser cet union. Demain, à dix heures tapantes, l’humanité va connaître une révolution.
J’ai foi en mon projet.























Monsieur Géradeau,

Mes sincères salutations. Je doute que cette lettre vous parvienne un jour, mais je ne pouvais pas me résoudre à ne pas essayer de vous expliquer la situation, à vous et à l'Amicale Assemblée des Anormaux. Tout ce qu'il se passe depuis quelques jours est de la faute de Thomas. Ces apparitions d'objets et de structures incompréhensibles, qui émettent de la lumière ou des sons, qui se meuvent à la manière des animaux, comme si l’énergie leur venait du dedans. J’ai vu des monstres alimentés par de simples réceptacles de cuivre : ceux qui ont essayé d’en boire la lie, par curiosité et par ambition, sont morts dans le délire. Peut-être avez-vous même entendu parler du Château de Chambevoi, remplacé sans explications par un colossal bâtiment de pierre grise et lisse, pourvu de tours creuses bien cinq fois plus hautes que celles du château. Tout cela provient de Thomas et de sa machine, car je doute qu'il vous l'ait dit, mais il a achevé son projet. Il a fait construire dans le sous-sol d'une église un monstre de métal informe et bruyant, à l'opposé de l'harmonieux et délicat chef-d’œuvre dont il nous faisait la promesse. Cette forêt calme et illuminée par lequel le menait son imagination s’est avérée être un sous-bois sombre, traversé par quelques sentiers tortueux et infestés de ronces. J’ai la terreur de raconter ce que j’ai vu dans ce sous-sol : les becs tordus et cheminées fumantes de la machine projetaient sur les murs des loups enragés et des démons de feu. Elle soufflait comme un navire sans équipage, sans main pour la mener. J’ai senti passer ses lumières sur moi, et le diable m’a regardé au travers leur prisme.. Depuis des semaines, il ne parlait que de cela, il ne pensait qu'à cela, la passion dans son regard n'était plus qu'une obsession maladive. La paranoïa le rongeait, il voulait que le chantier soit surveillé en permanence, que les ouvriers soient fouillés.

Je l'aime. Et pourtant j'ai fini par prier que ceux qui ont incendié son appartement viennent détruire cette machine avant qu'il ne soit trop tard. Mais mes prières n'ont pas été entendues, et environ quatre jours avant que j'écrive cette lettre, il a abaissé le levier. Je n'étais pas là pour le voir, heureusement, mais les rares ouvriers survivants m'ont fait une description glaçante. Ils auraient vu la machine s'emballer, les tuyaux et moteurs exploser par dizaines, avant que tout disparaisse. Thomas, la machine et sept bâtisseurs, évaporés plus vite qu'un clignement d’œil. C'est à partir de ce moment là que les événements anormaux ont commencé. La foi qui animait Thomas a été transformée en quelque chose de violent, quelque chose de laid et d'envahissant.

Je m'excuse pour mon écriture un peu tremblante, et je souhaite à vous et à l'Assemblée de réussir mieux que lui.

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