Journal de l'instance 201-45

Le texte ci-après est une version abrégée du journal de l'instance du Site 201-45, situé dans une chambre d'étudiant à R████. Il s'agit d'un des rares cas où le sujet a documenté l'évolution de son état, permettant de mieux comprendre la modification de l'identité et de la conscience du sujet. Il s'agit également du seul témoignage direct provenant d'un sujet en Stade 3 de SCP-201-FR (voir paragraphe en date du 30/09/87), la main droite du sujet ayant apparemment brièvement été capable de tenir un stylo à ce stade avant mutation totale.

[passages non pertinents supprimés]

10/05/87 - Beau temps. Enfin trouvé un titre potable. "Proposition de classification analytique des procédés de perspective dans la peinture de l'époque médiévale à 1789". J'arrive pas à croire que personne n'ait fait ça avant. Tant mieux pour moi, en même temps. Par contre P███ s'est fichu de moi, dans le genre "haha une thèse en Esthétique et Sciences de l'Art, t'es sûre, non parce qu'avec ça, t'auras le choix entre être prof et être encore plus prof". Crétin.
J'ai testé les suites de mots comme moyen mnémotechnique pour la chronologie des peintres flamands, mais pas moyen de trouver une bonne phrase. A████ en avait une pour la dynastie des antonins (ça me fait une belle jambe) mais je l'ai oubliée. De toutes façons, niveau phrase mnémotechnique pourrie, rien ne battra "Ma Vieille Torpédo M'a Jetée Sur Un Noble Passant" pour l'ordre des planètes du système solaire. Enfin bon à part peut-être la phrase de P███ pour l'ordre des périodes géologiques. Je ne vais pas l'écrire ici, parce que c'est vraiment dégueulasse, en fait.

[passages non pertinents supprimés]

28/05/87 - Nuageux. A████ m'a conseillé de prendre une carte de recherche à temps plein compte tenu du temps que je passe à la bibliothèque nationale. Évidemment, la photo qu'ils ont mise sur la carte est super moche. Pas de surprise. Mais bon, j'avance bien. Ça serait mieux avec un ordinateur plutôt qu'une machine à écrire, quand même.
J'ai fait un rêve assez étonnant hier soir. J'étais dans une sorte de château qui tournait lentement, comme celui où Gauvain subit des épreuves dans le Conte du Graal, enfin du moins certaines versions ultérieures à celles de Chrétien de Troye. C'était un peu comme si le monde tournait autour du château, en fait. Plutôt cool.

29/05/87 - Moins nuageux qu'hier. Apparemment, la carte permet d'emprunter certains livres pour trois mois, enfin bon, ceux qui sont en consultation libre. Je me vois mal embarquer un folio du dix-huitième façon "merci, au revoir" et m'en servir pour caler ma table. Je dis ça uniquement parce qu'apparemment, c'est ce qu'un prof avait fait avec le mémoire d'un type il y a quelques années. Enfin c'est sûrement une légende à la noix. Un peu comme celle de l'étudiant à qui on dit de "prendre la porte" et qui dégonde la porte pour l'embarquer. Vous avez déjà essayé de dégonder une porte assez vite pour pouvoir faire cette blague ? (non je n'ai pas essayé)

[passages non pertinents supprimés]

06/06/87 - Ensoleillé. Je fais une pause pour minimum une journée. A force d'avoir le nez dans ces vieux machins, je vois des lignes d'horizon et des perspectives ratées jusque dans mon bol de céréales. Au moins j'arrive à me souvenir parfaitement de la chronologie, maintenant. Une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place.

Je ne sais pas trop à quoi c'est dû, mais j'ai un genre d'irritation sur la main gauche depuis plusieurs jours. J'en ai pas parlé avant parce que je pensais que ça allait partir tout seul, mais ça empire, en fait. Ça ressemble à de l'eczéma mais j'y connais rien. J'ai pris rendez-vous chez le dermato, du coup. C'était sûr qu'un truc du genre finirait par arriver avec toutes les saletés de produits qu'ils vaporisent sur ces bouquins pour les conserver.

[passages non pertinents supprimés]

19/06/87 - Ensoleillé. Devinez ce qu'a dit le dermato ? "On dirait un genre d'eczéma." Waouh. Vous êtes sûr ? Non parce qu'à ce rythme-là j'aurais pu trouver ça toute seule. Vraiment lamentable. Enfin bon au moins j'ai un traitement. Ça commence à avoir une allure alarmante, pour être honnête. Il y a carrément des stries et des creux maintenant.
A part ça, déjà soixante pages, ce qui tient du miracle sur cette vieille machine.

20/06/87 - Couvert, avec du vent en plus. En juin. Sérieusement ? Ah, sinon, soixante douze pages. Ça vous en bouche un coin, douze pages en vingt quatre heures, n'est-ce pas. PS: c'est parce qu'il y en a cinq avec des illustrations, mais il ne faut pas le dire, chut.

J'ai fait un rêve à moitié éveillé où j'étais dans ces pièces imaginaires où je classe les peintres flamands chronologiquement. Je poussais les murs pour qu'ils aient davantage de place pour accrocher leurs tableaux. Ensuite l'un d'entre eux (je crois que c'était Rubens, à cause du grand chapeau noir, de la barbe et du regard d'épagneul) est venu me voir pour me dire que ça n'allait pas du tout et que j'avais complètement foiré la perspective du palais. Ça m'a tellement fait rigoler que je me suis réveillée.

Nota bene, quitte à choisir un décorateur d'intérieur, je crois que je demanderais plutôt ça à Bosch, histoire qu'il dessine des troupeaux de cornemuses et des démons à roulettes partout sur les murs.

21/06/87 - Couvert. Le traitement n'agit pas et j'ai vraiment du mal à me concentrer sur la thèse avec ce truc moche sur mon bras. J'ai carrément mis un manteau pour sortir tout à l'heure pour prendre rendez-vous chez le médecin.

Et quand je ne me focalise pas sur cette saloperie, j'ai ces andouilles de peintres flamands rangés en ordre dans les petites pièces imaginaires de P███ qui me reviennent dans la tête comme une chanson super nulle qui ne veut pas sortir de ton cerveau. Comme il y a quelques mois quand j'avais enfin réussi à sortir The Final Countdown de ma tête et que j'ai entendu cette petite conne à la radio qui chantait T'en va pas. Nuit tu meeee fais peuuuur, nuit tu n'en finis paaaas, oh putain ça y est je l'ai de nouveau en tête rien qu'en écrivant ça. Bien joué, vraiment. Bon au moins je ne pense plus à des peintres flamands qui refont la déco de petites pièces imaginaires. Un clou chasse l'autre, je suppose.

[passages non pertinents supprimés]

26/08/87 - Beau temps, mais dehors. J'ai l'impression que le ciel est couvert. Ça n'a aucun sens, pas vrai ? Tout à l'heure, je somnolais et j'ai eu l'impression que j'étais sur la route qui part de l'endroit où je classe les choses. Oui, il y a comme une route, maintenant. C'est assez désolé, mais le palais est vraiment grand.
Qu'est-ce que je raconte.

28/08/87 - Beau temps. Je viens de relire le paragraphe précédent et je ne sais vraiment pas ce qui m'a pris l'autre jour. J'ai mal à la tête, par contre. J'essaie de travailler mais c'est quasiment impossible dans ces conditions, surtout avec ces espèces de pensées intrusives idiotes avec les pièces qui servent à tout classer, là. Si j'avais voulu faire architecture, j'aurais fait architecture, pas histoire de l'art, merde à la fin.

02/09/87 - Couvert, dedans. Il y a des gens. Mon dieu, j'en suis sûre, il y a des gens. C'est à la fois sur mon bras et dans ma tête. Il y a mon palais, sur cette colline, ou cette phalange, et là c'est un chemin et là c'est un village. Il y a tout un paysage, en fait. J'ai vu un cairn avec des dessins rupestres, un oiseau rouge qui courait sur le sol, et un berger avec un troupeau de- je croyais que c'était des oies, sauf que c'était des violons. Des violons, merde.

Le truc a atteint mon épaule gauche. Il faut que je retourne chez le médecin. Tout à l'heure, j'ai eu l'impression d'être simultanément dans la pièce et dans l'autre endroit, et j'ai vomi.

[deux pages ont été arrachées]

12/09/87 - Couvert, dedans. Un arbre a poussé le long de la grande route. Les gens du village y ont enroulé des guirlandes de baies. Pas de musique, néanmoins. Le chambellan m'a dit que les violons n'avaient pas encore terminé leur croissance. Ce sont de très jeunes instruments, et les utiliser dès maintenant risquerait de les perturber plus qu'autre chose - qui plus est, leur berger n'a pas vraiment l'oreille musicale.

13/09/87 - Pluvieux. Dois-je vraiment continuer à travailler sur cette thèse ? Ce champ de recherche me semble de plus en plus restreint comparé à ce qui se produit en ce moment. J'ignore encore combien de temps ce manteau continuera à suffire pour recouvrir le royaume lorsque je sors, et combien de temps ce dernier restera nomade. J'ai eu de grandes difficultés à décoller ma main droite lorsque je me suis levée ce matin.

15/09/87 - Pluvieux. La concierge semble disposée à vouloir me déposer mes courses devant l'entrée si je lui glisse une liste et un pourboire sous la porte. Heureusement que j'avais déjà emprunté tous les livres, je ne vois pas comment la bibliothèque aurait pu m'accepter dans un état pareil. Je demanderai à la concierge de les rapporter. Je ne sais pas comment je ferais sans elle. Le médecin a encore refusé de se déplacer. J'ai vraiment peur.

J'ai bu du café ce matin, et la rivière qui passe sous le petit pont de pierre s'est teintée d'une multitude de couleurs impossibles. Je ne comprends pas ce qui m'arrive.

17/09/87 - Beau temps. Dedans. Le petit seigneur qui vit dans la lande m'a fait visiter son jardin. Les fruits en sont tout à fait remarquables - si seulement mon maître de thèse pouvait les voir. De magnifiques rangées en perspective, mode Renaissance. Le jardinier a mis en place un système ingénieux à base de miel pour empêcher les rampants de monter pour dévorer la récolte. Je suis presque jalouse de la vue qu'il a depuis cet endroit. Peut-être devrais-je déplacer le palais ? Cela commence à devenir très difficile.

Pendant que nous marchions le long des limites de ses terres, nous avons vu une mare se former. Elle n'était pas là hier, j'en suis sûre. Des gens du village ont aussitôt accouru, et ont tourné tout autour en chantant la gloire de je ne sais quelle divinité locale qu'ils croyaient avoir vue dans l'eau. Ils y ont jeté des épices, et louaient le grand poisson noir. Loué soit le grand poisson noir.

22/09/87 - Nuageux, dedans. Je crois avoir oublié quelque chose d'important. Le chambellan ne m'est d'aucun secours à ce niveau. Je sais que je dois "ouvrir la porte", mais la porte du palais est bel et bien ouverte. Je ne sais vraiment pas d'où me vient cette obsession soudaine.
J'ai passé la soirée à regarder le soleil se coucher sur les montagnes qui se trouvent du côté du genou. Elles décomposent la lumière comme un merveilleux prisme. Peu après, j'ai compté toutes les étoiles qui apparaissaient, et j'ai décidé de les nommer. J'ai décrété que la constellation de la viverne serait apposée sur le blason royal dès demain.

23/09/87 - Beau temps. Réveillée par le chant d'un étrange petit oiseau rouge qui était entré par un vitrail brisé. J'ai passé un temps fou à ouvrir et fermer la porte du palais ce matin, sans raison. J'avais de nouveau l'impression que je devais le faire. Ou du moins que je devais absolument ouvrir une porte, quelque part. Quelqu'un devait m'apporter quelque chose derrière une porte, j'en suis sûre. Et il fallait que j'appelle un médecin, parce que je ne pouvais plus me déplacer - l'apothicaire du palais a ri de mes inquiétudes, puisque je suis déplacée jusqu'à son officine sans aucune difficulté. C'est comme si j'avais une vie différente, quelque part, et qu'elle débordait sur ma réalité.

J'ai relu plusieurs parties de ce journal, mais plus je remonte dans les dates, moins elles ont de sens. Je devrais peut-être plutôt les dicter au scribe. L'impression de déconnexion entre ce journal et ma vie est tellement forte qu'elle me met très mal à l'aise, pour être honnête.

28/09/87 - Beau temps. Demain, c'est le grand rassemblement de la foire annuelle. Des caravanes sont venues d'au delà du désert pour y participer, apportant toutes sortes d'objets extraordinaires. J'ai vu une bouteille d'os poli qui purifie l'eau qu'on y verse, des fruits percés de trous circulaires que le vent fait chanter lorsqu'il souffle à travers les vergers, et un étrange animal qui buvait le suc d'une fleur rare. On raconte que le baron du château du Métacarpe en personne va venir assister aux festivités - ses ingénieurs lui auraient fabriqué un incroyable fauteuil de métal mobile pour qu'il puisse se déplacer où bon lui semble.

Le chambellan est venu me rassurer car je faisais une sorte d'étrange crise d'angoisse.
Je suis ici, en train d'écrire ce journal. Je suis ailleurs, et une main écrit ce journal. Je suis petite. Je suis grande. Je suis une voix. Je ne suis rien. Je suis le monde. Je ne sais pas qui tient ce stylo, et c'est moi qui tient ce stylo.

30/09/87 - Beau temps. J'ai reçu des doléances ce matin. Certains sont venus me les présenter en personne, d'autres les ont écrites sur toutes sortes de supports. J'ai même reçu une broderie me demandant d'agrandir un jardin.
J'ai fait de la place. Beaucoup de place. Il s'agit moins d'une conquête que d'une création de nouvelles terres. Les bois du nord sont devenus si vastes qu'on murmure qu'il y existe désormais des endroits où la lumière ne traverse plus la canopée, habités par des animaux géants, tels d'immenses poissons des profondeurs. Des cerfs gigantesques aux bois lumineux. Des loups dont l'échine scintille comme la voie lactée.

Je crois que je vais cesser d'écrire cette espèce de journal et consacrer mon attention à des choses plus importantes. La paix de ce royaume en dépend.

Ce soir, je regarde le soleil se coucher. Un banc de mantas stratosphériques se dessine à l'horizon et glisse paisiblement dans les hauteurs. Les champs se teintent de couleurs incroyables à la tombée du jour. Tout ce que je peux voir depuis cette fenêtre est à moi.
Que peut-on désirer de plus ?

[le journal s'interrompt à cette date.]

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