« Pas de nouvelles de sa part ? »
Le lourd silence qui suivit, uniquement troublé par le léger cliquetis du collier de Gilles, apporta à chacun la réponse. Elles continuèrent à lentement se frayer un chemin hors de la forêt, indécises quant à la direction à prendre. Une légère brise fit frémir Héloïse, qui n'avait rien emporter. La nuit tombait petit à petit, mais jusqu'à présent personne ne pensait aux conséquences d'une telle escapade. L'inquiétude de leurs parents, la perspective d'un lendemain éprouvant, les dangers de l'obscurité, rien de tout cela ne venait interrompre leur anxiété quant au devenir de leur ami. Sur le moment, c'était bien la seule chose qui comptait à leurs yeux.
« Pas, pas vraiment. »
Gilles se rapprocha de Mathilde, réclamant une caresse. Il la fixa d'un regard triste, que même une grattouille derrière son oreille gauche ne vint chasser. Les mois s'étaient écoulés sans qu'une nouvelle aventure ne se déroulât. Et sans ces récréations où ils partageaient leurs découvertes, sans ces retours de l'école où ils devisaient librement ni ces après-midi de "devoirs" où ils s'amusaient ensemble, ils ne s'étaient que très peu réunis ces derniers temps. Chacun s'était occupé de son côté, seul. Camille avait pensé à en parler à son psychologue, mais s'était ravisée au dernier moment. Quelque chose s'était brisé, mais il était dorénavant temps de le raccommoder, songea-t-elle.
« Sinon, on fait comment pour retrouver Archi ? »
L'équipe réunie, il leur fallait dorénavant entrer en action, un rôle d'inductrice que Camille se plaisait à revêtir. Sorte de coup de pied aux fesses motivateur, tant l'inactivité mollassonne de ses autres camarades de classe l'enrageait. Une simple impulsion suffisait souvent, lorsque l'indécision et l'excès de prudence freinaient toute avancée possible. Témérité voire inconscience ? Pas du tout, selon l'intéressée. Mais de l'audace, toujours de l'audace.
« On sait au moins où il se trouve ? Ou où il se trouve pas ? »
Mathilde haussa les épaules, tandis qu'Héloïse mit immédiatement ses réflexions en branle. L'air concentré, il ne lui fallut que quelques secondes pour énoncer une liste d'hypothèses :
« Si Gilles est là, c'est probablement qu'Archibald n'est pas en sécurité et qu'il ne peut pas l'être.
— Habile, ponctua Camille.
— Donc il n'est ni chez lui, ni chez la voisine Suzie, ni chez nous puisque d'ailleurs on en vient, ni chez M. Bouyran, ni…
— Ni chez ma mamie, rajouta Mathilde.
— Aussi. Donc… »
Héloïse suspendit le déroulement de ses réflexions : c'était là tout ce qu'elle pouvait en déduire. La zone de recherche avait été réduite, pour sûr, mais elle restait vaste. Trop pour leurs petites jambes et la nuit toute proche. Il leur fallait plus d'indices ou de fulgurances afin de poursuivre leur investigation.
Sorties de la forêt, les amies se regardèrent, incertaines sur la direction à prendre. Fallait-il aller au centre-ville ? Ou retourner chez Archibald à la recherche de davantage d'indices ? À moins qu'il n'eût fallut pousser jusqu'au village voisin ?
« Il peut être tombé sur un truc bizarre ? proposa Camille.
— Et il ne nous aurait même pas prévenues ? s'indigna Héloïse. »
Sa légitime inquiétude laissa place à un tout autre sentiment. Quelque chose remua dans son petit cœur un peu trop sec pour son âge. La plus abjecte des turpitudes, son artère affective obstruée par le temps et les non-dits. Un sourd ressentiment monta en elle, malgré sa sincère amitié.
« Beeeen… est-ce qu'avec cette distance… on n'aurait pas toutes fait la même chose ? avoua Mathilde. »
La pression redescendit immédiatement. Héloïse desserra les dents.
« C'est méchant à dire, mais parfois je n'avais pas… »
Mathilde cherchait ses mots, fuyant le regard des autres.
« Pas envie de vous voir ? Pas dans le sens que je ne voulais pas, mais que, que je n'en avais pas… besoin ? Non.
— Comme si on n'avait pas assez pensé à se revoir, compléta Camille d'une surprenante perspicacité. »
Un silence s'ensuivit alors que la culpabilité refoulée de ces derniers mois les envahissait. Elles se regardèrent dans les yeux, muettes, attendant une réaction de l'autre. Mais seul le chant nocturne des grillons leur répondit sur le moment.
« Donc, reprit Héloïse comme si de rien n'était, si Archi est tombé sur un truc bizarre, je pense qu'il ne l'aurait pas approché, je pense que pour une fois il s'est montré un minimum prudent.
— Sauf, reprit Mathilde, si c'est du bizarre qu'il connaît déjà.
— Du moins bizarre qui paraît moins dangereux maintenant.
— Un truc qu'on aurait déjà vu ? »
Le fourmillement d'idées avait chassé tout fantôme de leurs pensées.
« Possible… Une idée, Gilles ? »
Un geignement plaintif fut la seule réponse.
« Quelque chose de bizarre qui lui semblerait assez sûr pour y retourner sans peur et que Gilles ne connaît pas, donc.
— Bon bah c'est facile alors, conclut Camille. »
« Mais comment vous pouvez voir dans le noir avec vos yeux noirs ? Et de la même manière, comment je fais moi pour vous voir sans lumière ? »
Archibald n'en démordait pas : c'était la sixième fois qu'il posait cette question, ainsi que la sixième fois qu'il n'obtenait aucune réponse. La Grand-mère tricoteuse de ville était donc plus récalcitrante et muette que lorsqu'Ilias passait au tableau. Elle continuait son œuvre sans réagir, comme si le jeune garçon n'existait pas. Archibald en était plus que frustré, d'autant plus qu'il n'avait rien pour noter ces absentes réponses, étant dépourvu du fameux carnet.
Il avait marché longtemps, oui, au milieu de cette étrange ville. Parcourir ces rues vides et sinistres, dépasser les dernières demeures tordues pour ensuite se perdre dans l'obscurité. Le parcours n'avait pas été une partie de plaisir, pas comme la première fois : ses poings lui faisaient mal à force de les serrer et ses trop grandes enjambées avaient fini par l'essouffler. Tout ça pour n'obtenir que des silences. Sa gorge le piqua, il eut du mal à déglutir. Archibald avait eu affaire à trop de silences ces derniers mois, il lui fallait des réponses. Il insista une septième fois :
« Répondez-moi au moins, comment vous faites pour voir dans le noir avec vos yeux ? Et moi aussi ? Il faut une source de lumière normalement. »
Les aiguilles à tricoter poursuivirent leur danse bâtisseuse, leur cliquetis résonnant dans cet immense néant. Archibald leva les yeux au ciel et soupira bruyamment, avant de se concentrer sur une nouvelle question qui l'intriguait :
« Si ça résonne ici, c'est qu'il doit y avoir des murs, non ? Ou une falaise loin ? Pour que, que le son rebondisse.
— Enfin, quel retard. »
Archibald se figea. Après tous ces essais, une réponse ! Pas celle qu'il espérait, mais c'était tout de même encourageant. Le début de résultats probants ? Le manque de carnet allait se révéler plus problématique que prévu, il ne devrait faire confiance qu'à sa mémoire. Le jeune garçon souhaita secrètement qu'aucun chiffre ne se montrerait, bien plus difficile à retenir.
« Le voilà ! »
Une autre voix, terriblement familière et improbable au milieu de ces ténèbres. Archibald pensa un instant à fuir ou à sa cacher afin d'éviter une douloureuse réunion, mais il n'y avait aucun échappatoire ou abri dans ce néant. Ou peut-être derrière la Grand-mère tricoteuse, mais c'était de toute façon trop tard.
Un aboiement des plus reconnaissables le troubla davantage. Le groupe était sûrement au complet dorénavant, une première depuis plusieurs mois. Mais Archibald ne ressentait aucun plaisir face à ces retrouvailles imprévues. Plutôt une honte diffuse, cristallisée depuis plusieurs mois et menaçant d'éclater. Son cœur se serra, alors que ses pieds refusèrent de lui obéir : il voulait fuir, mais était comme paralysé.
« Archibald ! »
Il aperçut Gilles, courant à sa rencontre et suivi de près par Mathilde. Alors que le loyal compagnon sauta aux pieds de son maître et commença à lui tourner autour de plus en plus vite, touchant de temps à autre ses jambes de sa truffe humide, la jeune fille ralentit et s'arrêta à quelques mètres. Son sourire disparut bien vite et le soulagement de l'avoir retrouvé se mua en une muette réserve, troublante sur le moment.
« Archi. »
Camille et Héloïse arrivèrent, mais se tinrent elles aussi à distance. Une invisible barrière, infranchissable sauf pour les chiens, paraissait s'être érigée entre eux.
Archibald fut incapable de regarder ses amies en face. Il fixa leurs chaussures, peina à remonter jusqu'aux épaules, mais son regard ne put aller plus haut. C'était trop difficile pour lui.
Il tenta de leur dire quelque chose, au moins les saluer, mais sa respiration se bloqua : il ouvrait la bouche mais rien n'en sortait, à part de brefs chuintements étouffés.
Ses mains, enfouies au fond de ses poches, se crispèrent.
« Enfant triste, es-tu un tireur de pelotes ? »
Les aiguilles s'arrêtèrent de cliqueter.
« Alors ? »
Il déglutit. Il sentait ses amies si proches, mais si loin en même temps. Il répondit malgré tout à la Grand-mère tricoteuse :
« N… Non ?
— Pourtant, tu viens sans peur ici me poser des questions dont tu n'emporteras pas les réponses. »
Confus, Archibald se retourna. L'aînée le fixait, de ses yeux aussi noirs que l'espace les entourant.
« Je plonge mon regard dans ton cœur, pour ne voir au contraire qu'un ramassis de craintes et de remords. Un enfant seulement, mais déjà le fardeau d'un millier de vies. »
Le jeune garçon baissa la tête, alors que ses yeux commençaient à le piquer. La Grand-mère tricoteuse reprit, d'une voix toujours plus basse et profonde :
« Cesse donc de fuir, enfant triste.
— J'ai… Je voudrais tant. »
Il inspira profondément. Il sentait le corps tout chaud de Gilles à ses pieds, immobile.
« Mais, je… je vais être obligé de partir. Mon papa a trouvé du travail ailleurs, on va déménager. Je vais quitter tout ça, avoua-t-il en embrassant l'obscurité, les aventures, les trucs bizarres, les dangers… »
Il se retourna.
« Et vous. Je vais partir loin et on pourra plus se parler aussi facilement. Comme avec le confinement, la distance va encore plus nous séparer. »
Archibald s'arrêta, attendant une réaction de ses amies.
« J'aimerais rester ! Continuer tout ça, remplir les carnets, découvrir plein de nouvelles choses, m'amuser avec vous ! Avoir des amies ! Dans les bons comme dans les mauvais moments. Mais maintenant, ça va être trop difficile. On va se parler de moins en moins, puis ne plus du tout se voir, puis après on s'oubliera. Et tout ce qu'on a fait n'aura servi à rien… »
Un sanglot vint interrompre sa confidence.
« À rien. »
Il baissa la tête, incapable de retenir plus longtemps ses pleurs. Il se sentait faible, misérable, mais surtout seul. Terriblement seul.
« À quoi servent les amis s'ils peuvent disparaître comme ça ? Si tout ce qu'on a vécu peut se résumer à, à une parenthèse ? On fait des serments, des promesses, des pactes qu'on pense éternels, tout ça pour qu'ils soient balayés à cause d'un départ ? »
Il goûta au sel de ses larmes, mais c'était amer.
« Est-ce qu'on ne peut avoir de vrais amis que quand on est vraiment maître de sa vie ? Quand on est grand ? C'est ça le véritable avantage d'être adulte ? »
N'aurait-il au final que Gilles à ses côtés ? Son meilleur ami, son seul ami ?
Une main chaude se posa doucement sur son épaule. Archibald releva la tête : c'était Héloïse. Il voyait bien à travers ses lunettes qu'elle se retenait elle aussi de pleurer.
« Archi… »
Elle souffla avant de reprendre :
« Déjà, c'est pas du tout prudent de ta part d'être allé seul voir un truc bizarre. On avait dit qu'on ne ferait plus ça. »
Malgré ses larmes, le jeune garçon sourit. Son amie ne changerait donc jamais.
« Et puis, ce que tu dis, c'est presque vrai, bredouilla-t-elle. Avec la distance, ça va être très difficile de continuer à nous amuser ensemble. Peut-être qu'on ne pourra pas se voir plus d'une fois par mois, peut-être qu'on sera tous occupés chacun de notre côté, peut-être même qu'on ne se parlera même plus, mais… »
Archibald sentit une autre présence s'approcher.
« Mais il faut au moins essayer, compléta Mathilde.
— Et là justement, on essaie, conclut Camille. »
Il sentait leur chaleur, leur compassion, leur amitié. Sincère. Unique. Précieuse.
Il se rappela qu'un jour, on lui avait dit qu'un manteau épais saurait préserver son cœur de la froideur de la solitude. Il n'avait rien compris sur le moment. Mais aujourd'hui, il avait trouvé mieux. Ou plutôt trouvé qu'il partageait déjà mieux.
L'étreinte maladroite d'Héloïse, la prise assurée de Camille, les bras attentifs de Mathilde, la truffe affectueuse de Gilles. Et même le sourire de la Grand-mère tricoteuse, qu'il devinait sans le voir.
Il essaierait alors.
Ils furent tous sévèrement disputés par leurs parents à leur retour, très tardif. Sauf Gilles, bien évidemment, car Gilles n'était jamais puni. Et Archibald, car même s'il dut faire la vaisselle pendant plus d'un mois, Pierre et Adrienne avaient eu du mal à cacher leur soulagement en apprenant que leur fils s'était réconcilié avec ses amies. Par contre, Camille eut une double peine, son frère ne pouvant supporter une soirée entière sans son téléphone. Mais après tout, ça avait été son idée, non ?
Chacun rapporta aussi chez lui un petit cadeau de la Grand-mère tricoteuse : une simple couture d'apparence banale sur un sac-à-dos ou un vêtement, mais qui cachait en réalité une poche, la même pour tous. Elle leur avait dit que ce serait bien plus amusant pour communiquer. L'aversion d'Héloïse avait été manifeste, mais ce repli magique paraissait particulièrement utile. Peut-être que cela lui serait opportun un jour.
Ils s'étaient revus le lendemain. Pas le surlendemain en raison d'emplois du temps chargés et de rendez-vous imprévus. Mais le jour d'après oui. Puis le suivant aussi. Le Pacte des Jacobusiers fut réitéré en grande pompe lors d'un goûter improvisé. Chacun fit de son possible pour voir les autres. Malgré la menace posée par cette séparation, ils essayèrent.
Puis le jours fatidique arriva. Ils n'essayèrent même pas de ne pas pleurer. Mais lorsqu'Archibald boucla sa ceinture de sécurité, son sac de jouets indispensables sous les pieds et Gilles arnaché sur le siège adjacent, il n'y avait pas la moindre trace d'amertume dans son cœur. Car il y avait des promesses. Des promesses, si fragiles de nature, si sensibles aux grands bouleversements de la vie, si aisément oubliables, corruptibles, sources de futures rancœurs. Mais des promesses sincères, d'amitié et de moments heureux. Des promesses pas forcément de lendemains meilleurs, mais de camaraderies retrouvées.
Alors que le toit de son ancien foyer disparaissait dans le reflet de la vitre, Archibald songea à ses amies. Aux bons moments passés ensembles. À toutes ces étrangetés rencontrées, à leur magnificence, leur éphémérité et leur dangerosité. Au rôle toujours aussi mystérieux joué par M. Bouyran et les Jacobusiers originaux. Aux nouveaux défis qui l'attendraient une fois arrivé. À toutes les aventures qu'il vivrait lorsqu'il retrouverait ses amies. Puis il songea encore à ses amies. Quelle chose bizarre que l'amitié, pensa-t-il avec un sourire déjà nostalgique, dont on ne saisit l'importance qu'une fois celle-ci en danger. Il s'agissait là d'une nouvelle étrangeté à étudier. Et sûrement le point de départ, voire d'arrivée, de nouvelles péripéties.