Je me hais

Je me hais, et je hais toutes les fibres de mon corps.
Mon pouce se tend sous la pièce, catapulte tremblante bloquée sous mon index. Peut être qu'aujourd'hui la chance sera avec moi.
Je me hais, et je hais la Fondation.
Je sens la morsure froide de l'acier entre les doigts de ma main gauche. Il est bientôt l'heure. Encore.
Je me hais, et je hais quiconque a pu dire que quelques milliards de vies valaient ça.
La pression de mes phalanges se relâche brusquement. La pièce quitte ma main moite, elle part doucement au dessus de mon bureau.
Je me hais, et je hais cette humanité pour laquelle nous avons sacrifié la nôtre.
Elle tournoie toujours, s’élevant à hauteur de mes yeux. Si seulement elle pouvait ne plus jamais tomber… Mais déjà, elle ralentit son ascension. Le temps continue. La planète tourne toujours. Et l'heure approche.
Je me hais, et je vous hais tous. Je hais chacun d'entre vous qui vivez votre vie de merde comme si elle n'avait rien coûté à personne.
La pièce ne monte plus. Aujourd'hui encore, elle retombera. L'acier est toujours froid. Le monde doit peut-être continuer, mais moi je peux encore m’arrêter. Laisse-moi m'échapper… Par pitié. Pile. La pièce se rapproche du bois laqué, ne cessant pas de tournoyer.
Je me hais, laisse-moi m'en aller.
La pièce se stoppe brutalement sur le bureau. Si tu étais consciente, tu m'aurais autorisé à mourir. Personne ne peut demander tant d'un homme. Mes doigts se desserrent de la crosse de mon arme de service. Je sens déjà les larmes me brûler les yeux, et le dégoût me nouer le ventre. Ce sera aussi dur qu'à chaque fois. Mais comme toujours, rien de ma détresse, rien de mon écœurement, rien de mon horreur pour cet absurde devoir ne parait dans ma voix quand les haut-parleurs du Site la font résonner froidement.

"Veuillez évacuer le personnel non autorisé. La procédure 110-Montauk va débuter."

Je me hais.

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