Je hais les enfants

Cette journée avait commencé de façon ordinaire : Erik Mussat s'était levé, avait avalé un petit-déjeuner frugal, pris une douche bouillante, s'était habillé, puis était parti en direction du collège municipal Boby Lapointe. Comme tous les matins, il était resté coincé dans les bouchons du centre-ville, avait insulté quelques piétons trop pressés pour attendre que leur feu passe au vert et avait observé de loin les trois chiens qui gambadaient dans le jardin de la ville en bord de nationale.
Comme tous les jours, il s'était garé dans le petit parking réservé au personnel, avait constaté que le portail privé n'avait toujours pas été réparé et avait pris la direction de l'entrée principale.

Pourtant, ce jour-là, en passant les portes, Erik fut accueilli par des braillements d'élèves de cinquième et des piaillements insultants d'élèves de troisième. Rien d'anormal pour une journée normale, pourtant, Erik Mussat se posa une question qui lui était venue, comme ça, subitement :

"Pourquoi est-ce que je travaille ici alors que je hais les enfants ?"

Il tenta vainement d'ignorer ce doute et de l'écarter dans un coin de son esprit, mais l'interrogation ne disparut pas, devenant de plus en plus forte au fil de la journée, comme si une voix dans sa tête la répétait sans cesse, d'abord en chuchotant, puis en hurlant.

Lorsqu'il dut enfiler son tablier et sa charlotte - malgré sa calvitie plus qu'avancée -, Erik eut envie de frapper son casier et ses collègues, mais il se contenta de traîner les pieds.

Lorsqu'il dut servir une louche de sauce à chacun des deux cent-cinquante élèves qui se présentèrent avec leurs plateaux beiges, Erik surprit pour la première fois en lui une envie de leur dire d'aller se faire voir, mais se contenta de réprimander deux chamailleuses, de sa voix rauque et douloureuse héritée d'un cancer de la gorge dépisté à temps.

Lorsqu'il dut nettoyer l'intégralité du sol de la cantine après une bataille de boulettes de pain imbibées d'eau, entamée par les petits de sixième, garantissant ainsi qu'il finirait le travail plus tard que d'habitude, Erik abandonna au bout du premier mètre carré et se laissa tomber sur une chaise cassée. Il n'avait pas envie de pleurer, simplement de hurler à s'en déchirer les cordes vocales. La voix de son médecin lui annonçant qu'elles ne seraient jamais aussi solides qu'avant lui fit passer ce désir d'extérioriser sa rage ainsi, alors il tapa timidement du poing sur la table, pour ne pas trop attirer l'attention de ses collègues qui s'affairaient encore dans les vestiaires. Du haut de son mètre quatre-vingt-treize, il n'avait jamais été très colérique et il savait qu'un tel bruit sonnerait dans leur esprit plutôt comme une maladresse que comme une réelle volonté de dégrader le mobilier scolaire. Résigné, Erik resta ainsi un court moment, avant de reprendre son travail en silence lorsque son superviseur vint lui demander où il en était.

Puis, las, il rentra chez lui, se gara dans le petit parking privé de sa résidence, chercha comme tous les jours ses clés dans sa poche droite, puis sa poche gauche, puis son sac, avant de se rappeler qu'elles étaient comme tous les jours avec celles de sa voiture. Il regarda un talk-show sur la chaîne publique, tout en menant inconsciemment ses épinards à sa bouche, puis reçut comme tous les soirs un appel de sa sœur lui annonçant qu'elle passerait le lendemain pour lui déposer de nouveaux vêtements - probablement hors de prix. Enfin, Erik s'emmitoufla dans ses couvertures à une heure raisonnable, puis s'endormit, sans avoir réussi à oublier de se demander :

"Pourquoi est-ce que je travaille là-bas alors que je hais les enfants ?"


Le lendemain, Erik recommença la même routine : se lever, déjeuner, se préparer, conduire dans les bouchons, insulter les piétons, observer les chiens, constater l'état du portail, se faire insulter par les troisièmes, enfiler son uniforme, servir à manger, réprimander des élèves et nettoyer le sol. Toujours avec la même interrogation en tête :

"Pourquoi est-ce que je travaille ici alors que je hais les enfants ?"

Seulement, alors qu'il passait la serpillère sur une trace de Flamby ayant fini sa vie sur le carrelage, Erik en eut marre. Plus marre que la veille : il ne s'assit pas sur une chaise cassée, mais jeta son matériel à travers la pièce et prit la direction de la sortie, profitant que son supérieur était encore en cuisine. Dans sa tête, son interrogation résonnait toujours, plus forte que jamais :

"Pourquoi est-ce que je travaille ici alors que je hais les enfants ?"

Il s'apprêtait à sortir de l'établissement, songeant à ne jamais y retourner, lorsque quelqu'un l'appela depuis l'escalier qui menait au premier étage de l'aile nord du collège, dédiée à la culture :

"Tiens, Erik !"

Il reconnut immédiatement la voix fluette de Mme Berlion, l'enseignante de Musique. Elle descendit les marches avec précaution pour ne pas trébucher, puis gratifia le cantinier d'un sourire :

"Bonjour ! C'est rare de te croiser hors de ta cantine, dites donc !"

Erik avait toujours apprécié cette femme : malgré ses trente ans - six de plus que lui, mais "pas moyen" - elle avait toujours cette sorte de caractère espiègle, comme si elle tentait sans cesse de se convaincre qu'elle était encore jeune. D'ailleurs, sa tenue du jour reflétait cette tendance : son t-shirt décoré d'un poussin et son jean à la coupe "boyfriend" donnaient l'impression qu'elle s'était contentée d'acheter les mêmes articles qu'une ado de seize ans dans un centre commercial connu.
Pourtant, malgré son statut et son apparente crise de la trentaine, l'enseignante n'avait jamais eu de mal à discuter avec le personnel moins bien loti comme les techniciens de surface ou les cantiniers, justement : elle avait d'ailleurs plusieurs fois retardé la queue du self en s'arrêtant discuter un peu trop longtemps avec Erik, apparemment pas dérangée par sa voix singulière. Il prenait toujours ses interactions avec elle comme un moment de pause et de bien-être dans sa vie monotone, bien qu'ils ne se soient jamais réellement vus sans être séparés par une vitre embuée et des condiments trop assaisonnés.

"Bonjour Françoise ! lui lança-t-il en essayant de cacher son état. Je ne t'ai pas vue aujourd'hui, alors je me suis dit que tu devais être malade.
- Ah non non non ! Simplement, j'ai été invitée à manger par Thibault… enfin, M Wurtz, le prof d'Arts Plastiques. Tu comprendras que la cantine n'est pas vraiment un lieu privilégié pour déjeuner au calme, alors nous sommes allés au restaurant, tu sais, l'Italien près du centre culturel."

Erik voyait très bien de l'endroit dont elle parlait : cette route était la pire en termes de trafic le matin et il avait maintes fois songé, coincé dans sa Clio, à inviter la jeune enseignante à y dîner. Pourtant, la moue que fit Françoise lui indiqua qu'elle ne semblait pas garder un bon souvenir de ce repas :

"Est-ce que ça s'est mal passé ? demanda-t-il en se maudissant, pensant qu'il pouvait sembler trop intrusif.
- Ah non non non ! C'était bon et il a été adorable, mais… trop adorable, peut-être. Enfin, tu vois quoi, c'est le genre de garçon à être mielleux, à déballer tout son guide touristique pour t'impressionner et… je ne sais pas, j'étais plutôt mal à l'aise. Je sais qu'il a fait des avances similaires à d'autres collègues, quoi… Je préférerais que ce soit un homme plus dévoué à sa tâche qui soit intéressé par moi." lâcha-t-elle en passant ses doigts dans ses cheveux, coiffés en une longue tresse sur son épaule gauche.

Erik acquiesça et, bien qu'il n'ait jamais été intéressé de façon romantique par Françoise, ses derniers mots résonnèrent à ses oreilles, plus fort même que son interrogation lancinante : lui n'était plus un homme dévoué à sa tâche.
L'enseignante s'excusa alors de ne pas pouvoir rester plus longtemps, n'étant partie de sa classe que pour faire quelques impressions. Elle s'éclipsa en direction de la salle des professeurs, et Erik tourna quant à lui les talons en direction de la cantine. Animé d'une vigueur nouvelle, il nettoya le sol comme jamais il n'avait nettoyé, proposant même à ses collègues de les aider à finir leur entretien des fours et autres équipements de la cuisine.

Une fois le travail terminé, Erik s'apprêtait à sortir de la cantine, le cœur plus léger, lorsqu'une forte nausée le prit sans prévenir : il dut se retenir à une table en catastrophe, le simple fait de rester debout empirant son état. Alors qu'il relevait la tête après avoir vomi sur le carrelage brillant, il constata que sa vision se troublait : les poteaux parfaitement verticaux ondulaient en des formes plus que vaguement géométriques et des silhouettes sombres dansaient dans la salle, comme des apparitions fantasmagoriques sorties tout droit d'un roman de Frederic Brown. Fermant les yeux pour chasser ces fantômes, Erik entendit alors un brouhaha s'immiscer dans sa tête, sans prendre la peine de ménager ses tympans ou même de s'y cantonner : des voix riaient, parlaient, se disputaient ou chuchotaient, toutes au même volume sonore. Certaines appelaient son nom, d'autres déblatéraient des paroles sans aucun sens. Pourtant, ça n'était pas des voix d'enfants, mais bien des voix d'adultes. Et avec elles vinrent des sensations, des bribes de souvenirs qui avaient été, semble-t-il, enfouis au plus profond de la mémoire d'Erik.
Lorsqu'il se releva, mollement secoué par deux de ses collègues paniqués, la graine de doute dans l'esprit d'Erik avait germé.

Hagard, Erik fut raccompagné chez lui par un collègue habitant à deux rues, qui lui fit promettre de l'appeler dans le cas d'une nouvelle crise. Il s'assit sur son canapé, alluma la télévision afin d'avoir un fond sonore et resta ainsi, pensif, pendant plusieurs heures. Il tenta de traiter les informations qu'il avait, les souvenirs qui lui étaient revenus, trop peu nombreux pour conclure, mais assez nombreux pour spéculer : Erik avait déjà fréquenté un lieu similaire, où les gens se rassemblaient pour manger et parler de leur journée. Pourtant, dans la cantine où, aussi loin qu'il se rappelait, il avait toujours travaillé, les murs étaient plus gris, les chaises plus vieilles et les tables plus sales. Pouvait-il croire ses souvenirs ? Lesquels ? Il ne savait pas.

À un moment, la sonnette de la porte d'entrée retentit. Erik se leva pour observer à travers le judas qui venait lui rendre visite : il connaissait la personne qui attendait devant sa porte et pourtant, il ne la reconnaissait pas. C'était bien sa sœur, mais il sentait que quelque chose était différent : elle n'avait pas changé, mais c'était lui qui était quelqu'un de différent.
N'ayant pas le courage de lui ouvrir, il l'observa hésiter un moment, réessayer la sonnette, puis finalement déposer un paquet devant la porte et s'éloigner en soupirant.
S'assurant qu'elle était bien partie, Erik ouvrit la porte et détailla le contenu du colis : des vêtements de marque, portant encore tous leurs étiquettes aux prix exorbitants. Erik était habitué à ce que sa sœur lui achète des habits aussi coûteux, étant sa seule famille depuis sa dispute avec ses parents il y a quelques années : elle compensait son déficit d'affection par un trop-plein pour son grand frère.
Pourtant, cette fois-ci, Erik sentait que quelque chose était différent, pas à sa place. En apparence, tout était normal, mais il avait de plus en plus l'impression qu'il vivait, depuis son malaise de l'après-midi, sa vie d'un point de vue extérieur. Mais pourquoi ? D'où venaient ces souvenirs qui ne collaient pas avec ses sensations, rendant celles-ci fades et incomplètes ?
Alors, à mesure qu'il accumulait les éléments pour y répondre, l'interrogation qui martelait sa tête depuis la veille prit un tout autre sens :

"Pourquoi est-ce que je travaille là-bas ? Je hais les enfants, qui braillent, insultent, se battent avec la nourriture… Jamais je n'aurais choisi de travailler dans un collège de mon plein gré… Je ne suis pas à ma place, je ne devrais pas être ici… Mais alors, où est ma place..?"

Alors qu'Erik tournait en rond dans son couloir, fixant le papier-peint décoloré en plein début de crise d'angoisse existentielle, quelque chose attira son attention : l'émission qui passait en fond sonore avait laissé place à un talk-show douteux sur la recrudescence des phénomènes "paranormaux" ou "inexpliqués" dans la région. Erik put ainsi mettre le doigt sur autre chose ayant changé en lui : il n'avait jamais accordé un quelconque crédit à ces théories fallacieuses et ces légendes urbaines. Il avait d'ailleurs l'habitude de rire de bon cœur en voyant, comme maintenant, des illuminés affirmer qu'ils avaient aperçu des aliens ou des entités venues d'autres dimensions. Pourtant, il sentit que, désormais, une part de lui savait que tout cela était vrai.
Se demandant d'où pouvait bien venir cette intuition si contraire à sa personnalité habituelle, Erik se rendit compte que la meilleure chose qu'il pouvait faire à ce moment était probablement d'en parler à quelqu'un : s'il restait un peu plus longtemps seul, dans cet appartement, à imaginer les pires théories, il allait devenir fou. Mais qui appeler ? Il venait d'ignorer sa sœur et se doutait de toutes façons qu'elle puisse lui être d'une aide quelconque. Un psy ? Il ne savait même pas s'il avait les moyens de se payer une consultation et il était de toutes façons trop tard pour qu'un cabinet soit encore ouvert. Alors, son esprit dériva naturellement sur la seule solution qui lui sembla, à cet instant, raisonnable : Françoise Berlion.
Erik s'empara alors de son téléphone fixe et de l'annuaire, mais hésita une fois le doigt posé sur la touche d'appel : était-ce réellement une bonne idée ? Ils n'étaient pas si proches et elle était probablement trop raisonnable pour accepter d'écouter les divagations d'un jeune homme sur le paranormal et une ancienne vie oubliée. Pourtant, au fond de lui, il savait ses sourires sincères, même si elle était probablement aussi enjouée avec tout le monde. Et puis, Erik n'avait pas vraiment d'autre idée, ni grand chose à perdre.
La tonalité l'accueillit, mais il entendit rapidement la voix de l'enseignante qui décrocha :

"Oui, allô ? Qui est-ce ?
- Bonsoir, c'est… c'est Erik. Erik Mussat."

La jeune femme ne répondit pas immédiatement, mais sa voix n'était pas agacée ou méfiante lorsqu'elle reprit : elle était plutôt teintée d'un mélange d'anxiété et de soulagement.

"Bonsoir Erik ! Est-ce que ça va ? On m'a dit que tu avais dû être raccompagné chez toi parce que tu as eu un malaise…"

Alors, de sa voix la plus sincère, Erik demanda à demi-mots, comme un cri du coeur :

"J'ai quelque chose à te raconter, enfin, j'ai besoin d'aide… Est-ce que tu pourrais venir s'il te plaît..?"

L'enseignante ne répondit pas immédiatement. Il l'entendait respirer à l'autre bout du fil et se prépara à ce qu'elle lui raccroche au nez, probablement en lui disant de ne plus jamais lui parler. Pourtant, la réponse qu'il reçut après un silence qui lui parut durer une éternité le surprit davantage :

"Où est-ce que tu habites ?"

Erik alors bégaya son adresse, sans réellement comprendre pourquoi est-ce qu'il était autant déstabilisé alors que c'était ce qu'il avait voulu entendre. La jeune femme mit fin à la conversation téléphonique en déclarant simplement, d'un ton déterminé :

"J'arrive."

Laissé seul avec la tonalité, Erik raccrocha à son tour, empli d'émoi : elle lui faisait assez confiance pour venir seule, chez lui, en début de soirée, alors qu'il s'était montré plus que vague et même légèrement inquiétant. Se promettant de tout raconter du mieux qu'il pouvait à la jeune femme si elle acceptait de l'écouter, Erik serra les poings : il ne savait pas quelle était cette partie de sa vie qu'il avait oubliée, ni quelles étaient ses solutions pour la retrouver, et encore moins les épreuves qu'il aurait à traverser à partir de maintenant ; mais il savait qu'il n'affronterait pas celles-ci tout seul.

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