« Est-ce que tu crois que ça compte comme un plan à trois ?
- De quoi ? »
Céleste avait mis la sono assez fort. Elle était en train de rajouter des photos sur son Onlyfans, où on voyait essentiellement des gros plans impressionnants sur ses ailes, pris au téléobjectif, au point d’en voir les écailles individuelles et irisées – des milliers et des milliers de petits ongles vernis, agencés en motifs d’ailes de papillon. Elle avait aussi des vidéos où elle passait les doigts dessus pour les changer de sens comme si c’était des sequins sur un coussin, pendant des heures, et les titrait toutes « ASMR SATISFYING BINAURAL FAIRY WINGS [NO TALKING] ». Avant de basculer dans les bas-fonds de l’anormal, bien longtemps avant que ce site n’existe, Finn s’étonnait qu’il y ait des gens qui paient du vrai argent pour ce genre de truc. Aujourd’hui, il s’étonnait qu’il y ait des gens pour croire que ça puisse ne pas exister quelque part dans le multivers.
Il avait un client qui l’attendait dans une quarantaine de minutes, mais en attendant, il était assis en slip et en collants sur un des tabourets de la loge de quasi-star qu’il partageait avec Céleste, et il avait une lettre à écrire.
Il arrêta de mâchonner son stylo, regarda sa feuille blanche, et clarifia : « Un type qui est hanté par… je sais pas. Un truc qui veut pas le lâcher. Est-ce que ça compte comme un plan à trois ?
- Je ferais payer le fantôme aussi, » répondit Céleste du tac au tac sans lever les yeux de son ordinateur portable.
Finn soupira et tapota la lettre toujours vide. « Non, c’est pas ce que- rien. Oublie. »
Son stylo finit par descendre vers la feuille de papier, et d’une main maladroite, il écrivit :
James,
Il s’arrêta. Il fallait bien commencer quelque part.
Céleste s’assit en tailleur sur sa chaise et changea d’onglet pour répondre à ses mails. Ses ailes bruissèrent comme un sachet de grosses paillettes de carnaval. Finn se souvint qu’il n’avait pas encore ouvert sa boite mail de la journée. Pourquoi est-ce qu’il l’aurait fait ? C’était là où, fatalement, on trouvait des emails. Il n’y avait rien qu’il détestait plus au monde que la partie administrative de son travail. Surtout quand un pourcentage non négligeable de sa clientèle jugeait indispensable de lui envoyer des photos de mauvais goût. La rançon de la gloire, probablement.
Les choses s’amélioraient franchement, ceci dit, depuis que l’agence d’escort pour laquelle il bossait avait été franchisée par Caldeira. Un nom aussi reconnu dans les bas-fonds de l’anormal, ça polissait immédiatement l’image de n’importe quoi. Non pas qu’il en ait eu particulièrement besoin à titre personnel – il ne roulait pas sur l’or, mais il n’aurait changé de travail pour rien au monde. Il était vraiment doué pour ce boulot, et il l’appréciait, même.
Enfin, tant qu’on ne lui envoyait pas de dick pics, du moins.
Il regarda à nouveau la lettre, où le « James, » suivi d’un grand rien le narguait. Ironique, le syndrome de la page blanche, vu qu'il avait écrit un bouquin sur ses expériences les plus bizarres, il y a quelques années, pour arrondir les fins de mois. Il envisagea un moment d’expliquer à James Talloran comment il le connaissait alors que l’autre ne se souvenait probablement même pas de lui, réalisa à quel point démarrer par « Tu ne me connais pas mais moi je te connais » serait monstrueusement inquiétant, et décida plutôt de commencer par un compliment.
J’ai vu beaucoup de bouches étranges dans ma vie, mais je dois dire que les cicatrices qui encadrent la tienne sont sans pareilles en ce bas monde, et mon souhait le plus cher est, je l’avoue, de pouvoir un jour les embrasser.
Il relut sa phrase en rougissant un peu. Est-ce qu’il démarrait de façon trop cash ?
Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai commencé par écrire ça. Désolé. Mais je suis sincère. Et peut-être qu’elles guériraient, qui sait ?
Il sourit. C’était mieux. Le stylo revint se poser sur le papier.
J’ai bien conscience que recevoir une lettre de Saint Valentin d’un type comme moi peut sembler suspect, mais mes intentions n’ont rien à voir avec le travail. Au contraire, elles sont plutôt pures. C’est juste que mon emploi du temps et ta situation personnelle très… délicate rendent tout ça quelque peu compliqué. Malgré
« Tu fais quoi ? » dit Céleste par-dessus le papier. Finn sursauta comme si ses collants l’avaient électrocuté. Il ne l’avait même pas entendue se lever de sa chaise.
« Rien du tout, mentit-il.
- Est-ce que c’est une lettre ?
- Non. Oui. Ça te regarde pas.
- Je t’avais jamais vu aussi rouge, s’amusa-t-elle. Tu écris à un client ? C’est du roleplay ou quoi ? »
Finn se leva pour mieux tenir la feuille hors de portée de Céleste et son petit mètre cinquante. Son visage lui donnait l’impression d’être en feu. Il n’avait jamais été plus embarrassé de toute sa vie. Pourtant, pas plus tard que la veille, il avait eu un client fétichiste des pieds qui lui avait demandé en transpirant quelles étaient les limites exactes de sa capacité à rajouter des orteils sur quelqu’un, et où il pouvait le faire. Il avait dû le lui démontrer, évidemment. Être un escort plieur de réalité avait ce type d’inconvénient.
« C’est pas du roleplay et c’est pas un client ! » protesta-t-il. Céleste battit des ailes pour tenter d’atteindre la feuille. Par réflexe, il s’ajouta une articulation supplémentaire aux jambes afin de grandir assez pour pouvoir plaquer la lettre contre le plafond, et le regretta immédiatement – ça faisait un mal de chien. S’il avait réfléchi trois secondes, il se serait étiré le bras à la place.
« Pas un client ? Comment ça ? » fit Céleste, intriguée, en se perchant sur le dossier du canapé. Ses yeux s’écarquillèrent subitement. « Finn ? Est-ce que tu aurais un crush ? »
« Conneries, » marmonna Finn, occupé à revenir à sa taille normale tout en pliant le papier pour éviter qu’elle essaie encore de le lui chiper. À en juger par la façon dont ses joues lui cuisaient, son mensonge ne devait pas être très convaincant. Céleste éclata de rire et sortit dans le couloir, clamant à la ronde « HÉ DEVINEZ QUOI ! FINN FELICITY EST AMOUREUX !! ». Finn entendit quelques collègues siffler ou ricaner.
Il referma la porte derrière elle en soupirant et se laissa tomber lourdement sur le canapé, ses jambes de grand escogriffe croisées sur l’accoudoir. Il déplia la lettre et continua à écrire.
Malgré nos différences, j’ai l’impression que nous sommes chacun piégés dans nos vies, d’une certaine manière. Évidemment, je ne compare pas la gravité de nos problèmes respectifs, car ça n’aurait aucun sens - je n’arrête pas de penser à cette espèce d’enfer dans lequel tu te trouves. J’aimerais pouvoir faire quelque chose, même si je doute d’être d’un grand secours. Mais moi aussi, j’aimerais parfois que quelqu’un vienne m’extraire de cette espèce de version fantasmée de moi que les gens semblent tous voir, ce rôle de métamorphe dieu du sexe complètement bidon, pour plonger à travers les couches de faux-semblants et réaliser qu’en réalité, je suis juste un pauvre type banal qui crève de trouille en écrivant cette lettre.
Je suis un plieur de réalité à qui on a collé une identité permanente, et je vois un type dont la réalité ne pourrait pas être plus horriblement fluctuante, et je me dis que le monde est vraiment, vraiment mal foutu.
Mais je me dis aussi, peut-être que lui, il comprendrait ? Peut-être que lui
Des rires dans le couloir l’arrachèrent brusquement à sa transe. Qu’est-ce qui lui prenait de déballer ses névroses à un quasi-inconnu comme ça ? Quelle angoisse. Qu’est-ce que James Talloran allait penser ?
Il se remit d'aplomb sur le canapé d'un mouvement qui aurait probablement cassé six côtes à un type normal et regarda l'horloge murale - il lui restait plus de vingt minutes. La sono de Céleste, toujours allumée, passait une track de techno dont les paroles commençaient par I’m a sick bitch. Un petit ricanement nerveux échappa à Finn.
Son regard parcourut la pièce et s’attarda sur le miroir accroché sur le mur d’en face. Il ne prêtait pas vraiment attention à sa propre apparence la plupart du temps, puisqu’il pouvait la modifier selon sa convenance, mais il avait une sorte de forme standard à laquelle il revenait toujours par défaut.
Il n’y avait pas d’autre façon de le décrire, et il détestait vraiment ce mot, mais son reflet le fit penser à une vieille pute. Pas à cause des petites rides qu’il commençait à avoir aux coins des yeux ou parce qu’il se rasait le crâne depuis quelques années, non. Dans le métier, on disait souvent que ça se reconnaissait aux yeux avant toute chose - une espèce de lassitude blasée. Et ça y est, elle était là. Il ne s’était jamais imaginé voir ça un jour sur lui-même – peut-être qu’il pensait qu’il aurait de la chance, ou que ses pouvoirs de métamorphe le rendaient différent. Mais non.
Il en avait assez qu’on lui demande d’être désirable, alors qu’il ne savait faire que ça.
Il froissa la lettre, la jeta à la poubelle, attrapa une nouvelle feuille, et recommença de zéro, frénétiquement, le stylo presque guidé par une main invisible.
James,
Nous sommes chacun enfermés dans une situation dont il est difficile de s’extraire, et qui essaie de nous définir en tant que personnes. Je pense que toi aussi, tu comprends cela, même si ta situation est bien plus grave et abusive que la mienne.
J’aimerais savoir quelle personne tu es vraiment au-delà du voile de l’illusion, et ne pas avoir à devenir quelqu’un d’autre pour toi. Je ne veux plus être désiré. J’aimerais, pour une fois, être simplement aimé. J’aimerais
Il inspira profondément, réalisa qu’il rougissait à nouveau, et termina sa phrase, le cœur battant à tout rompre.
J’aimerais te tenir la main, si tu veux bien.
Finn Felicity