Le docteur Michael Viktor Magnus montra sa carte au garde de la porte, qui le laissa passer d'un hochement de tête silencieux. Son nom était sur la liste des visiteurs du jour. Il fallait appeler en avance pour venir à un endroit comme celui-ci.
L'herbe était toujours si impeccablement tondue. Ça avait presque l'air surréel, mais j'imagine que c'était ce pour quoi vous payiez, non ? Ça et là il pouvait repérer des fleurs à divers stades de décomposition. Ses pas étaient mesurés, ses pieds lui semblaient de plomb. 4 mai. C'était un jour de merde.
Le Dr Magnus attint finalement l'endroit familier et passa du chemin à l'herbe trop parfaite qui entourait chaque pierre tombale soigneusement placée. Il arriva à l'endroit où son cœur était mort il y a tant d'années, et s'affaissa au sol, assis en tailleur devant la pierre tombale de sa femme.
Dr Helen Magnus, scientifique dévouée, femme aimante, cul d'enfer. Dieux du ciel, qu'est-ce qu'il détestait cette inscription. Elle l'avait choisie, donc il n'était même pas question de discuter de sa présence sur la pierre tombale, mais quand même. S'asseoir là lui faisait ressentir tellement d'émotions complexes. Il finit par se racler la gorge.
"Joyeuse journée Star Wars, chérie. Que la Force soit avec toi. Je suis désolé de ne pas avoir pu venir plus tôt aujourd'hui." Il posa la couronne funéraire simple avec le sabre laser miniature au milieu de sa pierre tombale. Ses yeux étaient aussi morts et lourds que du granit, perdus dans le vide sans rien regarder de particulier. "Je suis tellement désolé. Juste… je suis tellement désolé, Helen."
Le grésillement de l'électricité entourait le couple tandis que les remous du transfert dimensionnel s'apaisaient, ne laissant que la paire de scientifiques accroupis sur ce qui était auparavant le sol de leur laboratoire. "Est-ce… est-ce qu'on a réussi ?" La voix d'Helen Magnus trépidait d'excitation.
"Foutredieux je pense que oui. T'y es arrivée, Douce ! Bordel, nous avons réussi !" Michael Magnus se leva en tenant la main de sa femme et en regardant autour de lui. La première chose qu'il fit était de regarder le soleil, qui était Dieu merci encore en un morceau. "Je crois même que nous sommes au bon endroit." Il jeta un coup d'œil aux environs et observa les murs lisses et les étagères remplies de divers bidules et trucs de nettoyage et d'entretien. Il leur avait fallu des mois pour trouver un endroit approprié pour finir leur transfert, et ce placard était la seule constante entre leur dimension et celle-ci.
"Je n'étais pas sûre de pouvoir stabiliser la transférence correctement." Elle sortit un petit appareil de la poche de sa blouse de labo et essaya de l'allumer. Il bourdonna un instant, puis des étincelles en sortirent et il cessa de fonctionner. "OK, le chronographe a cramé. Tu penses qu'on est à quelle époque ?" Michael secoua la tête et saisit la poignée, ouvrant la porte sur un couloir gris quelconque. Au-dessus de la porte se trouvait un panneau où était écrit "Soap from Corpses Products". "Je n'en ai aucune idée, mais c'est un nom de couverture vraiment pourri, si c'est bien ce que je pense ê—"
Le cliquetis doux d'un chien armé sur un pistolet interrompit ses pensées. "Et vous êtes qui, putain ?" demanda doucement le Dr Kensington, flanqué de deux gardes de sécurité.
Helen montra le bout de son nez derrière son mari et fit son sourire le plus charmeur possible, "Croiriez-vous des métaphysiciens interdimensionnels ?"
Michael Magnus posa ses mains derrière lui et se pencha légèrement au-dessus de l'herbe en regardant vers le ciel. "Je sais que les choses étaient désespérées dans notre dimension, mais nous aurions probablement pu survivre un peu plus longtemps. Je ne crois pas qu'on s'en serait mieux sortis si on avait attendu plus longtemps. Je continue à repasser ça en boucle encore et encore dans ma tête." Il laissa son regard se perdre dans le bleu du ciel un peu plus longtemps, admirant toujours le soleil intact, comme il l'avait fait presque tous les jours. Il se redressa et plongea sa main sous sa blouse de laboratoire pour attraper le holster à l'épaule qui retenait le revolver démesuré que sa femme lui avait donné. Sur le canon étaient gravés les mots "Pour lorsque même mes ordres sont trop silencieux".
Il appelait l'arme "Helen" désormais. Il avait aussi fait feu avec plus de fois qu'il ne l'aurait cru pouvoir se produire en une vie. La Fondation avait au final trouvé un moyen d'exploiter les succès de sa femme et l'avait mis à l'abattoir pour les mettre en marche. L'ultime sursaut d'un administrateur en disgrâce. Il devait mourir pour que leurs monstres favoris restent protégés.
Malencontreusement pour eux, il avait toujours été un homme flexible. Il s'était rapidement fait aux situations dangereuses dans lesquelles ils l'avaient jeté. Il était devenu plutôt bon tireur avec le revolver qui portait le nom de sa femme, et une assiduité continue aux cours d'autodéfense de Giancarlo DeLuca lui permettait de pouvoir se défendre sans problème en combat rapproché. Ils voulaient que quelqu'un rende les armes et meure, mais mourir faisait trop mal pour qu'on s'y habitue.
Il abaissa le revolver lourd sur le sol non dérangé de la tombe de sa femme. "Tu me manques tellement. Je n'arrive pas à… Je ne sens pas que je puisse être moi-même sans toi. Toutes les blagues, tout l'humour… le sens de l'amusement et de l'aventure. Tout est parti, mort en même temps que toi." Il appuya sur le levier qui faisait coulisser le cylindre sur le côté. Seules quatre chambres étaient actuellement chargées, il n'avait pas rechargé depuis les dernières balles qu'il avait tirées. Un boulot bâclé, Break l'aurait exécuté en voyant ça.
"Quel con…" marmonna-t-il dans sa barbe en laissant les douilles tomber des chambres tout en faisant tourner lentement le cylindre avec son pouce. Ce n'était pas bon pour le pistolet, mais tant pis. Il mit la main dans son autre poche et en sortit un petit kit de nettoyage pour entamer le rituel annuel du nettoyage d'Helen avec Helen.
"Tu serais fière de moi, chérie. J'ai fini par "grandir", j'imagine, et je suis monté en grade dans La Fondation. Je sais que ça n'a jamais été important pour toi, mais… après que tu sois morte, c'est devenu important pour moi. Je ne pouvais pas supporter la pensée de ne pas être capable de protéger quelqu'un que j'aimais une fois de plus…"
Une explosion secoua le Site-29, un instant avant que ne commencent à beugler les alarmes d'urgence. Le Dr Magnus se leva de son bureau temporaire et réajusta ses lunettes. Il tendit la main vers le téléphone de son bureau et appuya sur la touche spéciale pour joindre le bureau de la sécurité. Un instant s'écoula avant qu'une voix ne réponde à l'autre bout du fil, "Sécurité, comment puis-je vous aider, vice-directeur ?"
"Quelle est la situation," dit le Dr Magnus d'une voix calme et posée. Les autres membres du personnel dans la salle avaient l'air nerveux et parlaient entre eux à voix basse.
"Nous avons des intrus aux baies de chargement, ils descendent le monte-charge vers le sous-sol six. Au moins six assaillants, plusieurs membres du personnel de sécurité sont déjà blessés," expliqua la voix à l'autre bout du fil, tandis que des sons étouffés d'ordres aboyés en fond se faisaient entendre dans le combiné.
"Compris, je suis au sous-sol six. Envoyez des forces de sécurité à mon emplacement pour la coordination de crise, s'il vous plaît. Vous avez mon autorisation pour faire venir la FIM Omega-88 ici," dit Magnus en ouvrant d'un coup de pied le casier sous le bureau et en y récupérant son gilet pare-balles. Depuis qu'il avait rejoint le Département d'Alchimie, il avait dû en réquisitionner bien plus que de raisonnable.
Il sortit Helen de son holster d'épaule et vérifia les chambres. Chargées toutes les six. Il resserra bien les quelques dernières lanières de la veste. "Restez ici, je reviendrai avec des forces de sécurité quand nous aurons repris le contrôle de la situation," dit-il pour rassurer le personnel de recherche rassemblé dans le petit laboratoire. Il arma le chien d'Helen et sortit à grands pas dans le couloir en activant la balise de localisation sur son téléphone pour que les forces de sécurité puissent le trouver.
Le Dr Magnus remplaça les cartouches manquantes du revolver usé en glissant deux balles de remplacement dans les emplacements vides. Il referma le cadre du revolver et le remit dans le holster sous son bras gauche avec la précision régulière de la répétition.
"Je ne sais plus quoi faire, Helen. Je ne sais pas vraiment laquelle de nos expériences m'a laissé ainsi, mais… je ne vieillis pas. Je vais peut-être être condamné à faire ça pour toujours, et je ne sais pas comment je peux le faire. Je pensais que ce serait chouette de faire de la recherche et de vieillir ensemble. De prendre notre retraite et de voir le monde lorsqu'il n'était pas condamné comme le nôtre l'était. Et maintenant… quoi ?"
Magnus tendit sa main et toucha la stèle. Le granit était froid et sec au toucher, stable comme Helen l'avait toujours été. Sa tête retomba, et des larmes lui montèrent aux yeux, spontanées mais pas importunes.
"Comment fais-je cela sans toi ? Pourquoi est-ce que je me lève, à me battre tous les jours pour rendre ce monde meilleur alors que tu n'y es plus ? Pourquoi devrais-je même essayer ?"
Le claquement discret de talons non démesurés laissa place à de doux bruits de pas derrière lui tandis que la Dre Rights s'agenouillait à côté de lui. "J'imaginerais que c'est ce qu'elle voudrait que tu fasses, Michael." Une de ses mains puissantes attrapa son épaule, et l'autre plaça une petite couronne avec une minuscule bouteille de Patrón en son centre à côté de la sienne. "La journée Star Wars a toujours été le second jour préféré d'Helen, derrière le Cinco de Mayo."
Magnus releva la tête ; ses lunettes avaient glissé sur presque toute la longueur de son nez. Son visage était strié de larmes et il ne ressemblait plus à rien. "Agatha… que fais-tu ici ?"
Elle lui renvoya ce sourire attentionné et lui fit un câlin rapide, "Eh bien, bêta, ce n'est pas difficile de suivre à la trace le vice-directeur d'un département, n'est-ce pas ? Et si je me souviens bien, le 4 mai n'a jamais été un bon jour pour toi."
Le Dr Magnus prit une profonde inspiration et sécha ses larmes en réajustant ses lunettes. "Je suis surpris que tu t'en souviennes."
La Dre Rights sourit sans regarder particulièrement qui que ce soit et lissa sa jupe d'un geste familier. "Il a fallu pas mal de travail pour défaire ce bout-là de saloperie amnésique. Cela dit, je n'allais pas les laisser effacer un de mes amis."
Le Dr Magnus rit doucement dans sa barbe en secouant la tête devant la pure folie de leurs vies. "D'accord. Je crois que je suis content que tu l'aies fait. Être seul ici est déjà assez dur comme ça."
La Dre Rights acquiesça, "Alors, de quoi étiez-vous en train de parler tous les deux ?"
Le Dr Magnus s'interrompit quelques instants, avant de dire doucement "De comment je ne sais pas comment je vais continuer à faire ce boulot pour toujours." La Dre Rights mit un coup de coude dans le flanc du Dr Magnus. "Aïe, c'était pour quoi, ça ?!"
La Dre Rights se tourna vers lui et lui sourit légèrement, "Tu sais, tu es le deuxième immortel aujourd'hui à venir se plaindre auprès de moi de ne pas vieillir. Certains d'entre nous doivent continuer à s'hydrater pour rester jeunes, trouduc."
Le Dr Magnus secoua la tête, les yeux fixant quelque chose entre la stèle et la Dre Rights. "Je suis désolé que tu n'aies pas pu passer plus de temps avec elle. Je sais que vous deveniez amies plutôt vite, toutes les deux."
La Dre Rights tapa gentiment le Dr Magnus dans l'épaule. "Tu te fous de ma gueule, Michael ? Excuse-moi. Je suis désolé que tu aies perdu ta femme." Il y eut un long silence. "Voudrais-tu m'en dire un peu sur elle ? Des choses que… je ne connaîtrais pas ?"
Le Dra Magnus sourit et ferma les yeux, enleva ses lunettes et se perdit dans ses souvenirs un moment. "Elle adorait les œufs, avec les blancs tout juste cuits. C'était l'une des personnes les plus marrantes, sincères et enjouées que j'aie jamais rencontrées. Elle ne manquait jamais une occasion de me dire à quel point elle m'aimait, de me complimenter sur Dieu sait ce qu'elle remarquait à mon sujet. Quand elle avait mal au crâne après avoir mangé un truc froid, je mourais presque de rire, elle faisait une de ces têtes…"
La Dre Rights sourit, "On dirait que tu l'aimais vraiment, vraiment fort, Michael."
Le Dr Magnus acquiesça, "Oui, Agatha. De tout mon être."
La Dre Rights se releva lentement et épousseta sa jupe avant de tendre une main au Dr Magnus. "J'étais sérieuse en disant ça avant : je ne pense pas qu'elle voudrait que tu restes assis ici à pleurer sur sa tombe. Je pense qu'elle voudrait que tu te lèves, que tu inspires profondément et que tu passes au prochain défi qui t'attend, quel qu'il soit."
Le Dr Magnus prit sa main et se releva lentement. "Je comprends ce que tu veux dire, Agatha, vraiment. Mais mon cœur est dans cette tombe, avec elle."
La Dre Rights hocha la tête et sourit légèrement, "Bien sûr, Michael. Je déteste faire ça, mais… je ne suis pas ici seulement pour te soutenir. Je suis là pour ça, c'est vrai, mais… nous avons un problème à Kiev. Ton Directeur m'a demandé de te trouver."
Le Dr Magnus jeta un dernier regard nostalgique à la tombe de sa femme et se pencha pour laisser reposer sa main dessus un moment, avant de pousser un profond soupir. "Soit, allons-y. Quel est le problème, Dre Rights ?"