Il en faut deux

Note : Ceci est la 5ème partie d'une histoire en 7 épisodes. Il est recommandé de commencer la lecture par SCP-3475 - Nos Fondations Changeantes.

Je suis allongé sur la colline, en train de fixer le ciel. Les étoiles dansent sous les nuages éparses, sans projeter de lumière au-dessus ou en dessous d'elles. Je faisais partie du comité qui a préparé les étoiles. Nous avions deux jours pour trouver à quoi elles devraient ressembler, reconstruites à partir des illusions et des métaphores brisées qui restaient. Ressemblaient-elles à des yeux ? À du verre ? Ma proposition était de faire de nombreux soleils, atténués en une lueur cristalline, assez proches pour qu'on voie leurs ondulations et leurs mouvements dans le ciel. Nous avions choisi la proposition de Brandt : de fins filaments de lumière élastique. De temps en temps, ils se réarrangent en amorces mémétiques, des projections se renforçant elles-mêmes. Je crois que c'était ce qui lui a valu d'être acceptée, en fin de compte. Ce n'était certainement pas son esthétique. Brandt le savait-il ? Est-ce que c'était ce que je voyais dans les étoiles de ses yeux ?

"Pourquoi aurait-il cru que je m'appelais Jenkins ?" demande-je à Annette. Iel est allongé à côté de moi, en train de finir une barre de protéines. J'ai déjà mangé, bien que j'aie oublié quoi. "Nous n'avons même pas de Jenkins dans le département de mémétique."

JE SAIS.

Iel est plus détendu désormais en étant loin du site. Nous avons marché une ou deux heures en direction de la ville pendant que je me plaignais tout du long. Iel a fini par admettre que nous nous étions assez éloignés du danger pour la nuit. Désormais, iel prend son temps pour ses messages : des mots complets, de la ponctuation, de petites pauses entre les mots ou pour ajouter de l'emphase. Je ne l'ai jamais vu comme ça, mais c'est logique. La communication ne saurait être purement fonctionnelle ; elle doit intégrer un soupçon d'art. Annette doit compenser cela autrement.

JE CROIS QU'IL S'EN FICHAIT.

"Pas moi. Je n'arrive pas à croire qu'il ne reconnaissait plus son employé préféré !"

QUI ÉTAIT-CE ?

Je soupire. À côté de moi, Annette tousse sèchement.

Un autre jour. Nous reprenons notre marche. Pour m'occuper, je commence à assembler le déconditioneur, morceau par morceau. Si je le fais lentement, sans jamais regarder le produit final, je m'en sortirai. Il finira emballé dans une petite boîte. Le problème, ce sera l'ouverture de cette boîte. Je crois qu'Annette le sait, mais iel n'a rien dit. Pourquoi donc ? Se soucie-t-iel que je vais mourir à cause d'ellui ? Je commence à avoir mal au crâne. À quoi sert un sacrifice héroïque si personne ne le voit ? Je me laisse aller à imaginer ce moment — la boîte ouverte, le monde disparaissant dans un fondu au noir. Annette penché sur moi, la douleur enfin partie. Mon égoïsme me donne la nausée.

Vers midi, nous nous arrêtons près d'une route qui mène à la ville. Je m'effondre gracieusement.

TU NE TIENDRAS PAS JUSQU'AU SOMMET DE LA COLLINE.

Annette pointe au-delà de la ville, vers la colline. "Non," dis-je en hoquetant. "Putain, non."

ON VA RÉCUPÉRER UNE VOITURE EN VILLE.

Voilà qui est presque un roman pour Annette. Je continue à haleter par terre. Je jurerais qu'Annette semble lever les yeux au ciel. Je ne sais pas d'où iel peut tenir ça.

JE VAIS RÉCUPÉRER UNE VOITURE EN VILLE.

"Merci Annette."

OUI.

Puis iel est parti, courant tel un guépard. La douleur revient. Je sens des larmes perler au coin de mes yeux. Je me laisse aller à un autre rêve de noirceur se refermant sur moi. Je ferme les yeux et vois des étoiles.

Annette me secoue. Je me redresse, la vision trouble.

"Quelqu'un est là ? Quelque chose ne va pas ?"

Annette désigne quelque chose par-dessus son épaule avec son pouce. Je le suis et ne vois rien. Je regarde autour de moi et vois, derrière moi, une voiture, légèrement abîmée.

"Empruntée ?"

VOLÉE.

Nous voilà en route. La route est déserte, même aussi près de la ville.

"Pour qui est-ce ?" je demande, en regardant par la fenêtre.

TU DEMANDES MAINTENANT ?

"Je supposais que c'était un O5," dis-je.

TU SAIS CE QU'ON DIT SUR LES SUPPOSITIONS.

Une autre longue phrase. "Je suis surpris que tu la connaisses, celle-là," dis-je.

C'EST MA LANGUE MATERNELLE.

Je cligne des yeux. Annette est prise d'une quinte de toux sèche. Je finis par réaliser qu'iel est en train de rire. Je me mets à rire aussi. Le rire s'arrête.

ELIZABETH WILLIAMS. L'AS-TU RENCONTRÉE ?

Je ferme les yeux et me laisse aller dans mon siège. "Je ne crois pas. C'était pas une méméticienne ?"

PAS DU TOUT. TOPOLOGIE APPLIQUÉE.

"Non, pas vraiment de raison de l'avoir croisée." J'ouvre un œil. "Que représente-t-elle pour toi ?"

QU'EST-CE QUE ÇA REPRÉSENTE POUR TOI ?

Je laisse mes sourcils s'envoler et referme mon œil. "Je vois."

Je me sens comme un intrus sur ces routes. Il devrait y avoir des bouchons partout. Il devrait y avoir des gens qui vivent sous les ponts. Il n'y a personne. Les routes n'ont pas encore eu le temps de se décomposer ; lorsque la fin viendra pour de bon, j'imagine que cela se fera petits bouts par petits bouts, tandis que de petites plantes et des pousses chercheront des fissures à la surface. Restera-t-il du gravier en petites bandes ? Mon mal de crâne a empiré. Je peux sentir quelque chose sous pression, loin dans mon esprit. Une poutre ou une plateforme supportant plus de poids qu'elle ne le devrait. De petits grincements. Je crois que la situation devient vraiment affreuse. Ce qui m'entoire est déjà moins clair, moins réaliste. J'essaye de repenser à l'endroit où j'ai dormi auparavant. Est-ce que je me souviens de quoi que ce soit ? Qu'y avait-il là-bas ? Je ne sais pas. Je tourne la tête. Annette est aussi réel que d'habitude, au moins. Un treillis de combat noir. Un petit disque noir au poignet. Des yeux de verre clair. Dans une semaine, deux peut-être, elle sera tout ce qu'il restera.

Nous entrons dans la ville. Il y a des gens ici, maintenant. Ils sont apparus d'un coup, dans l'intervalle entre les secondes. Tout le monde est dehors aujourd'hui. Il y a beaucoup de lumière subitement. Je ne me souviens pas qu'il y ait eu autant de lumière autrefois.

Tout le monde va par trois. Parfois deux hommes encadrant une femme, parfois deux femmes encadrant un homme, parfois aucun ordre. Les formes des gens sont vagues ; mes yeux ne font que glisser sur eux, et mon mal de crâne continue de monter de cran en cran, petit à petit. La route est embouteillée de voitures abandonnées. Les marcheurs ne les ignorent pasne les remarquent même pas et marchent dessus et autour d'elles d'une manière qui me donne mal aux yeux lorsque j'essaye de les suivre. Mon mal de crâne s'est transformé en migraine hurlante. Dans l'une des voitures, je vois des flous immobiles.

Annette essaye de se frayer un chemin dans les voitures.

NOUS ALLONS DEVOIR MARCHER.

J'acquiesce. Je sens la sueur dégouliner sur mon visage.

Nous sortons de la voiture. Je ne sens aucune attention de la part des flous. C'est bien. Je fais quelques pas maladroits et commence à tomber avant qu'Annette ne me rattrape. Nous pouvons avancer de quelques pâtés si je m'appuie sur son épaule. Je ne sais pas si cela suffira. Chaque pas semble me coûter de plus en plus. Je veux vomir. Je veux m'allonger. J'ai soif. Ma migraine a encore empiré. Nous continuons. Nous continuons.

Je suis par terre. Un flou est au-dessus de moi. Il étend un bras vers moi et dit quelque chose. Je ne le comprends pas. Ses mots semblent continuellement entrer en phase et se déphaser du français. Il parle à nouveau. Où est Annette ? Je parviens à me relever. Un poids tombe sur mon épaule.

—Je veux juste que tu saches que si nous ne nous voyons jamais, je t'aime de tout mon cœur.

Ce sont mes propres mots. Je pensais que c'était une bonne idée, il y a un mois, ou un peu plus. Que même si la fin s'approchait à grands pas, il n'y aurait pas de regrets. Quel idiot. C'était une idée stupide. Mes propres mots.

"Annette ?"

Je retombe.

"Annette ?"

Quelque chose de fort m'attrape par les aisselles et je manque de peu de crier. Je sens quelque chose au bout de son bras tapoter sur ma poitrine.

DDNS

Il me tire sur le trottoir, mes talons traînent. Pas top pour ma nausée. Je sens mes talons buter une, deux, trois fois sur quelque chose, puis nous sommes à l'intérieur. J'essaye de me relever et vomis.

Le sol est frais et lisse. Ça apaise ma migraine. Je crois que vomir a aidé. Je me relève sur mes coudes et regarde autour de moi. Je suis à l'intérieur. Cela devait être une maison. Des trous dans les murs laissent entrer l'air frais et la lumière. Je passe mes bras sur les murs. Ils sont rugueux et texturés. Le vent qui siffle dans les trous des murs crée une mélodie joyeuse. Un oiseau s'envole de mes dents. J'émerge dans une grande zone commune. Il y a des gens partout, qui entrent et ressortent. Cela dit, la plupart d'entre eux sont en train de se détendre sur le sol, sur les murs, entre eux. Il y a des rires comme le tintement du vent. Je ferme les yeux et vois des étoiles. Où est Annette ?

On me mène dans la salle. Loin au-dessus, je baisse le regard et vois que l'espace s'étend plus loin. Les gens (la personne ?) m'amènent (amène ?) à de la nourriture. Je suis affamé. Je mange. Il y a de la musique. Depuis combien de temps ? Mais il y a de la musique. Ils jouent quelque chose.

Quelqu'un m'attrape par le bout du bras. C'est Annette, en chair et en os.

PARTONS

Le sol tremble. Iel me tire violemment d'un coup derrière ellui. Ce machin au bout de son bras commence à me tapoter à nouveau.

"Que se passe-t-il ?" Plus de tapotements.

Soudain, un grondement et un éclair lumineux. Annette me rentre dedans et nous sommes projetés par terre, balayés par le vent qui souffle sur nous. Il n'y a plus rien d'autre que du son. Puis il cesse. Nous nous relevons. Dans le lointain, là où le Site se trouvait, un champignon atomique s'élève lentement. À l'intérieur, je vois des étoiles. Je ferme les yeux et vois des étoiles.

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