Un long bâillement sourd sortit de la gorge de Finnegan. Il ne pouvait pas vraiment qualifier de sommeil les heures qui venaient de s'écouler, et la fatigue de son travail récent lui retomba donc dessus. Il grogna et passa en position assise, glissant son chapeau de son visage jusqu'au sommet de sa tête. Ses articulations craquèrent tandis qu'il agitait la tête de tous côtés et qu'un autre bâillement lui échappait. Après s'être frotté les yeux, il se rendit compte qu'il était assis sur un canapé plutôt que sur son matelas. Et en Indiana, pas en Californie.
Au pied du canapé se trouvait Jakeob Aldon, endormie dans une pile de couvertures. Elle était plus ou moins roulée en boule, un sourire encore plus indéfinissable sur le visage. Blotti contre sa poitrine se trouvait Everett, le putois magique qu'elle avait apparemment adopté après l'avoir fait sortir d'un robinet.
Finnegan prit garde à ne pas lui marcher dessus et se leva du canapé pour atterrir sur la moquette. La pièce elle-même était plutôt confortable, bien que dépareillée. Le canapé n'était pas assorti avec le fauteuil, qui n'allait pas non plus avec la table basse qu'ils avaient déplacée pour faire de la place à Aldon. Des figurines et des objets de collection assortis ornaient diverses étagères et dosserets de comptoir. Rien que des trucs trouvés en promo ou piqués pendant des déménagements. Ça lui rappelait son foyer, ce qui lui donnait juste envie de partir.
Il se rendit à la salle à manger, qui était simplement la partie du salon qui comportait une table et quelques chaises. À sa droite se trouvait la cuisine, qui était séparée du reste de la pièce par un comptoir. Ce n'était guère plus qu'un recoin avec le minimum syndical exigé d'une cuisine. Il ouvrit les différents placards jusqu'à trouver des céréales, puis se mit en quête d'une paire de bols et de cuillères. Au moins, le lait était facile à trouver.
Après avoir versé tout comme il fallait et remis le lait à sa place, il trempa la cuillère dans le bol et s'assit. Il prit une cuillerée et fixa la boîte d'un regard vide. La boîte moche et si colorée qu'elle en faisait mal aux yeux. On aurait dit quelque chose qui aurait été produit dans les années cinquante, ou même avant. Standard's Super Coco Pows. Ses yeux furent attirés par le texte en haut à droite de la boîte, dans l'arbre, et dans l'encadré qui vantait le jouet qui se trouvait à l'intérieur. Son subconscient interrompit les connexions que le texte le forçait à faire, et il se mit à rire lorsqu'il le réalisa consciemment.
Super Coco Pows.
Ces bandes de chiens de la casse.
Une fois qu'il eut fini ses céréales, il pencha la tête en arrière et vida le bol. Il se leva de sa chaise et rinça le bol et la cuillère, s'essuyant la bouche avec le dos de sa main. Lorsqu'il les mit dans le lave-vaisselle, Aldon était réveillée et grognait.
"Salut," dit-il.
"Sllt." Aldon n'avait jamais été très matinale. Ses os craquèrent lorsqu'elle s'étira, puis elle se courba et prit Everett dans ses mains. Elle pressa la créature contre son visage, s'aspergeant ainsi d'eau. Elle secoua ses mains et Everett se reforma à ses pieds, où il donna des coups de patte dans ses chevilles d'un air joueur.
Le visage propre et le regard clair, Aldon aperçut le paquet de céréales et grimaça en voyant ses couleurs criardes. Puis elle fronça les sourcils et s'avança difficilement. Elle amena la boîte à deux centimètres de son visage puis la laissa tomber. Après avoir marmonné un merci, elle s'affala sur sa chaise et en versa un peu dans le bol que Finnegan lui avait laissé. Lorsqu'elle réalisa qu'il lui fallait du lait, elle cogna son front contre la table et marmonna tout bas.
"Je te le sors," dit-il.
Elle releva la tête d'un coup. "Hein- non, je peux-"
"J'te l'sors," chantonna-t-il en ouvrant le frigo. Il sortit la brique et tenta même de le verser pour elle, mais elle frappa ses mains dans une tempête de bras et la lui prit des mains. Elle versa le lait elle-même et revissa le bouchon mais ne se battit pas avec lui lorsqu'il la reprit.
Elle prit quelques cuillerées et remit la cuillère dans le bol. "Ça m'énerve que ce soit si bon."
Finnegan gloussa. "Tu crois que c'est anormal ?"
"Hmm, j'en doute. La bouffe magique, c'est chaud à faire. Y a que Sugarcomb qui-" La cuillère s'arrêta juste devant sa bouche. "Attends, tu te foutrais pas de ma gueule ?"
"Peut-être."
"Oh, va chier." dit-elle en souriant.
Finnegan s'assit face à elle, laissant son regard vagabonder dans la pièce. Ses yeux finirent par se poser sur elle, et peu de temps après, sa vision se brouilla puisqu'il ne regardait rien en particulier. Il réfléchit à tout ce qu'ils avaient fait dernièrement, les images et les sons flottant autour de lui. Des souvenirs heureux, globalement. Il considéra ce qu'ils feraient dans le futur proche, ce qui était à peu près aussi clair que le brouillard flou de ses yeux vagabonds. Il ne voyait pas grand intérêt à y réfléchir. Puis Aldon se leva et ses yeux se refocalisèrent brusquement. Il pensa à ce qu'ils faisaient en ce moment. Pas toujours excitant, mais jamais vraiment ennuyeux. Un bon compromis. Satisfaisant.
"Du coup, je pensais retourner sur la côte est," dit Aldon. "Voir mes vieux tant que j'ai un peu de thunes."
La surprise fit décoller les sourcils de Finnegan. Au cours des deux ans où il l'avait connue, Aldon n'avait mentionné ses parents qu'une fois. Et c'était pour dire qu'elle ne vivait plus avec eux. Actuellement, elle fixait son visage avec un peu plus d'insistance que d'habitude. Sans doute pour essayer de mesurer sa réaction. Il ne lui montra pas grand-chose.
"Combien de temps ?" La question était assez simple. Donc, évidemment, Aldon se contenta de hausser les épaules. Cependant, maintenant qu'elle était sous les feux des projecteurs, elle refusait de le regarder dans les yeux. Le dossier de sa chaise heurta le mur derrière lui lorsqu'il se pencha en arrière. "Tu veux en parler, ou c'est un de ces trucs où je hoche juste la tête et je te laisse faire ton truc ?"
"J'y avais un peu réfléchi avant qu'on parte," dit-elle. Elle croisa ses bras sur la table et posa son menton sur son avant-bras. Son regard resta concentré sur les motifs floraux de la nappe. "Et être au ciné-parc m'a rendue vraiment… nostalgique, je dirais."
Finnegan jeta distraitement un coup d'œil au plafond. "T'y vas seule ?"
Sa tête s'inclina, et sa joue se posa sur son bras. Elle le regardait enfin. "Ouais. Ça t'embête ?"
Il haussa les épaules. "Je vais essayer de ne pas me vexer."
Un rire silencieux lui échappa. Elle se redressa, puis se releva après quelques instants. Finnegan l'imita, et ils récupérèrent leurs affaires dans la pièce. Leur hôte était déjà parti travailler longtemps avant qu'aucun d'eux deux ne se soit réveillé, donc Finnegan décida de lui laisser un mot.
Merci encore pour tout. On a trouvé ça vraiment cool. Au fait, la boîte de céréales vient d'une façade de la Fondation. Vous le saviez, non ? -A&F
Aldon l'aperçut et lui colla un petit coup. "Qu'est-ce que je t'ai dit ?"
Finnegan se contenta de sourire et frotta son bras endolori.
"File-moi ce crayon."
Merci. A+ -A&F
"Court et efficace," dit-il en le lisant pendant qu'elle l'écrivait.
"Pas plus, pas moins," dit-elle, ajustant son sac à dos. "Allez. Dansons, maintenant."
"Ngh."
Debout l'un à côté de l'autre, le duo se regarda brièvement. D'un même geste, ils tendirent les bras dans des directions opposées. Après moult mouvements de bras et de genoux et des joues en feu du côté de Finnegan, ils éventrèrent l'espace-temps et entrèrent dans leur Voie.
À côté du centre de thérapie se trouvait le Cinéma du Clair de Lune, avec le food truck garé pile entre les deux. Son souvenir était frais dans leurs esprits, et incroyablement détaillé dans leur Voie. Pr endroits, certains bouts tremblotaient un peu tandis que leurs images mentales respectives de l'endroit s'affrontaient, mais globalement, il semblait bien plus réaliste que le reste des contenus de la VOie. Après une brève marche, ils étaient près de leurs portes, puis entrèrent dans la Bibliothèque. Ils allèrent en silence à la porte qui contenait une Voie vers la ville natale d'Aldon.
"Bon, nous y voilà," remarqua Aldon lorsqu'elle atteignit le porche voûté.
"Ouep. Ça va aller, toute seule ?"
Aldon leva les yeux au ciel et commença à se retourner. "À plus, mec."
"Oh, allez." Finnegan étendit les bras. "Viens là."
Elle vint presque immédiatement dans ses bras. C'était difficile de ne pas rire. Le câlin fut court mais intense. Lorsqu'elle lâcha prise, elle recula en soupirant.
"Ça va aller," l'assura-t-il.
"Ouais." Elle fit un petit rire amusé. "Ouais ! À plus tard, Finn."
"Salut."
Le retour à leur Voie locale se déroula sans encombres. Faire le chemin de la bibliothèque à leur appartement fut facile, et silencieux. Il trouva les golems en train de jouer à cache-cache, mais leurs petits corps et leurs voix inexistantes en faisaient un jeu bien calme. L'enchantement sur leur appartement qui empêchait le son d'entrer ou sortir, excepté le bruit de la porte elle-même, l'isolait du raffut de la rue en contrebas.
Pour emplir le silence, Finnegan alluma son ordinateur. Le moniteur s'alluma rapidement et il vérifia les différents onglets qu'il avait laissés ouverts. Une fois qu'il eut rattrapé les nouvelles et évènements locaux, il ouvrit un des divers fichiers audio sur lesquels il avait travaillé dernièrement. Il l'écouta rapidement puis ouvrit un éditeur pour le triturer. Après environ vingt minutes, il dut fermer le programme, distrait par la sensation étrange grandissante dans son ventre. Il essaya avec un fichier différent, un autre projet. Ils refusèrent de capter son attention.
Il ferma tout et resta assis, immobile pendant un bon moment. C'est comme s'il avait une pierre dans le ventre. Ses yeux se tournèrent vers les lits inoccupés contre le mur. Vers la porte de l'autre côté de la pièce, qui était vide mis à part de l'argile.
Pour la première fois depuis bien longtemps, Finnegan était seul. Il avait été seul auparavant, évidemment, mais c'était toujours un isolement volontaire. Aldon avait toujours été juste là, en train d'essayer de détourner son attention loin du travail lorsqu'il était concentré et prête à jouer lorsqu'il était inquiet ou nerveux. Même lorsqu'elle bossait, elle répondait souvent aux messages, et son retour garanti était quelque chose qu'il attendait. Et désormais, elle était de l'autre côté du pays, partie pour une durée indéterminée.
Finnegan soupira bruyamment et longtemps dans son béret.
"Bon sang, qu'est-ce que je m'ennuie."
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