Enfin. J'ouvre le coffre de ma voiture, pour en extraire le carton contenant mes effets personnels. Plus symbolique qu'autre chose… Deux photos, une petite plante nommée Steven, mon stylo favori, et essentiellement des documents et paperasses. Après être passé par le grillage, j'ai pu rencontrer la véritable entrée. Des hommes postés de tout cotés, les yeux rivés sur tout l'horizon, un armement ridiculement excessif. Sauf quand on sait ce qui se cache derrière l'immense mur, et derrière toutes ses lignes de défense. Le Site Aleph. Je contenais toujours difficilement mon excitation à l'évocation de cette base apparemment légendaire dans la Fondation. Plus grand Site français, des milliers de chercheurs et d'agents dissimulés aux yeux de tous dans… une ville entière. Non pas une base, pas un entrepôt, pas un bunker dans une montagne reculée. Une ville. Une ville dédiée à la recherche, à la protection de l'Humanité, et mon nouveau lieu de travail. À mon arrivée devant le véritable portail, j'ai du passer d'innombrables check-up, et ma voiture a du être fouillée autant que moi. Mais me voilà. Prêt à pousser la porte du plus grand secret de France. Pour travailler dans le plus grand secret du Monde.
Je rentre le code. Je l'ai appris par cœur.
Je fais scanner mon badge. Il est toujours exposé sur ma poitrine, conformément aux instructions.
Je pose ma main sur le socle. Je regarde patiemment le rayon bleu la parcourir.
Un bruit de verrou. Une voix métallique souhaite la bienvenue à John Martin. En avant !
Je pousse la porte avec le dos, les mains occupées par mon carton. Je les sens devenir moites alors que j'entre un sas, regardant tout autour de moi. Le panneau devant moi ne s'ouvre pas, la porte derrière moi se ferme. Une autre s'ouvre sur mon coté droit, et un garde en uniforme noir en sort.
Suis-je bête. Un autre check-up.
Cinq minutes, une fouille et un scanner complet de mon carton, le panneau coulisse lentement. En avant ? Cette fois, je vois devant moi un immense hall. De tous cotés, des hommes et femmes en blouse, en gilet tactiques, en tenue d'ouvriers, s'activent, se contournent, se saluent. Certains se pressent, des dossiers à la main. D'autres traînent, une tasse à la main, riant avec d'autres. Je suis en présence de l'élite intellectuelle d'une association secrète internationale. Je crois que je rigole nerveusement, mais je n'en sais rien. Le spectacle est simplement grandiose. Les murs blancs s'étalent jusqu'à une verrière, à une dizaine de mètre au dessus de moi. Une fourmilière de génies de tous pays, de toutes spécialités, grouille devant moi. Je vois un groupe de chercheurs courir d'un couloir à un autre. Je vois un homme boitant sur une prothèse d'une technologie inconcevable, menant une procession d'hommes en combinaisons orange. Je suis dans la Fondation. Et j'en fais partie. J'ai une mission. C'est uniquement à ce moment que je réalise que j'ai lâché mon carton. Le pot de Steven a l'air intact. Une petite paire de claque douce pour remonter à la surface. Allons, John, sois professionnel. C'est parti. Mon carton ramassé, je pars en quête de mon affectation.
Meilleure option, demander son chemin. Justement, un homme blond plutôt maigre, les cheveux très longs retombant sur la blouse immaculé, s'apprête à passer devant moi, sans un regard. Il n'a pas l'air trop formel, je distingue qu'il ne porte en dessous qu'un jean détendu et un tee-shirt sans fantaisie. Il fait un bon mètre quatre-vingt, je dois me relever un peu pour lire son badge. C'est le moment de bien prononcer. Ose, John, ose ! Il se rapproche ! Clair et distinct !
"Hum… Monsieur le professeur Gabouric ?"
Dieu merci, John, tu as pas articulé le début. Un génie sans limite. Il s'arrête, et lève un sourcil vers moi. Engager la conversation…. Vite !
"Heu.. Oui….Bonjour ?
- Avez vous des recherches à faire sur un minerai bien décidé à transmuter toute matière en corps simples ?
- Herm… Je..Non.
- Moi si. Soyez bref.
- Eh bien en fait je cherche…"
… Je cherche quoi déjà ? Il me met tellement mal à l'aise que je peine à me concentrer. Super début. Meuble, meuble, je réfléchis ! Là, qui dépasse de sa poche, le livre !
"Particle Physics Booklet ? Vous faites dans la physique?"
Il baisse les yeux et laisse échapper un demi-sourire de son visage de marbre.
"J'y touche un peu. Disons que je suis expert en astrophysique, physique des particules et singularités spatio-temporelles. Et je dirige l'observatoire E1, et les laboratoires E2 et A2. Enfin, seulement à Aleph, sinon, je ne suis que directeur des recherches du Site-Ayin.1"
Je me fige. Le sourire était parfaitement narquois. Je viens d'interpeller comme le dernier des stagiaires rien de moins que… Merde. Je le regarde dans les yeux avant de baisser les miens. Attends… Il ne seraient pas de deux couleurs, ses yeux, d'ailleurs ?
"Et d'ailleurs, vous m'excuserez, mais mes journées ne se terminent pas à 8 h 26. Bonne journée, nouvelle recrue.
- Je… Oui, désolé."
Nouvelle recrue? Ça se voit tant que ça ? Je reste planté là, mon carton dans les mains. AH OUI ! Mais il est déjà parti… Du cran John. On n'abandonne pas. Il s'agit désormais de mieux choisir le prochain client.
Autour de moi, les chercheurs, les ingénieurs, les assistants, les gardes, et des gens en combinaison orange dont je n'ai pas la moindre idée de l'utilité se pressent et s'activent toujours, coulant autour de moi comme un courant se brise sur une pierre. Je me rapproche du mur pour moins les gêner, et mieux les observer, remontant d'un coup d'épaule mon carton qui se fait lourd avec le temps. Je vois un homme se distinguer. Le candidat idéal. Sa blouse est maculée de taches de kebab et de produits chimiques manipulés sans la notice. Sa coiffure.? Brune, chaotique, en attente d'un passage chez le coiffeur. Sa démarche ? Lente, les bras ballants, le regard perdu dans le va-Merde, je suis juste sûr que celui-là est tout sauf directeur. C'est parti.
"Monsieur ? … Monsieur ? Je m'appelle John Martin, je suis nouveau ici, vous pourriez m'aider ?"
Il lève les yeux vers moi. Je me sens presque coupable de m'imposer autant, il n'est pas du tout comme l'autre. La vingtaine, peut être plus, un sourire chaleureux au lèvres. Il me tend immédiatement une main que je serre en posant mes affaires.
"Enchanté ! Je suis le Docteur Alphonse Guérin ! Que puis-je pour vous?
- Votre badge… Il dit Docteur... Clément…Topy.
- Normal, c'est mon nom ! Et vous ?"
Génial. J'ai encore tiré la meilleure carte.
"… C'est toujours John Martin.
- Fantastique ! Je suis l'expert en mémoire et contrôle de mémoire du Site Aleph, j'espère que vous vous plairez ici ! Docteur Topy, si vous avez besoin de moi, n'hésitez pas."
Tiens le coup John. Ne ris pas. C'est pas professionnel, et tu as BESOIN de ce type. On va pas rester dans le hall toute la journée.
"J'ai… besoin de vous. Juste pour une direction.
- Vous cherchez ? Je connais le Site Yod par cœur !
- Et… le Site Aleph ?
- Pardon ?
- … Ici !
- Non voyons, ici, nous sommes au Site Aleph !"
Je le regarde dans les yeux. Je ne remarque que maintenant que ses yeux sont d'un bleu laiteux. Mais qu'est ce qu'y a bien pu arriver à ce type?
"Dites-moi… Vous avez conscience que votre mémoire.. Enfin, je veux pas vous apprendre votre métier mais…
- Oui, je perds la mémoire quelque fois. Ça date d'un vieux coup de tonfa dans le visage, de la part d'un Kommissaer2" !
-.Je… Je suis désolé. Pourquoi vous agresser comme ça?
- J'avais avalé une bonne centaine d'amnésiques, pour une expérience."
Je ramasse mon carton et le serre contre moi. Il vaut mieux que j'ai les mains prises, là. Je fatigue. Très vite.
"Du coup, vous avez conscience que c'est peut-être pas un effet du coup de tonfa ?
- De quoi?
- Je cherche le laboratoire B9, dans l'aile Ouest. C'est par où ?"
Il lève une main par dessus mon épaule, son sourire toujours aussi maintenu.
"Continuez tout droit!"
Je le remercie et pars en trottinant. J'aurais dû commencer par là. Je serais moins… mentalement éprouvé. Dommage, il avait quand même l'air terriblement sympathique, au fond. Mais j'ai mes limites.
Je me fige et lève les yeux vers un grand panneau coulissant, et l'information remonte lentement au cerveau. Je suis RENTRÉ par cette porte. Je soupire. Évidemment. La mémoire, la blouse, le kebab, pas sûr de son propre nom. Alors une direction? Pourquoi j'y ai cru. Et le pire, c'est qu'il ne m'a pas menti. Il ne s'en souvenait juste pas. Je fais quelques pas en arrière. Évidemment, il n'est plus là.
Je contemple un moment la verrière. Ça arrive aux gens, ça, un burn-out au premier jour de travail?
"LE NOUVEAU !"
Je regarde autour de moi. Je n'avais même pas remarqué que le hall était presque vidé.
"LE NEWBIE ! TOI ! AVEC LE CARTON !"
Des portes claquent, il ne reste qu'une demi-douzaine de personnes, qui se sont tous aplatis contre les murs. J'entends des pas résonner. Quelqu'un court. Mais qu'est ce qu'il se passe, encore ?
"LE NOU-VEAU !"
Le hurlement se rapproche. Mais attends… C'est moi, le nouveau, non ?
Soudain, je le vois. Il court vers moi. Je comprends enfin ce que ça fait, d'être ailier dans une équipe de football américain. Je ne peux tout simplement pas bouger. Une douleur sur mon pied me laisse savoir que j'ai laissé tomber mon carton. C'est lui qui hurle. Et je suis pétrifié.
Une montagne est en train de me foncer dessus. Je vais mourir, là, mon premier jour, dans le hall, sans avoir atteint mon bureau. Il est immense, il se rapproche. Une armoire, barbue, en tenue noire de garde, un œil brillant d'une lueur rouge. Alors c'est ça, un SCP ?
Je me rends compte soudainement qu'une seule personne qui court ne peut pas faire autant de bruit de pas. Et encore moins faire évacuer toute une pièce aussi vite. Il est bientôt sur moi, et j'ai l'impression que le temps se ralentit.
"LE NOUVEAU ! DÉGAAAAAAAAAAGE !"
Mais… Il est de mon côté ? Ma respiration est coupée alors qu'il me percute sans même ralentir, m'envoyant m'effondrer contre un mur, où il me plaque pour se mettre lui aussi contre la cloison. Il… me protège ? C'est pour ça que tout le monde est parti?
Les bruits de pas se rapprochent, et je vois que tous les chercheurs restants se serrent d'autant plus contre leurs murs. Un nouveau cri s’élève. Ce n'est pas l'immense garde, cette fois.
"PLAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAACE !"