La salle de conférence tranche dans la fine brume du mauvais temps, entourée de bâtiments scientifiques, administratifs et militaires bien plus massifs qu'elle. Au Site-Aleph, tout est supposé être grand, digne d'une mégalopole taillée sur mesure pour la fine fleur de la recherche anormale française, et pourtant, la salle de conférence fait peine à voir : on la croirait sortie d'une faculté de lettres.
C'est pourtant vers ce bâtiment qu'une voiture noire se dirige. Longue comme une voiture de course, luisante comme un galet poli, puissante comme une balle de revolver, le moteur rugit à travers les gouttes pour déposer son passager.
On murmure qu'il s'agirait d'un O5.
Accompagné de pas moins de quatre gardes armés, dont l'un semble responsable d'ouvrir sa portière, le grand décisionnaire fait claquer son talon dans une flaque, à deux pas de l'arrêt de bus de la salle de conférence. Il ne prend pas les transports en commun, lui.
Et pourtant, il n'a pas l'air bien impressionnant, avec son air jeunot d'à peine trente-cinq ans, sa coupe de premier de classe et ses lunettes épaisses comme des hublots.
Il y a malheureusement sur le chemin de cette troupe un obstacle de taille : une large grille en métal au sol dans laquelle s'engouffre le vent et amplifie, par réverbération dans ses entrailles, les bruits des multiples lignes de métro souterraines menant aux quatre coins d'Aleph. Il en sort un bruit infernal, lugubre, si bruyant que se tenir debout dessus fait vibrer les semelles les plus épaisses et donne l'impression aux cœurs les plus sereins que si la plaque venait à céder, ils tomberaient dans les profondeurs du Malin mugissant.
L'O5 et ses gardes du corps contournent cette grille.
« Nous sommes à l'heure, monsieur », informe l'un des hommes.
★ ★ ★ ★
Bonsoir, bonsoir.
Bienvenue à votre introduction au Département de Démonologie. Je ne vais pas faire l'appel. En premier lieu, parce que je ne suis pas une institutrice, et en second lieu, parce que chacune de mes interventions attire son lot de curieux par bouche-à-oreille, et je n'ai pas très envie de découvrir que mon amphi est rempli à 90% de touristes qui veulent gratter le peu d'informations sur l'au-delà que leur permet leur niveau d'accréditation.
Bonsoir à tous, donc. Je m'appelle Lucie Molitor, et je suis Démonologue pour la Fondation SCP depuis maintenant une douzaine d'années. Je me spécialise principalement dans ceux du Septième et Huitième Cercle, mais nous en parlerons un peu plus tard.
Je tue dans l’œuf la remarque évidente pour éviter que vous me posiez la question à la fin de cette introduction : non, je ne me suis pas dirigée vers ce domaine d'étude parce que l'on m'a dit que tous les roux allaient en Enfer. Même si je dois avouer que c'est étonnamment utile de l'être dans ce département, une histoire d'âpreté d'âme qui révulse certains… Enfin, bref.
La première question qui vient aux gens qui apprennent l'existence de ce département, c'est :
Alors, ça veut dire que l'Enfer existe ?
Je vais tout de suite calmer, ou au contraire empirer, vos crises existentielles : nous ne savons pas exactement si l'Enfer que nous connaissons fonctionne exactement comme l'Enfer que Monsieur Tout-Le-Monde se représente. Nous avons quelques moyens de communiquer avec en bas, mais les échanges avec les hommes et femmes décédées qui y séjourneraient actuellement sont rares, de mauvaise qualité et souvent cryptiques.
Oh, bien sûr, ils ont l'air de souffrir et d'avoir peur, et c'est ce qui rend la conversation difficile. Ils ont tout juste le temps de mentionner des « contrats » ou qu'ils étaient persuadés qu'ils finiraient ici à la fin de leur vie que le contact s'évapore, souvent pour être remplacé par un dialogue bien moins agréable avec l'un des maîtres des lieux nous menaçant de mort, de torture, de viol, de damnation éternelle ou je ne sais quoi d'autre.
Un peu comme si, sitôt qu'on essaie d'appeler les prisonniers de l'Enfer, les gardiens s'empressaient toujours de piquer le téléphone et de le monopoliser.
Donc, mauvaise nouvelle : nous ne connaissons pas actuellement les critères d'admission. Ceux qui craignent un retour du karma, continuez d'être gentils avec le Père Noël, juste pour être sûrs.
Enfin, continuez à croire en ce que vous croyez, quoi.
Tout ceci nous mène à la seconde question que chacun se pose après la première, souvent après quelques minutes de réflexion.
Alors, ça veut dire que Dieu existe ?
Je ne sais pas. Et même si je le savais, cette information serait hautement classifiée. Je vais être très claire : nous sommes des démonologues. Ici, Dieu, la croyance, la religion, sont des outils, des alliés en qui chaque membre du personnel croit suffisamment fort pour qu'ils soient utiles. Car tant que vous, vous avez la foi, tout va bien : les démons, eux, ont l'air d'y croire aussi et sont bel et bien sensibles aux exorcismes.
Car oui, les exor- Mh ?
Oh, une crise de panique ?
Oui, ça arrive quand je confirme l'existence des démons face à des gens qui ont poncé la Bible.
Allez, monsieur, respirez.
Non, vous ne pouvez pas sortir prendre l'air. Les portes sont fermées.
Restez assis, cette conférence est en grande partie pour vous.
Où est-ce que j'en étais ? Ah, oui, les exorcismes.
Histoire d'avoir une idée grossière : qui parmi vous ont été recruté parmi une élite religieuse quelconque ? Catholique, islamique, juive, mekhane, peu importe.
Okay, ça nous fait un bon tiers. Je vois que certains sont surpris et s’attendaient à une plus grosse proportion. Si vous vous attendiez à former des équipes entières de prêtres pour des exorcismes sportifs où il faut changer de texte sacré toutes les deux minutes, détrompez-vous : dans ce département, il faut parfois adopter des solutions plus créatives, ce qui nous impose de recruter dans un large panel de compétences. Levez les mains au fur et à mesure que je cite des exemples : agents de terrain ? Thaumaturges ? Linguistes ? Plombiers ? Dentistes ?
Voilà, ça vous donne une idée.
Bon, et je constate que notre petit groupe de plombiers est très angoissé et ne sait pas ce qu'il fait là. D'habitude, ces petits murmures de panique insupportables, ça commence lorsque je parle des enjeux actuels du département, mais j'ai peut-être été un peu froide et rude dans mon avant-propos, alors laissez-moi passer ces quelques slides de nos exorcismes récents…
Hop.
Et hop.
Hop.
Hop- Oui, c'était du sang.
Hop.
Et re-hop.
Il est temps de vous parler de l'Hôpital.
Pas le bâtiment, bien sûr, mais la commune de Lorraine qui porte ce nom. C'est un village dont l'histoire est profondément mêlée à celle de l'exploitation minière, plus particulièrement l'extraction de charbon. Mais c'est à la fin de la Seconde Guerre Mondiale qu'elle va devenir bien davantage qu'un trou perdu plein de suie.
Voyez-vous, en 1945, c'est la fin de la guerre. La France est dévastée, tout est à reconstruire, et pour ça, il n'y a pas dix mille solutions : il faut du charbon. Beaucoup de charbon. Énormément de charbon. C'est simple : si le pays ne donne pas un coup de fouet à sa production de minerai, il risque d'être à la traîne et de mourir à petit feu.
Alors, les politiques poussent au travail. Discours, avantages sociaux, affiches de propagande pour encourager les troupes… Toute une organisation pour galvaniser les mineurs, qui vont accepter des conditions de travail épouvantables pour littéralement sauver la France.
Ce qu'il faut se représenter, c'est que les mineurs de l'Hôpital, ils sortent de l'occupation allemande, à cette période. Autant dire que sous leur autorité, ils en ont bavé, et à peine libérés, ils doivent trimer encore plus. Et l'exploitation minière, ce n'est pas des vacances : on y travaille toute la journée, voire toute la nuit pour les équipes nocturnes, pour passer des heures sous terre, dans le noir, dans la poussière qui vous calcifie lentement les poumons au fur et à mesure des années, qui vous couvre le visage de suie et oblige les femmes à passer quatre ou cinq fois le linge à l'eau pour qu'ils retrouvent une certaine propreté. Il fait chaud, c'est dur, ça vous tue, vous êtes plié en deux dans des galeries et il y a des accidents, parfois mortels, pratiquement tous les jours, qui vont d'ailleurs doubler à cause de la production intensifiée.
Et ce sont ces pauvres, pauvres gens qui vont tomber en premier sur Astaroth.
À noter que « Astaroth » est un nom de code ; un démon, par définition, ne donne jamais son nom, si compter qu’il en possède un. Tout ce que nous savons, c’est qu’il s’agissait d’un démon majeur, probablement attiré par la Première Guerre Mondiale, et qui a juste tardé à creuser jusqu’à la surface pendant près de trente ans.
Astaroth est le dernier démon recensé ayant eu recours à une attaque frontale vis-à-vis de l’humanité. La plupart des membres de son espèce adoptent le plus souvent des approches plus subtiles, moins évidentes, qui ne les obligent pas à se rendre en personne sur Terre par un moyen ésotérique quelconque ou en grattant de la caillasse pendant des années jusqu’à espérer atteindre le monde des Hommes. Mais Astaroth a opté pour la guerre, alors, avec son armée, ils ont excavé, longtemps, très longtemps. Étant donné qu’ils arrivent du bas, il était naturel que le premier humain rencontré par les éclaireurs soit un mineur.
Comment ça s’est passé, selon vous ?
Boah, tant qu’à faire, je vais vous montrer la photo du squelette.
Voilà.
Mh ? Alors, non, le gros trou sur le front, ce n’est pas l’emplacement du troisième œil du démon, mais un coup de pioche entre les deux cornes. Ouais.
Je crois que ça mérite un développement. Ce que je voudrais que vous compreniez, c'est qu'avant les années 40, les démons avaient une vision de l'humanité quelque peu… Désuète. Pour eux, la vision la plus récente de nous sont les images de la Bible, plus précisément des peuples fraîchement sortis de l'Eden. Pour eux, nous n'étions que des animaux bipèdes, modelés grossièrement à l'image d'un être supérieur mais infiniment plus faiblards et froussards.
Mais finalement, quand le premier éclaireur arrive dans les galeries de charbon de l'Hôpital, au lieu de tomber sur de jeunes éphèbes imberbes de 30 kilos en habits de feuillage et se nourrissant de lapins chassés au collet, il se retrouve nez à nez avec des colosses de 35 ans, couverts de suie, nus comme des vers et épais comme des buffles, avec des pioches plus aiguisées que ses cornes dans chaque paire de bras. Vous comprendrez bien qu'il a été quelque peu surpris.
Il y a aussi le fait qu'il ne s'attendait pas à tomber sur des humains si profondément sous terre. Ce serait un peu comme si, en vous préparant pour une partie de chasse, vous tombiez sur un cerf à votre porte d'entrée : il y aurait de fortes chances qu'il vous prenne au dépourvu.
Dans tous les cas, maintenant, c'est fait. Des civils sont entrés en contact avec l'anormal, des démons sont à leurs portes, sur le lieu même de leur exploitation minière. Bien entendu, ils appellent les autorités, la Fondation SCP est prévenue, et…
Et sauf que non. Ils ne font pas ça.
D'après vous, pourquoi ?
Syndrome de Filbuson généralisé ? Très intéressante première supposition, mais non. Pression patronale ? Ah, ça aurait pu, mais ça n'est toujours pas ça.
J'insiste encore : la production de charbon était la vie de ces mineurs. Sans charbon, pas de paie, et sans paie, pas d'avenir. Ils avaient parfaitement conscience de l'étrange et du danger de la situation, beaucoup avaient peur quand l'histoire de cette rencontre est parvenue à leurs oreilles. On sait que quelques familles ont menacé de prévenir la Gendastrerie, mais quelque part, tout le monde savait que reporter le moindre problème, c'était risquer de fermer la mine indéfiniment et de tout perdre.
Puis, un autre démon éclaireur est sorti, en plein pendant le conseil du village.
Ils s'y sont mis à cinquante-cinq sur lui.
En voyant les restes, ils se sont dit que ça valait peut-être la peine de tenter le coup.
J'imagine que vous autres, habitués aux moyens colossaux pour contenir la moindre créature anormale, vous vous demandez comment un village de paysans a pu contenir une brèche vers les enfers à lui toute seul, mh ? Pour vous répondre, il y a deux points majeurs :
Premièrement, vous sous-estimez les Humains.
Deuxièmement, vous sur-estimez les démons.
Pour se manifester dans notre réalité, un démon doit obligatoirement augmenter son niveau de Humes. Ainsi, plus il remonte, plus il prend une forme concrète, matérielle, de chair et de sang, un corps qui peut conserver des attributs anormaux dangereux mais qui, ultimement, a un poids, une masse. Peut-être que l'Enfer ne le réalisait pas encore à l'époque mais c'est la forme la plus faible que peut avoir un démon. Il ne peut plus posséder à distance, influencer le sort, propager les maladies, mais seulement marcher, mordre, courir, frapper, user de divers sorts…
Et se coincer dans des tunnels.
C'est tragique, mais les démons les plus puissants sont également souvent les plus gros. D'habitude, les plus petits agrandissent les voies de passage, mais commencer le combat sous terre crée, ironiquement, davantage de problèmes de logistique pour les démons que pour les humains. D'abord, avoir un corps physique implique tous les désagréments que beaucoup de démons subalternes découvrent pour la première fois : les cornes qui se bloquent dans les espaces exigus, les rochers glissants, l'obscurité, la faim… On estime, au vu des ossements retrouvés, que près d'un tiers de l'armée d'Astaroth est morte de faim avant d'atteindre le moindre mineur, perdue dans les entrailles de la terre.
Il y avait la possibilité d'envoyer des démons usant de flammes – ils ne viennent pas des enfers pour rien, après tout, mais dans un environnement aussi prompt aux coups de grisou, la moindre étincelle mal gérée avait des conséquences désastreuses sur leur ascension.
Du côté des Hommes, la volonté humaine s'organise. Dorénavant, les groupes de travail se séparent en deux rôles : ceux qui minent, et ceux qui veillent. Même avec deux tiers d'armée restante, cette organisation suffisait, du moins au début. Les démons, égarés, n'arrivaient pas par bataillons entiers, mais séparés, au gré du hasard, et ils n'avaient aucun mal à les charcuter un par un. Tellement peu de mal, en vérité, que les mineurs finirent par se rendre compte d'une chose : l'Enfer craint les humains.
On imagine souvent les démons cruels, malfaisants, immoraux. Oh, croyez-moi, ils le sont. Mais ne sont-ils pas les reflets de nos vices ?
Nous sommes les originaux, nous sommes les mieux placés pour leur faire du mal. Les plus petits ? Les chiens des Allemands les ont bien plus fait souffrir. Les plus gros ? Un bâton de dynamite lancé dans le conduit où il s'est coincé, une brève évacuation de la mine, et le reste n'est que du travail de nettoyage.
Commencez-vous à comprendre ?
Nous ne sommes pas pires que des démons, mais nous pouvons aisément l'être en étant provoqués.
Bien sûr, Astaroth ne s'est pas arrêté là. S'y déplacer physiquement ne suffit pas ? Après quelques semaines de lutte, le recours aux bonnes vieilles méthodes est venu en aide aux troupes souterraines, et une vague de possessions démoniaques s'est abattue sur l'Hôpital.
C'était sans compter sur le prêtre de l'église locale qui, inquiet, avait appelé en renfort des contacts au Vatican pour inonder la commune de religieux. Ceux-ci, nourris et logés dans les foyers, étaient disponibles pour des exorcismes à toute heure. Cette affaire devenait un jeu psychologique : plus les mineurs parvenaient à vaincre, plus ils se pensaient les Seigneurs des Profondeurs. Il y avait bien entendu des blessés, des morts, mais c'était majoritairement des incidents isolés. Et des raisons supplémentaires de venger leurs martyrs.
Les démons adorent les embuscades ? Avant de descendre, les mineurs pendaient un démon capturé par les pieds et le battaient, utilisant ses cris pour décontenancer ses camarades dissimulés et en faire fuir la moitié.
Les démons se multiplient ? Les réservoirs des camions de pompier ont été réquisitionnés, adaptés pour être accrochés en sac à dos, et bénis par des dizaines de prêtres. Dès qu'une galerie devenait trop infestée, le combat n'était devenue qu'une corvée d’arrosage d'eau bénite.
Tenez, vous voulez savoir pourquoi le Département de Démonologie recrute des plombiers ?
Pendant un temps, Astaroth a essayé d'envoyer des métamorphes pour qu'ils s'infiltrent parmi l'ennemi, ce qui est bien entendu stupide, étant donné que les mineurs se connaissent tous et qu'ils ne sont pas inattentifs au point de descendre à neuf et de remonter à dix sans se dire que quelque chose cloche.
Mais les mineurs avaient prévu le coup, alors, faisant semblant de rien, ils remontaient avec le métamorphe, filaient à la douche et regardaient le démon se suicider en se mettant sous l'eau pour les imiter.
Oui, ils ont demandé à leurs prêtres de bénir la plomberie.
Bon, assez rigolé. Vous vous demandez sûrement pourquoi l'Enfer est si incompétent ?
Parce que, comme évoqué plus tôt, il est le reflet de quelque chose qui n'existe plus : nos peurs anciennes, les représentations du péché datant depuis bientôt deux mille ans. S'il y a bien quelque chose sur laquelle ils sont en retard, c'est notre évolution. Entre leur âge d'or et maintenant, nous avons eu la révolution industrielle, deux guerres mondiales, des centaines de conflits à toutes les échelles, des maladies et bien d'autres plaies normales comme anormales. Nous sommes, en tant que groupe humain, bien davantage préparés que nos ancêtres sur tout ce qu'ils peuvent nous lancer à la figure.
Nous nous sommes construit notre propre Enfer, et nous vivons dedans depuis suffisamment longtemps pour ne même plus nous en rendre compte.
Face à un ennemi commun, nous sommes résilients, nous sommes coriaces, nous sommes vicieux, nous ne suivons aucune règle et nous avons toujours un tour dans notre sac auquel aucune de ces entités ne peut s'attendre car nous nous surprenons nous-mêmes tous les jours : comment pourraient-ils suivre ?
Vous en voulez davantage sur l'Hôpital ? Car évidemment qu'Astaroth s'est acharné, mais c'était inutile.
Les murmures pour pousser vers la folie étaient couverts par les chants des mineurs.
Monter la chaleur des galeries ne servait à rien, pratiquement tous les ouvriers travaillaient déjà nus.
Descendre la température en se croyant malin a bien fait rire, en revanche : c'était la première fois qu'ils travaillaient en manteau.
Il y a bien cette nuit éternelle du 14 mai 1947, mais elle aura duré au final une quinzaine de jours car le feu de joie à base de cadavres de démons ravissait un peu trop le village. Et puis, éteindre la lumière chez des gens habitués à vivre sous terre, on repassera sur l'efficacité.
En conclusion, que pouvons-nous dire ?
Nous avons un village de bouseux qui a réussi, avec un peu d'aide de l'église, à repousser une attaque d'un des démons les plus puissants connus. Ils avaient des méthodes archaïques, mais une volonté de fer : celle de vivre, de triompher, de prouver à leur peur elle-même qu'elle n'a pas lieu d'être.
Aujourd'hui, nous connaissons plus d'un millier de méthodes pour neutraliser les démons de base, des centaines pour les autres, des dizaines pour les cas les plus problématiques. Il n'y a plus aucune raison de croire à l'Apocalypse, le Vatican s'est démerdé pendant des siècles avec des crucifix en bois et des bouquins et a acquis au fil du temps un savoir théorique tellement important que la Fondation SCP elle-même est à la bourre. Nous connaissons la moitié des noms des Princes des Enfers, pratiquement tous leurs sous-fifres, et même s'ils nous font parfois quelques mauvaises surprises en s'en prenant à des individus faibles et isolés, de façon générale, la Démonologie est le premier domaine où nous ne parlons plus de crises à régler, mais de sujets d'étude à traiter.
Plus aucun démon n'a d'approche frontale. Pourquoi ? Parce qu'ils savent comment ça se passe, systématiquement. Sys-té-ma-ti-que-ment. Alors, ils essaient eux aussi de la jouer fourbe, de récupérer les miettes, de s'infiltrer dans la moindre petite brèche que l'on laisse sans surveillance, dans l'espoir de toucher un jour un point névralgique de notre monde avant qu'ils soient repérés par notre Département et ne soient écrasés comme des cafards. Croyez-moi, parmi nous, vous saisirez très vite pourquoi notre civilisation sépare l'Enfer du Paradis.
Une dernière anecdote pour la route : on estime que de 1945 à 1948, les enfants de l'Hôpital ont subi environ huit possessions en moyenne. Aujourd'hui, tous sont vivants et se souviennent de cet événement comme d'une mauvaise grippe. Si un marmot des années 40 peut souffler une possession d'un revers de la main, vous n'avez plus aucune excuse.
Alors, s'il vous plaît, je vais maintenant passer aux prochaines slides pour aller dans le spécifique des activités du Département, et je ne veux plus voir un seul d'entre vous trembler.
★ ★ ★ ★
Lucie Molitor ouvre la porte de son bureau en soufflant : cette conférence l'a épuisée. Ce n'est pas tant le corps principal de ses exposés qui la fatiguent, mais la longue session de questions qui a tendance à suivre. Difficile de chambouler autant le point de vue de scientifiques sur les démons sans susciter nombre d'interrogations.
Malheureusement pour elle, la session n'est pas terminée.
« Bonsoir, Dr Molitor. »
Molitor se fige sans sursaut, ses longs cheveux roux encadrant une expression ennuyée plus qu'effrayée. À son bureau se tient un impertinent petit homme, coiffé tout comme elle de grosses lunettes rondes, accompagné de deux gardes armés de fusils mitrailleurs.
« Ça paraît bien excessif », articule-t-elle en fermant la porte lentement.
« Veuillez vous asseoir. »
« Mais avec plaisir », grince l'intéressée, contrainte de s'installer ailleurs que sur sa chaise, sa place piquée par l'intrus. « C'est à quel sujet ? À qui ai-je l'honneur ? »
Les gardes, aussi imperturbables que des soldats anglais, ne la regardent même pas. Peu importe qui ils sont, ils sont visiblement très disciplinés.
L'homme pose ses coudes sur le bureau, joignant les doigts d'une manière nigaude que Lucie ne peut s'empêcher de détester.
« Je suis l'O5-8. Je ne répondrai à aucune autre question, car c'est maintenant moi qui vais les poser », commence-t-il. « J'ai entendu parler de votre conférence un peu partout depuis que vous avez pris la tête de la majorité des opérations du Département de Démonologie. Elles font leur petit effet, et il y aurait beaucoup de choses à discuter sur le plan disciplinaire quant au bouche-à-oreille d'informations confidentielles qui parviennent à atteindre les oreilles d'agents d'entretien, mais- »
« Vous mentez », interrompt Molitor.
« Je vous demande pardon ? »
Lucie se redresse sur sa chaise, tenant les accoudoirs comme une condamnée à mort, mais avec une expression de désintérêt telle que l'O5 ne peut s'empêcher de lever son sourcil plus haut.
« J'ai dit : vous mentez. Vous n'êtes pas un O5. »
Un silence.
« Et pourquoi cela ? »
« Parce que vous êtes le cinquième O5-8 à venir me voir en moins de six mois. Je ne sais pas exactement quel est le sens de tout ce cirque mais ça commence à faire beaucoup. »
Figé, la bouche à moitié ouverte, l'O5-8 met un temps à réagir. Puis, il se décide :
« C'est effectivement possible. Mon poste, en particulier, a beaucoup de turnover. »
« Vraiment ? »
« Oui. »
Il retire ses lunettes. Son visage n'est alors plus le même. Cachées par le reflet des verres, des veines rouges et noires convergent vers des pupilles grises comme des piranhas vers un corps. Sous le peu de blanc restant de ses yeux, des cernes sombres laissent soupçonner un poste irréel de difficultés, de pénibilité et d'angoisses.
« Que pouvez-vous me dire sur la commune de l'hôpital ? », demanda-t-il.
« Je viens de faire une conférence dessus. »
« Je sais, j'y étais. Parlez de ce dont vous n'avez pas parlé. Comment la mine a-t-elle fini, par exemple ? Ça n'existe plus vraiment, les mines, aujourd'hui. »
Au lieu de répondre, Molitor retire ses lunettes. Elle aussi a un regard particulier. Toute son apparence correspond à l'idée que l'on se ferait d'une jolie secrétaire d'âge moyen, à la rousseur inégalée par l'entièreté d'Aleph, mais ses yeux sont l'exception. Perçants, plissés, froids. Elle semble mépriser la moindre créature qu'elle regarde, que ce soit une fourmi, un chien ou un Homme. Les lunettes sont posées sur le bois du bureau.
Et là seulement, elle répond.
« Chaque prétendu O5 qui passe me voir me pose cette question. Si vous abordez le sujet, c'est que vous avez lu les archives et que vous avez déjà la réponse. »
Mais seul le silence rétorque. O5-8 s'enfonce dans le siège du docteur et fronce légèrement des sourcils. Molitor continue :
« La mine a fermé, comme toutes les autres, même si l'Hôpital a en grande partie été épargné par la perte des acquis sociaux de 1947. Pour boucher la mine à jamais, aidé par des financements de la Fondation, la rivière avoisinante a été bénie et déviée pour se déverser dans les souterrains. Affectée par de nombreuses influences infernales, la commune est devenue un Nexus de catégorie- »
« Donc, la Fondation était au courant. »
« Durant la dernière année avant la fermeture, oui. »
« Vous ne l'avez pas mentionné lors de votre intervention. »
« Ce n'était pas une leçon d'histoire. Il n'y a que peu d'intérêt à être exhaustif. »
O5-8 a un sifflement agacé. D'une main, il sort un petit carnet à la couverture de cuir, l'ouvre, et énumère.
« Ce n'est pas la seule chose que vous avez négligé, docteur. Auriez-vous oublié la mort de Frédéric Junon ? La disparition du groupe minier « Les Angelots » ? La pluie de sang du 12 janvier 1946 ? Votre réécriture de la « Nuit Éternelle de quinze jours » est également bien plus positive que je ne l'aurais imaginé. Ne considérez-vous pas ça comme un manque de respect pour vos ancêtres ? Vous venez de ce Nexus, n'est-ce pas ? »
Molitor est furieuse. Cela se voit. Mais le doute est trop persistant pour qu'elle s'énerve : peu importe qu'il soit un O5 ou non, un représentant resterait son supérieur hiérarchique. Son ton coule comme de l'azote liquide sur une plaie.
« Qu'essayez-vous de dire, exactement ? »
L'O5 ne se révèle pas être aussi pathétique que prévu. Guère impressionné par la chercheuse, il se saisit d'un crayon et se pique distraitement le pouce avec la mine, sans la quitter des yeux.
« Simplement que mentir n'est pas quelque chose de bien vu, en particulier pour une Introduction de Département. Pourquoi dépeindre la réalité si rose ? »
L'attention de Molitor s'attarde brièvement sur les pistolets mitrailleurs des gardes.
« C'est pour ça que vous déployez toute cette… Intimidation ? Parce que j'ai dit à la nouvelle vague de ne pas s'inquiéter ? »
« Mentir, c'est mentir. Dans notre profession, de fausses informations pourraient être comparable à une forme de sabotage. Que direz-vous lorsqu'un de ces plombiers mourra dans un accident avec un SCP parce qu'il l'a pris à la légère ? »
« Si vous tirez de ma conférence que les démons ne sont pas dangereux, alors je pense qu'il y a un malentendu. Si vous pensez que ma conférence a complètement renversé les craintes de quiconque à propos des forces sataniques, alors c'est une erreur encore plus grosse. Est-ce que vous avez la moindre idée de l'état du Département de Démonologie quand je suis arrivé à la Fondation ? C'était lamentable. Il y avait peut-être un employé dans toute la branche française du Département qui savait lire le latin, et bénir un verre d'eau nécessitait un nombre de chercheurs absolument aberrant. Avoir pratiquement un millénaire de retard sur l'Église catholique est si honteux que j'en aurais pleuré si j'avais été à la tête du Département de l'époque. »
Le ton de l'O5 se durcit.
« Ça ne justifie rien. »
« Vraiment ? Chaque nouvelle équipe recrutée était pratiquement autant effrayée par le manque de moyens que par la redéfinition totale de leur univers. C'est facile, pour vous, de prendre ça à la légère, mais pour un bleu, apprendre l'existence d'une vie après la mort, l'existence des enfers, c'est un choc terrible. Il n'y a pas un démonologue qui ne s'est pas interrogé sur sa vie, sur le sort de son âme, sur ses péchés. Et il n'y a qu'une seule chose qui aide, ne serait-ce qu'un peu. »
Molitor se lève. Les deux gardes s'éveillent alors et braquent leurs armes, mais les mouvements du docteur ne sont pas menaçants. Elle pose ses mains sur la table.
« Implanter dès le départ l'idée que quand vous mourrez et que vous descendrez en enfer, Satan se chiera dessus. »
D'une main, O5-8 indique prudemment aux agents de baisser leurs canons. Il articule :
« Mais c'est faux. »
Molitor le dévisage, penche légèrement la tête sur le côté et se permet un rictus étrange. Elle se rassoit.
« Rien de ce que j'ai raconté n'est faux. Je n'ai fait qu'occulter ce qui découragerait quelqu'un qui ne ferait que débarquer dans ce monde là. Est-ce que ça signifie que chaque démon que nous confinons est un ver de terre inoffensif ? Non. Est-ce qu'ils sont universellement pathétiques et lâches ? Je l'affirme. Un caniche avec un fusil à pompe reste un caniche, peu importe sa hargne. »
Elle voit que l'O5 aimerait l'interrompre mais elle continue.
« Regardez notre catalogue. Des avions sataniques qui n'ont besoin que d'un peu de foi pour être contenus. Des prétendus rois des enfers qui se font invoquer par des rituels amateurs et sont tenus tranquilles par de simples armes à feu. Des athées qui exorcisent des démons. »
Molitor étend le bras vers la fenêtre de son bureau, vers un paysage de bâtiments scientifiques et militaires, abritant des spécialistes dans tous les sujets et des armes si ésotériques qu'elles sont parfois moins bien comprises que certains SCPs.
« Regardez ce que nous avons, et dites-moi comment nous ne pourrions pas gérer ça. »
★ ★ ★ ★
La soirée se termine. Le mauvais temps ne s'en est pas allé et le soleil est déjà pratiquement parti, les horaires d'hiver n'arrangeant rien. Vêtue d'un lourd manteau, Lucie Molitor sort du bâtiment de conférence et rejoint l'arrêt de bus pratiquement désert. Elle pousse un soupir de fatigue mêlé à un brin de soulagement, bien contente d'être parvenue à esquiver toute sanction disciplinaire, et sort son portable de sa poche.
La grille hurle toujours. Des échos de métro et des hululements étranges proches de voix humaines plaintives font vibrer le métal. Mais Molitor appelle quand même son mari.
Et se place sur la grille.
« Salut, Froggy. »
Son regard s'adoucit enfin et flotte dans le vague, droit devant elle.
« Oui, je suis sortie de conférence, là. Tout s'est bien passé, je prends le train de nuit tout à l'heure pour vous rejoindre à l'Hôpital vers dix heures demain matin. »
« …Oui, j'arrive tard, mais le graaaand Dr Frog m'excusera bien de faire attendre son petit déjeuner, hein ? Bon. »
« …Oui, j'imagine. Dis-lui que sa môman pense fort à lui, d'accord ? Dès demain, je lui mets de la pommade. Ce sont des cornes, c'est forcément un peu plus douloureux que les dents de lait. Dis-lui aussi que c'est sans doute la dernière possession qu'il aura, au vu de la violence de celle-ci, et que… »
Un cri strident tonne sous ses pieds. Métallique, inhumain, perturbateur, accompagné d'un tonnerre grondant d'échos d'âmes égarées dans les conduits du Site Aleph.
Molitor claque du talon si fort que la grille fait vibrer ses semelles. Plus aucun son ne s'en échappe.
Elle reporte son attention sur son téléphone.
« Désolé, je disais… Oui, l'immunité. Il aura une grosse immunité, maintenant, comme un vaccin. Dis-lui ça ! »
« Le bus arrive, je dois filer. Je t'aime, bisous. »
Lucie raccroche et s'en va.
Derrière elle, le souffle d'une voix plaintive, proche du chien battu, ose tout juste percer le nouveau silence, mais elle finit par se taire, balayée par le vent.