Dans les bois

Note : Ceci est la 3ème partie d'une histoire en 7 épisodes. Il est recommandé de commencer la lecture par SCP-3475 - Nos Fondations Changeantes.

J'ai verrouillé une porte qui n'existe plus. Le concept de portes a déjà disparu. Tous ceux qui passeront devant verront… hé bien, je ne sais pas trop quoi, mais ce ne sera pas ma porte. C'est une porte spéciale pour moi, cela dit ; il y a des années, j'ai formé un modèle dans mon esprit, une version mémétique du trouver-remplacer. Ce que je vois est un dessin d'enfant de ce qu'elle fut autrefois. Son contact est impossible à décrire, mais elle se ferme. Il y avait une autre porte dans mon bureau, je crois, mais elle a disparu, désormais.

Ce qui est écrit sur mes murs était autrefois un graphique du complexe mémétique, bien qu'à la vitesse à laquelle il mute actuellement, je doute que la représentation soit encore exacte. Je sais où sont chaque flèche et chaque nom de code. Je peux retracer les relations presque sans réfléchir, et chacune est un chemin bien tracé dans mon esprit, où plus rien ne peut pousser.

L'ogive du site a été activée. Toutes les issues ont été scellées.

Je pousse un grognement. C'est la troisième fois cette semaine que quelqu'un essaye d'emporter le site avec lui. Il y aura encore une fois neuf secondes d'amorces mémétiques ultrasoniques pour induire calme et obéissance, puis les O5 sur site réussiront à l'arrêter, une fois de plus.

Sept.

Je soupire et rampe sous mon bureau en essayant de disposer ma veste comme un rideau. Les néons ne s'éteignent jamais. Je ne sais pas quelle heure il est, ou si je devrais dormir. Autant essayer maintenant, puisqu'il n'y aura probablement que quelques heures avant la prochaine tentative.

Trois.

Il y a des bruits de course et des cris dans le couloir. Certainement sans aucun rapport.

Activation de l'ogive annulée.

Tout un groupe passe au pas de course, suivi par ce qui semble être des bruits de rangers. Peut-être qu'il faut qu'ils refassent leur stock de Classes-D ? Il y a un projet en cours, loin dans les profondeurs du site. L'apocalypse en cours indique qu'ils ont échoué.

Quelqu'un toque à ma porte. C'est un bruit creux, qui résonne quatre fois, comme si la porte était frappée par le dos de leur main.

Ça ne devrait pas être possible. Les portes n'existent plus. Ça ne devrait pas être possible. La poignée tourne dans le vide sans succès, une fois, puis s'abat violemment, déchirant le métal fin du verrou.

Je panique. Il y a un pistolet dans mon bureau. J'avais un pistolet. Il est sur mon bureau, sur la lettre de suicide. À un bon centimètre de métal de moi.

Je sors à toute vitesse de sous mon bureau, me cogne la tête sur le bord et me gamelle dans ma chaise. Lorsque je parviens à me relever, le pistolet est désassemblé proprement en petits bouts, rangés par taille et par fonction, et Annette est debout face à moi, me regardant avec des yeux aveugles.

J'ouvre la bouche pour parler, mais le petit disque noir sur son poignet ne vibre pas. Franchement, pourquoi ont-ils envoyé Annette s'occuper de moi ; iel est aveugle, sourd et muet, et si le petit transducteur à son poignet n'est pas allumé, iel est complètement coupé du monde. J'halète. Tout cet exercice physique et je suis à bout de souffle.

Nous restons là, debout, en silence, Annette immobile, et moi-même immobile également. Ses yeux sont d'un bleu mort et vitreux. Ma bouche est soudainement épouvantablement sèche, et je me souviens que je n'ai rien bu d'autre que de l'urine depuis quelques jours. Je ne veux rien d'autre qu'arracher ses yeux et les mettre dans ma bouche pour les suçoter comme de la glace. Je me lèche les lèvres.

Annette fouille dans sa veste, en sort un petit porte-feuilles et en parcourt le contenu presque trop vite pour que je puisse voir. Iel en sort une petite carte de visite blanche et me la tend. Elle semble flambant neuve, nette et blanc crème. Le texte qui y est écrit n'est pas créné correctement et trop gros pour la carte :

PAS DE CONNER
IES JE TE FER
AI DU MAL

"Entendu," dis-je. Il y a un blanc pendant lequel nous ne faisons rien. Je contourne lentement le bureau et la remet dans la main d'Annette avec un petit bruit sec. Iel se détend, très légèrement, et tapote le diaphragme noir à son poignet. Il se remet à vibrer. Je réalise que je ne vais peut-être pas mourir.

Annette se dirige vers le mur et passe un doigt sur l'organigramme, faisant tomber des flocons de moisissure noire des lignes. Iel s'arrête au centre, retire la moisissure, et tape le mur une fois.

NFNTS

"Il n'a jamais eu de nom de code," maugrée-je.

Annette revient et s'assoit face à mon bureau. Iel prend le chargeur et commence à le tripoter distraitement en faisant sortir et rentrer des balles. Après quelques secondes, iel prend une balle et commence à tapoter avec. Du code Morse.

BESOIN AIDE

Je cligne des yeux. "Difficile d'imaginer en quoi je peux être utile."

Iel s'arrête et penche la tête. Je m'assois, et ses yeux vitreux me suivent. Je me souviens d'un rapport parmi tant d'autres, sur la liste de diffusion du département de mémétique, il y a quelques années de ça. Même sous anesthésie, les muscles oculaires bougeaient pour suivre une source de mouvement. Ils n'avaient jamais pu comprendre pourquoi.

JE NE CONNAIS PAS LE TERME INCOHERENCE DE MODELE DE PERCEPTION STADE AVANCE

Je hausse les épaules. "Ça peut décrire beaucoup de choses. Quels sont les symptômes ?"

AGONIE SEDATION NECESSAIRE PLUSIEURS OS CASSES EFFONDREMENT PSYCHE

Pas vraiment de quoi être surpris. Le conditionnement de la Fondation est le meilleur au monde, mais personne ne peut l'accuser d'être particulièrement subtil.

Les mèmes sont des idées. Les idées sont la façon dont nous voyons le monde. La mémoire est capricieuse — lorsque les étoiles ont disparu, amnésier l'intégralité de la population et effacer toutes les archives n'était tout simplement pas assez, même si c'était faisable. De petites lueurs demeurent, de petites étincelles, les petites choses. À un moment, nous avions pensé installer un grand projecteur, de ce que je me souviens, là-haut sur la Lune. C'était trop cher. Il était bien plus facile de faire croire aux gens que les étoiles étaient là, de les intégrer dans leurs esprits. Maintenant, ils voient les étoiles bouger de concert avec eux, dans n'importe quel endroit sombre et en hauteur.

Je me masse le front. "Donc tu veux un déconditionneur, n'est-ce pas." Un antimémétique (pas nécessairement un antimème). Un antidote. Un annulateur.

OUI

Je vois comment ça va se terminer. "Pour quoi en particulier ?"

TOUT

"Je n'ai pas ça. Personne ne l'a. Pour des raisons évidentes."

MAIS VOUS POUVEZ LE FABRIQUER

Je hausse les épaules. "Je suis le meilleur," c'est un mensonge. "Mais il me faut un esprit sain."

Annette se penche en avant. Il me faut un moment pour réaliser qu'iel veut en entendre plus.

"Pour un incubateur."

Annette se penche en avant et prend la lettre, sans que ses yeux vitreux ne cessent de fixer les miens. Je jette un coup d'œil à l'organigramme pendant un instant. Ce n'est qu'une feuille de papier, il lui est impossible de savoir ce que c'est. Je n'y avais même pas encore écrit mon nom. Le papier retombe silencieusement sur le bureau.

COMMENT

"Un Classe-D. Puis une demi-heure pour l'incubation. Puis tu pourras y aller."

Iel se balance d'avant en arrière.

OUI

La porte s'ouvre à la volée. Un seul agent de FIM entre en trébuchant et tombe tête la première. Dans le couloir, un agent est appuyé contre le mur d'en face et pleure, et un autre est allongé sur le sol, regardant le plafond. Celui qui est dans mon bureau sanglote doucement en essayant de se relever. Je regarde Annette. Iel n'a même pas bougé d'un pouce.

"Nous devrions y aller," dis-je doucement.

Annette se relève.

OUI

Tout le monde meurt. Facile à dire, dur à voir. D'un côté, il n'y a aucune raison de m'inquiéter puisque nous serons tous morts dans un mois. Mais…

Annette semblait inquiet. Difficile de lire des émotions dans du code Morse et chez quelqu'un qui n'a jamais vu de visage, mais iel semblait inquiet. À quel point serait-ce douloureux ? De ressentir son esprit se déchirer lui-même, de superposer vingt choses différentes absentes sur quelque chose qui n'a jamais existé ? J'arrive tout juste à me le justifier si je plisse assez les yeux et que je dis que c'est palliatif. J'arrive à peine à me convaincre que c'est tout ce que c'est. Une dernière bonne action.

Comment oublier ce que j'ai fait ? Alors que nous sortons de mon bureau, je referme la porte pour ce que je sais en mon for intérieur être la dernière fois, la porte que plus personne ne verra ni n'ouvrira. J'essaye de retracer l'organigramme dans mon esprit et découvre que les branches les plus distantes sont devenues floues et indistinctes, à nouveau enveloppées dans les ténèbres.

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