Assurance

Les vents porteurs de famine soufflaient à l'est vers Kalefheit, et le Régulateur d'Or les suivait.

Les étoiles murmuraient de vagues présages de famines et d'autres fléaux à venir. Autrefois, elles étaient plus puissantes, mais maintenant, il était difficile de les entendre.

Autrefois, elles ne murmuraient pas seules. Autrefois, à une époque perdue, le Régulateur d'Or écoutait le brouhaha des foules, entendait le chant des données des électrons à travers le métal et le verre, sentait les présages souillés par le smog souffler comme le vent sur son visage. Autrefois, le Régulateur d'Or équilibrait les échelons du pouvoir dans l'Ancien Monde, avait siégé dans les conseils secrets du Nouvel Ordre Mondial, avait bu aux tables de la Nuit et de l'Ombre. Mais plus maintenant.

Dans l'Ancien Monde, le Régulateur d'Or avait été un pivot, un millier de doigts équilibrant un millier de balances. Mais désormais, les contrats qui avaient porté ses innombrables noms n'étaient plus que du papier sans valeur. Le peuple vénérait Geyre, Kalef et Drakgin - des noms qui avaient traversé son bureau dans les temps anciens, et se retrouvaient maintenant glorifiés. Iel ne disposait plus que de tours de prestidigitation, iel n'était guère plus qu'un devin ambulant.


Le soleil décrivait un arc de cercle paresseux dans le ciel lorsque le Régulateur d'Or arriva à Kalefheit, une ville de commerce en plein essor. Un repaire de voleurs et de riches oisifs, où des fortunes étaient gagnées en inventant toutes sortes de mensonges pour vendre des babioles.

Iel était familier avec de tels endroits. Kalefheit lui rappelait la vieille Memphis, Ur et Daxia, et plus tard, New York, Londres et Hong Kong. Les gens s'habillaient différemment, mangeaient plus mal et mouraient plus jeunes, mais Kalefheit n'était qu'une ville d'humains éphémères de plus dans une longue liste.

Iel se dirigea vers une modeste devanture de magasin sur l'artère principale de Kalefheit. Une enseigne poussiéreuse indiquait "Picar et Or : Préservation de Richesse". Un carillon en bois cliqueta lorsqu'iel poussa la porte.

Derrière un bureau se trouvait Picar le Compteur, l'un des nombreux partenaires commerciaux que le Régulateur d'Or avait eu au fil des ans. Il avait plutôt bien vieilli. Bien que sa peau autrefois sombre ait un peu pâli et qu'il y ait à présent des pattes d'oie au coin des yeux, il était bien nourri, et en bonne santé.

Le Régulateur d'Or n'en attendait pas moins.

"Régulateur", dit Picar, en levant les yeux au son du carillon. Il cligna des yeux sous la surprise. "Je ne m'attendais pas à votre retour. Vous n'avez pas vieilli d'un seul jour."

Le Régulateur d'Or sourit. "Vous avez l'air en bonne santé."

En près d'un demi-siècle, iel n'avait rencontré Picar que brièvement, à quelques reprises. La première fois, c'était à l'époque où Picar n'était encore qu'un petit garçon, qui aidait son père à tenir de simples registres. Le père de Picar était autrefois propriétaire de la boutique, et faisait preuve d'une remarquable résistance au concept de comptabilité en partie double, malgré sa volonté d'innover dans d'autres domaines. Picar, cependant, avait adopté la méthode comme un oiseau aurait adopté le vol, et en l'espace d'un mois, il avait refait tous les comptes de leur boutique.

Le Régulateur d'Or était parti peu après, certain que Picar allait révolutionner le commerce à Kalefheit.

Pendant vingt ans, iel erra aux confins de l'Australie, rendant visite à une centaine de partenaires commerciaux éparpillés. Iel navigua aussi loin au nord que ce qui était jadis Taïwan, avant de constater qu'il n'y avait plus personne habitant au-delà, et de faire demi-tour. Après vingt ans de voyage, son chemin l'avait ramené à Kalefheit.

À son retour, l'artère principale de Kalefheit était toujours animée par des marchands vendant leurs produits, mais cette fois-ci, elle était organisée. Plus propre. Plus sûre. Les riches opulents et les pauvres miséreux étaient toujours là, mais il y avait aussi une classe commerçante en plein essor - des marchands qui avaient échappé au statut de simples intermédiaires, qui vendaient plus que les produits de leur industrie artisanale ou les rebuts issus des Ceitus. Les prémices d'une économie de marché saine. Et au milieu, gagnant sa vie, faisant les comptes pour tous, il y avait Picar.

Le Régulateur d'Or parla alors de nouveau à Picar, lui offrant de vagues perspectives sur le futur. Lui parlant des humains qui reconquerraient le monde une fois de plus. Picar avait tout d'abord douté de ses paroles, ne se souvenant du Régulateur d'Or que comme d'un spectre venu de son enfance.

"Il y aura une forte pluie dans trois jours, et la rive nord du fleuve débordera. Reportez votre achat de la villa à la semaine prochaine."

Picar avait protesté, disant qu'il avait planifié cet achat depuis de nombreuses lunes, et que la signature finale du contrat n'était qu'une formalité. Le Régulateur d'Or lui répondit que c'était plus qu'une formalité - c'était un gage de bonne foi et de crédit, une preuve de l'importance croissante des lois et des règlements, un symbole du pouvoir véhiculé par les contraintes sociales. Et si le fleuve ne débordait pas, alors l'achat pourrait toujours se faire comme prévu.

Finalement, Picar l'avait écouté. Trois jours plus tard, la rive nord avait débordé, et la villa avait été détruite.

"Avez-vous causé cela, ou l'avez-vous prédit ?" lui demanda plus tard Picar.

"Je suis impuissant à provoquer quoi que ce soit", avait alors répondu le Régulateur d'or. "Je peux voir les vagues contours de l'Histoire, des causes et des effets, de la neutralité des risques, mais je n'agis qu'à travers les autres."

Et avant de partir, iel parla de l'avenir à Picar, et Picar commença à offrir une assurance contre de tels désastres.


Aujourd'hui, vingt ans plus tard, iel était de retour.

"Je dois dire," dit le Régulateur d'Or, "que je suis surpris de voir que vous travailliez toujours dans un si petit établissement."

"De cette façon, les voyageurs pensent qu'il n'y a rien à voler ici", répondit Picar. "Et il n'y a effectivement rien. Juste du papier que la plupart d'entre eux ne savent pas lire, Kalef soit loué."

"Et pourtant, les choses les plus précieuses sont souvent celles que nous ne pouvons pas voir".

Iel fit un geste vers les documents, et Picar les lui passa. Le jour se changea en nuit, et le Régulateur d'Or étudiait toujours vingt ans d'histoire financière de Kalefheit. Les tendances qu'il avait prédites s'étaient en grande partie réalisées. L'exploration des Ceitus était toujours aussi dangereuse et rentable, car à mesure que les habitants de Kalefheit acquéraient les connaissances nécessaires pour traverser les niveaux supérieurs en toute sécurité, ils les dépouillaient des reliques du passé désormais facilement accessibles. Le nombre de blessés restait à peu près constant, mais le taux de mortalité avait baissé.

Le monde se relevait, une génération après l'autre.

"Je dois rentrer chez moi pour la nuit", déclara Picar, tandis que les derniers rayons du soleil commençaient à disparaître. Les rues extérieures s'animaient à la lumière des torches et de l'agitation des marchés nocturnes, mais la tradition voulait que les banquiers ferment tôt. "Allez-vous nous rendre visite ?"

Le Régulateur d'Or déclina l'offre. "Je n'en vois pas l'utilité. Laissez-moi juste une bougie."

Iel parcourut des papiers et s'agaça une fois de plus de l'inconstance des mortels jusqu'à ce que l'aube se lève.


Picar revint à l'aube, accompagné d'une jeune femme d'une vingtaine d'années tout au plus, les cheveux noirs coiffés en un simple chignon. "Bonjour, Régulateur d'or. Voici ma fille Lutia. Mon héritière. Et pour vous, voici le plus délicieux des gâteaux."

"Êtes-vous douée avec les chiffres, mon enfant ?" demanda le Régulateur d'Or en acceptant le gâteau.

"Plutôt, oui", répondit Lutia. Elle ne s'étendit pas davantage sur le sujet.

Le Régulateur d'Or concentra tout son pouvoir sur elle ; iel pouvait voir de vagues images de son futur potentiel. Iel était si profondément diminué par rapport à l'apogée de son pouvoir qu'iel ne ressentait guère plus que des impressions ténues, des murmures qui lui chatouillaient l'âme. Dans quatre-vingt-dix avenirs sur cent, elle vivait jusqu'à un âge avancé, mais dans neuf autres, elle connaissait un sort épouvantable. Pourtant, dans un avenir en particulier, elle se surpassait au-delà de tout ce qu'elle pouvait imaginer actuellement.

"Accordez donc un peu de votre temps à un vieux voyageur", dit le Régulateur d'Or. "Supposons que je possède deux cordes. Une de lin et une de soie. Chacune mettra de midi à minuit, au solstice d'été, pour brûler. Comment pourrais-je mesurer les trois quarts du temps entre midi et minuit avec ces cordes ?"

Elle le regarda bizarrement, avant de se diriger vers le bureau de son père et d'y prendre une plume et une liasse de papier. Le Régulateur d'Or se tourna à nouveau vers Picar.

"Vous avez continué à subventionner le Temple d'Erits", dit le Régulateur d'Or, sans brusquerie ni tension dans sa voix.

Picar croisa les bras devant sa poitrine. Lutia fit une pause dans ses calculs, écoutant attentivement. Le Régulateur d'Or soupçonnait que les jeunes générations trouvaient les fonctions sacerdotales du Temple d'Erits de moins en moins nécessaires, voire déplaisantes, mais iel ne pouvait s'en rendre compte qu'au hasard des rencontres et des observations et des murmures sans fin des marées de probabilité.

"La dernière fois que nous nous sommes rencontrés," poursuivit le Régulateur d'Or, "je vous ai dit que les fonctions sacerdotales des prêtresses d'Erits tomberaient en disgrâce aux yeux du public, et que ceux qui les soutenaient deviendraient un jour des parias."

"Vos mots exacts, Régulateur", répondit Picar sans ménagement, "étaient qu'elles tomberaient en désuétude dans un siècle. Un siècle. Vingt ans seulement se sont écoulés, et je ne vivrai même pas la moitié du temps restant. Vous préférez peut-être que les prêtresses financent leurs festivals avec les sacs d'argent des usuriers ? Je leur prête équitablement, et elles ne meurent pas de faim."

La bouche de Lutia s'était crispée en une fine ligne, et elle fixait son père en silence.

"Je ne vous influencerai pas", dit le Régulateur d'or. "Mais c'est un simple avertissement. Le temps nous juge tous, sachez-le."

Iel se tourna vers Lutia. " Avez-vous trouvé la réponse ? "

"Je mettrais le feu aux deux cordes," dit Lutia. "L'une aux deux extrémités, et l'autre à une seule. Quand la première sera entièrement brûlée, une demi-journée se sera écoulée. À ce moment, je mettrai le feu à l'autre extrémité de la seconde corde."

Le Régulateur d'Or sourit d'un air approbateur. "Voilà une enfant intelligente. Tu feras une digne héritière. Nous en reparlerons lorsque je reviendrai à Kalefheit, dans une vingtaine d'années."

Le Régulateur d'Or resta à Kalefheit une lune de plus. Le jour, iel explorait la ville, observant ce qui avait changé au cours des vingt dernières années et ce qui était demeuré identique. La nuit, iel méditait sur ses observations, dessinant des équations dans le sable, la main guidée par les étoiles. À l'aube, iel discutait avec Picar et Lutia de ses théories sur l'avenir, avant de reprendre sa route.

Le Régulateur d'Or leur parla du verrier prometteur qui s'amusait à extraire du sel de la mer, du boulanger qui étudiait des recettes de biscuit et du brasseur dont les boissons étaient réputées se conserver pendant des années, des caves qu'on creusait au sud de la ville, où la glace se conserverait pendant tout l'été. Iel leur parla de toutes les façons dont la nourriture pourrait se conserver même pendant les années de famine, lorsque les prêtresses d'Erits tomberaient en disgrâce.

La nourriture et le sel étaient la richesse et le pouvoir, et pendant les années de disette, il s'agissait d'une assurance contre l'adhésion au culte d'Erits, non seulement pour soi, mais aussi pour les autres.


Lorsque le jour vint pour ellui de quitter Kalefheit, Picar et Lutia le suivirent pour l'accompagner. Le Régulateur d'Or était certain que Picar serait mort lorsqu'iel reviendrait, mais que Lutia s'épanouirait dans le sillage de sa disparition.

Le père et l'enfant se tenaient devant ellui à la porte, parés de leurs plus beaux habits.

"À dans vingt ans", leur dit-il à tous les deux. Lutia le regarda, une question passant dans ses yeux sombres.

"Dites-moi, Régulateur", dit-elle en s'adressant à ellui comme le faisait son père.

"Lutia, ne—" commença Picar.

" Vous dites que vous parcourez ce monde, et que là où vous marchez, vous apportez des secrets qui mènent à la richesse. Vous avez proposé un marché à mon père il y a vingt ans, et il a refusé vos conditions. Et pourtant, nous vous avons nourri et logé bien mieux que n'importe quel autre invité, et nous vous avons donné tout ce dont vous aviez besoin pour votre voyage. Un marché qui vous est favorable en ce moment."

"Vous dites vrai", dit le Régulateur d'Or en souriant. "J'ai hâte de voir ce que vous aurez accompli à mon retour."

"Dites-moi, Régulateur," continua Lutia, imperturbable. "Êtes-vous Kalef, errant dans ce monde, concluant des marchés partout où vous le pouvez ? Ou York, peut-être, avec vos énigmes à n'en plus finir ?"

"Oh, Geyre, ait pitié de nous", murmura Picar.

Ses perspectives d'avenir étaient bien meilleures que lorsqu'iel l'avait rencontrée. Elle vivrait presque certainement une longue vie, et très probablement une bonne vie.

"Elle est plus courageuse que vous", dit le Régulateur d'Or en riant. "Mais non. Je ne suis pas un dieu."

"Et vous n'êtes pas non plus un homme."

Iel sourit et franchit les portes de Kalefheit. Iel reviendrait, un jour.


Le Régulateur d'Or avait été connu sous de nombreux noms au fil des ans. Chercheur de Cauris. Sage de la Fortune. Porteur de Sel. Chaque tribu nomade, chaque ville, chaque clan le connaissait sous un titre différent.

Chaque nom lui rappelait les temps anciens, avant la fin du monde, et les cent mille noms qu'iel avait portés alors, un nom différent pour chaque cité, jusqu'à ce que le monde ne fasse plus qu'un.

Nebu-Wosir. Soter Aurarius. Le Balanceur, de Londinium. Le Faiseur d’Or.

Le Régulateur d'Or se souvenait de ses milliers de noms alors qu'iel apercevait la lointaine lumière des feux de Kalefheit.

Les champs environnants étaient en jachère, et les herbes folles étaient brunies par la sécheresse. Pourtant, Kalefheit bouillonnait de vie urbaine, même aux heures les plus sombres de la nuit.

Le Régulateur d'Or se demanda, nonchalamment, si quelqu'un rêvait de se protéger contre les flammes qui ne manqueraient pas d'allumer si la foudre venait à frapper les champs secs et embroussaillés.

Les gardes le laissèrent passer la porte sans problème.

Kalefheit avait changé, ses prédictions s'étaient réalisées. A chaque génération, le monde se reconstruisait.

Iel déambula à travers les rues de Kalefheit éclairées par des torches, remplies de rires et de réjouissances, même à cette heure tardive. Iel ressentit un léger amusement à la vue de quelques ivrognes titubants. L'humanité, semblait-il, avait redécouvert les jeux de boisson et l'augmentation de la mortalité qui y était associée.

Iel se demandait s'iel ne ferait pas mieux de dormir dehors jusqu'au matin, lorsqu'iel vit un panneau, récemment peint, au bout de la rue.

"Lutia et Or : Préservation de Richesse."

Un carillon en coquillages tinta lorsque la porte s'ouvrit, et une femme à la peau sombre, avec de très légères rides tout juste naissantes illuminées par les bougies, leva les yeux d'un livret de parchemin.

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