Immémorial

"Mme Wheeler ! Mme Wheeler !"

Marion Wheeler vient de terminer une inspection programmée de SCP-8473 et s'apprête à aller fumer une cigarette. Quelqu'un accourt vers elle devant l'unité de confinement de SCP-8473. Wheeler reconnaît le Dr Eli Moreno, une chercheuse de terrain en stage qui n'a rejoint la Division Antimémétique qu'il y a six mois à peine.

"Dr Moreno. Je peux vous aider ?"

"Euh." Moreno entremêle ses doigts nerveusement. Elle mesure une tête de plus que Wheeler et est deux fois plus jeune, ses cheveux sont en bataille et ses lunettes très épaisses. Elle manque d'expérience. Mais elle est très intelligente, et elle apprend très vite. Dans un an de plus, elle figurera parmi les meilleurs membres du personnel actuel, ou en tout cas, de la Division, et Wheeler a hâte d'en arriver là. Il n'y a rien que Wheeler apprécie plus que des gens compétents.

Toujours est-il que l'hésitation dans le discours de Moreno se prolonge, et ce niveau de compétence espéré semble bien être encore à venir. "Dr Moreno, j'attends normalement de mon personnel qu'il en vienne au fait un peu plus rapidement que ça."

"Il y a— une pierre dans la forêt derrière le Site", crache Moreno. "Une chose monumentale. C'est comme un gratte-ciel, elle cache même le soleil. Est-ce que vous savez de quoi je parle ?"

"Oui."

"Mais je ne l'avais jamais vue avant. Je ne comprends pas comment c'est possible. Le Site entier est dans son ombre. Je veux dire— Est-ce qu'elle a toujours été là ?"

"Oui."

"Est-ce que c'est parce que—"

"—vous avez pris votre première dose routinière de mnésiques ce matin, oui."

Moreno semble alarmée. "C'est comme ça que ça marche ? Quelque chose d'aussi gros peut se trouver juste là et on ne le voit pas ?"

"Ouais." Wheeler regarde sa montre, et déplace mentalement quelques engagements programmés. Prolonger cette "pause cigarette" au reste de l'après-midi. Laisser l'inspection prévue de SCP-3125 là où elle est. Revoir les dossiers de promotion après la salle de sport et pas avant. Le repas de ce soir… à ce train-là, jamais…

Moreno, étouffant sous le poids des questions qui lui viennent, demande enfin : "Qu'est-ce que c'est ?"

Wheeler fait un geste vers sa gauche, dans la direction du bout du couloir, indiquant qu'elle s'apprête à marcher, et que Moreno devrait la suivre. "Je vais vous montrer."

*

C'est SCP-9429 qui s'affiche à présent dans la base de données. Moreno n'a pas lu l'entrée ; elle n'y a pas accès.

La pierre est un cuboïde vertical de 91 mètres de long, 91 de large et 147 de hauteur, monolithique et dont aucun morceau ne semble avoir été détaché, d'un basalte noir et ancien, fragilisé par le temps. Elle demeure très légèrement penchée vers le nord. Ses angles réguliers mettent en évidence qu'il s'agit d'un objet sculpté, d'un artefact fait par la main humaine. Elle s'élève dans la forêt à l'est du Site 41 et domine, pour ne pas dire écrase, la vue dans cette direction depuis les fenêtres du bâtiment principal du Site. Elle est, de par son volume, bien plus grande que le Site lui-même, quand bien même on prendrait en compte l'extension souterraine de ce dernier. Il est absolument impossible de ne pas remarquer sa présence. L'idée que qui que ce soit pourrait ne pas la voir pendant aussi longtemps que ce fut est, Wheeler doit bien l'admettre, plus qu'un peu irritante.

Wheeler guide Moreno jusqu'à un court sentier qui traverse la forêt et mène jusqu'à la pierre, puis tourne à droite une fois arrivées et les dirige dans l'ombre du monolithe. C'est une journée pluvieuse, et des gouttes d'eau tombent de l'arête la plus haute du cube ainsi que des aiguilles des conifères qui poussent à proximité. La pluie produit un sifflement blanc constant, masquant les autres sons.

"Il y a un faible effet de camouflage antimémétique autour d'elle", explique Wheeler en guidant Moreno dans les virages du sentier. "Elle est donc effectivement invisible pour la plupart des gens. Vous avez déjà été jusqu'au sommet de ces collines là-bas, j'en suis sûre. Vous auriez dû la voir clairement depuis là-haut, vous aussi, mais vous avez regardé droit à travers. C'est normal. Il y a un autre effet, lié au premier, qui supprime les souvenirs des gens après qu'ils ont visité la pierre. Cet effet-là est bien plus puissant. Il tranchera droit à travers votre traitement mnésique, et à travers du mien."

"Donc on oubliera tout ça ?" demande Moreno.

Wheeler lui montre un petit cahier usé et un stylo à bille bleu pas cher. Moreno comprend ; elle aussi transporte un cahier et un stylo avec elle. La suppression d'information fonctionne selon un spectre compliqué. Parfois une note écrite est la seule chose qui subsiste en dehors d'une zone qui efface les souvenirs, les données électroniques, les signaux radio et même les sons. En plus de la "brique" téléphonique fournie par la Fondation, beaucoup d'opérateurs de la Division Antimémétique transportent habituellement une combinaison variable d'éléments tels qu'une caméra pouvant être utilisée à tout moment, un dictaphone mécanique à ruban, un cahier, un talkie-walkie…

Mais Moreno ne s'attendait pas à avoir besoin de quoi que ce soit aujourd'hui.

"Bien sûr", poursuit Wheeler, "un effet secondaire du camouflage est que je ne me rappelle pas le chemin exact. Je suppose qu'on devrait mettre des panneaux, mais pour une raison quelconque on n'a toujours pas fait ça… pas à cause des effets antimémétiques, non, c'est juste qu'on est paresseux… ah, on dirait bien que c'est par là qu'on monte."

Elles arrivent à un passage dans un côté de la pierre. Ce n'est en fait pas un passage mais un sillon d'une profondeur énorme, creusé du sommet du cube à sa base, et laissant un espace avec une fine ligne de ciel nuageux visible au-dessus d'elles et des marches qui montent au bout. Wheeler commence à monter les marches et Moreno la suit. Elles montent en silence pendant plusieurs minutes. Moreno s'arrête à plusieurs reprises pour écrire une note ou deux, en se courbant pour protéger son cahier des gouttelettes de pluie qui tombent. Elle se dépêche ensuite de rattraper Wheeler, qui entretient un pas apprêté et indifférent.

Un certain temps après que Moreno ait perdu le compte du nombre de marches qu'elles ont montées, le sillon doté de marches fait un virage à quatre-vingt-dix degrés vers la gauche et continue de monter. Wheeler s'arrête là, au-dessus de Moreno, et se retourne pour l'interroger.

"Qu'est-ce que vous avez jusqu'ici ?"

"C'est quoi, cet endroit ?" demande Moreno.

"À vous de me le dire."

"Euh." Moreno hésite un instant, pas sûre de savoir où elle veut en venir. Elle regarde ses notes. "Eh bien. Géologiquement parlant, cette pierre n'a rien à faire ici. Je me suis d'abord demandée s'il y avait eu une montagne à cet endroit qui aurait été creusée par la main humaine jusqu'à ce qu'il ne reste que cette forme. Mais la roche en elle-même n'a rien à faire ici. Elle est différente de celle des montagnes et des collines près d'ici. On devrait s'éloigner d'au moins cinq cents kilomètres pour trouver du basalte comme celui-ci. Ce qui veut dire que cette pierre a dû être extraite ailleurs, peut-être creusée ailleurs également, et ensuite déplacée ici."

Wheeler ne dit rien, mais son attitude semble indiquer que Moreno est sur la bonne voie.

"Ce qui n'est pas possible", poursuit Moreno. "Il s'agit d'une seule pierre. Au vu de ses dimensions et de sa densité, elle doit peser au moins trois millions de tonnes. Et ça, c'est maintenant qu'elle a été creusée. Et on ne peut pas faire ça. La civilisation humaine ne sait pas déplacer des objets de cette taille. Pas en un seul morceau. La technologie nécessaire n'existe pas."

"Correct."

"Alors comment est-ce qu'elle est arrivée ici ?"

"Bonne question."

Moreno attend. Elle n'a pas la réponse à cette question, et attend donc que Wheeler la lui fournisse.

Mais Wheeler ne donne aucune explication. "Quoi d'autre ?"

"…Elle a été gravée", dit Moreno, montrant les murs du passage aux marches. "Avec des outils. Et j'ai remarqué que les murs extérieurs sont les mêmes. Il y a l'usure du temps, mais çà et là au milieu de la saleté on peut voir un modèle qui se répète de manière très claire et régulière. Juste là, vous voyez ? Des petits rectangles à la verticale. Comme un… curseur sur un vieux terminal informatique."

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"Ou une pierre tombale en typographie", suggère Wheeler.

Moreno cligne des yeux. "…Oui. C'est un caractère répété uniformément. Du travail très détaillé, qui demanderait de très bons outils même avec les techniques actuelles. Je pense que ce modèle est censé couvrir tout l'extérieur de la pierre. Et si c'est le cas, les blocs sont tellement minuscules et la pierre tellement énorme qu'il a dû y en avoir des centaines de millions à l'origine."

"Correct", dit encore Wheeler. "Vous avez autre chose ?"

Moreno réfléchit une minute. Elle regarde la pluie au loin, qui se réfléchit dans l'atmosphère que la pierre, ou plutôt la sculpture, suppose-t-elle, projette. De la solitude, du calme, de la désolation, de la sidération… elle est intimidée. Et un peu effrayée. Bien que, malgré cette atmosphère intimidante, terrifiante, il n'y ait pas de sensation de danger. Aucune menace.

"Nous nous sommes considérés comme une culture puissante", finit-elle par dire à voix haute.

Wheeler l'entend, mais ne pose pas d'autre question. Apparemment satisfaite, elle se retourne et continue de monter les marches, et Moreno la suit.

Le passage fait plusieurs virages encore, creusant un gribouillis à la fois carré et erratique dans la pierre. Moreno ne prend pas d'autres notes. Ses genoux sont prêts à exploser à tout moment lorsqu'elles atteignent le sommet.

Elles émergent, partiellement éblouies par la lumière, sur un plateau mouillé, balayé par le vent, et légèrement incliné. Davantage de petites indentations en forme de pierres tombales se présentent sous leurs pieds. Les arêtes du cube sont à une petite distance mais leurs contours ne sont pas marqués à l'horizon ; la surface gris foncé ne fait que se terminer sur une ligne droite pas si éloignée, et l'horizon à proprement parler se trouve sous cette ligne, qui le cache. Cela donne un certain vertige à Moreno, particulièrement du fait que la surface se penche vers un de ses coins, et que le basalte gravé sur lequel elle marche est glissant et de plus en plus mouillé.

Il y a un petit assemblage d'équipement scientifique de la Fondation ici, plusieurs unités étanches lourdes empilées sous un auvent. Il y a une table, avec un terminal informatique robuste mais usé, éteint. Un générateur diesel se trouve un peu plus loin.

Wheeler ignore l'équipement et se dirige d'un pas dépêché vers une autre direction, tournant le dos à Moreno et faisant face au ciel, jouant avec son briquet sans toutefois allumer quoi que ce soit. Le briquet est en fait un minuscule brûleur de propane, utilisé pour allumer des gazinières, que sa mère lui a donné avant de mourir. Wheeler ne s'en souvient plus.

Moreno attend un moment, les bras croisés pour conserver de la chaleur, et de plus en plus trempés. Elle ne cherche pas à s'abriter sous l'auvent, parce que Wheeler ne l'a pas fait non plus. Elle sent que quelque chose va arriver. En situation normale, Wheeler est plutôt posée et difficile à lire, mais elle semble inquiète, même contrariée. Intensément concentrée sur la flamme du briquet, Wheeler semble incapable de la regarder dans les yeux, comme si elle ne voulait pas la forcer à subir la suite de ce dans quoi elles se sont engagées. Une séance d'orientation ? D'initiation ? De bizutage ?

Elle disait quoi, déjà, à propos d'aller droit au but ?

"C'est un mémorial", dit Moreno.

"Hhn." Wheeler referme le briquet dans un claquement et le remet dans sa poche, modérément impressionnée. Seulement modérement. "C'est ça. Bien sûr, je vous l'ai pratiquement dit, quand j'ai mentionné les pierres tombales—"

"Combien est-ce qu'il y a eu de Guerres Antimémétiques ?"

Elle est prise de court. "Eh ben. Ça, c'est du théâtral. Quelqu'un vous l'a dit ? Vous avez lu l'entrée ?"

Moreno regarde à ses pieds. "Euhm. Non. Vraiment, je n'ai jamais vu cet endroit auparavant. C'était juste une supposition."

"Vous avez l'air embarrassée", dit Wheeler. "Vous êtes embarrassée d'avoir trouvé la bonne réponse avec trente minutes d'avance par rapport à ce que j'attendais de vous. Vous pensez que je dois me sentir humiliée. C'est ça ? Eli. Regardez-moi."

Elle regarde.

"Continuez d'opérer à ce niveau-là. Ne ralentissez pas pour moi, ni pour qui que ce soit. C'est important."

"Est-ce que vous allez me dire pourquoi nous sommes ici ?" demande Moreno pour ce qu'elle espère être la dernière fois. Et dans une autre partie de son esprit, un enchaînement fatal de calculs commence.

*

"Le problème", commence Wheeler, "c'est que toutes les personnes dans ce monde qui ont un accès fiable à un traitement chimique mnésiant de haute qualité travaillent pour moi, ici. Et la Division manque sérieusement de personnel. On est quarante, vous et moi incluses, et quarantes paires d'yeux, ce n'est pas assez. On ne peut pas regarder suffisamment de parties du monde tout en même temps. Il y a un pourcentage effroyablement important du monde auquel aucun humain n'a encore vraiment jeté un œil. C'est quelque chose qui limite tellement toutes les formes de recherche antimémétique que c'en est insupportable. La biologie antimémétique, la paléontologie antimémétique, la cosmologie antimémétique, l'archéologie antimémétique… Toutes ces disciplines, toutes, existent à peine. Elles ne sont nulle part."

"Malgré tout cela, nous avons vu les villes de cette culture. Une ou deux d'entre elles existent toujours. On les a trouvées par pur coup de chance. Un chercheur de la Division prend des vacances, conduit à travers le Nevada en étant toujours sous l'effet d'une dose… il voit quelque chose à l'horizon. Ce genre de chose. Les villes sont physiquement en ruines, et des effets antimémétiques lourds les embuent, ce qui les rend quasiment impossibles à étudier, même pour nous. Des choses simples, et grandes, comme cette pierre, ont mieux survécu, mais même comme ça… On pense que cette pierre a été l'une des dernières choses qu'ils ont construites avant de s'évanouir."

"Ils étaient humains. Ils étaient probablement beaucoup plus avancés technologiquement que nous ne le sommes maintenant. Ils ont existé il y a des dizaines de milliers d'années ; peut-être des centaines de milliers, on ne peut pas le savoir avec certitude. C'est difficile de déterminer ce qui leur est vraiment arrivé parce que l'intégralité de leur mèmeplexe culturel a subi une irradiation létale. Les concepts qui formaient le cœur de leur culture, les choses qu'ils ont créées, celles qui leur tenaient à cœur, et qu'ils tenaient en haute estime, on ne pourra jamais plus les connaître ou les propager."

"On pense que c'est une idée qui s'est introduite au sein de leur culture et a dérobé tout ça, et qu'ils n'avaient pas d'adaptations pour se défendre contre elle. Un complexe d'idées. Un Scénario de fin du monde Mèmeplectique/classe-Keter."

Wheeler s'arrête, laissant le crépitement de la pluie remplir un instant assez long.

"Et on a juste… oublié ?" demande Moreno. "Le restant d'entre nous. Ceux qui ont survécu à la Guerre, et qui sont devenus l'humanité moderne. Vous, moi, tout le monde. On a, quoi, détourné le regard ? On a pris un virage et on est 'passés à autre chose' ?"

"Oui."

Moreno chancèle, prise de vertiges qui la contrôlent momentanément. "Des centaines de millions de gens sont morts et on a juste oublié ? C'est ça que vous vouliez me montrer ? Vous voulez que j'écrive ça ?"

"Oui", répond Wheeler. "Oui. Écrivez ça. C'est la première chose que vous apprenez aujourd'hui. Les humains peuvent tout oublier. Ça peut aller, d'oublier quelques trucs, parce qu'on est tous mortels et finis. Mais il y a certaines choses qu'on doit se rappeler. Il est important de s'en souvenir. Écrivez quelque chose qui vous fera vous en souvenir."

Moreno acquiesce. Il pleut trop fort, ce qui la pousse à reculer sous l'auvent pour utiliser la table. Même ainsi, des gouttes de pluie tombent et éclatent sur ses notes. Elle écrit avec attention et vitesse, pendant un certain temps. Ce qu'elle écrit est lacunaire et pris sur le vif, et de grosses parties sont raturées. Elle se demande comment elle réagira quand elle le lira pour la première fois.

Passé un moment, Wheeler la rejoint sous l'auvent.

Moreno, fixant ses notes, demande à Wheeler, comme si elle ne connaissait pas déjà la réponse : "Et la deuxième chose ?"

Wheeler admet :

"Il est possible que leur culture ait eu un équivalent de la Fondation. Il se peut même qu'elle ait eu une Division Antimémétique. Si c'était le cas, alors leur Fondation, leur Division Antimémétique, ont échoué."

"Notre réalité est grande. La Fondation est grande. Il y a un grand nombre de Keters et un grand nombre de scénarios de classe Keter. Alors, peut-être que la fin du monde sera le problème d'une autre Division. Et oui, une grosse partie du travail pour lequel on vous a engagée est de la recherche de base. Du travail de labo, l'activité la plus sûre qui soit. Et oui, c'était il y a des milliers d'années, et ce sera peut-être dans des milliers d'années encore."

"Mais peut-être pas. Et peut-être que ce sera notre problème. Pour répondre à votre question d'origine, il y a une Guerre Antimémétique que l'on connaît. Potentiellement d'autres qu'on ne connaît pas. Et il y en a, sans aucun doute, une qui approche."

Moreno ne dit rien. Elle a l'air atterrée, brisée. Elle a raison de l'être, et cette réaction est familière à Wheeler. Cela fait, bien sûr, partie de l'orientation de chaque nouvel opérateur de la Division Antimémétique. L'ampleur de la responsabilité peut être difficile à gérer. Elle doit l'être.

"Bienvenue à la Division Antimémétique", dit Wheeler. "C'est votre premier jour ici."

*

Moreno écrit pendant encore un peu de temps. Wheeler attend, en silence. La pluie ne s'arrête pas.

"Mais qu'est-ce que c'était ?" demande Moreno. "C'était quoi, cette idée ?"

"SCP-9429-A", déclare Wheeler. "On a isolé le mèmeplexe en lui-même dans les années soixante-dix. Il tient sur une dalle dans une salle Vegas, au deuxième sous-sol. Elle est quasiment inoffensive aujourd'hui. C'est quelque chose de tellement étranger aux humains modernes qu'elle pourrait tout aussi bien être presque incohérente. Comme des hiéroglyphes, si vous voulez. Je vous montrerai un autre jour."

"Je sais lire les hiéroglyphes", remarque Moreno. "Vous dites que ça ne pourrait pas revenir ?"

"Dans cette forme, c'est très peu probable."

Moreno pointe quelque chose, loin dans le ciel.

Wheeler regarde. Il n'y a rien là haut. Seulement le ciel couvert et la pluie. "Qu'est-ce que vous voyez ? Sous des grosses doses de mnésiques, certains disent qu'ils voient des fantômes ici. On a même quelques enregistrements de supposés entretiens. Personnellement, je doute un peu de leur authenticité…"

"Euhm. Ça ne ressemble pas à un fantôme. On dirait un… un kaiju… anorexique. Un monstre. Un pilier fait d'araignées. C'est plus grand que cette pierre. Au moins deux fois plus grand. Ça vient vers ici. Est-ce que c'est normal ?"

"Non." Wheeler fait déjà le tour des possibilités à toute vitesse dans son esprit.

"Qu'est-ce que c'est ?"

"Je ne sais pas."

"Ça ne fait pas partie du bizutage ?"

"Non. Je ne vous mentirai jamais, Eli. Je le jure." Une entité camouflée antimémétiquement qui a un air aussi monstrueux que ce que décrit Moreno a une chance approximativement nulle d'être bénigne. Elles ont besoin de renforts. Wheeler trouve son téléphone, mais ce dernier ne capte pas de signal. Essayer avec celui de Moreno serait inutile, elle le sait déjà. La seule façon de faire sortir un message d'ici est une note écrite. Un avion en papier, jeté par-dessus bord pour tomber dans les bois ?

"La chose se penche. Je crois qu'elle me regarde", dit Moreno, en regardant un espace dans l'air descendre. Il n'y a même pas de trou dans la pluie que Wheeler pourrait percevoir. "Sa tête est gigantesque, elle doit faire dix mètres de large. Elle a… des pinces et des pattes d'arthropode partout sur elle. Des dizaines d'yeux. Certains sont aveugles. Il y a quelque chose qui la pilote."

"Quoi ? Décrivez le pilote."

"Homme caucasien, la vingtaine, maigre. Des jeans, un survêtement, des cheveux bruns sales, il a besoin d'une coupe. Il s'est fait tirer dessus. Il saigne partout sur la chose mais il n'a pas l'air de le remarquer. Dans le foie, et dans la gorge aussi, juste au-dessus de la clavicule. Il sourit. Il… il dit que, 'Non. Ça n'est pas arrivé.'"

Wheeler prend une demi-seconde à se demander si les plaies par balles sont des détails volontairement effrayants, ou si l'homme est vraiment en train d'utiliser un genre de pouvoir antimémétique avancé afin d'ignorer une blessure mortelle. Et, s'il s'agit de la seconde option, elle se demande comment il fait ça et comment il a pu supporter de telles blessures à l'origine. Mais des questions plus urgentes doivent être traitées. "Est-ce qu'il vous voit ?"

"Oui."

"Est-ce qu'il me voit ? Est-ce qu'il m'entend ?"

Moreno est subjuguée et commence à paraître franchement apeurée. "Il veut savoir à qui je parle."

"Ne le lui dites pas. Il ne faut lui donner aucune information sur nous, c'est compris ?" Wheeler dégaine le talkie-walkie attaché à sa ceinture, le règle pour diffuser un signal d'urgence, se retourne et le lance aussi loin que possible, dans la direction du bâtiment principal du Site 41. Avec un peu de chance, il atterrira intact dans la forêt, en dehors de la zone de suppression projetée par SCP-9429, ce qui déclenchera la venue d'une Force d'Intervention Mobile. "Demandez de qui il s'agit."

Moreno se tient très droite, les bras comme rigides et collés à son corps. "Qui êtes-vous? … Il dit… il dit qu'il a presque fini. Il dit qu'il va me tuer."

"Qu'il essaie seulement. Eli, écoutez-moi. On va courir. On va redescendre les marches. Si on peut arriver jusqu'au périmètre de la pierre, ça effacera nos souvenirs."

"Je ne peux pas bouger."

Wheeler s'agrippe à l'un des bras de Wheeler. Elle ne peut pas être déplacée. "Mettez un pied devant l'autre !"

"Elle m'a attrapée." Moreno a les yeux écarquillés et commence à hyperventiler.

Wheeler se dégage et jauge la situation. Elle ne peut ni voir ni toucher une quelconque patte d'araignée qui l'enserrerait, ni le visage colossal duquel Moreno n'arrive pas à détacher le regard, ni le pilote. Mais elle croit Moreno au sujet de leur présence, réels dans une certaine mesure de ce qui est "réel". Elle donne une tape sur sa côte ; mais elle n'a évidemment pas son arme avec elle, parce que ce qu'elles sont allées voir est un SCP Sûr sur un site Sûr, et pourquoi est-ce qu'elle aurait son arme ? Non pas que cela fasse une quelconque différence quand ce pilote mythique peut apparemment ignorer et rire de ses propres plaies par balles. Elle n'a pas assez d'options. Une intense envie de jurer la prend, et elle mord sa langue avec force.

Moreno crie.

"Eli !" lâche Wheeler. "Ne la regardez pas. Regardez-moi."

"Je ne peux pas."

"Vous êtes plus forte que ça."

"C'est faux", s'exclame Moreno en larmoyant.

"Vous êtes ce qu'on a de mieux", insiste Wheeler. "Je n'invente rien. Vous voyez cette chose que personne d'autre n'a pu voir. Ça fait de vous quelqu'un de plus malin et de plus fort. Vous pouvez la combattre. Voyez ça comme un exercice d'invasion !"

"Cette chose nous déteste tellement", dit Moreno, "Je n'arrive pas à penser au-delà de ça. Je ne vois rien. S'il vous plaît. S'il vous plaît ne faites pas ça."

Wheeler l'assomme. Elle se place derrière Moreno et l'encercle de ses bras, plante une main sur son épaule pour la stabiliser et la frappe derrière l'oreille. Moreno s'écroule sur place, et tombe sur ses genoux. Wheeler parvient tout juste à l'attraper avant que son crâne n'entre en contact avec le sol.

Mais elle ne l'a pas frappée assez fort. Moreno ne perd connaissance que pendant une seconde. Elle se débat en revenant à elle. C'est comme si elle se réveillait d'un cauchemar seulement pour retomber dans un autre. Elle empoigne la main de Wheeler. Elle ne peut pas crier. Son cœur s'arrête.

Wheeler la retourne et lui fait un massage cardiaque, mais sans équipement elle n'a que peu de chance de redémarrer le cœur de Moreno.

Personne ne vient. Elle n'a pas lancé le talkie-walkie assez loin.

Quinze minutes sont passées au moment où elle abandonne.

*

Wheeler se retrouve ensuite écroulée contre le mur du passage, et sur l'avant-dernière marche, sur le point de quitter la zone d'influence de SCP-9429, elle se demande quelle merde elle va bien pouvoir écrire pour se souvenir de ça.

C'était quoi, cette putain de chose ? Tout ce que Moreno a fait, c'était y penser, et ça l'a tuée. Elle était aussi bien préparée que n'importe lequel d'entre nous. Elle était aussi capable que ce qu'elle aurait jamais été et ça n'a pas été assez. Comment est-ce qu'on combat un monstre antimémétique qui ne mange que les meilleurs antiméméticiens ?

On… on pourrait essayer de construire un genre de contre-mème. Mais il faudrait être protégé pendant son élaboration. Il faudrait un labo autonome et scellé hermétiquement, aussi grand qu'une arcologie devrait l'être. Comme ceux que Bart Hughes construisait. Comme… celui qui se trouve sous le Site 41.

Mon Dieu. Ça fait combien de temps qu'on combat cette chose ?

Un bruissement se fait entendre derrière elle. Elle se retourne pour regarder. Loin en haut des marches, le voilà, le pilote que Moreno a décrit. Un jeune homme maigrichon qui fronce les sourcils d'un air hostile et, oui, deux plaies par balles qui suintent abondamment. Ses chaussures sont ensanglantées.

Il l'apostrophe, "Marion Wheeler ! Je vous en dois une pour le lac."

Wheeler se lève. Elle ne sait pas de quel lac il parle. Mais elle ne dit rien.

Le pilote fait un geste. Des araignées bleues, marron et noires de toutes les tailles tombent en cascade de l'angle formé par l'escalier, inondant le passage jusqu'à ses genoux, se déversant par dessus ses épaules, dégringolant jusqu'à Wheeler. Elles font résonner un bruissement étrange et organique tandis qu'elles dégringolent, comme des feuilles mouillées. Il doit y en avoir des millions. Les araignées seraient sans doute bien plus efficaces si elle en avait peur, au moins un tant soit peu.

Tant pis. Elle vient d'apprendre quelque chose d'important au sujet de cette entité ; qu'elles possèdent une histoire commune, qu'elle éprouve une aversion personnelle pour elle, et qu'elle a apparemment une mâchoire humanoïde… et une piètre imagination. Mais elle n'a qu'une seconde avant que la cascade d'arachnides ne l'emporte, et ça ne lui laisse pas assez de temps pour écrire ne serait-ce qu'un seul mot. La mort de Moreno a donc été en vain.

Elle fait un pas en arrière, franchissant le seuil.

*

La pluie se calme enfin. Wheeler allume une cigarette et se dirige vers le bâtiment principal. Il est presque l'heure à laquelle elle a prévu d'aller inspecter SCP-3125.

Suivant : CAS ROUGE HAINE

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