Il Neige Sur Chicago

Chicago, 18 janvier, jour de brume et de froid.

Adossé au mur décoloré de la maison de passe, un homme emmitouflé jusqu'aux oreilles regardait les flocons tomber mollement dans la ruelle, recouvrant toits et trottoirs d'une fine couche grisâtre. La neige n'était pas blanche ici, elle puait la fumée des poêles à charbon. L'homme ressera son long manteau de feutre et frotta ses mains gantées de cuir. Il aurait largement préféré être à l'intérieur, plutôt que de monter la garde dehors.

La Rousse avait fermé boutique (bordel en l'occurrence) pour une raison bien particulière, que l'on pouvait deviner aux vocalises étouffées venant des murs défraîchis. Elles étaient bien différentes des standards du commerce.
Le vieux mendiant du coin de la rue s'était discrètement éclipsé et les passants pressaient le pas. On savait ce à quoi les cris correspondaient, dans ces quartiers repères de gangs notoires. Tout le monde se méfiait de la Mano Nera et des groupuscules gravitant autour.

Mais la Mano Nera ne possédait pas cet endroit. Son monopole sur Chicago n'existait que pour le journaliste en manque de sensationnel ou le commun des habitants qui mettaient, apeurés, le verrou à leur porte chaque soir. À vrai dire, même la plupart de ses membres ignoraient tout de la véritable situation. On ordonnait de ne pas aller à tel endroit à tel moment, il y avait des accrochages qui restaient sans riposte, des réunions secrètes au but inconnu… en somme quelque chose clochait dans la pègre de la ville, mais seule une petite élite savait quoi.
L'Esprit. Si le crime organisé était l'ombre de la ville des vents, ce groupe était l'impression pesante qui s'y tapissait. Les mafieux trafiquaient drogues et armes, mais eux faisaient de l'argent sur quelque chose qui ne pouvait pas exister. Ils vendaient de l'anormalité, de l'illogisme, de l'impensable. Invisibles, ils étaient pourtant devenus l'un des groupes d'influence les plus actifs des États-Unis en l'espace d'à peine sept ans. Et ce paradoxe criminel faisait sa loi dans le monde de l'inexpliqué.

De l'autre côté de la porte, à deux mètres de l'homme de main, l'implacable loi de ce monde doublement caché sévissait. On ne défiait pas l'Esprit, on ne se moquait pas de l'Esprit, on ne doublait pas l'Esprit. Ce genre de choses ne restait jamais impuni, le client avide de raconter ses exploits aurait dû le savoir. Il n'avait pas grand-chose à voir avec l'affaire qui préoccupait l'organisation, mais avait eu le malheur de connaître ceux qui étaient au centre de ladite affaire. Et la stupidité de s'en vanter devant une fille qui troquait sa fierté contre de l'argent.
Crac. Hurlement.

"Lieu, date et heure, tout de suite.
- Je… je ne sais pl… Yaaaarggh ! D'accord d'accord : South Side, Calumet Harbor, un entrepôt peint en bleu… neuf heures trente, demain !

Nouveau craquement. Cri strident.

- C'est vrai ou c'est un énième mensonge?
- C'est la pure vérité ! Laissez-moi partir !
Le bourreau sourit.
- Mais bien sûr."

La balle 7,65 mm du Browning M1900 mit fin à la conversation par une magnifique gerbe de sang. On ne prenait pas le risque de laisser vivants les bavards.

La Rousse plissa le nez d'un air réprobateur : elle n'avait pas prévu de refaire le papier peint.

"Vous auriez pu le faire sur les docks…"

Le grand blond essuya négligemment le bout de sa botte, puis se tourna vers la mère maquerelle. D'un geste délicat, il lui releva une mèche.

"Laura, Laura… tu sais bien que ça paraîtrait suspect. On ne peut pas verser des dessous de table simplement pour un interrogatoire. "

Elle détestait quand il faisait ça, car elle ne pouvait pas lui en vouloir. Elle savait qu'il en jouait, et pourtant l'effet était le même : il suffisait qu'il l'appelle par son prénom et s'approche un peu, et la femme endurcie par des années de commerce de son corps redevenait une jeune fille timide.
Le jeune homme exerçait une sorte de fascination sur les femmes en général. Non qu'il soit particulièrement beau, ni particulièrement brillant. De grande taille, les traits anguleux et de longues mains de pianiste, il n'avait reçu aucune vraie éducation depuis que la syphilis avait emporté sa mère. Elle lui avait appris à bien parler en souvenir d'un homme qu'elle avait jadis aimé, mais le reste de ses connaissances consistaient en différentes méthodes pour fracturer une porte ou se volatiliser dans la nature en cas d'alerte. Son charme étrange résidait surtout dans cette attitude, impénétrable et légèrement malsaine, qu'il conservait en permanence. Il avait vécu toute sa vie dans l'ombre, qui était devenue comme un habit qu'on pouvait enlever, mais sans lequel le résultat n'était pas naturel.
Ainsi était Ewin Donald Texby, membre de la maison mère du plus grand syndicat du crime anormal des États-Unis d'Amérique. Un homme dangereux, à n'en pas douter.

L'homme qui montait la garde se redressa au moment où son supérieur sortit de l'établissement. Celui-ci lui lui adressa un geste du menton et le sous-fifre rentra pour aller débarasser l'établissement du corps.
Ewin actionna le démarreur de la Panhard flambant neuve qui lui avait été confiée le temps de l'enquête. Un petit bijou de progrès que Richard D. Chapell, le boss lui-même, avait fait venir directement de France, dans les cales d'un de ces transatlantiques qui portaient les rêves des immigrants du Vieux Monde.

Six chevaux de pure puissance déployées par un moteur à condensateurs électriques, permettant des pointes de vitesse jamais égalées. Il chaussa ses lunettes de protection, en resserra la lanière de caoutchouc, mais laissa de côté le bonnet de cuir lacé. De toute manière les hippomobiles et autres piétons ne lui permettraient pas d'aller bien vite. Chicago était une ville grouillante. En pleine expansion, ses ramifications de rues perpendiculaires s'étalaient chaque jour plus loin. Il y avait tout le temps des bâtiments en construction, de nouveaux arrivants, et partout la vie débordait sur les avenues. En trente ans, la ville s'était relevée et avait reconstruit brique à brique tout ce qui était parti en fumée lors du grand incendie.
Deux jeunes femmes en robes élégantes et bottines cirées gloussèrent au passage de l'auto et de son conducteur. Ewin se dit qu'elles étaient tout à fait à son goût, emmitouflées dans de grands manteaux cintrés accentuant la finesse de leur taille et les joues rosies par le froid. Mais il avait un travail à accomplir, quelques péronelles ne devaient pas l'en détourner.

Il arriva devant le Ginger's quinze minutes plus tard. Un débit de boisson respectable dont les activités illégales étaient soigneusement dissimulées derrière une rangée conséquente d'alcools divers. L'étage était la fumerie d'opium la plus fréquentée de tout l'est de la ville, mais aussi une plaque tournante pour toutes sortes d'échanges.
Le jeune homme poussa la porte, lunettes de pilote encore autour du cou. Le patron le salua d'un mouvement bref, signifiant que tout était prêt. Satisfait, le grand blond traversa la salle animée d'une faune hétéroclite pour passer dans l'arrière-boutique.
Les munitions étaient là, ainsi qu'une lettre codée l'informant que les hommes de mains avaient bien été engagés. Parfait.
Il s'approcha du mur où était solidement fixé l'appareil téléphonique, décrocha le combiné et demanda à être en communication avec la Société d'Imports Divers de Downtown. Un nom en forme de pied-de-nez envers les ennemis de l'Esprit, car tout le monde savait ce qu'il cachait, mais personne ne pouvait intenter quoi que ce soit à une innocente société marchande.
Une voix posa une question de l'autre côté de la ligne. La réponse de Texby s'assortit d'un sourire sardonique.

"J'ai trouvé notre nid de rats. Demain je les extermine."

*

Le lendemain matin était toujours froid et terne. La métropole s'était réveillée depuis longtemps déjà, et la vie suivait son cours frénétique, balayée par les puissantes bourrasques venues de l'intérieur des terres. Pendant la nuit, la voix sifflante de la ville des vents s'était levée, et murmurait aux coins des ruelles. Le blizzard faisait tourbillonner la mince couche de poudreuse, se soulever les jupes et s'envoler melons et hauts-de-forme.

D'une main agacée, Texby enfonça son couvre-chef sur ses yeux, dans l'espoir un peu vain qu'il y resterait sagement vissé. D'un coup d'oeil circulaire, il passa en revue ses "troupes". Cinq hommes lourdement armés, qui avaient reçu chacun un accompte. La somme totale serait payée une fois leur travail terminé.

Dans l'ombre d'un angle occupé par des caisses en bois, une montagne de muscles passait soigneusement de la pommade sur ses mains impeccables. Crâne lisse et accent menaçant, il aimait s'inventer des origines russes. Mais tout le monde savait que ses arrières-grands-parents étaient de respectables pionniers anglais. Appuyée au mur, une silhouette fine contrastait avec la massivité de son voisin. La mâchoire du jeune gangster se serra légèrement : l'homme s'était présenté comme un indépendant, mais ça crevait les yeux que c'était pour la forme. L'air alerte et l'attitude résolument militaire, c'était clairement un mercenaire. Primordial gardait un œil sur ses partenaires. Texby se méfiait de ce groupe, mais il n'avait pas vraiment eu le choix : c'était peut-être la personne la plus habituée aux terrains d'opérations anormaux, et il ne fallait pas faire capoter la descente juste par orgueil. Il l'avait engagé à contre-coeur. Il y avait aussi un français taciturne en manteau beige, qui finissait de fumer un barreau de chaise à l'odeur âcre. Brun, les yeux gris et une moue détachée sur le visage, il s'était jusque là contenté d'ignorer superbement les autres, en crachant autant de fumée qu'une locomotive. Un jeune homme nerveux s'en tenait prudemment éloigné. Nouveau dans le métier, peut-être son deuxième contrat avec l'Esprit. Il triturait sa médaille et ne payait pas de mine, mais était fiable et rigoureux. Enfin, l'air contrarié, le doyen du groupe surveillait d'un œil la cible. La quarantaine, la lèvre barrée par une large cicatrice, il prenait depuis plus de vingt ans des commandes classiques et paranormales, sans distinction.
Que des pros, rien à craindre de ce côté-là.

Le français vérifia une dernière fois son arme, et le balafré le regarda de travers. Il était 9h57, la réunion dénoncée était à présent bien entamée. Le jeune homme rangea sa montre à gousset, serein.

"Messieurs, il est temps de faire notre office."

Sur ces mots, il quitta le relatif abri du mur de briques pour se diriger vers l'entrepôt. Les "travailleurs journaliers" lui emboîtèrent le pas en silence, concentrés.

Les docks déserts semblaient receler une vie propre. Bidons rongés de rouille, grues à la patine crasseuse, lourdes chaînes et poutres noircies, tout cela tintait et grincait au vent d'hiver, ce qui donnait un air vaguement hostile à l'endroit. Le petit groupe d'hommes n'y prêta guère attention, et leurs ombres passèrent indifférentes devant les machines immobiles. Alignés en face de l'eau grise de la baie, une rangée d'entrepôts de gémissaient faiblement, et la plainte discrète des boulons se fondait dans les autres bruits de la jungle de métal.
L'un d'entre eux cependant ne faisait pas le même son. On pouvait y entendre des voix dont la hauteur montait et descendait à divers rythmes, psalmodiant des paroles dans des langues certainement oubliées. L'une d'entre elles chantait faux d'ailleurs. Cela arracha un sourire au jeune homme nerveux, quand ils furent arrivés à hauteur de la façade. Une inscription illisibe se démarquait sur la peinture bleue écaillée, usée par les attaques du sel marin. C'était le lieu.

Le vent avait entrouvert la lourde porte, et les gonds épais s'étaient coincés, faute de graisse de baleine pour les oindre. Les conspirateurs avaient sans doute renoncé à refermer le battant, qui couinait à présent faiblement sans bouger d'un iota. L'ouverture ménagée aurait pu laisser passer tout au plus un homme de front, mais elle accueillit d'abord quelques regards prudents.

Ce qui se passait à l'intérieur était extrêmement étrange, même pour des personnes qui côtoyaient la singularité de près. Le mélange peut-être, qui donnait un air à la fois risible et malaisant à la scène.
L'espace était plongé dans la pénombre, à l'exception d'un grand cercle central, éclairé par de nombreuses petites flammes oscillantes. Les voix psalmodiantes provenaient de là, où une vingtaine de personnes se livraient à une parodie de rituel karciste mâtiné de satanisme de littérature de gare. Vêtus de longues bures noires à capuchon recouvrant le visage, ils avaient tracé un pentagramme et de nombreux signes appartenant tant à l'ésotérisme des églises normales que des cultes singuliers. Visiblement, ils avaient utilisé pour cela du sang, et avaient mélangé sans aucune logique d'authentiques formules thaumaturgiques dangereuses avec de pures inventions, ce qui formait un ensemble assez ridicule pour qui connaissait un minimum l'autre côté et ses acteurs.
Le mafieux et le mercenaire froncèrent les sourcils de concert devant les gesticulations grotesques du maître de cérémonie.
Le premier à exprimer son incrédulité fut l'homme de Primordial.

"C'est moi ou…il récite le pater noster à l'envers ?"

L'autre garda le silence. L'idée qu'une telle bande d'amateurs ait pu rouler l'Esprit était cuisante.
Un mobilier hétéroclite avait été disposé avec une certaine fantaisie le long du pentacle, et de nombreuses bougies les éclairaient. Reliquaires, pierres gravées de runes, statues antiques, les acquisitions du mystérieux acheteur qui avait passé des commandes massives à MC&D les trois mois précédents. Le jeune homme remarqua à une extrémité la petite coupe en or par laquelle tout avait commencé, servant de support à une chandelle qui penchait piteusement vers l'intérieur. On ne pouvait pas leur reprocher un manque de sens esthétique, mais l'amateurisme frisait le ridicule.
Pourtant, et c'était plus inquiétant, le rituel semblait porter ses fruits. Peut-être que la proximité d'autant d'objets anormaux avait déclenché quelque chose, à moins que ça ne soit le fruit d'une improbable série de coïncidences. Toujours est-il que quelque chose était à l'oeuvre.
Les courtes flammes des chandelles s'étaient mises à osciller au rythme des chants. Elles semblaient comme vivantes, animées. Mêmes mouvements, mêmes défaillances au même moment, tel un immense coeur elles battaient à l'unisson. À chaque assombrissement, l'atmosphère se faisait plus lourde, et l'air autour des artefacts se brouillait et vibrait. Un frisson traversa l'échine de Texby, quand il vit du coin de l'oeil une distorsion prendre un instant forme avant de se déliter.
Il se ravisa et déglutit. Non, pas une coïncidence. Tout cela était parfaitement coordonné. Un glyphe si particulier ne pouvait être aussi bien tracé par erreur, et cette formule inscrite sur la pointe de l'étoile de sang n'était pas là au hasard. Il avait côtoyé brièvement une secte sarkite dans le passé, lors d'une affaire juteuse de trafic d'immigrants clandestins. À force de leur fournir des sacrifices à bas prix, il avait appris à différencier globalement leurs écritures magiques. Il y était mention de porte, d'un autre intervenant et de quelque chose d'autre. Ces mots étaient puissants, et il ne voulait pas les voir en action. Tous les portes-flingues ne savaient pas forcément déchiffrer ces symboles, mais le malaise les parcourut comme un même homme.
Avec un grognement, le balafré se détourna de la cérémonie pour prendre à partie son employeur, menaçant. Les dents serrées, il exprima à voix basse ce que les autres pensaient.

"Ça pue vot'histoire. On nous avait pas prévenus qu'on d'vait foutre en l'air une messe noire."

Dos contre la tôle, son interlocuteur ne se laissa pas démonter.
Il avait l'intime conviction que sans action rapide il se produirait quelque chose d'irrémédiablement fâcheux. La réponse fut lapidaire.

"On ne m'avait pas prévenu non plus."

Il balaya du regard les hommes, méfiants. Une moue moqueuse se dessina sur ses lèvres.

"Ne me dites pas que vous n'êtes que des femelles en pantalon…"

L'insulte à peine voilée fit mouche. Un frémissement indigné passa, une main se crispa sur une médaille, une mâchoire se serra, une cicatrice fut un instant déformée.

"Z'avez intérêt de nous payer un bonus !"

Les six hommes entrèrent et firent parler la poudre. Cinq secondes plus tard l'entrepôt était un tourbillon de flammes, à cheval entre plusieurs dimensions et de nombreux temps. Six jours après, Richard D. Chapell débranchait le soufflet de l'assistance respiratoire d'un de ses subordonnés les plus dévoués. Ewin Donald Texby ne se réveillerait jamais.

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