Il est mort de décès | Daemon Ex Virgine
Ul-Akagh posa les mains sur le clavier de son orgue. Ses doigts voltigèrent, arrachant à l'instrument des notes dissonantes. Le son en lui-même n'évoquait pas un orgue. Il s'agissait plus d'un mélange de violon, de cornemuse et de tambours. L'immense machine qui remplissait le cent-vingtième hall du troisième étage du deuxième cercle de l'Enfer fonctionnait grâce un ingénieux système inventé par Ul-Akagh lui-même.
Chaque pression sur une touche actionnait un mécanisme qui torturait un damné spécialement sélectionné pour le timbre et la hauteur de son cri. Le son passait ensuite à travers des crânes afin de le distordre, et de lui donner cet aspect étouffé qui plaisait aux bulbes auditifs de l'organiste. De plus, des ossements frappaient des peaux tendues au même instant que les voix se libéraient, apportant à la symphonie quelques percussions.
La cacophonie produite par la machine était à la limite de l'insoutenable. Cependant, on y retrouvait çà et là des passages plus harmoniques. Quelques notes glanées au Requiem de Verdi par ci, un passage de la Rhapsodie Hongroise par là, le tout embourbé dans une avalanche de notes dont l'ordre semblait être tiré au sort par Ul-Akagh. Cela continua pendant plusieurs minutes, jusqu'à l'accord final. Ce dernier fit sursauter le musicien. Il réessaya. Même sursaut. Il posa son index sur le do qu'il venait d'utiliser. Au lieu d'une note, un faible grésillement sortait des tuyaux.
"Fait chier. Il était fragile ce pécheur."
Une minuscule créature ailée et grasse se posa sur l'orgue.
"Vous n'avez pas pris soin du bon fonctionnement de votre instrument depuis trente ans."
Ul-Akagh tourna sa tête vers le diablotin.
"Grmf. Je passerai chercher une âme souillée tout à l'heure."
"Vous savez très bien que votre rang ne vous permet pas de vous servir dans les âmes séjournant en Enfer pour vos loisirs personnels."
Ul soupira, s'accouda sur son clavier et se tourna vers la créature.
"Tu m'emmerdes Aldrick."
"Monsieur, je ne fais que vous rappeler qu-
"Je sais très bien que t'es pas venu ici pour me dire que je m'occupe de mon orgue comme une merde. Qu'est-ce qui se passe ?"
"En effet. Je suis venu vous prévenir qu'un rituel dans le but de vous invoquer est en cours. Veuillez préparer vos affaires."
Ul-Akagh se leva, et répéta :
"Fait chier."
"Vous êtes prévenu."
"Ouais, ouais."
Le démon du deuxième cercle tendit les deux bras parallèlement au sol. Un long manteau bleu marine se matérialisa sur son corps. Puis il disparut dans un nuage de flammes.
Au même instant, Fabrice Müller, les mains posées sur un ouvrage impie reposant sur un piédestal, au milieu d'une bibliothèque sombre et ancienne, éclairée par quelques bougies à la flamme violette, finissait une incantation.
Le large pentacle dessiné au sol s'illumina briévement d'un flash. Une sillhouette s'y trouvait maintenant. La première chose que Fabrice vit d'Ul-Akagh fut son regard jaune brillant à travers les ténébres. Une fois la vue du jeune adolescent accoutumée, bien qu'il lui resta un brouillard brillant sur le fond de la rétine, il distingua plus clairement le démon.
Il s'agissait d'un homme dépassant légèrement les deux mètres, vêtu d'un long manteau bleu marine. Le plus remarquable n'était pas ses yeux de chat, mais le crâne de bouc qu'il possédait en guise de tête.
"Qui m'invoque ?"
L'enfant répondit d'une voix tremblotante, et faussement assurée :
"Je… je suis Fabrice Müller, fils de Théodore Müller, détenteur du sc- sceau d'Adytum. Je te somme de m'obéi-"
"Fabrice ? Ooooh, mais qu'est-ce que tu as grandi… Quand je t'ai vu, tu n'étais pas plus haut que ça."
Ul-Akagh tendit son bras le plus bas qu'il put. Il souriait.
Enfin, non. Son manque de visage l'empêchait d'exprimer une telle émotion par une expression faciale, mais son regard moqueur ainsi que le ton de sa voix grave lui permettaient de véhiculer une information analogue.
"Comment va ton père ? Il y a longtemps que je n'ai plus eu à servir votre famille…"
"Il est… il est décédé."
"Oh. C'est regrettable, il s'agissait d'une personne fort respectable. J'aurais bien aimé aller chercher son âme de mes propres mains. Que lui est-il arrivé ?"
"Il a été assassiné."
"En effet… très regrettable. J'allais dire que cela m'étonnait, il avait encore de belles années devant lui. Tu aurais pu me prévenir."
Devant le silence du jeune Fabrice, il ajouta.
"Bref. Pourquoi m'as-tu invoqué ?"
"On n'a retrouvé son corps qu'aujourd'hui."
"Je vois… Et ?"
"J'aimerais que vous retrouviez le tueur."
"Je ne suis pas sûr de saisir. Ne serait-il pas préférable de confier une enquête disons à… des personnes qualifiées de votre monde ?"
"Venez voir le corps, vous verrez par vous même."
"Au cas où tu aurais oublié, je ne peux pas sortir de ce pentacle."
"Oh, oui, bien sûr."
L'enfant souffla sur une des bougies situées aux extrémités du pentacle, et effaça une partie du cercle à l'aide d'une brosse métallique qui trainait là. Ul-Akagh soupira. Le comportement de Fabrice était irresponsable. Après une invocation, il n'était pas sans risque de permettre à un démon de sortir du pentacle sans s'être au préalable assuré que l'entité ne ferait pas le moindre mal au fou qui l'appelait. Il fallait être suspicieux, voire très suspicieux, si le démon demandait lui-même à sortir du cercle.
"Tu as encore beaucoup à apprendre, Fabrice."
"Comment ça ?"
"Un autre démon t'aurait sûrement sauté dessus à l'instant où tu soufflais sur la bougie."
L'héritier Müller blêmit.
"Ah… Mais vous êtes le serviteur de notre famille, non ? Le contrat que vous avez signé avec mon père ne vous interdit-il pas de faire du mal aux porteurs de son nom ?"
"Ce contrat s'appliquait jusqu'à son décès. Cependant, je peux te proposer un pacte identique, qui s'appliquera jusqu'au tien."
Pour illustrer ses propos, il sortit un feuillet de sa poche intérieure, et le tendit à Fabrice.
"Tiens. T'as plus qu'à signer tout au début."
Ce dernier attrapa l'objet, et le lit consciencieusement, page par page.
"Cela me semble correct."
Nouveau "sourire" d'Ul-Akagh.
"Bien, bien. Sache que si tu avais décidé de me croire sur parole et de le signer sans le lire, le contrat se serait modifié seul afin de grossir le prix à payer, et supprimer tous les avantages que tu aurais gagné. Ne fais jamais de pacte avec un démon sans précaution."
"C'est la première chose que mon père a décidé de m'apprendre."
"Et ton âme te remercie de l'avoir retenue."
Fabrice attrapa une dague blanche ornée de symboles cabalistiques, posée sur une étagère, et s'entailla un doigt au dessus d'une petite coupelle, puis signa de son sang le pacte, qui tomba en cendres.
Ul-Akagh s'agenouilla.
"Quel plaisir de servir votre famille pour une autre génération, Maître !"
"Je… euh…"
"Allons voir ce corps, voulez-vous ?"
Le démon au crâne de bouc enjamba le cercle et franchit la porte, avant de s'arrêter net.
"Ah oui…"
Il resta sur place sans bouger.
"Eh bien, il y a un problème ?"
"Disons que seuls les emplumés d'en haut sont omniscients. Nous, démons, ne possédons pas ce don. Je me rendrais donc bien vers le corps… si je savais où il était."
"…Dans son bureau."
"Hm. Soit. Je connais le chemin."
Puis il repartit. Il marchait, mais se déplaçait bien plus vite qu'un homme normal. Fabrice s'élança à sa poursuite. Lorsqu'il le revit, le démon était déjà en haut des escaliers, et disparaissait de nouveau. Enfin, il le trouva, dans le bureau de feu Théodore Müller, accroupi sur le cadavre. L'homme était décharné, sa peau grisâtre et sa chair desséchée. Ses cheveux avaient perdu toute teinte, et étaient désormais blanchâtres.
"Maitre, j'ai bien peur que ceci ne dépasse largement mes compétences."
"Comment ça ?"
"Je suis plus axé égorgement de la veuve et de l'orphelin."
"Mais… le contrat que j'ai signé ?"
"Mais je reste votre serviteur. Cependant, je pense que vous comprendrez aisément qu'il m'est difficile de sortir dans la rue et d'aller interroger du suspect."
"Ah, c'est ça qui vous cause problème ?"
Le jeune Müller sourit et rajouta.
"Vous connaissez la date ?"
"Ahem… euh… Ça doit faire deux millénaires que la catin pucelle a accouché de son gamin ?"
"Oui, non, l'année importe peu. Aujourd'hui, vous avez l'occasion de vous montrer en public. Nous sommes le 31 octobre."
"Et alors ?"
"Les rues seront remplies de mortels déguisés en démons et monstres. Vous pourrez aisément passer pour l'un d'entre eux."
Le regard d'Ul montrait son incrédulité. Après un silence qui sembla durer une éternité, il soupira.
"Je reviens tout de suite."
Puis il s'évanouit dans les airs.
Ul-Akagh attrapa avec fureur par la gorge Aldrick, qui se récurait tranquillement les griffes, perché sur un buste représentant Lucifer dans ses meilleures années. Ce dernier glapit misérablement.
"Qu'y… a-t-il ?"
"Tu vas me filer un coup de main."
L'homme au crâne de bouc lâcha le tas de graisse, et ajouta.
"File-moi la liste des pensionnaires de mon orgue."
"Tout de suite, patron." rétorqua-il en sortant d'une sacoche un ensemble de parchemin. Il passa les secondes suivantes à les lire diagonalement, tout en marmonnant.
"Voici !"
Ul-Akagh attrapa le morceau de peau que lui tendait son assistant, sans pour autant daigner le regarder. Il lui colla un coup de pied, avant de lire à haute voix.
"Do 4 : Robert B, écrivain. Ré 4 : Antoine S, pilote d'avion."
Il continua, récitant le nom et la profession de chaque "pensionnaire" de son instrument. Le jeu macabre continua quelques minutes, avant que son ton change.
"Ah, enfin. Fa 8 : Luc S, médecin légiste."
Ul-Akagh plia soigneusement la liste et se dirigea calmement vers l'orgue. Il prit son temps, respirant calmement, profitant de chaque instant, avant d'arracher le tuyau de Fa 8 avec une brutalité qui n'avait rien à envier au pire père alcoolique. Il le secoua, en extirpant un tas de boue à la forme vaguement humaine. La chose hurlait, d'une voix faible et aigüe.
"De l'air ! De l'air ! Le soufre me brûle !"
"Ça vient, ça vient. Luc S, c'est bien toi, raclure ?"
"Oui ! Oui ! Faites que ça s'arrête !"
"On dirait bien que c'est ton jour de chance. Ou plutôt… ta nuit de chance. Je t'offre une occasion d'arrêter de brûler pour quelques heures, en échange de ton expertise. Acceptes-tu ?"
"Bien sûr ! Bien sû-"
Sa bouche se crispa le temps d'un long hurlement de douleur. Le soufre contenu dans les tuyaux devait lui avoir collé à la peau.
"Tout ce que vous… voudrez."
"Parfait."
Sur ce mot, Ul-Akagh souleva du sol l'âme de l'ancien médecin légiste, puis la fourra dans sa gueule. L'instant d'après, il avait disparu dans un brasier.
Ul réapparut dans le bureau, en roussissant au passage les bords des nombreux livres et carnets qui étaient soigneusement rangés dans les étagères. Il se pencha sur la cadavre, et se plongea dans une intense réflexion. Du moins, c'est ce que son regard laissait supposer.
"Premièrement, déterminer l'heure de la mort."
Le démon souleva la tunique de Théodore Müller, et observa son ventre.
"Pas de tache verte. La putréfaction n'a pas encore commencé. Cela fait donc moins de quarante-huit heures que notre victime est décédée."
"Vous savez, il était encore en vie quand je suis parti vers sept heures. C'est en arrivant ce soir vers dix-huit heures qu'il était dans cet état."
"Je vois…"
Crâne-de-bouc souleva légèrement la tête du cadavre, et regarda sa nuque, puis il fit de même avec le bassin. Il releva les légères marques violacées.
"Les lividités cadavériques, ou Livor Mortis, sont légères, mais tout de même présentes. Le meurtre, ou l'accident, est donc arrivé il y a au moins trois heures. Cependant, ce phénomène arrive à son maximum vers la douzième heure. Au vu de leur présence quasi-négligeable, je pense que la mort date d'il y a moins de six heures. Testons maintenant le Rigor Mortis."
Ul-Akagh ouvrit légèrement sa gueule, laissant s'échapper une longue et fine langue noirâtre, l'agita légèrement, puis la rentra.
"La température de l'air est d'environ 20 degrés Celsius."
Il colla ses mains sur la mâchoire du corps avant de la malaxer.
"Les rigidités cadavériques ont déjà bien pris son articulation temporo-mandibulaire. Au vu de la température de l'air, cela confirme mes observations précédentes."
Ul rouvrit sa mâchoire et colla sa langue contre le front du cadavre, non sans arracher un frisson au fils.
"Température du corps : grosso modo trente-deux degrés Celsius. Je ne suis pas sûr."
"Vous ne pouvez pas être plus précis ?"
"Eh bien, disons que les endroits les plus précis pour mesurer la température corporelle sont la bouche et le rectum."
"Ah…"
"Je pense donc pouvoir affirmer sans me tromper que le décès a eu lieu il y a quatre ou cinq heures, en sachant qu'un corps perd à peu près un degré Celsius par heure, ainsi qu'en prenant compte de tous les autres paramètres."
"Vous situez donc la mort à quatorze ou quinze heures ?"
"Dans ces eaux-là."
"Et quelle est la cause de la mort ?"
"Je vais y venir, ne vous pressez pas."
Ul Akagh observa le visage de feu Théodore Müller.
"Les pupilles sont blanchâtres. On dirait qu'il souffrait de cataracte. À ma connaissance, il est très dur d'en attraper une aussi développée en moins d'un an, date de ma dernière visite quotidienne chez vous."
"Il n'en avait pas ce matin."
"Ce qui en fait quelque chose d'encore plus improbable. Les cheveux, également. Ils ont rapidement perdu leur teinte, et je présume que leur longueur est anormale."
"En effet… ils étaient bien plus courts."
"La peau est ridée, les dents déchaussées, la chair est fondue…"
Ul-Akagh se leva, et sembla fixer Fabrice. Il s'avérait en fait qu'il avait le regard dans le vide, et réfléchissait.
"J'ai croisé ton père pour la première fois lorsqu'il avait quarante-et-un ans. La première prolongation que je lui ai offerte était de trente ans et la seconde de vingt-cinq. Cette dernière arrivait bientôt à son terme. Il semblerait que leur effet ait été annulé, et qu'en partant du principe qu'il aurait vécu quatre-vingt-cinq ans sans aucune aide de ma part, nous nous trouverions en face du cadavre d'une personne de cent-quarante-et-un ans. En d'autres termes, il est mort de décès."
"De… décès ?"
"Enfin, c'est une façon de parler. J'ai essayé de détendre l'atmosphère."
Silence.
"…La cause de la mort semble à première vue être une multitude de problèmes de santé dus au grand âge. Mes sens de démon du deuxième cercle me révèlent qu'aucune anomalie n'est présente. Sans le contexte, on pourrait presque dire que la mort est naturelle."
"Mais en partant de ce principe, on peut clairement dire qu'elle l'est, non ? C'est simplement sa cause qui ne l'est pas."
"À moins que t- vous ne connaissiez des situations pouvant annuler un pacte démoniaque et ses effets, alors que l'utilisateur a bien respecté les termes, vous êtes dans le vrai, Maitre."
Ses yeux se dirigèrent vers une cage à oiseaux qui pendouillait au plafond.
"Qu'est-ce ?"
"Ça ? Euh… c'est la cage de sa cockatrix, je crois, mais… c'est étrange, elle n'est plus là."
"Mh. Je vois."
Ul-Akagh se dirigea vers le bureau, vaste meuble en bois massif, sur lequel étaient entreposés des appareils divers et des feuilles volantes, Une couche de poussière recouvrait le tout, à l'exception d'un endroit, le seul où rien n'était posé. Cette légère zone possédait la forme d'un rectangle parfait d'environ vingt centimètres sur dix. Fabrice reprit la parole. Le démon, quant à lui, se mit à fouiller les nombreux carnets qui trainaient.
"Peut-être que mon père n'avait pas lu son contrat dans son intégralité. C'est plausible, non ?"
"Non."
"Pourquoi donc ?"
"Je l'aurais senti, et j'aurais abusé de mon nouveau droit à disposer de lui comme je l'entends. Or, ça n'est pas le cas. Ton père était un grand mage, et il n'aurait jamais manqué à une règle de sécurité aussi simple."
Quelques secondes de silence se firent sentir.
"Ah, enfin quelque chose d'intéressant !"
"Quoi donc ?"
"J'ai mis la main sur son agenda, il semblerait. Et il avait rendez-vous à quatorze heures, avec un certain G. Aignant."
"Il y a d'autres informations à son sujet ?"
"Un numéro de téléphone ainsi que son adresse."
"Nous n'avons pas de téléphone."
"Ah bon ? Dans ce cas, peux-tu m'indiquer le trajet jusqu'au 8, Avenue du président René Coty ?"
"Oui, bien sûr."
"Parfait. Ce gars est probablement le dernier à avoir vu ton père en vie."
Ul-Akagh était sorti relativement silencieusement. En extérieur, il se sentait à nu, vulnérable. Les regards étaient braqués sur lui. Lorsqu'un badaud le photographia, il manqua de remercier le bureaucrate qui avait refusé sa promotion en démon du troisième cercle, ce qui l'aurait rendu semi-présent dans le monde des mortels, et donc invisible sur les photographies n'ayant pas été prises avec un appareil équipé d'un filtre adapté.
Il sortit de sa poche un paquet de cigares Beatrice, et en porta un à sa bouche. Il l'alluma discrètement avec son pouce. Le soufre lui remplit les poumons, ou ce qui pouvait s'y apparenter. Son travail n'était pas de tout repos. Le quota (imposé par de maudits managers) d'âmes de pécheurs à ramener en Enfer et de pactes à faire signer augmentait cycle après cycle. Son envie du travail bien fait entrait en conflit avec les conditions de travail auxquelles la hiérarchie le soumettait, engendrant du stress, qu'il évacuait comme il pouvait. Et pas seulement lui, d'ailleurs. Tous ses collègues s'y mettaient. Tous fumaient comme lui, ou buvaient. Les fabricants des Beatrice et du Styx, un alcool à base de gras de gourmand, s'en mettaient plein les poches. Un de ses collègues avait même démissionné, et était devenu barman dans un bar clandestin humain.
Toujours est-il qu'Ul-Akagh remontait l'avenue Victor Hugo, en quête d'un carrefour qui le mènerait vers sa destination. Il cessa de fixer le trottoir, et s'arrêta net. Il allait devoir faire un détour. À deux-cent mètres devant lui était installé un cimetière sanctifié. L'endroit était ridiculement petit. La clôture était dans un état lamentable. Mais il ne put avancer. Il allait traverser afin de passer de l'autre côté, profitant du feu piéton vert, lorsqu'il entendit un bâillement sur sa droite. Un magnifique bâillement en Do 5.
Le démon tourna sa tête vers la source, située au fond d'une sombre ruelle, et utilisa ses dons afin de mieux la distinguer. Il s'agissait d'un vieux clochard, qui dégageait une odeur nauséabonde. L'homme était adossé contre une poubelle, à fixer le vide. En le reniflant, Ul apprit quelques informations sur lui. Il s'agissait de Robert Gilly, un ex-kinésithérapeute, ayant subi une chute du nombre de patients suite à une rumeur qui répandait le doute quand à ses capacités à soigner.
Ul-Akagh s'approcha de lui, et lui adressa la parole.
"Docteur Gilly, c'est vous ?"
Le vieux Robert tourna sa tête morne vers l'homme au crâne de bouc.
"Ouais, c'est moi. Z'êtes qui ? J'vous reconnais pas avec votre masque."
"Oh, on m'a simplement parlé de votre talent pour soigner les problèmes de dos. J'en ai d'ailleurs un, de problème de Do."
Gilly lâcha un ricanement.
"Vous savez, je suis plus kiné depuis longtemps. Et vous devez bien être la seule personne à croire que j'ai un talent pour ce métier. Vous devriez en aller voir un vrai."
"Non, non. Vous êtes le seul à pouvoir résoudre mon souci."
Ul s'approcha de l'ex-masseur.
"Ohla, pas si prêt."
Le démon l'attrapa par le col, et le souleva.
"Eh, vous foutez quoi ?!"
"Robert Gilly. Vous êtes accusé d'envie, de luxure, de sodomie, et donc de violence contre votre Créateur. En vertu des pouvoirs de démon du Deuxième Cercle qui me sont conférés, je condamne votre âme à un aller simple en Enfer. Cependant, comme le stipule le troisième alinéa de l'article vingtième des droits et devoirs des démons moyens, je suis autorisé à utiliser pour mon usage personnel une âme récoltée de mes mains par siècle. Je vous évite donc le brasier ardent du Troisième giron du Septième Cercle pour vous expédier au Deuxième Cercle."
Sur ces mots, Ul-Akagh attrapa le pécheur, et lui ouvrit la gorge de ses dents tranchantes. Le corps partit en fumée, tandis que l'orgue accueillait un nouveau pensionnaire. Une odeur de soufre supplémentaire se fit sentir, en plus de celle du Beatrice qui finissait de se consumer.
Le démon en sortit un nouveau, et l'alluma. Des bruits de pas arrivèrent depuis l'extérieur de la ruelle. Ul se retourna, et aperçu une jeune femme qui se dirigeait vers lui, l'air étonné.
"C'est vous qui venez de crier ?"
"Hm ? Non, cela provenait de la rue derrière."
Il sentit une profonde odeur de luxure provenant de la femme. Il renifla de nouveau, et apprit que Justine, tel était son nom, dirigeait un club libertin. Ul se demanda s'il fallait la "cueillir" tout de suite, avant de sentir son profond dégoût pour la religion. La brebis s'éloignait doucement de la bergerie. Ce fut la raison qui le poussa à la laisser en vie. Ça et l'envie de faire chier ces putains de managers.
"Monsieur, vous allez bien ?"
"Oui, oui… Je dois y aller."
"Je me posais une question… comment vous avez fait les yeux ?"
"Pardon ?"
"Les yeux de votre costume, là. Ils semblent si… réels."
"C'est parce que ce sont les miens."
"Ah, vous avez mis des lentilles phosphorescentes ?"
"Non. Ils sont comme ça naturellement. Je me présente, Ul-Akagh, démon du deuxième cercle."
"Hahaha, j'aime les gens qui rentrent dans leur costume. Moi c'est Justine."
"Enchanté. Mais si vous voulez-bien m'excuser…"
"Oui, pardon."
Justine se poussa, laissant Ul-Akagh sortir de la ruelle, et traverser l'avenue Victor Hugo. Il marcha longtemps dans le but de trouver un chemin contournant le cimetière. Cette ville était remplie d'impasses qui le forçait à faire demi-tour. Rien ne valait les petits villages médiévaux, où il était très dur de se perdre. Malheureusement, cette époque était révolue, et le démon allait devoir faire avec. Il se défoula en saccageant une église déserte. Inverser les croix, uriner dans l'eau bénite, détruire les statues. Rien n'était de trop lorsqu'il s'agissait de calmer ses nerfs. Il s'agissait d'actions puériles, dignes d'un diablotin du premier Cercle, mais Ul s'en moquait. Il avait l'occasion de se faire plaisir, il saisissait sa chance.
Après cette courte récréation, il se remit en route. Le jour s'était couché, entre temps. Les gens en costume se multipliaient. Fabrice n'avait pas menti. De nombreux humains, et surtout des enfants, étaient déguisés, et faisaient du porte à porte pour récupérer des friandises. Sans dire qu'il passait inaperçu, il n'effrayait personne, ce qui était une première pour lui. Il observa les va-et-vient des monstres de bac à sable. La pluie commença à tomber. Les gouttes ruisselaient sur l'os et les cornes d'Ul-Akagh. Il s'agissait d'une sensation plutôt désagréable car, ne possédant pas de peau molle pour amortir, son crâne à nu ressentait le moindre petit choc.
Il s'engagea dans une rue déserte, afin d'éviter d'attirer l'attention sur lui. Après quelques pas, il aperçu une lueur qui se déplaçait. En s'approchant, il vit que cette lueur provenait d'une jeune femme. Curieux, il s'approcha. Il lui vint même à l'esprit de demander son chemin vers l'Avenue du président René Coty. Chose plus curieuse encore que sa luminescence, la jeune femme possédait des oreilles de biche. Elle croisa son regard, et pris un air étonné pendant quelques secondes. Puis elle lâcha un :
"Aleks ? C'est toi ?"
Bien qu'étant incapable de l'exprimer ouvertement puisque ses muscles faciaux se situaient à l'intérieur de l'os, la présence de l'individu ne le laissait pas indifférent.
"Nan. Enfin, si. Je suis au Deuxième, maintenant. Et ils m'ont filé le nom d'Ul-Akagh. C'est moins humain qu'Aleksander."
"Oh. Heureuse que tu ais été promu."
"Et toi, Morgane ? Quoi de neuf ? Ça doit bien faire cinquante ans qu'on s'est pas vus."
"Ben… rien. Toujours à ramasser du pigeon."
Par "pigeon", elle désignait ses victimes. Morgane appartenait à une branche différente de l'Enfer. Son métier n'était pas de voler des âmes, mais de l'espoir. Les démons de ce genre, les Bonimenteurs, étaient vus comme des sous-fifres. Il s'agissait en quelque sorte des techniciens qui s'arrangeaient pour que leurs victimes soient enclines à vendre leur âme à de "vrais" démons pour retrouver le bonheur. Pour cela, tout était permis. Torturer physiquement, psychologiquement, aspirer la joie de vivre… Les Bonimenteurs étaient généralement ceux qui étaient recalés aux premiers examens.
Elle demanda :
"Et toi ?"
"J'enquête sur un meurtre."
Elle pouffa.
"C'est ça qu'on attends de toi au Deuxième ? Assister la justice humaine ?"
"Non. J'enquête sur le meurtre du père de mon Maître. Et je me suis perdu dans cette ville de merde."
"Tu veux aller où ?"
"Avenue du président René Coty."
"Oh, je crois savoir où c'est. Je t'y emmène ?"
"Je veux bien."
Et ils marchèrent ensemble sous la pluie, se remémorant le bon vieux temps. Ils rirent, partagèrent des anecdotes en fumant, et Morgane lui raconta l'affaire sur laquelle elle était.
"Ça fait quatre ans que je retiens leur gamine dans le coma, et que je la fais gémir de temps à autre. J'aurais jamais cru pouvoir les faire flancher, mais là, ils sont enfin disposés à signer. J'ai contacté Arnoldo pour qu'il s'occupe d'acheter leur âme, je sais plus si tu te souviens de lui."
"Celui qui avait essayé de me crever un œil à Walpurgis ?"
"Ouais, lui."
"Il est devenu quoi ?"
"Il est toujours au Premier Cercle."
"Ah, il a foiré son entretien ?"
"Non, juste que monter en grade ne l'intéresse pas. Du coup on bosse toujours ensemble."
"Je vois…"
Ils restèrent silencieux, et arrivèrent à destination. Ul-Akagh cherchait des yeux le numéro 8. Lorsqu'il se tourna vers Morgane pour lui souhaiter une bonne continuation, il vit qu'elle avait disparu. Il l'insulta mentalement, avant de retourner à l'objet de son enquête. Les maisons mitoyennes qui bordaient l'avenue étaient en mauvais état. Elles ressemblaient à de simples pavés de bétons. Après avoir un peu avancé, il trouva enfin la demeure d'Aignant. Celle-ci ne se démarquait pas de ses voisines, bien que de celle-ci se dégageait une aura différente de celles des autres.
Enfin, il s'agissait plutôt de la seule maison n'en dégageant aucune. Le bâtiment était étrangement normal, totalement aseptisé. Ul-Akagh ne percevait personne à l'intérieur. Il avança pour ouvrir la porte, mais cette dernière était verrouillée. Le démon n'était pas étonné, ainsi claqua-t-il des doigts en se concentrant sur la serrure, avant de réappuyer sur la poignée. Il fallait bien plus qu'une serrure pour l'arrêter. Et en effet, il y avait bien plus, car la porte refusa de s'ouvrir.
Ul-Akagh traça dans les airs un symbole ressemblant à un cercle duquel un certain de nombres de lignes brisées se déployaient. Si ce sceau de dissipation de la magie mineure ne marchait pas, il aurait accepté de s'arracher un œil.
Et malheureusement, la porte demeura close. L'homme au crâne de bouc hurla intérieurement, avant d'abandonner sa tentative d'entrer de manière conventionnelle. Il se mit face au mur, et planta sa main gauche dans son bras, recouvrant ses phalanges d'un fluide noirâtre, avant de dessiner un rectangle d'environ un mètre sur deux sur le béton. À la place du tracé se dressait désormais un trou, qui se referma lorsque le démon le franchit.
Ul-Akagh se trouvait dans un hall d'entrée à la décoration sobre, mais qui laissait transparaitre un certain raffinement. Sa jambe gauche était accolée à un arbuste en pot qu'il manqua de renverser. Sur les murs blancs étaient accrochées des peintures abstraites, dans des cadres gris foncé. Le parquet, de la même couleur, était recouvert d'un tapis crème. Le démon respira un grand coup, et ne sentit rien.
Pas de péchés, pas de vertus. Rien. C'était à croire que personne n'était jamais entré ici. Pourtant, tout était bien entretenu.
Il renifla l'air, cherchant le chemin vers le bureau d'Aignant. Il ne sentit de nouveau rien.
"C'est pas possible."
Les trois minutes suivantes, Ul-Akagh les consacra à chercher ce qui pourrait s'apparenter à un bureau. Il trouva ladite pièce au premier étage, après avoir monté un escalier relativement étroit. Le bureau ressemblait beaucoup, dans l'agencement des meubles, à celui de Théodore Müller. Cependant, le soin apporté au rangement de cette pièce contrastait avec l'autre. Les vieux grimoires et feuilles volantes faisaient place à des ouvrages scientifiques, ainsi qu'un grand nombre de classeurs et pochettes. Le schéma anatomique, accroché au mur, de quelque chimère sortie de l'esprit d'un fou était remplacé par un cadre qui ne contenait que ces trois mots : "Nostram Assulam Pavete".
N'ayant rien trouvé d'intéressant lors de la fouille, et n'étant pas disposé à attendre le propriétaire des lieux pour l'interroger avant de savoir à qui il faisait face, Ul-Akagh décida d'utiliser un de ses dons démoniaques. Son éternité permettait à son corps d'endurer la plupart des blessures physiques non-anormales, et à ses membres de rester sous son contrôle en permanence. Ainsi planta-t-il un doigt dans son orbite, arrachant son œil droit. Il le recouvrit d'une bave visqueuse avant de le coller au mur du bureau. Il fit de même avec son bulbe auditif avant de les dissimuler aux yeux des mortels d'un simple geste de la main. Puis il disparut, laissant derrière lui de vagues flammèches et une odeur de soufre.
Les doigts d'Ul-Akagh se remirent à virevolter sur le clavier. Bien que son plaisir auditif ait été réduit de moitié, le démon en restait joyeux. La cacophonie reprenait de plus belle. La Nuit sur le Mont Chauve se mêlait avec la Symphonie de Dante pour former un magnifique ensemble de cris, tous réunis dans la douleur et la musique. Ul-Akagh aimait joindre l'utile à l'agréable. Utiliser ainsi la souffrance des damnés coulait de source, mais il fallait y penser.
Aldrick apparut, et se percha sur le sommet de l'orgue. Il sortit de sa besace un violon miniature, et commença à accompagner son maître, qui le remercia d'un lancer de botte dans la figure. Le diablotin à terre, le démon reprit sa danse digitale. Ses mains jonglaient avec les notes, enchainant fugue sur symphonie.
Il se sentait libéré. Jouer de l'orgue lui permettait de se détendre, tout en réfléchissant à l'enquête, sur laquelle il piétinait. Quelque chose lui échappait. Mais quoi ? Il continua à jouer jusqu'à l'accord final, qui acheva de nouveau le Do 5. Le ridicule grésillement semblait se moquer du démon.
On racontait qu'au fond du neuvième Cercle, dans la gueule de la chose qui le dévorait encore et encore, Judas entendit les hurlements de rage d'Ul-Akagh.