Chers parents,
Hier j'ai enfin atteint le Pacifique.
J'aurais pu rallier San Francisco par chemin de fer, mais j'ai préféré errer comme les colons jadis. Comme vous autrefois, j'ai parcouru les plaines et les montagnes, juché sur le dos de la vieille mule. J'ai traversé l'Ohio, l'Illinois, l'Iowa, le Nebraska, le Wyoming, l'Utah et le Nevada pour arriver là où vous vous êtes mariés, en Californie.
Pendant mon périple, j'ai croisé tant de gens et vécu tant de choses que cette lettre ne me suffirait pas à en transcrire un vingtième.
C'est pourquoi je veux vous raconter une seule et unique étape, qui s'est déroulée dans un de ces immenses paysages où la vie est rude et la nature indomptée : à Aleph, dans le Nevada.
J'avais quitté ma précédente escale depuis déjà plusieurs jours et la mule ahanait sous la charge et le soleil. Il était aux environs de midi, et même si l'automne s'installait amoncelant ses nuages au dessus des collines, le climat était aride et l'air lourd. J'avais cessé de faire confiance à la carte, après plusieurs jours perdus à tourner en rond, et je me laissais guider par la course du soleil. Si je m'y étais référé, je n'aurais de toute façon vu aucune ville. Little Rock, Nun's Cliff et Aleph étaient trois bourgades tellement perdues que leur existence avait échappé au cartographe. D'ailleurs la seule ville à avoir le télégramme dans un rayon de cent miles était High Rock, et toute la région vivait encore comme du temps des premiers colons.
Je suis arrivé aux alentours d'Aleph sur le coup de quatorze heures. J'ai soigneusement évité un troupeau ruminant et me suis approché des maisons de bois peint. Du linge pendait aux fenêtres et deux enfants jouaient au shériff en se courant après le long de la rue principale.
Je me suis fait indiquer l'unique auberge et ai décliné poliment les invitations à venir raconter mon voyage au saloon.
"Tombes et Mines bonjour, cercueil en pin ou modèle en chêne encaustiqué ?"
La femme qui venait de sortir de l'arrière-boutique m'avait tout à coup fait reconsidérer ma décision de dormir à cet endroit. Manches indécemment remontées jusqu'à cinq centimètres au dessus du coude, tablier tâché sur un jupon froissé, l'héritière des Tombes et Mines ne pouvait être une femme respectable. Devant mon absence de réaction et mon expression stupéfaite, elle comprit ce pourquoi j'étais là.
"Aaah, mais t'es de l'autre type de clients ! Pardon pour la méprise, mais c'est rare d'avoir un voyageur l'après-midi à peine entamée. Faut m'comprendre, d'habitude les étrangers passent chez le balafré avant de trouver le chemin de chez le croque-mort."
Elle retira son tablier et arrangea sa mise, avant de me réclamer une somme aberrante pour la nuit.
"Excusez-moi ? Mais c'est de l'extorsion !
- Et alors ? Arnaque ou pas tu vas me payer, mon petit père : c'est le seul endroit où crécher et si tu dors dehors tu reviendrais ici les pieds devant. En supposant qu'il reste des pieds, évidemment.
- J'ai un fusil et une tente qui ferme. Je n'ai ni peur des coyotes, ni des serpents.
- Eh. Tu sais ce que j'étais en train de faire quant t'es arrivé ?
- Je ne vois pas le rapport.
- Je ponçais la bière d'un gars qu'a voulu jouer au con dans les plaines. Il a pas écouté les mises en garde lui non plus, et on a eu du mal à retrouver les bouts restants. Crois-moi y'a pas que des coyotes dans le Nevada."
J'ai dégluti, et me suis délesté de mon pécule.
J'installai mes affaires pour deux nuits, car je comptais profiter du jour du Seigneur pour me reposer et laver mes habits blanchis par la poussière du désert.
Je n'eus pas l'occasion de faire connaissance avec mon voisin de palier lors du repas du soir, que je passai seul avec l'hôtesse.
"Octavius ? Ce saoûlard va probablement rentrer ivre mort à une heure indue. Et s'il ne rentre pas je saurai qu'il s'est fait descendre par un des types qu'il a arnaqué.
- Vous acceptez de tels individus louches dans votre établissement ?"
Elle sortit un petit objet de son jupon.
"Tant qu'ils payent."
C'était une dent en or.
Je reportai mon attention sur l'assiette de soupe et un silence s'installa. À la fin du repas, je risquai une nouvelle question.
"Vous n'avez pas de mari ? Je n'ai pas vu d'homme ici…
- J'suis veuve.
- Oh. Mes condoléances.
- Un malheureux accident un mois après notre mariage. Il est tombé dans un ravin.
- Mais c'est terrible !
- Les ravins sont plutôt accommodants ici. Une part de tarte ?"
J'acceptai, et pris congé une fois le repas fini.
J'eus cette nuit-là un sommeil très capricieux. Aux Tombes et Mines la mort faisait partie du quotidien et était presque une banalité. Mais pour moi cela était une douleur qui se rappelait sourdement. Peut-être était-ce l'apanage des femmes et des faibles, mais je n'en avais cure et pleurai longtemps avant d'enfin m'endormir.
Le lendemain matin, je mis mes habits du dimanche et allai chez le barbier. Il fallait être présentable pour la messe. À dix heures, la cloche retentit et tout le monde se rassembla devant la place de l'église. Enfin, la place des églises. À Aleph il y avait presque autant de catholiques que de protestants, et les deux églises étaient jumelles. J'étais heureux de trouver un lieu de culte de ma religion : j'avais plus que jamais besoin du soutien de Dieu.
Un jeune homme vint me parler. À l'étoile qui brillait sur sa poitrine, je déduis que c'était le shérif. Il ressemblait plus à un bellâtre un peu gauche qu'à un gardien de la loi, mais ça avait l'air d'être un bon gars. Il me salua et aborda ce pourquoi il était venu me voir.
"Le curé a une vision assez particulière de la religion, et les étrangers ne l'apprécient généralement pas beaucoup….
-Ah bon ? Et quel type de "vision particulière" ?
- Vous verrez. Je vous demande juste de ne pas faire comme la dernière personne, qui a sorti son arme en plein pendant le sermon : ça fait désordre."
Je soulevai un sourcil perplexe, avant de répondre.
- D'accord. Je ne suis pas à cheval sur le dogme de toute façon."
Le jeune shérif parut soulagé et prit congé.
La messe commença normalement. Chants, prière, lecture, psaume, seconde lecture, alléluia. Puis le curé monta dans la chaire un peu branlante et commença le sermon.
"Chers frères, chères sœurs, en ce dimanche encore j'affirme devant vous l'inexistence du Tout-Puissant, mais une fois encore personne ne m'écoutera."
L'assemblée eu une sort de bruissement, comme si cette phrase était une sorte de blague bien connue, alors que je m'étouffais à moitié de surprise et d'indignation. C'était donc ça la "vision particulière". Je comprenais maintenant pourquoi le précédent visiteur avait voulu régler son compte à l'officiant, je me sentais insulté rien qu'à la première phrase.
"Ainsi, c'est au nom de l'Humanité que je rends office encore ce dimanche. Mais aujourd'hui est la cinq-centième messe que je célèbre, c'est pourquoi cette fois mon sermon sera spécial."
Un murmure intrigué parcourut la nef.
"Je vais vous raconter une histoire. Prenez ça pour une parabole apocryphe.
Imaginez un homme… un New-yorkais avec une bonne éducation et une situation, que la chance a abandonné. Un jour, il a chuté de son piédestal, et s'est retrouvé à dormir dans la boue de Central Park. Il était très pratiquant, pourtant plus l'homme voyait les tréfonds de sa ville natale, plus il découvrait la vacuité de sa foi. Il se mit à dépérir. Un jour quelqu'un vint lui parler. Cette personne faisait partie d'une société secrète et il avait compris le trouble de l'homme. Il fut son sauveur. Il le tira vers la lumière comme aurait dû le faire son Dieu absent, l'initia, et bientôt l'homme devint un membre extrêmement actif de la Solidarité Anathème Pour une Humanité sans Imposture Religieuse. Il distribuait des tracts, il prononçait des discours. Il fit de nombreuses autres choses, qui ont laissé à son âme une odeur de fumée et des mains tachées. Il voulait libérer le monde du parasite qu'avait toujours été la croyance.
Or l'Ouest était la terre de tous les espoirs, mais aussi de toutes les superstitions. Il fallait guider les colons hors de l'obscurantisme, et l'homme se proposa pour être le porteur de la torche de la raison.
Seul dans les états nouveaux où la loi était encore faible et le regard de la justice peinait, l'homme perdit toute entrave. Sa lumière devint un immense brasier et il n'eut bientôt plus d'homme que l'apparence.
L'homme devenu bête continua à éclabousser son idéal de sang. Il finit par arriver devant une église comme toutes les précédentes. Le pasteur était à la porte et vit le loup sous le sourire affable du mouton. C'était un vieil homme, pourtant sa voix ne tremblait pas quand il lui demanda combien étaient morts de sa main. L'homme de foi fut le second à comprendre la bête, mais le premier à lui tendre la main sans se servir de lui. Il ne lui offrit pas le pardon, mais un moyen de rédemption. Il y avait de nombreuses familles adeptes de la foi romaine qui se réunissaient sans personne pour les guider. La bête refusa net, mais sa conscience refoulée se réveilla d'un long sommeil, et ne le laissa pas en paix.
Le temps a passé, le vieux pasteur est mort.
L'homme n'a pas retrouvé la foi, mais celle du pasteur l'a sauvé. C'est pourquoi il s'évertue chaque dimanche à donner la messe. C'est pourquoi il exécute les rites de cette religion qu'il hait tant. Car il a appris aux côtés d'un vieil homme que sa lumière était plus aveugle que le plus sombre des obscurantismes.
Rappelez-vous de cette histoire. Ne reniez jamais votre humanité.
La barbarie s'accroche aux pas des exaltés, méfiez-vous de l'encens qui brouille vos sens. Gardez-vous des prophètes, ceux en soutane, en costume ou en uniforme.
Ce sont des miroirs trompeurs. Craignez leur éclat."
Le silence profond qui s'était installé durant le long sermon se prolongea quelques instants. Puis quelques murmures traversèrent l'assemblée. Le curé reprit la parole, avec un sourire.
"Évidemment, ça n'est qu'une parabole, un joli conte avec une belle morale. Mais j'espère qu'il vous aura fait réfléchir, au moins un peu, sur la place qu'a l'Église dans vos vies, et sur la nécessité de ne jamais laisser un dieu ou même son absence guider entièrement votre conscience."
L'office se termina normalement, me laissant confus et l'esprit perdu. J'étais rentré en quête de réconfort, et je ressortais plus meurtri. Ça n'était pas normal.
Cette ville n'était pas normale. Ses habitants, les plaines autour, ses histoires, ils me laissaient une impression désagréable, et je ne comprenais pas pourquoi.
Je me mis avec acharnement à ma lessive pour chasser ces pensées de ma tête et refouler ce chagrin incommodant qui tentait de se faire un chemin vers le coin de mes yeux.
Je ne remarquai pas l'enfant immédiatement, mais entre deux chemises, elle était là à me regarder derrière son masque percé de deux grands yeux en amande.
"Il y a beaucoup de fantômes dans ce endroit. Mais ceux derrière toi ne veulent pas rester. Tu les a attachés à ton ombre mais eux veulent pas toi.
- Pardon ? Écoute petite je fais quelque chose en ce moment…. si tu veux jouer, attends que j'aie fini…
- Ici est pas un endroit pour les larmes enchaînées. Pars et libère les."
J'ai à nouveau tourné la tête et la petite fille avait disparu. J'ai fini ma lessive, l'ai étendue, puis suis revenu en ville. J'ai hésité un instant devant le saloon, puis ai passé mon chemin pour continuer à préparer mon départ.
Je suis reparti le lendemain matin à l'heure où tout dort encore, et ai poursuivi ma route sous les premières gouttes d'une pluie d'automne.
Aleph, sans que je le sache, avait planté les graines de ce que j'étais venu y chercher.
J'y ai beaucoup repensé. En fait je crois que j'y pense depuis ce massacre, à Baltimore.
Père, mère, ai-je été un bon fils ?
Aurais-je pu vous sauver, si j'avais été à vos côtés ?
C'était pour trouver des réponses que j'ai entamé ce long voyage. Pénitence ou pèlerinage, je ne sais pas quel mot est le plus adapté. Mais maintenant que j'ai atteint mon but, j'y vois plus clair. Je crois que j'ai compris ce que voulait dire la fillette au masque.
Je dois faire mon deuil, et laisser la culpabilité derrière moi. Il faut que je vous libère. Le jour où je serai à nouveau heureux en pensant à vous, je retournerai à Aleph. J'irai boire en votre honneur au comptoir du balafré et j'irai demander au curé de prier pour vous.
Chers parents, cette lettre est un adieu,
Reposez en paix.
Votre fils, Bruce Garett