I. Hésitation

Nous sommes tous deux assis devant le poêle.

Après nous être débarrassés de nos bottes boueuses et avoir raccroché nos manteaux trempés, affalés dans nos fauteuils, nous regardons en silence nos chaussettes de laine épaisse fumer sur la poignée du four.

Mon hôte, s'il a comme la moindre cahute de cette région le privilège de posséder un poêle en céramique, a de plus le privilège plus rare de pouvoir acheter suffisamment de bois pour en brûler en dehors de l'hiver, et d'en laisser ouverte la porte du foyer pour laisser la chaleur se répandre dans la pièce.

Souvent aussi, un voisin lui apporte, en signe de gratitude pour son fils ou sa fille guéri d'une fièvre persistante, une bûche ou un canard tiré dans les marais. Quand je lui fais une remarque sur les émanations, il me regarde en coin, me signifiant d'un sourire désabusé "Au point où nous en sommes !"

La femme de mon hôte, visage aux pleines joues roses de belle pomme ronde, nous apporte le plateau rempli des gâteaux et des biscuits encore chauds qu'elle a sortis du four au-dessus de la porte ouverte du poêle, avant notre arrivée.

Parfums de pommes, de poires, de mûres, de framboises et d'airelles, chaude odeur de la pâte dorée…

Elle-même exhale tous ces parfums, cette femme si patiente, sans laquelle, je crois, mon hôte n'aurait pas survécu à ses années de prison et de persécution. Son âge n'a pas altéré sa beauté, mais l'a transfigurée. De la superbe jeune fille blonde qu'elle a été dans sa jeunesse, qu'elle était encore lorsque je l'ai vue pour la première fois, a éclos au fil des ans une protectrice, une fée aux mille charmes dont le visage aux très fines rides est une poésie sans âge.

Encadrés par une chevelure aussi blonde que sur les photos de leur mariage, ses yeux pétillent d'attention et de joie à partager, à nous offrir avec les gâteaux aux baies sauvages. Elle n'est pas très grande, mais sa taille n'a jamais pris l'épaisseur coutumière aux femmes d'ici et ses mouvements ont gardé la souplesse féline de l'adolescence dans ses allées et venues de reine silencieuse.

Je l'ai pourtant entendue rire, souvent, raconter avec une verve inégalable les aventures invraisemblables de son mari sous le régime précédent, avant leurs fiançailles d'étudiants, et aussi la prison, histoires graves auxquelles elle sait ajouter l'humour de ses propres allers et retours dans les bus et les trains décatis, bloqués en pleine campagne pendant des heures mais toujours fournis en thé brûlant et gratuit, les morceaux de sucres mendiés ou fauchés pour les glisser au parloir de la prison - un morceau pour le gardien, un morceau pour le mari - mais elle sait toujours nous offrir son sourire sans prononcer de mots lorsqu'elle sent que son mari a besoin de la protection rassurante de son silence.

J'envie parfois mon hôte, même lorsqu'elle m'enveloppe dans l'affection et l'amour qui lui sont destinés.

Nous dégustons les gâteaux et j'évite aujourd'hui de poser ma question rituelle sur les baies et les fruits, dont je sais qu'ils sont venus d'un bois ou d'un verger voisins, nous retournons dans nos têtes ce que nous avons tous deux vu à la fin de l'après-midi, à l'instant même où nous nous apprêtions à nous en retourner bredouilles sous la pluie d'automne.

Elle, bien sûr, sait. Elle connaît suffisamment son homme et le vieil ami que je suis devenu, elle a suffisamment écouté les rumeurs tandis qu'elle soignait avec lui les enfants pâles et malingres, pour nous avoir devinés. Elle est comme un chant silencieux - Dieu que sa voix est belle quand lui ou un de leurs voisins prend sa guitare ou entame quelques notes, appuyé du coude sur le poêle - qui accompagne notre méditation.

Ce n'est que quelques années après la grande catastrophe qui frappa leur pays depuis le sud de la frontière que je les ai connus.

Dès que j'ai pu obtenir le visa de ce pays qui commençait à ouvrir ses frontières, j'ai fait le voyage, et nous nous sommes rencontrés à l'Académie des Sciences, trois chercheurs encore jeunes, et entre nous la sympathie et l'accord de vues furent immédiats. Etudiant la biologie moléculaire, nous nous étions, comme une évidence, tournés vers l'étude des conséquences de la catastrophe, et mon voyage n'avait d'ailleurs pas d'autre but. Avec eux, j'ai compris que ce serait le principal sens de ma vie.

J'ai repensé souvent à ces longues soirées devant les tubes à essai et les spectromètres, lorsque le vieux gardien de l'Institut, habitué à nos longues journées de travail, venait nous apporter le thé brûlant dans les verres aux anses d'argent qu'il avait réussi à sauver des pillages de guerre et du vol légal institutionnalisé, quelque peu sidéré par la passion qu'il lisait dans nos yeux enfiévrés à ces heures tardives, et que je leur expliquais pour la millième fois comment j'avais gagné mon surnom par mon amour pour ce que mes confrères plus âgés appelaient encore mes illustrés, et comment leur malice avait mélangé le nom de l'écureuil espiègle à celui du héros sans peur et sans reproche habillé en groom d'hôtel.

Ce groom à la mèche rousse qui parcourait tous les continents en redresseur de torts les faisait immanquablement rire, et ils me plaisantaient sur l'imagination farfelue des dessinateurs de mon pays, mais cela ne les empêchait aucunement de montrer la même bonne humeur devant les histoires du loup borné et du lapin rusé qui avaient bercé leur jeunesse, que nous regardions fidèlement sur le vieux téléviseur à l'heure du coucher des enfants, avant d'ultimes analyses et prises de notes suivies du nettoyage de nos paillasses.

C'est à cette époque qu'ils avaient décidé d'acheter, avec leurs appointements de scientifiques encore considérés par leur gouvernement, cette petite maison loin vers le sud, et d'y commencer leur installation, installation qui allait bientôt leur amener tant d'ennuis de la part de ce même gouvernement.

L'enthousiasme tempérant la tristesse et même l'horreur, nous avions travaillé tous trois d'arrache-pied, tant à l'aménagement de la maison qu'aux soins prodigués à tous ces enfants fluets, souffreteux, attrapant tous les rhumes et les bronchites qui étendaient leurs doigts avides et fébriles sur le paysage des marais.

Dans cette campagne brumeuse et délaissée, malgré la méfiance instinctive qu'éprouvait la population à l'égard des citadins qui les avaient abandonnés à leur sort, il s'était vite su qu'ils ne fermaient jamais leur porte à la mère ou au grand-père, quelle que soit l'heure, qui avait parcouru à pied et dans des bus désarticulés la distance depuis le hameau le plus lointain pour leur amener un petit garçon ou une petite fille au visage blême, hanté par la terreur de la malédiction des marais.

Ils furent rapidement considérés comme des héros, d'où les nombreux cadeaux, bûches, gibier braconné, baies sauvages, qu'ils ne refusaient jamais, sachant le prix que revêtait pour le visiteur de se voir accepter ce sacrifice de reconnaissance, et ce malgré mes protestations horrifiées dès la porte refermée. Ils avaient décidé une fois pour toutes de vivre comme les gens chez qui ils avaient élu domicile et communauté d'âme.

Des soins nous en avons donnés, plus sans doute que des conseils impossibles à suivre : comment pouvions-nous recommander de parcourir les kilomètres jusqu'aux magasins de la ville pour s'y procurer de la nourriture étrangère sous plastique et de l'eau minérale à des gens dont plus personne n'achetait les produits et qui réservaient leurs maigres sous à l'achat de poudre et de plomb, moyen plus sûr de remplir les assiettes que les additions faramineuses des caisses enregistreuses ? Ici la terre est restée la terre et ce qui y pousse y fait ventre quoi qu'il arrive. Tout ce que nous avions pu faire de ce point de vue avait été de leur faire préférer l'eau des puits profonds à celle des rivières, et nous étions même parvenus à dresser la liste des puits les plus sains dans toute la région.

Ce fut là la seule recommandation que nous étions parvenus à donner, et qui fut à peu près suivie, malgré la sensation d'étrangeté et la frustration de ne pas pouvoir étancher sa soif à toutes les sources, par la grâce de la confiance que mes hôtes étaient parvenus à inspirer.

Notre principale activité fut de soigner, et parfois de guérir, les furoncles rebelles, les bronchites à répétition, les maladies de pauvres des temps anciens qui avaient fait leur retour en force, tuberculose, goitres, anémies, fractures irréductibles, scorbut, gangrènes, scrofules et écrouelles et infections de toutes sortes… Ceci pour les maladies que l'on pouvait espérer guérir, avec la maigre allocation de médicaments que recevaient mes hôtes lors des distributions trimestrielles et ceux que je parvenais à faire passer à la douane, en abandonnant souvent plus du tiers à la rapacité des fonctionnaires de l'aéroport.

Quand je leur racontais les récriminations de chez nous contre l'entité abstraite affublée du surnom pompeux de Big Pharma, ils répondaient avec amertume que si tous ces inconscients avaient été forcés de partager pendant une bonne quinzaine de jours la vie des gens d'ici, ils en repartiraient en remerciant le ciel de pouvoir trouver à profusion les remèdes du monde entier dans leurs pharmacies.

Mais les soins, apportant plus souvent l'espoir indispensable à la survie que la vraie guérison, se doublaient d'un travail inlassable de collecte d'herbes, de champignons, d'algues, d'insectes et autres petits animaux, parfois d'un plus gros prédateur qu'apportait un chasseur, et de papiers noircis d'une fine écriture dont le gouvernement avait fini par avoir eu vent, ce qui se traduisit pour moi par l'expulsion du pays - avec, cousues sous le feutre de mon manteau d'hiver, une grande partie de nos précieuses notes - pour lui par un emprisonnement qui devait durer des années, et pour elle par les voyages hebdomadaires ou mensuels, au gré des autorisations de visite, dans ces autobus et ces trains brinquebalants, jusqu'à la capitale. Mais jamais elle ne devait abandonner la maison ni les gens qui d'elle attendaient tout, l'espoir, le réconfort, le miracle, lui remettant toujours une carpe ou "un poulet pour le bon professeur, que Dieu le protège et fasse qu'il soit sorti de prison pour Pâques."

Lorsque grâce à la pression internationale il fut libéré, lorsque je réussis moi-même à obtenir à nouveau le visa et l'autorisation de visite, je les retrouvai dans cette maison, lui maigre comme un fantôme, encore malade mais les yeux brûlant de la même passion, entouré des soins discrets et attentifs de la fée blonde au sourire lumineux lorsqu'elle me vit franchir le seuil comme si je ne m'étais absenté que de la veille, et je retrouvai le parfum des baies, des légumes et des herbes des potagers séchant au mur, et la fumée des bûches dans le poêle à la porte ouverte.

Un peu plus tard, j'allais aussi retrouver les mêmes fonctionnaires qui restaient à peine le temps réglementaire pour le paiement des pensions ou la signature des actes officiels, pressant de se dépêcher les vieilles paysannes et les bouseux aux mains calleuses dans leur hâte de se retrouver à l'abri chez eux dans leur confortable appartement douillettement citadin, dans une vraie grande ville avec de vraies avenues, de vrais magasins et de vrais immeubles aux vrais murs en vrai béton, affolés comme si la grande faucheuse, pour s'être attardés une seconde de trop dans ces endroits maudits, immergés dans la lèpre transportée par ces pouilleux, devait leur faire pourrir le corps sur le champ. Seul le facteur sur son vélo, un brave gars du coin, fataliste comme tout le monde ici sans que ça n'ait altéré sa jovialité naturelle, prenait le temps de partager un verre lorsqu'il venait apporter ses rares courriers dans les fermes éloignées.

Nous restions affalés presque allongés dans nos vieux fauteuils - rien n'est plus confortable qu'un fauteuil de crin fatigué par les ans, dans lequel on s'abandonne comme au corps d'une maîtresse éternellement accueillante - savourant les biscuits fourrés au milieu des parfums sucrés, nos chaussettes fumant au-dessus de la porte ouverte du poêle, et nous réfléchissions.

Nous hésitions et elle, pomme ronde et vive au milieu des mèches dansantes de ses longs cheveux blonds parfumés de l'odeur des baies et de la pâte dorée, entendait notre hésitation.

Ma conscience ne sait pas quelle décision prendre, et la sienne, qui n'a pas encore bien accepté ce que je lui ai raconté, retient la mienne de décider quoi que soit.

C'était lors d'un de mes séjours dans mon pays. Mes travaux scientifiques m'avaient toujours évité d'y mesurer les événements politiques lorsque la catastrophe s'était produite, qui annonçait d'être pire que celle qui avait frappé son pays depuis l'autre côté de la frontière.

Avec d'autres, j'avais voulu me rendre utile, mais nous nous étions vite aperçus que notre présence et notre aide n'étaient pas souhaitées, et l'on ne nous avait pas laissé approcher les réfugiés, sauf pour ceux qui avaient un cabinet privé et que l'on venait consulter discrètement. Pendant quelque temps j'avais assisté l'un d'entre eux, Arnaud, un vieil ami du temps de la faculté.

Mais le pays s'était divisé et une guerre larvée s'y était propagée, menaçant, selon Arnaud, d'éclater à tout instant et de bloquer les ports. Il m'avait conseillé, si je voulais retourner dans le pays où je me sentais le plus utile, de partir immédiatement tant que les frontières du sud et du sud-est, par les montagnes, restaient poreuses. Je pouvais être utile ici autant que là-bas, m'avait-il assuré, et c'était à moi de choisir tant qu'il en était encore temps.

La nouvelle m'avait atteint, une rumeur racontée par un militaire, au moment où je m'apprêtais à passer la frontière. Nous étions déjà à la belle saison et les cols étaient dégagés, il ne s'agissait pour les quelques soldats en civil qui m'escortaient que d'une balade de santé, mais la nouvelle les avait profondément perturbés et ils avaient hâte de revenir sur le sol de leur patrie.

Ils m'ont laissé sur l'autre versant de la montagne avec quelques vivres et les indications pour atteindre le bourg le plus proche, où, m'ont-ils assuré, tout le monde parlait notre langue.

Lorsqu'après un voyage épuisant de plusieurs semaines, entrecoupé de longues nuits d'attente pour un laissez-passer ou un visa provisoire dans des gares, des aéroports et des stations d'autobus, j'ai enfin franchi la porte de mes vieux amis, la guerre des ports avait éclaté, et ils m'ont accueilli comme un miraculé.

Jusqu'à présent, nous avions écouté les rumeurs sans y prendre vraiment garde, tant ces fugaces apparitions bleues brièvement entraperçues entre les frondaisons s'accordaient avec les roussalki et les poissons promettant richesses et honneurs des anciennes légendes et enrichissaient le répertoire des grands-mères pour le plus grand bonheur de leurs petits-enfants.

Mais je lui apportais des nouvelles de mort, et de morts atroces.

Et aujourd'hui, nous avions vu un être bleu, de nos propres yeux.

Nous ne savons pas qui protéger, ni comment, ni s'il y a à protéger, mais nous sommes inquiets, et nous ne savons plus quoi faire. Ici depuis trente ans nous croyions avoir eu affaire à des personnages de contes de fées, et voici que nous savons qu'ailleurs existent ces mêmes êtres échappant à toute explication, ce qui ne nous dérange guère dans la vie que nous menons et que mènent nos voisins, mais la mort soudain les accompagne. Elle a été brutale et soudaine là-bas, pourrait-elle advenir un jour ici, après trente années de paix et de contes pour enfants, sans prévenir, aussi atroce que dans ce qui m'a été narré dans l'air immobile d'un col de haute montagne.

Comme tous les scientifiques parvenus au sein du milieu restreint des spécialistes reconnus internationalement, si nos noms étaient inconnus du grand public - le mien du moins, le long séjour en prison de mon hôte lui ayant ouvert les colonnes d'un certain nombre de journaux, même s'il aurait volontiers échangé cette notoriété contre quelques années de liberté - nous avons été introduits dans des cercles et des colloques où s'échangeaient en coulisse certains secrets, aucun secret ne pouvant être parfaitement gardé s'il est connu par plus d'une personne, et l'existence de la Fondation ne nous était pas inconnue.

Elle ne nous était pas inconnue, mais sans vraiment la connaître nous pouvions aisément lui prêter des méthodes qui ne nous plaisaient guère.

Nous savions également qu'en dehors d'organisations plus ou moins mafieuses et d'un gouvernement que nous ne portions pas dans notre cœur, elle avait pour principal concurrent un organisme faisant partie des Nations Unies, qui pour nous étaient les Nations Désunies et dont il était hors de question qu'elles s'emparent de ce qui restait encore pour quelque temps une croyance populaire dont personne ne se souciait au-delà des limites de notre district.

Dans mon pays à présent déchiré par la guerre, je pense que ni l'une ni l'autre ne peuvent se risquer, mais ici ? Ici où ce qui tue est la maladie, où aucun phénomène inexplicable n'a emporté - pour l'instant - la moindre vie ?

La tête rose aux rondeurs de pomme apporte trois cafés, et allume une cigarette - nous ne sommes vraiment pas de bons exemples de ce que nous devrions prêcher aux gens d'ici. De son visage a disparu l'expression rieuse. Elle tire sur sa cigarette, soucieuse, pendant que nous savourons son café.

Je prends une cigarette dans le paquet et je l'allume. Ce sont ces cigarettes de la mort, que l'on trouve encore dans ces campagnes - toutes les autres sont bien trop chères pour les gens d'ici - avec la carte de l'ancienne union et le canal aux milliers de victimes. La fumée du tabac brun m'envahit. J'ai trop pensé, réfléchi en vain, homme bleu, morts, Fondation, cannibales, impossible, pas de Fondation, inexpliqué, protéger, anomalie, protéger qui contre qui ?

La fumée du tabac brun envahit mon cerveau avec le goût puissant du café et du sucre recouvrant comme un élixir celui des gâteaux aux fruits et je plonge dans la torpeur bienfaisante du bien-être et de l'oubli.

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