Humanoids Park

Évrard Guérin, vice-directeur du confinement de la Zone Vav observa avec une certaine admiration le pilote du C-130 Hercules poser avec adresse son lourd appareil sur la courte piste d’atterrissage balayée par les vents violents de l’extrême sud de l’Océan Indien. Un exploit pour n’importe quel pilote, une affaire de routine pour un vétéran expérimenté de la Fondation. Il sortit de sa voiture suivi du petit comité armé qui l’accompagnait et se dirigea vers la piste.

Tandis que les agents de sécurité de la Zone Vav s’occupaient de décharger les lourds containers blindés de la soute, le vice-directeur Guérin se précipita à la rencontre de l’unique civil de l’appareil qui descendait la passerelle en se protégeant tant bien que mal des bourrasques avec sa grosse mallette noire.

"Monsieur le directeur, bienvenue à la maison ! Vous avez fait bon voyage ?
- Exécrable, répondit le directeur Magne en ignorant la poignée de main que lui tendait son subordonné. J’ai bien cru que nous allions nous écraser une bonne dizaine de fois avant d’arriver à destination. J’avais oublié à quel point ce coin pouvait être un véritable enfer.
- Vous savez ce qu’on dit monsieur le directeur, sous quarante degrés sud il n’y a plus de lois, mais sous cinquante il n’y a plus de Dieu."

C’est pourquoi Vav est un terreau de prédilection pour SAPHIR, ne put s’empêcher de songer Guérin. Comme s’il avait lu dans ses pensées, le directeur Magne grogna avec agacement. Guérin se racla la gorge et s’empressa de changer de sujet.

"Hum, hum. Bref… Combien de nouveaux pensionnaires nous apportez-vous cette fois ?
- Vingt-neuf, répondit le directeur en extirpant de sa mallette un épais classeur rouge vif qu’il tendit à Guérin. Surhommes, Hybrides, Plieurs de Réalité… les saloperies habituelles. Le BSIA a fait un sacré tableau de chasse ce trimestre. Pour ce qui est des détails techniques, je vous laisse voir avec vos équipes. Mais si nous passions dans mon bureau ? Il fait un froid à ne pas mettre une otarie dehors."


Le bureau du directeur était resté fermé durant toute la durée de son absence en Europe. Celui-ci dépoussiéra son poste de travail avec la manche de son manteau, soulevant un nuage de poussière qui le fit éternuer. Il s’épousseta rapidement, s’assit dans son fauteuil sous l’immense tableau portant le sigle de la Fondation, fouilla dans un tiroir et en tira un paquet de cigarette et un briquet en argent. Il s’en alluma une sans en proposer à Guérin, tira longuement dessus et, finalement, soupira d’aise.

"Ahhh, tout ça m’avait presque manqué ! Bien, mon bon et fidèle Guérin, parlez-moi de mon Site. Comment se portent mes entités, est-ce qu’elles ont été sages ? Est-ce qu’elles mangent et dorment bien ? Combien de décès, de malades ? Je veux tout savoir."

Guérin grimaça. Il n’aimait pas que l’on parle comme ça des détenus de Vav. Mais il était habitué au vocabulaire de son patron et n’avait pas envie de se retrouver à la porte pour lui avoir opposé frontalement ses opinions éthiques. Ce qui était peu probable d'ailleurs. Son patron l’appréciait et il le savait bien. Le petit cadre avec la photo le représentant en train de serrer la main du directeur le jour de l’inauguration de la Zone Vav était toujours là, bien en évidence sur le bureau de ce dernier.

"Et bien on a eu quelques incidents en votre absence…
- J’en étais sûr, murmura le directeur Magne avec un petit sourire condescendant en coin. Dîtes-moi tout, je suis sûr que tout cela n’est pas bien grave.
- Il y a deux semaines on a eu Perrolt, Jean-Pierre, commença Guérin en consultant le dossier des incidents qu’il avait apporté avec lui. Agent de sécurité. S’est fait mordre en allant nourrir les lycanthropes. Il est toujours en observation mais le Dr Cavez n’est pas très optimiste. On l’a placé en isolement. Il aurait oublié de mettre ses gants de sécurité.
- On leur a dit et répété de faire attention aux doigts avec les lycanthropes, grommela le directeur Magne. Si on leur demande de mettre des gants c’est qu’il y a une raison ! Enfin, au moins ça servira de leçon aux autres. Continuez
- Léon Cavaillon, cinquante-sept ans. Transféré à Vav en 2009 pour violation récidivée de l’article 85ter de la charte du Bureau concernant la manipulation de la réalité en zone urbaine. A brisé son confinement jeudi dix-sept du mois en cours. Aurait tenté de rejoindre le continent à l’aide d’un canot à moteur. On suspecte la présence d’un complice au sein du personnel."

Le directeur tiqua légèrement. Guérin reprit sa lecture.

"L’évasion a fait trois victimes. Un agent de sécurité, un technicien et le vice-directeur Oten.
- Qui ça ?
- Le vice-directeur Steven Oten, vice-directeur du département des services techniques de la Zone. Perte critique du niveau de réalité, on a mis une semaine avant de l’identifier formellement et de se rappeler à qui appartenait son cadavre.
- Oh, fit le directeur Magne d’un ton indifférent. Je suppose que j’appréciais son travail ici. N’oubliez pas de contacter le Département Administratif. Il mérite probablement une médaille ou un truc du genre. Et l’entité ?
- Le détenu Léon Cavaillon a été repris avec succès et exécuté d’une balle dans la tête par le Commandant Amsterdam, répondit doucement Guérin.
- C’est bien, dit le directeur Magne en écrasant son mégot dans un cendrier. Notre installation ne peut se permettre de garder les éléments perturbateurs en son sein. Cette affaire de complice en revanche m’inquiète beaucoup. Vous doutez vraiment de la fiabilité du personnel ? Tous ont été triés sur le volet par les ressources humaines, ils seraient prêts à crever les yeux fermés pour protéger les intérêts de la Fondation. J’ai confiance en chacun d’eux.
- Je me suis fait une affaire personnelle de ceci monsieur. Mes enquêteurs travaillent jour et nuit pour éclaircir cette affaire.
- Parfait, je savais que je pouvais compter sur vous."

Guérin le remercia en souriant et déposa son rapport sur le bureau du directeur.

"Pour ce qui est du reste, acheva-t-il, nous avons dû faire face à deux-trois autres petits incidents mineurs, rien de grave mais je suis inquiet. Les détenus sont agités monsieur. On recense de plus en plus de tentatives d’agression sur les gardiens. Je pense qu’il serait judicieux de réviser leurs conditions de détention pour les tranquilliser et ramener le calme. Vous avez lu ma proposition concernant les permissions sous surveillance sur le continent pour les individus les plus coopératifs ?"

Le directeur éclata de rire et s’alluma une nouvelle cigarette. Cette fois-ci il en offrit une à Guérin qui l’accepta en hésitant. Rare. Très rare. Mais bon signe connaissant son patron. Il l’alluma au briquet que lui tendait son supérieur.

"Sans vouloir vous offenser Guérin, c’est une idée stupide. Les entités qu’on nous envoie sont des criminelles n’est-ce pas ?
- Oui mais toutefois…, protesta Guérin.
- Elles ont refusé de coopérer avec la Fondation et violent les chartes du BSIA, reprit le directeur. Ce n’est pas vrai ?
- Si, mais je pense que d’un point de vue purement pratique…
- Je sais ce que vous pensez, je sais ce que vous êtes," le coupa soudain le directeur.

Guérin se crispa légèrement.

"Vous êtes un idéaliste, reprit Magne. Guérin se détendit. Votre problème c’est que vous êtes trop sensible. Les humanoïdes dont nous avons la garde ne sont pas des enfants de chœur, demandez au vice-directeur… demandez au vice-directeur dont vous me parliez. L’entité n’a pas hésité à l’assassiner froidement. Ce que vous n’arrivez toujours pas à comprendre, c’est que nous ne sommes pas ici sur cette île pour qu’elles puissent purger une peine, ou pour leur agiter une carotte sous le nez afin de les tenir à carreaux. Nous sommes ici pour les tenir à l’écart du monde.
- Mais monsieur, notre mission ne nous interdit pas de leur offrir un peu de plaisir de temps en temps, pour le bien-être même de l’ambiance de la Zone Vav," tenta d’argumenter le vice-directeur.
- Croyez-moi Guérin, répondit le directeur Magne. Les anormaux délinquants seront bien plus tranquilles en restant au sein de notre installation. À l’extérieur qu’est-ce qu’on a, hein ? Les civils qui risquent de se faire bouffer ? La CMO qui essaye de les descendre ? SAPHIR qui essaye de les recruter, Dieu seul sait pourquoi d’ailleurs.
- En parlant de ça…, Guérin fouilla dans un dossier et en ressortit une petite affichette qu’il tendit à son supérieur. Il y a quinze jours, les gardiens ont retrouvé ce tract qui circulait dans le secteur de confinement des hémovores. Ça semble étayer nos soupçons quant à la présence d’un potentiel traître parmi nous."

Le directeur Magne attrapa l’affichette que lui tendait Guérin et se mit à la lire à voix haute.

"Vous êtes sûr que ce n’est pas l’une des entités qui en serait à l’origine ? Vous êtes toujours tellement suspicieux. Voyons cela. Chaque jour des centaines d’hémovores sont persécutés, la persécution les poussent à la superstition, la superstition les poussent à entretenir des stéréotypes vampiriques… Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
- SAPHIR monsieur, répondit Guérin en tapotant du doigt le nom de la Société imprimé sur l’affichette. On sait qu’ils s’intéressent tout particulièrement aux hémovores et qu’ils font tout pour les dresser contre nous. Faites-moi confiance, je découvrirais bientôt l’auteur de cette propagande."

Le directeur Magne le regarda droit dans les yeux et lui sourit chaleureusement.

"Faites donc Guérin, je me repose sur vous pour régler ça. Bien, je suppose que nous en avons terminé, je vous libère. Ah ! Et avant de vous remettre au travail, vous serez bien aimable de m’appeler un agent d’entretien pour passer un coup de chiffon dans mon bureau, c’est un vrai nid à poussière ici.
- Oui Monsieur le directeur."

Évrard Guérin rassembla ses dossiers, les rangea dans sa mallette et se dirigea tranquillement vers la sortie. Au moment de passer la porte, le directeur l’interpella.

"Ah et Guérin !"

Il se retourna.

"Oui monsieur le directeur ?
- Je ne vous le dis peut-être pas assez souvent, mais… merci pour le travail que vous faites ici, dit le directeur Magne. J'apprécie vraiment.
- Merci à vous monsieur le directeur."


Un quart d'heure plus tard, Évrard Guérin montra son badge de sécurité aux deux agents en faction qui patientait d’un air morne dans leur poste de garde en attendant de voir tomber la pluie. Pure formalité, les agents le connaissaient bien et quand bien même, ils n’avaient pas un niveau d’accréditation suffisant pour l’empêcher d’entrer.

"Je dois interroger un sujet. Je n’en ai pas pour longtemps.
- Vous voulez qu’on vous accompagne à l'intérieur, demanda l’un des gardes ?
- Merci, mais je n’en ai pas besoin. Contentez-vous de garder un œil sur moi hein ? Ah ah !"

L’agent de sécurité acquiesça et fit mine de sourire. Il aboya un ordre dans sa radio et appuya sur un bouton. Le sas de sécurité s’ouvrit et Guérin entra dans le secteur des hémovores.

Il n’avait pas peur. Pas du tout. De quoi aurait-il eu peur d’ailleurs ? Tous les vingt mètres, de grands miradors formaient comme un chapelet de fer autour du mur d’enceinte en béton, haut de six mètres, épais de deux, coiffé de barbelés et éclairés en continue par des projecteurs à rayons ultra-violets. Un champ de mines protégeait les abords extérieurs de ce véritable enclos humains. Dans chaque mirador un sniper gardait un œil sur lui à travers sa lunette de précision, paré à abattre le moindre individu faisant mine de s’approcher de lui avec une expression un peu trop hostile sur le visage. Les protocoles de sécurité imposaient également aux membres du personnel devant entrer dans le secteur des hémovores d’avoir toujours sur eux une fiole d’eau bénite, une gousse d’ail et un crucifix. Parfaitement ridicule naturellement, mais il fallait bien qu’il se plie à cette règle.

Car les vampires, ou les hémovores comme aimaient à les appeler ceux de chez SCP, n’existent pas. Ce n’était qu’une légende, un mythe idiot. N’importe quel idiot pourvu d’un peu de bon sens pouvait le deviner. Certes, il existait des gens-qui-se-prennent-pour-des-vampires, de même que des gens-qui-se-prennent-pour-des-loups-garous ou des types-qui-pensent-avoir-des-pouvoirs-magiques. Rien de mauvais en soit. Juste des pauvres bougres hypocondriaques et un peu fêlés qui prenaient leurs délires obsessionnels pour la réalité.

C’était là le crime de la Fondation. Faisant preuve d’un véritable obscurantisme à leur égard, la Fondation les traquait, les espionnait, les surveillait sans répit. À condition qu'elle ne les enfermait pas dans l’un de ses camps, comme la Zone Vav par exemple. Un caillou battu par les vents australs au milieu de l’océan. La Société ne pouvait tolérer une telle infamie, c’est pourquoi elle envoyait ses meilleurs éléments infiltrer cette organisation despotique et terriblement croyante pour préparer la libération de tous les innocents qu’elle avait enfermés par fanatisme. Quatre ans d’infiltration et Guérin atteignait sans difficulté l’un des postes clefs de ce pénitencier marin avec un accès quotidien aux pauvres détenus dans leurs geôles. Une aubaine et un terrain de recrutement idéal pour la Société.

Guérin avança dans l’axe principal qui séparait les baraquements des hémovores. Malgré la pluie, le ciel était encore très lumineux. Peu de chance d’en trouver beaucoup dehors avec cette lumière. Les-personnes-qui-se-prennent-pour-des-vampires préfèrent sortir à la nuit tombée, mais il se trouvait toujours un ou deux diurnambules pour se balader le matin à l’ombre des préaux des baraquements. De fait, Guérin repéra bientôt un grand solitaire debout contre le mur en béton gris de l’une des baraques, en train de contempler d’un air morne la bruine qui tombait. Comme tous les gens-qui-se-prenaient-pour-des-vampires de la Zone Vav, il portait les lunettes de soleil et la combinaison rouge standard fournies par la Fondation. Guérin s’approcha de lui et l’aborda paisiblement.

"Bonjour.
- ‘Jour, fit le type-qui-se-prenait-pour-un-vampire d’un air morose.
- Sale temps hein, dit Guérin d’un air détaché.
- Ouaip, répondit l’autre en jetant un coup d’œil au ciel nuageux.
- Comment tu t’appelles ?" demanda Guérin ?
- Paoli
- Paoli comment ?
- Juste Paoli."

Il y eut un bref silence un peu gênant. Guérin ne voulait surtout pas brusquer l’individu, s’il les prenait un peu à l’écart c’était justement pour les mettre en confiance et que ses codétenus ne se posent pas trop de questions en les voyant discuter avec des membres de la direction. Il décida de le mettre en confiance. Il était très fort pour mettre les gens en confiance. Guérin sortit un paquet de cigarette qu’il avait piqué dans le bureau du directeur pendant son absence. Un de plus, un de moins, ça n’allait pas manquer à cet imbécile. Il fumait comme un pompier. Avec un grand sourire, il tendit le paquet à son interlocuteur.

"Cigarette ?
- Ouais, fit Paoli en piochant dans le paquet."

Il lui sourit aussi, révélant une grande rangée de dents pointues. Guérin avait lu quelque part dans une revue scientifique que des personnes atteintes du syndrome hémovore se faisaient limer les dents pour ressembler à des vampires. Un grand frisson lui parcourut la colonne vertébrale, mais il n’arrêta pas de sourire.

"Merci beaucoup monsieur, lui dit enfin Paoli, c’est sympa de votre part."

Et Guérin su qu’il le tenait dans sa main.

"Paoli hein ? lui demanda-t-il. Est-ce que tu as déjà entendu parler de ton libérateur SAPHIR ?"

Paoli-le-type-qui-se-prenait-pour-un-vampire ne répondit pas. Au lieu de cela il dégaina de sa poche un pistolet de gros calibre et d’un geste tranquille et précis, logea une balle dans la tête d’Évrard Guérin, vice-directeur du confinement de la Zone Vav et accessoirement EMERAUDE de la Société Athée Pour la Halte de l’Idéologie Religieuse.


Après avoir vérifié que le pouls de sa victime venait de battre pour la dernière fois, l’agent Paoli ramassa le paquet de cigarettes volé, rengaina tranquillement son arme et se dirigea vers la sortie du secteur de confinement des hémovores. Pas besoin de se préoccuper du nettoyage, avait dit le Commandant Amsterdam. Les hémovores avaient bien droit à une petite gâterie de temps en temps, pas vrai ? Attirés par le coup de feu (et peut-être par l'odeur du sang), les plus curieux sortaient déjà de leurs baraquements pour voir ce qui se passait. Paoli les ignora superbement et passa son chemin. Arrivé devant le sas de sécurité du secteur, il adressa un signe de tête aux deux agents de sécurité toujours en poste qui lui rendirent son salut avant de le laisser sortir. Une fois à l’extérieur, l’agent Paoli se débarrassa de ses fausses dents en résine et sortit un téléphone portable de sa poche.

"Monsieur le directeur ? Ici Oméga-5 Paoli. C’est fait.
- Parfait. Vous avez récupéré mes clopes ?
- Oui monsieur le directeur.
- Gardez le paquet Paoli, ça vous fera un souvenir. Et encore merci.
- À votre service monsieur."

Dans son bureau dépoussiéré de frais, le directeur Magne raccrocha son téléphone avec satisfaction. Rien de tel qu’un bureau bien propre. Il prit la photo de Guérin en train de lui serrer la main sur son bureau et l’examina longuement. Au bout d’un moment, il retira finalement la photo de son cadre et la plaça délicatement dans la broyeuse à côté de lui.

"Navré pour toi mon vieux Guérin, murmura-t-il en souriant tandis que la photo était déchiquetée en fines lamelles de papier. Sans rancune, mais j’ai horreur qu’on me prenne pour un con."

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