Humanisme et Esthétique

« Turenne, ici Roméo. Nous approchons de Versailles, rien à signaler.
- Bien reçu Roméo. Prévenez-moi quand vous quitterez la voiture. Turenne, terminé. »

Ladite voiture, une Peugeot 308 aux bandes colorées de la Police Nationale, roulait tranquillement sur une route de campagne cernée de hauts cyprès et de petits canaux d'irrigation. Les pierres des quelques murets alentours arboraient un jaune pâle qui contrastait avec le bleu immaculé du ciel. Les deux agents de la Fondation SCP à bord de la voiture, portant eux aussi les couleurs de la police, étaient pourtant moins tranquilles que leur environnement.

« 'tain mais à quoi ça sert ces noms de code, sérieux ? On cherche des humanistes, pas des terroristes de l'Insurrection du Chaos.
- Vous avez quelque chose à dire contre mes noms de code, Juliette ?
- Non, commanda - Turenne… » grommela l'agent qui conduisait.

Un court silence passa.

« Moi je trouve que ça te va très bien, Juliette, s'amusa Roméo.
- Ah toi ta gueule hein !
- On se concentre messieurs, merci. Turenne, terminé. »

Après avoir bifurqué sur un chemin de graviers bordé de platanes — à vue de nez — centenaires, la voiture ne tarda pas à arriver en face d'une large bastide en pierre jaune, superbement entretenue et parée de fleurs multicolores.

« Eh bé… Je le dis à chaque fois, mais ils se font pas chier ces Gentilshommes.
- Turenne, nous sommes arrivés à Versailles. Opération « Siège du Palais » lancée.
- Bien reçu. Bonne chance, Roméo. Turenne, terminé. »

Roméo sortit de la voiture. Il répéta le scénario de couverture dans sa tête, remis son uniforme en place et regarda une dernière fois Juliette.

« Fais attention à toi.
- Toujours », sourit-il.

Juliette mit la radio.

Roméo marcha d'un pas décidé jusqu'à la porte d'entrée. Il savait, mieux que quiconque sûrement, que les Gentilshommes répugnaient à tuer. Il savait par conséquent qu'il ne risquait pas énormément en entrant dans cet Hôtel Particulier. Mais même les agents de FIM ne pouvaient faire taire complètement cette appréhension si humaine face à l'inconnu. Il tapa finalement à la porte. S'il s'attendait à ce qu'un majordome ou une femme de chambre vienne ouvrir, c'est le visage de sa cible elle-même qui apparu quand la porte s'ouvrit. Il n'en perdit pas son professionnalisme pour autant.

« Monsieur De Mornas ? Lieutenant Brescou de la Police nationale, j'aimerais vous parler.
- La police ? Que me vaut cet honneur ? Enfin, entrez, je vous en prie.
- Merci. »

En face de l'entrée montait un large escalier en pierre. Mais c'est vers la droite que les deux hommes se dirigèrent, et l'encadrure de la porte dévoila un petit salon à l'allure tout à fait confortable. Sans qu'il puisse dire pourquoi, quelque chose dans l'apparence du Gentilhomme mettait Roméo mal à l'aise. En fait, ce n'était pas son apparence à proprement parler : monsieur De Mornas était, sans surprise, impeccable. Mais quelque chose dans sa façon de se déplacer, peut-être, dans son regard ou dans ses gestes. Il n'arrivait pas à mettre la main dessus, et cela le frustrait sûrement plus que de raison.

« Voulez-vous un thé ?
- Non merci.
- Eh bien, asseyez-vous, je vous en prie. »

Le Gentilhomme s'assit en face de Roméo sur un divan aux inspirations maghrébines — le même que celui de l'agent. Ils n'étaient séparés que par une table basse du même style. Par réflexe, l'agent inspecta la pièce : la décoration se voulait aussi riche qu'exotique. Une haute fenêtre donnant sur l'avant de la bastide illuminait les deux hommes par la gauche. De nombreux portraits paraient les murs, tous d'hommes ou de femmes différents, mais tous donnant un indéniable sentiment d'appartenance à un tout.

« Bien. Monsieur De Mornas, vous avez il me semble tenté d'acquérir plusieurs terrains anciennement publics à la périphérie du village. Est-ce vrai ?
- Tout à fait. Trois, pour être exact.
- Ces terrains, mis en vente par la mairie il y a un mois, intéressaient cinq acheteurs différents, vrai ?
- C'est vrai. Mais le deuxième acheteur, l'Hôtel du Manoir, s'est retiré une semaine après la mise en vente.
- Exact. Mais… »

Décidément, quelque chose dans le Gentilhomme en face de lui le dérangeait vraiment. Ce n'était pourtant pas ses yeux gris, ni ses cheveux bruns et pas plus ses traits un peu épais. C'était une impression d'ensemble. Un tout. Une aura.

« Vous voulez du thé ?
- Euh, non merci. »

Il retrouvait cette impression désagréable dans les multiples portraits attachés au murs. C'était presque comme s'il s'attendait à les voir prendre vie. Ce qu'ils ne firent pas, bien entendu. Du moins, pas encore. Son entraînement d'opérateur de FIM lui permettait toutefois d'écarter cette gêne qui lui donnait sans cesse envie de gigoter sur son canapé.

« Bref. Je disais : il y a deux semaines, une enquête a été ouverte sur le premier acheteur, qui était jusque là le favoris pour cette acquisition. L'argent qu'il avançait ne semblait pas avoir de source palpable. Mais je crains que l'enquête ne se soit élargie à d'autres acheteurs. »

Cette affaire avait été véritable une aubaine pour la Fondation. Les magouilles de monsieur De Mornas, qu'elles soient fondées ou non, donnaient à la fois le prétexte et la couverture à l'agent. Il devait arrêter le Gentilhomme en bonne et due forme pour que les autres Gentilshommes ne soupçonnent pas l'implication de la Fondation. Pas une question de crainte, non. Plutôt de subtilité. Les Gentilshommes se renseignaient bien discrètement sur la Fondation depuis très longtemps.

« Dont vous, monsieur De Mornas. »

Ce n'était plus une gêne. C'était un véritable malaise qui s'emparait de son corps. Ses poils se hérissaient, parcourus de frissons malgré la chaleur. Les tremblements vinrent peu après. Dissimuler tous ces symptômes devint aussi rapidement impossible. Étrangement, monsieur De Mornas ne broncha pas.

« Vous en particulier. Un fonctionnaire vous accuse de corruption, monsieur. »

Là ! Il aurait juré qu'un des tableaux avait bougé. Non, c'était sûrement son imagination qui jouait avec son malaise.

« Vous auriez été pris en flagrblmnlm… euh… excusez-moi.
- Je vous en prie. »

Roméo se concentra de toutes ses forces pour recouvrir ses esprits. Surprenamment, il n'y parvint pas. Sa concentration s'évaporait, et son professionnalisme avec. Il avait très, très envie de dormir. D'arrêter cette conversation stupide ici.

« Vous voulez du thé ?
- Euh… Oui… Merci. »

Monsieur De Mornas prit la théière de la table basse et servit une tasse de thé à Roméo, qui s'empressa de le boire. Il ignorait lui-même la raison de cet empressement, mais le thé lui fit vite oublier ses interrogations. C'est que le thé était très bon. Excellent, même. Dans un dernier effort, il tenta le tout pour le tout, malgré le flou qui entourait son esprit, plus puissant encore qu'un lendemain de cuite.

« … la police m'a donc chargé de vous placer en garde à vue, monsieur.
- La Fondation SCP, vous voulez dire ?
- Euh, oui, la Fondation. »

Il y eut un silence gênant. Monsieur De Mornas restait sobre dans son triomphe. Roméo, lui, fit souffrir ses neurones pour comprendre la situation. Et il lui fallu deux bonnes minutes pour réaliser. Peut-être était-ce le thé ? Non, ce n'était pas dans les manières des Gentilshommes. Peut-être les biscuits ? Non, si monsieur De Mornas n'avait pas empoisonné le thé, il n'avait pas plus empoisonné les biscuits. Mais… Le scénario de couverture… La discrétion… La Fondation… Oh putain.

« Ne soyez pas aussi énervé contre vous-même, voyons. Je le vois dans vos yeux. Décidément, cette Fondation SCP… Vous n'avez peur de rien, pas vrai ? C'est ce qui arrive quand on protège l'Humanité des plus grandes menaces qu'elle n'a jamais connue, je suppose. Alors avoir peur des Gentilshommes, ah ! Vous avez raison de ne pas avoir peur de nous. Mais vous avez tort de ne pas avoir peur. »

Roméo fixait le Gentilhomme, végétant dans sa paralysie incontrôlée.

« Comment ai-je deviné ? C'est très simple : un simple lieutenant de police n'aurai pas résisté aussi longtemps à mes tableaux. Quant à choisir si vous veniez de la part de la Coalition Mondiale Occulte ou de la Fondation SCP… une intuition. Dans tous les cas, que vous veniez d'un géant ou de l'autre, votre manque de subtilité est flagrant. C'est bien le défaut de votre Fondation. Vous défendez toujours vos positions à grands renforts de blindés, d'armes à feu et de petits soldats. Mais vous passez à côté des subtilités de la particularité, ignorez l'importance de l'esthétique, et ne parlons pas de la mèmesthétique. Vous ignorez que l'Homme est tout. Vous manquez d'une aura, qui, croyez-moi, n'est pas que superficielle, et vous rendez volontairement froids et inhumains. »

Monsieur De Mornas but une gorgée de thé.

« Oui, je vous fais un procès sur la forme, pardonnez-moi. C'est que vous avez du mérite. Vous avez du succès, bien plus que la plupart de vos concurrents, et protégez, dans le temps présent, l'Humanité. Mais je crains que nous soyons irréconciliables. Un gouffre plus profond que celui de la forme nous sépare. Car vous et votre Fondation, vous ne faites que défendre un statu quo plaisant, que vous osez appeler "normalité". »

L'agent bégaya quelque chose d'assez proche de "jlbjlmblm", incapable d'articuler le moindre mot.

« Oh, non, bien-sûr : vous n'êtes pas les seuls. La Coalition Mondiale Occulte ou les terroristes de SAPHIR se battent pour le même immobilisme, avec plus de ferveur encore. »

Roméo enrageait. Dans ses pensées, bien évidemment : son corps était pour le moment limité à des bégaiements ridicules ou à des spasmes bien mous. Mais il avait encore le contrôle de son esprit, et les choses qu'il imaginait faire à monsieur De Mornas lui avaient déjà garanti plusieurs fois un aller simple pour l'Enfer.

« Qu'est-ce que la normalité, après tout ? Pourquoi toutes ces choses, sous prétexte qu'elles nous paraissent particulières, défieraient-elles les lois de notre monde ? Nos sens ne sont-ils pas impressionnables ? Ne ressemblons-nous pas à ces hommes de l'âge de pierre croyant voir dans un éclair un pouvoir divin ? Et c'est dans cette erreur-là que votre idéologie, pourtant louable dans le principe, prend ses racines. L'anormalité est naturelle. La combattre est vain. Nous devons nous y adapter, comme tant d'autres espèces animales se sont adaptées aux changements de leur environnement.
- Ta… ré, réussit à lâcher l'agent.
- Et pourtant ! Vous tirez tout l'orgueil du monde en pensant empêcher l'Humanité de retourner se cacher dans la peur, mais que faites-vous ? Vous mettez la source de cette peur de côté en espérant ne plus la voir. Ce n'est pas comme ça que l'on combat une phobie. Vous ne faites que retarder l'inévitable. Vous ne faites que mettre l'Homme en danger. »

Monsieur De Mornas but une nouvelle gorgée de thé.

« Pourquoi ? Parce que le jour où votre "anormalité" s'échappera de vos cages, que pourra faire l'Homme ? À part assister à sa propre extinction, bien sûr ? Rien, évidemment. Car la différence entre Homme et "anormal" existera encore, rendant ce dernier intouchable. C'est pour cela que nous devons créer l'Homme Meilleur. L'Homme doit quitter sa banalité. »

La porte de droite s'ouvrit. Un jeune homme et une jeune femme en sortirent. Ils prirent un air surpris.

« Mes chers apprentis, je vous présente nom de code "Roméo", de la Fondation SCP. Nous discutions justement philosophie particulière, alors installez-vous. »

Roméo suivit difficilement les deux jeune du regard. La colère s'évanouissait. Il n'avait plus assez de conscience pour la conserver. Perdre cette colère l'aurait presque énervé, s'il avait pu être énervé, mais sa disparition créa plus une sorte d'indifférence vaporeuse.

« Le jour où particulier et humain ne seront plus des antonymes, et ce jour-là seulement, l'Homme ne vivra plus dans la peur. Il aura accepté, transcendé cette peur. Et nous pourrons alors accéder à une nouvelle ère du Beau, du Bien et du Vrai.
- Que les transhumanistes normaux appellent Singularité, ajouta le jeune homme.
- Mais nous ne promettons ni transcendance, ni ascension cosmique : même en tant qu'Homme Meilleur, l'Homme restera l'Homme. Nous ne sommes pas une vulgaire religion "anormale". Mais cette Singularité ne sera atteinte que grâce à nos efforts et notre travail continus, pas un quelconque Prométhée particulier — anormal, si vous préférez. Car, contrairement à l'évolution des espèces animales qui ne dépend que du hasard des mutations génétiques, nous pouvons influer, et même provoquer, notre évolution en Homme Meilleur. Là est la véritable supériorité de l'Homme sur les autres espèces animales.
- L'Homme n'a rien à perdre si ce n'est sa banalité, ajouta la jeune femme.
- Mais nous avons un monde meilleur à gagner. À fabriquer. Et c'est ce que nous, Gentilshommes, faisons. »

Le Gentilhomme laissa un blanc. Peut-être était-ce pour respirer, pour soigner son effet dramatique ou pour permettre à ses apprentis de se servir en biscuits sans déranger. Mais dans tous les cas, cette pause permit à l'agent de développer une certaine approbation à l'égard des propos du Gentilhomme. Ce qu'il disait n'était pas si mal, après tout.

« Parce que vous voyez, être Gentilhomme, ce n'est pas profiter du luxe des hôtels particuliers. Si nous ne faisons rien, si nous ne créons pas, l'Assemblée nous les retire sans remords. Être Gentilhomme, c'est croire…
- Vouloir.
- Savoir.
- … que nous pouvons avoir mieux, que nous méritons plus, et que les particularités peuvent nous y aider. »

Oui, voilà qui est bien dit. Oui. Très convaincant. Le Gentilhomme était en plus très courtois, tout de même. Roméo se dit qu'il n'avait fait que l'importuner jusque là, alors que monsieur De Mornas s'était montré si accueillant. Il lui avait offert du thé ! Et des biscuits ! Non, décidément, Roméo ne voulait plus abuser de l'hospitalité de son hôte.

« Je crois qu'il est temps pour moi de partir, déclara-t-il.
- Bien sûr, je comprends, répondit toujours aussi courtoisement le Gentilhomme.
- Au revoir.
- Au revoir monsieur. C'était un plaisir. »

Roméo se sentait presque mal d'avoir dérangé, par une si belle journée, monsieur De Mornas, qui était décidément si poli, et accueillant, et bienveillant, et… Il referma la porte d'entrée derrière lui. Il vit une voiture de police. Il ne savait pas trop pourquoi, mais il devait monter dedans. Son esprit lui rappelait sans arrêt, bien que très vaguement, une "mission". Alors que tout ce que voulait vraiment Roméo, c'était ne plus déranger le courtois monsieur De Mornas. Il se dirigea vers la voiture, ouvrit la portière et monta à la place passager. À droite se trouvait une autre personne, héberluée. Avait-elle vu un fantôme ? Dans tous les cas, fixer quelqu'un de cette manière n'était guère poli.

« Mais… euh… Roméo ? Qu'est-ce​ que tu fous ici tout seul ? T'étais pas censé… ?
- Euh… Bah il était très gentil, vraiment… Il m'a offert du thé. Et des biscuits, n'oublions pas les biscuits, qui étaient excellents d'ailleurs. Nous avons eu une discussion plaisante, c'est un homme très courtois, très à l'écoute et définitivement de bon goût. »

Juliette était partagé entre l'horreur, le rire et l'incrédulité. Son visage, lui, ne su départager les trois émotions, et les affichaient donc toutes en même temps.

« Putain Roméo ! T'es sûr que ça va ?
- Bien sûr que ça va ! Comment cela pourrait ne pas aller après une discussion si urbaine ? C'est que… »

Juliette lui donna une puissante gifle, qui retentit jusque dans l'oreillette de Turenne, lui vrillant les tympans.

« Oh ! Tu es l'agent Samuel Giraud de la Fondation SCP, membre de la FIM Tau-3 "Régiment du Roy", en mission pour arrêter le Gentilhomme "monsieur De Mornas" !
- Je… Attends, quoi ? Axel ?
- Oui, c'est mon nom, imbécile. »

Ils se fixèrent quelques secondes, partageant soulagement et incompréhension. Puis, avec une synchronisation presque parfaite, ils lâchèrent :

« Oh l'enfoiré. »


Rapport de mission Tau-3-01FRG32

Opération "Siège du Palais"

Commandant : Commandant Piotrowski

Opérateurs : Agents Axel Prad et Samuel Giraud

L'opération "Siège du Palais", qui visait à appréhender le Gentilhomme connu sous le nom de "monsieur De Mornas" en utilisant des soupçons de corruption de la part de la Police Nationale, est un échec. Le Gentilhomme s'est échappé sans que l'agent Giraud ait pu l'arrêter. Celui-ci​ a déclaré avoir été manipulé par des agents cognitifs incapacitants, témoignage appuyé par l'agent Prad.

L'Hôtel Particulier du Gentilhomme a subi une fouille approfondie et une désinfection mémétique par l'équipe du Dr Capelle, ce qui a pu confirmer le témoignage de l'agent Giraud. De nombreux agents mémétiques étaient dissimulés dans les décorations murales, entre autres. La récupération de ce logement a toutefois permis de mettre la main sur des documents précieux que le Gentilhomme a probablement oublié dans la précipitation.

Ces nouvelles données seront évidemment prises en compte dans les opérations futures.

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