Aurelio va toujours trop vite. Je le lui ai dit la dernière nuit où je l'ai vu. Est-ce que tu as vraiment besoin de mourir d'une façon aussi sale ? C'est tellement incorrect pour nous qui aurons à te voir comme ça. Sa réponse est toujours la même : il s'en fout, parce qu'après tout il sera mort, au diable vous tous ! Ha ha.
Le voilà sur sa moto, déboulant la colline alors qu'on commence à apercevoir la Ciudad. Il est seul, et ça m'inquiète. Avant, il venait toujours avec des foules de Barqueros. Des camions et du matériel et des outils dans la tour. Mais maintenant ? Seulement lui, cette fois-ci. Combien en reste-t-il ? Est-ce que ça change quelque chose ? Cette ville vide est maudite et tout aussi hantée. Les nouveaux passeurs traversent la même rivière que les anciens.
Il dérape pour s'arrêter devant un panneau en face du petit magasin, faisant gicler de la terre partout au plaisir enfantin de Maximo et Ernesto, toujours présents, assis dans leurs fauteuils de pensionnaires à l'avant. Pourquoi le trouvent-ils aussi drôle ? Est-ce parce qu'il n'est toujours pas mort ? C'est quelque chose qui peut être drôle pour ceux qui atteignent un âge avancé, je suppose. Je ne le saurai pas. Je n'en ai jamais eu la chance.
Aurelio entre, et je sais déjà qu'il va chercher son pack de six bières Quilmes traditionnel, comme à chaque fois qu'il vient à la Ciudad. Les épaves tannées des vieux hommes retournent à leurs dodelinements de têtes fripées rituels, marmonnant pendant qu'il entre. Maximo et Ernesto se balancent comme deux frêles arbres quebracho sans feuilles, la brève interruption d'Aurelio et de sa motocyclette laissant à nouveau place au vent qui balaie toujours cette place. Le vent, c'est la folie, l'impermanence et la lente destruction qui broie tout. Si les organisateurs du Ministre avaient pensé à demander à qui que ce soit avant de construire cette ville, n'importe quel habitant des plaines le leur aurait dit.
Il ressort maintenant, il a déjà entamé la première bouteille. Il en lance une à Maximo et une à Ernesto. Je suis troublée. Ils ne le sont pas. Ils commencent à boire sans poser de questions. Tu poses des questions quand tu es mort. Ça me manque ; passer directement, fluidement, au prochain moment de la vie, sans penser. Plus permis maintenant. Je me plaindrais à la direction si je pouvais. Aurelio s'arrête un moment avant de remonter sur sa moto.
Qu'est-ce que vous en pensez, hein ? Qu'est-ce qui arrive au monde, maintenant ?
Ernesto ne se donne même pas la peine de lever les yeux. Comme toujours.
Maximo regarde son compagnon épouvantail, insulté. Son visage se lève encore un peu plus, gribouillis de lignes brunes et de rides. Comme toujours ? Vieil idiot. Tout tombe en morceaux. Même les foutus yankees se chient dessus.
Hé, ils ouvrent un peu les yeux. Ça a toujours été là. C'est pour ça que je t'ai dit de ne pas aller te fourrer dans cette putain de tour, Aurelio. Personne n'écoute.
Ses mots attirent mon attention. Oh, Ernesto. Même toi, tu ne savais pas ce qu'il y avait dedans.
Aurelio rit. Et quand as-tu déjà écouté qui que ce soit, hein, cabrón ?
Ernesto se gratte la barbe et boit encore un coup. Personne n'écoute personne. Personne ne fait attention à rien jusqu'à ce que ça leur fasse mal. C'est comme ça que fonctionne le monde. C'est de là que vient réellement la folie. Ça s'est révélé dans la vallée en bas. En gouttant dans une flaque par ici.
Tu aurais dû venir bosser pour moi, Ernesto. On aurait pu utiliser cette perspicacité. C'est un secteur à croissance rapide, tu sais. Avancement de carrière, soins dentaires, un réceptionniste avec de bons chichis. Un homme comme toi a un réel avenir.
Ces gars qui sont venus avec toi la dernière fois. Quel futur ils peuvent bien avoir ?
On dirait que même Ernesto a eu assez de plaisanteries pour aujourd'hui.
Aurelio finit sa bouteille. Comme nous tous, Don Ernesto. Un jour comme les autres, nous finirons tous sous terre.
Je ne me suis jamais sentie aussi près de toi que quand tu récitais un quelconque poème idiot à un moment idiot, Aurelio. Tu as toujours pensé que c'était tellement drôle, à quel point ça m'énerverait. Je suppose que c'était marrant, en quelque sorte, avec du recul. Mais ça m'énerve toujours.
Et alors, il s'éloigne, partant droit vers le cœur de la ville morte. Je le regarde de ma maison sur le Boulevard du Progrès alors qu'il arrive au bout des routes dans la vallée, où les vivants ont, dans leur sagesse, creusé leur tombe pour le futur. Il va seul à la tour et j'ai peur. Qu'est-ce qui arrivera si le reste d'entre nous passe de l'autre côté de la rivière ? Combien de temps reste-t-il avant ce jour, le jour où il n'y aura plus personne et où chacun d'entre nous sera seul pour toujours ?
Aurelio arrêta le moteur en face de la maison de béton compact. La boîte à chaussures du Corbusier, comme elle l'appelait toujours. Une maison identique à toutes les autres de la rue, à l'exception des deux rames croisées peintes au-dessus de la porte de devant. Tous les Barqueros avaient une couleur. Sa couleur à elle était le rouge. Comme la sienne.
Il descendit la béquille centrale de la moto d'un coup de botte. Le foutu vent la foutrait par terre s'il utilisait la petite. Faire porter le poids sur l'avant, grogna-t-il. Vieillir, pensa-t-il. Ça passe de mode. Une rafale de vent sifflante parcourut le Boulevard du Progrès, charriant herbes sèches et poussière blanche, sifflant comme un homme sur un train, se moquant de tout ce qui défilait sous ses yeux au bord des rails. Un putain de bon endroit de merde, pensa-t-il. J'aurais dû faire ça depuis le tout début.
Les premiers Barqueros, en avance par rapport à leur chef, maintenant leur Capitaine, pénétrèrent dans la maison de ciment carrée par une porte d'acier carrée, de petits nuages de la rouille brune des gonds partant rejoindre le vent sale au-dehors. Il entra dans la maison. Des fenêtres condamnées et des murs à toute épreuve maintenaient une obscurité complète. Il referma la porte derrière lui.
Il ouvrit sa troisième bouteille de Quilmes. La seule chose visible était le contour de la porte derrière lui, une lumière poussiéreuse filtrant en formant un carré pâle. Il ne distinguait pas ses propres mains.
"Les conversions sur un lit de mort, c'est des conneries." Aurelio s'adressait à l'intérieur noir de la maison abandonnée. "C'est juste une sale fainéantise." Je sais que tu n'es pas là, Jacinta. Je n'ai toujours pas changé d'avis là-dessus."
Sois maudit, Aurelio. Pourquoi as-tu attendu aussi longtemps ?
Il prit une boisson, essuyant sa moustache d'un avant-bras brun foncé. "Mais tu es censée boucler tes affaires quand tu fais des trucs comme ça. Alors merde. Ça faisait longtemps que je voulais faire ça. Pour moi."
Alors, qu'y a-t-il de nouveau ?
"J'ai envoyé les nouveaux Barqueros. Je leur ai dit d'en finir, peu importe comment ils l'avaient vu. Des imbéciles de gamins d'Amérique et d'Europe et de je ne sais pas où, qui se sont sentis blessés quand je leur ai dit ça. Même si c'est pas la plus grande liberté que l'un d'entre nous puisse avoir. Ils n'étaient pas voués à la folie, pourtant. Ils y sont venus entièrement formés. Des envahisseurs et des étrangers, où que ces mecs aillent."
C'est des conneries. Tu aimais ces jeunes hommes et femmes, Aurelio. J'ai tout vu d'ici.
"Les plus vieux sont juste retournés à la maison. Eduardo et Mariela et Frankie et les autres. Évaporés. Je ne leur ai pas dit ce que j'allais faire mais ils l'ont su quand même. Les amis sont des trous du cul comme ça."
J'ai vu Eduardo qui était venu ici tout seul il y a deux jours. Je pense qu'il l'aurait fait si tu n'y avais pas pensé en premier, Aurelio. Les deux, vous avez toujours été comme des frères. Ça va lui briser le cœur en mille morceaux.
"Alors maintenant je dois le faire. Et j'ai peur, Jaci. Je dois faire ça, te parler comme si tu étais là, parce que quand l'heure est venue pour toi, tu es restée droite. Comme tu l'avais fait pour Pablo et Roberto et Lana et le reste d'entre nous dans cette putain de jungle de merde il y a si longtemps."
J'étais pétrifiée, Aurelio. Je ne me souviens même pas avoir décidé d'agir. Les deux fois. Ma peau et mon sang étaient gelés. Je ne savais pas quoi faire d'autre. J'aimerais bien pouvoir te le dire, Aurelio. Plus que tu ne peux en savoir.
"Ce n'est pas de la mort que j'ai peur. Je veux dire, plus que qui que soit, mais ça nous est tombé dessus, ça c'est putain de sûr. Comme avoir peur du Soleil qui se couche."
J'ai attendu si longtemps, Aurelio. Pourquoi est-ce que ça devait être comme ça ? À un endroit où je ne peux pas t'atteindre ou te parler ou te toucher ? Chaque mot là-dessus est comme une nouvelle mort. Ça me déchire d'une façon que je ne comprends même pas. N'arrête pas, s'il te plaît.
"J'ai peur de cet étage au sommet. J'ai peur d'y retourner. Ça va essayer de me convaincre de faire quelque chose d'autre."
Tu es Aurelio Rojas, et tu n'as jamais fait quelque chose que tu ne voulais pas faire, impossible salaud. Putain, j'aimerais tellement que tu puisses m'entendre. J'aimerais tellement ne pas être derrière des éternités d'espace et de temps et de vide. J'aimerais tellement que nous nous soyons juste quittés et éloignés dans les rues de Montevideo comme on l'aurait dû.
"Je te vole ce qui te reste. En m'en servant pour moi-même. En reconstituant la mort pour combler les vides à l'intérieur. Je vais déformer les éclats de ce qui me reste de toi. Broyer les souvenirs que j'ai de toi en quelque chose qui ressemble à du courage. Mon dernier crime envers toi."
Aurelio finit la bouteille et la jeta dans les ténèbres insondables. Il n'entendit aucun bruit.
"Bon Dieu, quelle putain d'obscénité. Je déteste ça quand des gens vont parler à des tombes au cimetière. C'est comme les ouvrir. Mais c'est pire. Jaci, je suis désolé."
Quel idiot tu fais, Aurelio. Tu ne peux pas me changer. Tu ne l'as jamais pu. C'est pour ça que tu m'aimais.
Il leva les mains de son front pour les passer dans ses cheveux minces et cassants. L'écho de sa voix dans la froide maison-tombe lui revint de l'obscurité. Les mots avaient l'air juste un peu différents après la fraction de seconde qu'ils prenaient à lui revenir. L'obscurité tirait son esprit en avant, bien trop fort. Un sentiment familier pour un Barquero. Il était temps de partir.
"Je suis… Je suis désolé pour tout ça. Désolé que tu n'aies pas été là pour voir la fin de cette spirale. Je suis désolé d'en être sorti et toi pas. Mais je vais remédier à cette merde maintenant."
Aurelio fit volte-face pour partir. Mais il resta immobile. Ça l'avait fixé là où se tenait. L'allure d'une conscience intérieure, griffant et grattant et se frayant désespérément un chemin vers le monde en plein réveil, brûlant tout aux alentours. L'allure de la mort, au service de la naissance de quelque chose, même de quelque chose d'horrible. Le désir de la tour. Son influence croissait à chaque heure.
Je suis ici, Aurelio. Et je suis avec toi jusqu'à la fin. Un ombre peut-être. Mais c'est mon ombre. Je marcherai avec toi.
Aurelio Rojas, Capitaine de la Force d'Intervention Mobile Phi-9, posa la main sur le carré faiblement éclairé se dessinant dans les ténèbres. La porte s'ouvrit, poussée par le vent, et alla heurter le mur dehors. Le boulevard était un tunnel, des bourrasques propres à lui balayant les rangées de maisons en béton abandonnées, en tout point semblables à celle qu'il venait de quitter à l'instant. Pas de déchets, pas d'emballages ou de papiers ou de canettes charriés par les vents, aucun signe de présence humaine. Juste la poussière blanche de la ville morte, la lente érosion qui aurait un jour raison de ces maisons et des autres du monde au-delà.
Il s'avança au milieu, ceux qui emportent votre raison avec la poussière, le genre de saloperie qui vous empêche presque de respirer, et commença à marcher. Au cœur de la ville reposaient les ruines de son ancienne capitale, le lieu où un groupe d'amis avaient enfin trouvé ce qu'ils cherchaient, à leur malheur. À son côté se tenait Jacinta Araya, co-fondatrice des Barqueros dans la vie et la mort. Invisible. Ensemble, ils s'approchèrent de la tour.
Le vent s'était arrêté. Si calme que la terre aurait pu trembler et nous avaler tout rond sur place. Aurelio n'hésite pas, déverrouillant les chaînes condamnant l'entrée principale et ouvrant la grande porte. Pourquoi le ferait-il ? Cet endroit a été sa maison plus que tout autre. Nous deux occupant des tombes à côté de la porte de l'autre toutes ces années. Voilà une fin que j'aurais bien écrite avant de mourir.
Je le suis à travers le hall et j'entends des murmures. Ces choses, ces idées qui vivent ici, vous n'avez pas besoin d'une quelconque technologie pour les entendre quand vous êtes comme moi. Je dois être plus proche d'elles, maintenant. Même si elles ne me parlent pas. En quoi puis-je changer quoi que ce soit à ce monde maintenant ? Elles lui parlent. Est-ce qu'il les entend avec ses propres oreilles, après toutes ces années ? Je suppose qu'il serait mort depuis longtemps si c'était le cas. Et puis, peut-être que c'est quelque chose qu'elles lui ont dit de faire. Non, sans doute pas. Il aurait changé cet endroit en parc de loisirs à la place si elles lui avaient dit de faire ça.
Nous entrons dans l'ascenseur. Le seul espace propre et entretenu du bâtiment. Aurelio a programmé sa propre voix dans ce truc, et on l'entend énumérer les étages au cours de la montée. Un, deux, trois. Je suis sûre qu'il s'est dit que ce serait horriblement marrant quand il l'a fait. Maintenant ça le rend nerveux.
Les murmures nous entourent alors que nous sommes emmenés vers le haut de la nécropole. Des visions conçues pour rendre les hommes fous et percer les kystes de souffrance enfouis qui les entourent. Ce lieu est un monument au premier homme qui a vu les flammes bondissantes du feu de camp et a imaginé ce que ça ferait de se jeter dedans. C'est une pitié, vraiment. Un monde qui est tombé dans la folie bien avant ça, conservant les pires de ses excès, l'esprit humain ayant bâti un bunker collectif au centre de l'une de ses nombreuses erreurs habituelles. Savoir d'une quelconque manière que ça peut toujours être pire est une nécessité de survie. C'est l'absence de cette conscience que chacun peut sentir dans son cœur aujourd'hui. C'est comme ça qu'ils savent, tous, qu'il n'y a plus de retour en arrière possible.
Ding. Étage 32. L'ascenseur, dénué de tout sens de la cérémonie, ouvre tout bêtement ses portes sur le vaste espace du haut de la tour. Le Grand Hall. Conçu pour les réceptions des dirigeants de la Ciudad, un grand dais sur le mur opposé, des rangées de sièges pleines d'espoir faisant face aux trônes inoccupés des dirigeants de cette nécropole qui ne se sont jamais gênés pour récolter leur dû. C'est là que j'ai arrêté d'être et que je suis devenue ça. Je vois l'espace dans une étrange stase. Est-ce que c'est normal ? Encore des questions dans le vide.
Je regarde Aurelio. Sa bouche est fermée, mais ses souvenirs brillent à travers ses yeux alors qu'il survole le hall du regard. Je me tourne pour voir ce qu'il regarde. Je m'attends à voir l'homme, comme la dernière fois, nous rappelant notre infériorité et la grandeur de son monde de prédateurs supérieurs. Mais à la place, c'est une femme grande et imposante dans une robe violette ondulante, une traînée de neige de cheveux blancs descendant jusqu'à ses épaules nues. Une peau d'albâtre de statue romaine. Elle regarde Aurelio. Son visage est totalement impassible. Mais ses yeux, aussi bleus que sa peau est blanche, sont si froids que je peux presque voir la vapeur sortir de la bouche d'Aurelio alors qu'il se tient en face d'elle. Une femme au regard aussi glacé que la cave d'un hôpital réfrigéré. Une haïssable stérilité, un mépris frigide, une déesse de la mort sans la moindre trace d'humanité. Elle serait superbe si elle n'avait pas ces yeux.
Aurelio a une révélation au même moment que moi. Vous étiez dans la pièce, dit-il. Vous étiez ici la première fois et vous étiez là quand le monde est devenu fou, hier. Monashir Pourprelune, la Dame de la Tour. Je n'avais pas réalisé que c'était un titre littéral.
En un clignement d'œil, la femme est plus proche de nous de dix mètres. Elle semble être au-dessus de la simple action de marcher. Elle s'estompe et réapparaît. Même avant la nuit passée, je m'y connaissais trop bien pour prendre ça pour une apparition. Elle garde la même position, la même expression. Contrairement à Aurelio, elle ne cligne pas des yeux. Je suis frappée par l'impression que nous ne sommes pas assez importants pour qu'elle daigne bouger.
Tu ne dis rien, demande Aurelio. Tu étais un personnage secondaire. As-tu donc oublié tes répliques cette fois-ci ?
Ni sa voix, ni son expression, ni son odeur, si même sa posture ne changent. Mais je sens l'avalanche de terreur en lui, dévalant soudainement les falaises rocheuses de son esprit. Une des capacités que j'ai gardées de ma vie passée. Je commence à comprendre de quoi il avait peur.
Il cligne à nouveau des yeux. Elle s'estompe à nouveau. Elle est juste derrière nous. Je la suspecte à moitié de vouloir tuer Aurelio ici et maintenant. Mais la femme-statue haineuse regarde au-dessus de son épaule à la place. Devant nous se tiennent d'autres personnes. Ces personnes bougent, respirent, vivent. Ici, ce sont eux les apparitions. S'il subsistait le moindre doute, il fut écarté par une des personnes en face de nous. Moi-même, encore vivante. À l'échelle temporelle d'une vie en ce lieu étrange qu'est la Terre, c'est la seule chose qui soit impossible.
Voilà la scène qui s'offre à nous. Les Barqueros, les anciens Barqueros, parlent entre eux. Le ton monte. Certains d'entre nous pensent qu'on est montés trop haut dans la tour. Que nous devons partir à présent. Je dirige moi-même l'opposition. Les autres pensent que c'est la fin de notre exploration (n'appelez jamais ça de la recherche). Un Aurelio avec un petit peu plus de cheveux et un peu moins de ventre parle pour ce groupe. Il cirent tous maintenant. Je me souviens de ce moment. Vous vous êtes laissés enjôler. Le monde est un labyrinthe et cet endroit en est le centre. Qu'est-ce qu'on gagne à savoir quoi que ce soit sur cette merde ? Nous avons passé toutes ces années à regarder… quoi ? Une spirale de points et de contrepoints, tourbillonnant sous nos pieds alors que nous essayions de trouver un sens, ici et maintenant, à la décennie que nous avions gâchée à traquer les courants les plus profonds. Ici et maintenant, je peux sentir les requins décrire des cercles dans l'eau en-dessous. Comme le sixième sens d'un poisson. L'électricité est altérée ici.
C'est là que les événements se floutent dans ma mémoire. Les Barqueros se taisent tous. Les fantômes en face de nous gardent leurs positions. Simulant les mouvements de la respiration et de l'attente. C'est là qu'Aurelio nous avait dit à tous qu'il allait entrer et que les autres pouvaient tout aussi bien aller au diable s'ils ne le suivaient pas. Je peux le voir, le vrai Aurelio, revoir cet instant dans sa tête dure.
La femme derrière nous parle, enfin, une voix comme la brume s'échappant d'une falaise gelée et descendant lentement vers les rochers en contrebas. Froide, lente, presque un murmure. Elle dit : choisis.
Comme pour les blessures, une personne apprend à vivre avec différentes sortes de regrets. Certains se ressentent comme de légères douleurs dans les genoux ou les poignets, se rappelant à notre souvenir à l'approche de la pluie. Certains sont un nerf sensible, une douleur qui de temps à autre vous empêche de faire pivoter votre tête pour regarder par-dessus votre épaule. Les plaies que nous nous infligeons lorsque nous nous blessons nous-mêmes, et lorsque nous blessons les autres pour ce que nous pensons aussi. Celles-ci ne cicatrisent pas. Elles suppurent, infectant chaque autre décision que vous prenez. Ce jour, il y a si longtemps, est un couteau qui dépasse toujours de la poitrine d'Aurelio. Sa main avance lentement vers un manche invisible à trois centimètres de son cœur, même s'il ne s'en rend pas compte.
La voix de brume derrière nous respire à nouveau. Un peu plus fort, cette fois. Aurelio la sent comme il sent le vent dans la vallée morte dehors. Elle dit : sachant tout ce que tu sais, Aurelio Rojas, que choisis-tu ? Je me retourne pour la regarder. Cette salope sourit maintenant.
Un problème soigneusement illustré. Si Aurelio exprime le désir d'une issue différente, ça le détruira. Chaque mort, chacune des années qu'il a passées après cette nuit au sommet de la tour, tout ça pour rien. La tour, plus que toute autre chose, lui a appris ce que c'est que de porter véritablement un poids. D'être hanté. Renoncer aux erreurs du passé arrachera le couteau de la blessure, mais la corruption continuera de se répandre sous la peau soignée. La douleur est si intense. Je peux le voir à chaque fois qu'il vient dans ce putain d'endroit. Mais sans ce poids sur ses épaules, ce voyage ne servirait à rien. Une question à arracher l'âme d'un homme à son corps.
Si Aurelio fait à nouveau la même décision, il signe leur pacte, qui nous renverra dans leur enfer. Nous en avons eu un avant-goût sous la forme de ce qui a détruit le monde hier. Sachant ce que nous savons tous à présent, choisira-t-il à nouveau de témoigner ? D'y inciter les autres ? Il peut rester dans la certitude qui l'a mené à ce qu'il est aujourd'hui, mais le sol sur lequel il se tient s'ouvrira dans l'instant sur la gueule vorace des enfers. La possibilité que sa curiosité corresponde à une sorte de complicité avec l'atrocité qui rôde autour de lui pour l'écraser subsiste. Cette question, posée par la tour, force une clarification de sa situation. Une annihilation totale ou une impardonnable coopération.
Bouche bée, j'ai regardé leur performance cette nuit. Des visions plus intenses que tout ce qu'on peut obtenir avec des herbes exotiques du fin fond de la jungle. Une société d'une beauté indescriptible. La damnation implacable de la Planète des Mains. L'amour éviscéré et cauchemardesque qu'ils avaient pour nous. Un spectacle touchant les plus profonds niveaux de l'expression humaine, indiciblement étrangère à tout être possédant encore la moindre parcelle d'humanité. Pas surprenant qu'ils aient essayé de nous le prendre à tous.
J'ai été la première à être appelée. Pour eux, c'était une récompense, pour les avoir trouvés en premier. Rentre à la maison, me dit l'homme sans substance, les yeux s'auréolant de larmes de joie factice. Ça semblait être la seule option, vraiment. La seule chose sensée à faire quand l'on fait face à une beauté si magnifique, c'est de rendre les armes. Je pouvais le voir en chacun de nous, stupéfaits. Je l'ai vu en moi aussi. Ce qu'ils ont vu en moi, c'était un moyen d'éliminer les dernières traces de résistance qui nous retenaient. Tout derrière cette partie de moi ouverte à la beauté du monde et de ses mécanismes parfaites était autre. Quelque chose de plus vieux, plus sage. Quelque chose qui avait marché main dans la main avec les peurs les plus obscures qui sommeillent en nous. Quelque chose de rouge.
À travers des larmes d'extase et de joie, ma main trouva le long couteau à ma ceinture. Et, d'un seul mouvement fluide, négligemment ordonné par mon cerveau reptilien, je m'ouvris la gorge. Assez profond pour que mes mains ne suffisent pas à endiguer le flot de sang qui en jaillit. Assez de sang pour obscurcir même les visions créées par ces post-humains non humains. Je suis tombée au sol, sentant mes forces me quitter peu à peu, ma respiration volée par cette bouche vorace et contre-nature que j'avais ouverte moi-même. Le froid de la salle entra directement en moi. Puis le froid de la nuit glaciale au-dehors. Le temps qu'Aurelio arrive jusqu'à moi, j'étais emplie du froid lancinant des espaces obscurs qui séparent les étoiles.
Voici les derniers instants de ma vie. La moitié des Barqueros courant jusqu'à la porte comme s'ils avaient l'enfer aux trousses. La moitié des Barqueros pleurant de joie alors que leurs mains étaient empilées en face d'eux, les unes après les autres. Aurelio pressant désespérément sa veste contre les restes de ma gorge, priant à voix haute la seule sainte qu'il ait jamais reconnu, comme si ce n'était pas par sa main que cela avait été guidé. Le froid suivi de près par son frère l'obscurité.
Et plus rien.
La vue d'Aurelio faisant face à ce choix fait revivre ces instants dans mon esprit plus fort qu'ils ne l'ont jamais fait depuis qu'ils ont eu lieu. Et je préfèrerais largement m'ouvrir la gorge mille fois encore que de le voir assailli par cette hideuse souffrance une seule fois de plus. Je le ferais dix mille fois encore pour pouvoir l'aider. Je ne sais pas quoi faire.
Aurelio se retourne vers le passé qui s'étend derrière nous puis en avant à nouveau, vers le visage jubilant et glacial du futur. La main dans la poche.
Vous auriez dû essayer ça quelque part en Amérique, dit-il. Ou à un autre endroit où ils sont sensibles à cette merde.
Il repense à la dernière fois où nous étions ici aussi. Je le vois maintenant. Sa main remue autour de ce qui est dans sa poche.
Elle répond. Ce n'est pas parce que tu n'en fais pas le choix que ça ne cesse pas d'exister, Aurelio Rojas. Un élément dynamique dans le système rentre toujours largement dans ses limites. Nous avons pris compte de ta truculence, dans chaque cas.
La main d'Aurelio ressort lentement de sa poche. Vu la façon dont son bras tremble, je devine que le mouvement est involontaire. Il n'y a rien dans sa main. Une seconde plus tard, une petite boîte de métal avec un interrupteur d'acier flotte toute seule hors de sa poche. Emporté par un vent fantôme, elle s'éloigne d'Aurelio, s'arrêtant devant la femme. Elle la regarde d'un air dédaigneux, ayant enfin trouvé une chose, parmi toutes les autres, qui mérite son mépris. Elle va même jusqu'à lever la main. Et à la refermer, réduisant le détonateur en métal fondu. Il s'écoule sur le sol.
Quel est le meilleur Dieu, Aurelio Rojas ? La vache, passant sa vie dans son champ putride, incapable de raisonnement, vacante ? Ou le Superviseur, tentant d'assurer la survie de cette vache, ajustant les conditions dans lesquelles il attend de remplir sa fonction, raccommodant ses organes et sa chair quand la situation la demande ?
La haine ne réchauffe pas sa voix. Est-ce ce que nous sommes réellement quand le masque tombe ?
Elle continue. Même toi, tu n'étais sûrement pas assez stupide pour penser que nous n'avions pas remarqué les explosifs. Tu devrais savoir que tes actes sont clairement connus avant même que tu les aies pensés. Des gestes dénués de sens, vides. Irréfléchis. Petits. Beaucoup de choses en commun avec tes ancêtres, il y a bien longtemps.
La femme en robe violette lève l'autre main. Aurelio s'élève lentement dans les airs, maintenu en place par les forces gouvernant ce monument céleste, cette futilité que nous avions été si désireux de découvrir. Elle écarte les bras, et ceux d'Aurelio s'écartent également en une grotesque parodie de Christ volant. Mais son visage. Un calme radieux l'a envahi, un visage paisible sur cette croix impossible. Une parodie qui est aussi un hommage, en quelque sorte. La subtilité de la maîtresse de la tour a disparu, le symbolisme du bétail sous le regard de son maître. Voilà comment les derniers tours de son jeu commencent à me parvenir.
C'est à son tour de prendre la parole à présent. Tant d'efforts, dit-il. Pour contrecarrer un minuscule geste, si insignifiant. Que signifie, ô grande Monashir, le fait que vous soyez dans cette tour avec nous ?
Des fêlures commencent à apparaître sur les falaises de glace de son visage. Ça l'énerve. Avant qu'elle ne puisse répondre, il poursuit.
Ils doivent avoir été surpris, hein ? De trouver quelque chose d'eux-mêmes ici ? Pourquoi dissimuler cet endroit, pourquoi nous laisser nous cacher par la suite, si c'est un tel symbole de votre paradis de merde ? Et pourquoi le protégez-vous en venant à ma rencontre ici ?
Il rit à présent, et elle perd son sang-froid. Avec une violence soudaine, elle abaisse les mains, et Aurelio est plaqué au sol, écrasé dans la poussière et les débris. Il atterrit sur le côté, ses os craquant sous le choc, le souffle coupé par l'impact. Il tousse en luttant pour reprendre son souffle, affalé sur le sol, du sang commençant à goutter de ses lèvres. Il rit à nouveau.
J'essaie de me rendre compte. La merde que tu joues n'a pas commencé avec toi, pas vrai ?
Ses mots s'échappent avec son rire et son sang, aussi clairs que l'effort qui pompe peu à peu sa vie hors de lui.
Non, tu es ici avec nous, à essayer de comprendre comment tu t'es retrouvée au dernier étage. Pourquoi tu es également soumise aux lois qui régissent la tour. Quelle est la faille dans ton système qui t'a enterrée avec les autres corps. Grattant et griffant au couvercle de ton cercueil.
La femme violette s'estompe et réapparaît au-dessus de lui alors qu'il repose au sol. Une fureur gutturale transparaissant sur son visage effondré, la haine ayant à présent parfaitement émergé en elle, deux yeux morts éclairés par des bûchers de rage. Ses bras balaient l'air devant elle avec la force et la vitesse d'un fouet, et Aurelio est projeté dans les airs, loin d'elle, allant heurter le dais à l'avant de la salle, faisant voler le bois en éclats, son rire faisant place à des gémissements de douleur, inarrêtables à présent.
Sa respiration se fait sifflante alors que je cours jusqu'à lui, morte ou pas. Je vais t'épargner des problèmes, dit-il. Tu croyais que tu avais banni la mort. Mais tout ce que tu as fait a été de l'oublier. Tu as cru avoir asservi la folie. Mais tu l'as simplement emmenée chez toi. Et tu crois que sauver cette tour de nous te permettra de résoudre le seul problème dont tu ne peux pas te rendre compte. Mais j'ai la réponse pour toi. Tu appartiens à cet endroit, avec nous. Et tu ne sauras jamais pourquoi. Tu ne peux pas comprendre.
Elle est à nouveau sur lui. Je lève les yeux vers elle de là où je suis, à côté d'Aurelio. Elle va en finir.
Il crache du sang vers elle par respirations hachées. Alors qu'elle se prépare à l'achever, il lui rend la pareille.
Tu as abandonné la mort, et sa sagesse t'est perdue. Tu chasses la folie de ce monde, mais elle vit en mon cœur à la place, et tu es sans défense. Vous vous êtes aveuglés vous-mêmes, mais la tombe vous attend tout de même tous. Nique ta mère.
Une force terrifiante et surnaturelle émane d'elle, canalisant la furie qui a fait craquer les digues de sa raison, frappant quelques instants trop tard après qu'Aurelio ait mis à nu le gouffre au cœur du monde parfait que nous devons à présent voir avec ses fissures cachées. La haine jaillit des failles, en elle et en son sanctuaire, vomie comme un geyser. Plus de retour en arrière possible à présent, elle ne rentrera pas.
Elle frappe Aurelio de ses poings, écrasant sa poitrine, le réduisant au silence. Je crie sans bruit ni souffle, ces choses étant à jamais hors de ma portée. Quelque chose attire mon regard au milieu des restes de sa chemise.
Une plaie fraîchement suturée sur son sternum. Le reflet du métal nu. Les dernières respirations haletantes, un sourire toujours collé sur ses lèvres ensanglantées. J'ai l'impression qu'il me regarde à travers ses yeux obscurcis. Je jurerais entendre quelque chose provenant d'un endroit très profond en lui.
Elle l'entend aussi. La terreur de quelque chose d'imminent, se formant en elle au souvenir des derniers mots d'Aurelio, la saisit à présent. La folie vit en son cœur. Elle vit en nos cœurs à tous, contaminant chaque système qu'ils touchent, même notre tombe vivante dans les étoiles. Ils ne pourront jamais s'en débarrasser parce que nous sommes eux et ils sont nous.
Un détecteur de fréquence cardiaque. Dans sa poitrine. Son cœur cesse de battre. Elle a tout juste le temps de meugler comme une vache à l'abattoir.
Le dernier instant. Un profond grondement. Les murs et le plafond et le sol se déforment. Du feu. De la fumée. Des grains de poussière et des morceaux de métal et de plâtre et de pierre projetés tout autour de nous. Aurelio projeté dans les airs sur une grande colonne de flammes alors que la grande tombe au cœur de la nécropole du monde tombe en morceaux, les vents et la lumière du Soleil et la destruction ne formant soudainement plus qu'un. La femme violette brûlant un instant avant d'être déchirée par l'incertitude et la mort qui était le cœur de l'humanité. Une blessure mortelle qui serait ressentie à un million de kilomètres de là, peut-être dans un million d'années. Peut-être demain. Un bûcher funéraire qui réduira la mort en cendres et laissera de la place pour la vie. Même si la mort ne le reconnaît pas pour l'instant. Je me sens m'élever avec Aurelio. Qu'est-ce que ça fait si la vérité est hors du temps ? Il y a nous. Il y a la folie. Il y a la mort. Dans ces choses qui giclent dans toutes les directions, projetées par les premières et dernières forces et revenant par la suite. Ce monument à une erreur colossale, inimaginable, a cessé d'exister. Un jour, l'une de ces directions devrait nous mener à quelque chose qui soit plus proche de la vérité. Plus proche de l'équilibre. La mort révèle son visage une fois de plus et nous guide à nouveau vers le salut. Elle me le révèle enfin.
Je suis avec lui, à la fin, dans le ciel d'un monde cédant le pas à ce que sera le prochain jour.
Je ne sais plus.