Legs des Archives Noires, n° d'inventaire 173
Transférée au Musée du Louvre en 1836. Découverte au sanctuaire de Vénus d'Ille-sur-Têt, Pyrénées-Orientales. La statue est constituée de bronze oxydé comportant des traces de polychromie ancienne.
Son socle est gravé des mots latins « Cave amantem », pouvant être compris comme « Prends garde à toi si elle t'aime ».
La statue est animée et extrêmement hostile. L'objet ne peut pas bouger tant qu'il se trouve dans un champ visuel direct. Il est impératif que le contact visuel avec l'objet ne soit pas interrompu. Les membres du personnel assignés à la conservation de la statue sont chargés de s'alerter mutuellement avant de cligner des yeux. L'objet attaque en brisant le dos de la victime par une puissante étreinte. Dans le cas d'une attaque, le personnel doit respecter les procédures de verrouillage de Classe 4 concernant les objets dangereux.
Le personnel a rapporté avoir entendu des bruits de coups provenant de l'intérieur de la vitrine lorsque personne ne regarde dans sa direction. Ceci est considéré comme normal et toute modification de ce comportement doit être signalé au conservateur en chef.
La substance brun rougeâtre autour du socle est une combinaison de pétales de roses en décomposition et de sang. L'origine de cette substance est inconnue. Le socle doit être nettoyé selon une fréquence bi-hebdomadaire.
MEAN : Te fais pas de bile, Spear. C'est du verre armé, le musée pourrait s'écrouler qu'elle resterait enfermée. Hum… Garde-la à l'œil quand même, tu veux ?
Les trois hommes répondent aux pseudonymes anglais de Spear, Heart et Mean. Mâchoires carrées, épaules carrées, cols carrés, le même profil. De purs produits de ce crépuscule où les années 80 doivent mourir pour que les années 90 puissent vivre.
Cette section du Louvre n'est habituellement pas ouverte au public. Les fenêtres sont masquées par de lourds, très lourds rideaux de velours sombres, et l'ensemble est poussiéreux. Il s'agit de l'Aile Cachée du Louvre, entrepôt des antiquités étranges.
Mean écarte suspicieusement un des rideaux du bout de son arme. Hors-champ, Heart finit de ligoter le gardien de nuit qui a eu le malheur de croiser leur route cette nuit. Spear quitte des yeux le Legs 173 pour s'approcher du buste monumental de Kih-Oskh, pharaon de la XIe dynastie.
SPEAR : "Don de Philémon Siclone au Musée du Louvre, 1933." Du porphyre noir ? Très cossu.
Il se retourne et glapit. La statue est désormais tournée dans sa direction.
MEAN : J'en reviens pas, t'es même pas foutu de faire un truc aussi simple que de garder une statue à l'œil, hein ?
Heart rentre dans le champ. Il a l'air particulièrement nerveux, peut-être est-il pris de spasmes. Le col blanc de sa chemise semble être tâché de sang (difficile d'en être certain, les images de vidéo-surveillance sont en noir et blanc).
MEAN : Tes tatouages se réveillent, H ?
HEART : On n'est pas seuls ici.
SPEAR : Sans déconner.
HEART : J'parle pas de la statue. Y a une putain de présence occulte qui rôde par ici. On se grouille.
Les intrus se dirigent vers la Porte 3 de l'Aile. Heart s'arrête peu avant la porte, au niveau du Marie-Madeleine de Cavaradossi. Il sort une craie de sa poche et commence à tracer un motif ésotérique sur la toile. Le flux vidéo commence à se brouiller tandis qu'il le trace. Mean entreprend de forcer le verrou de la Porte 3, menant à la Salle des Rideaux, le laboratoire d'étude des Archives Noires.
Le flux vidéo s'interrompt.
Il est supposé que l'alarme de la Salle des Rideaux se soit désactivée à ce même moment.
Le visage baigné du halo gris des enregistrements vidéos, le Président de la République tapote avec agacement l'accoudoir de cuir de son fauteuil.
À cinq heures du matin passées, il est encadré dans son bureau obscur d'un petit comité, aussi réduit que confidentiel. Le Pr Jacques Saunière, conservateur de l'Aile Cachée du Musée du Louvre, où ont eu lieu les faits. Benoît Mercassier, le Ministre de la Recherche, un rôle qui lui vaut d'être co-responsable, avec Saunière, des études menées sur les curiosités des Archives Noires. Le Général Francis "Heffe Ixe" Coplan, directeur du Service National d'Information Fonctionnelle, le service secret le plus réactif du pays. Enfin, le Commissaire Dieudonné Malgrain, à la tête de la Gendastrerie de Paris, qui écrasait d'une main nerveuse sa sixième Morley de la matinée.
« Sait-on qui sont ces indésirables ?
— Eh bien, ce ne sont que des suppositions, mais…
— On sait, établit sèchement Malgrain en défiant du regard le Ministre. J'ai mis tous mes gars sur le coup dès qu'on a été avertis, ils ont passé en revue toutes les caméras des rues alentours, de la Place de la Concorde à la Rue Rastignac. Et, coup de chance, au bout d'une demi-heure ils avaient trouvé ça. »
Une simple pression sur la télécommande, et l'écran s'anime sur une toute nouvelle scène.
Rue du Chevalier Dupin, à 600 mètres du Louvre. Devant le bureau de poste de la rue Dupin se trouve une camionnette grise, aux plaques d'immatriculation falsifiées. Elle est bien entendu occupée par un complice des trois cambrioleurs, attendant leur retour pour dégager des lieux en vitesse.
ZOOM
Il semble être en train de lire une revue en mangeant une barre de Groobad Country.
ZOOM
C'est le numéro de L'Époque de la veille, daté du 12 février 1991. À la Une, une…
Le journal s'abat, révélant le visage du conducteur.
Saunière et Mercassier s'étranglèrent.
« Seigneur ! bredouilla Saunière, je n'ai jamais rien vu de tel depuis la Fête des Fous de 1482…
— Impressionnant, hein ? s'esclaffa Malgrain. Dans le jargon, on appelle ça une trombine facilement identifiable ! Dont acte. »
Pour la première fois depuis son réveil, le Président Lucinder était réellement intrigué.
« Homo neanderthalensis, murmura-t-il en s'approchant de l'écran. Fascinant.
— Il semblerait. Et autant vous dire que des Néandertaliens fichés aux États-Unis, il n'y en a pas des centaines. Nous avons fait jouer nos contacts à l'Unité des Affaires Non-Classées du FBI — le contexte a joué en notre faveur, depuis l'incident d'Isla Nublar le gouvernement américain serait prêt à tout plutôt que de voir un nouveau Stasis Inc. ramener des hommes préhistoriques en plein Manhattan — et voici le résultat. »
Décollant une enveloppe en papier craft, le Général Coplan fit glisser quelques photos grand format sur le bureau présidentiel.
« Notre point d'interrogation répond au doux nom de Martin Jacques Mystère, un anthropologue et écrivain new yorkais. Pas très apprécié de ses confrères. Théosophe au dernier degré, mythomane, voire carrément illuminé. Et, bien sûr, en binôme avec cet… homme difforme et dénué d'état civil, que le reste de la communauté anthropologique n'a jamais voulu reconnaître comme néandertalien. Nos services avaient déjà Mystère à l'œil, il s'était déjà fait remarquer plusieurs fois par le passé sur le territoire. Il a le même profil que ses compères : américain, mais doté de quelques origines franco-italiennes, dont un passage à la Sorbonne, qui ont facilité son infiltration chez nous.
— Ce qui implique que vous avez aussi une idée de qui sont ses compères.
— En théorie, oui. Nos services ont également identifié, ou ont du moins beaucoup de raisons de le croire, les deux autres intrus. En nous basant sur le profil de Mystère, nous avons recherché dans les fichiers des Personnes d'Intérêt déjà sous surveillance en Amérique ceux dont le profil correspondait aux images de vidéosurveillance et dont les activités récentes collaient avec un voyage vers Paris. Ils n'auront pas été trop difficile à déceler.
« Lance correspond à Gabriel Knight, un… voyons voir ça… "Schattenjäger" officiellement établi à la Nouvelle-Orléans. Des origines allemandes, mais une maîtrise correcte du français. Il s'était déjà fait remarquer par la Gendastrerie tandis qu'il était de passage à Rennes-le-Château l'année dernière.
« Cœur, quant à lui, s'appelle en vérité Harry d'Amour. Comme Knight, il est originaire de la Nouvelle-Orléans ; comme Mystère, il est actuellement établi à New York. Sans doute le moins recommandable des trois, mais aussi celui sur lequel nous avons le moins d'informations. Selon le FBI, il est indirectement lié à un nombre assez effroyable de crimes en tout genre, mais jamais avec une proximité suffisante pour permettre son arrestation. Probablement sataniste, ou quelque chose dans ce goût-là. »
Le silence s'abattit dans la pièce, tandis que de nouveaux dossiers s'étalaient à la vue du Président Lucinder.
« Reprenons. D'après nos informateurs, Martin Jacques Mystère aurait été contacté le 10 mai dernier par une organisation non-répertoriée, simplement nommée "Le Centre". Il semblerait que son entrevue avait pour but le vol qui a eu lieu cette nuit au sein de l'Aile Cachée du Louvre.
« Le 18 mai dernier, alors qu'il était en déplacement pour pratiquer un exorcisme, Harry d'Amour a été vu dans un café du Minnesota en compagnie d'une femme ressemblant fortement à la représentante qu'avait rencontré Mystère une semaine plus tôt. Si ce n'est qu'elle représentait cette fois une organisation s'appelant "L'Institut".
— Oh, Seigneur… murmura Mercassier, qui devenait livide.
— Vous commencez à comprendre. Ce qui nous mène au 26 mai. Nos informateurs estiment que Monsieur Knight enquêtait alors sur des cas de mutilation de bétail dans la petite ville de Sunnydale, au sud de la Californie. Il a été approché par une personne similaire, prétendant cette fois représenter les intérêts d'un organisme local nommé "L'Initiative".
— Il me semble deviner un pattern, ironisa Saunière.
— Ce ne sont que des hommes de mains, bougonna Lucinder, des petites frappes. Des indépendants embauchés pour brouiller les pistes. Pour qui travaillaient-ils ? »
Le Général, le Commissaire et le Ministre de la Recherche échangèrent des regards sombres, lourds de compréhension mutuelle. Ce fut finalement Mercassier qui brisa le silence.
« Ce… Nous ne savons pas exactement de qui il s'agit, ni quels sont leurs objectifs ou leurs moyens. Les forces de la Gendastrerie et les chercheurs des Archives Noires ont déjà eu à faire avec certains de leurs… hum… employés. C'est une affaire pour le moins délicate. Nous parlons ici d'un large complexe militaro-scientifique de l'ombre, vous comprenez, un réseau dont nous n'avons pas la moindre idée de l'envergure. Leur nom change à chaque fois, toujours aussi laconique. L'Institut. Le Centre. La Boîte. L'Agence. L'Organisation. La Fondation. Toutes des sociétés de façade, toutes des têtes d'une hydre dont le corps reste hors de notre portée. Tout ce que nous savons, c'est qu'ils capturent et collectionnent des objets qui défient la compréhension. »
Doucement, le silence retomba.
« Et que nous ont-ils pris ? »
Et se fit bien plus lourd.
Legs des Archives Noires, n° d'inventaire 085
Bien qu'iconographiquement semblable à Omphale, reine de Lydie, l'Héritage affirme être la marquise de ████████ et préfère être appelé 'Catherine'. Elle est intelligente et, depuis le ██/██/████, consciente de son existence en 2D et de ses limites dans un monde tridimensionnel. Malgré le fait que sa voix soit inaudible, elle a appris à communiquer avec le personnel des Archives Noires grâce au langage des signes et à l’écriture. Il est possible de communiquer avec le Legs en tissant sur la tapisserie sur laquelle elle se trouve. Le personnel la décrit comme aimable et motivée, mais esseulée.
Le Legs 085 peut interagir sur n’importe quel objet brodé sur sa tapisserie comme s’il était réel. À l’exception des humains et des animaux, tout objet brodé entrant en contact avec le Legs s’anime, mais cesse immédiatement de bouger dès que le contact est rompu. Les œuvres décrites comme étant en mouvement, comme des vagues ou des arbres oscillant au vent, atteignent un point d’équilibre et restent en mouvement jusqu’au départ du Legs 085.
Le Legs 085 a aussi démontré qu’elle était capable de déplacer un motif d’une pièce de tapisserie à une autre, du moment qu’elles sont dans la même pièce. Lorsque le Legs 085 entre dans une tapisserie qui ne supporte pas d’objets figuratifs (par exemple un motif géométrique répété sur toute la surface), le motif se transforme en décor de fond. Le Legs perçoit ce motif comme un plan s’étendant à l’infini.
Actuellement, Catherine ne peut exister que sur broderie et tapisserie : elle ne peut pas se transférer sur de la toile, du papier, du verre ou du parchemin. Lorsqu’elle entre dans une autre œuvre d’art, Catherine adopte le style graphique de son nouvel environnement (baroque, rococo, préraphaélite, etc.).
Note : si la tapisserie en est déjà dotée, sa voix sera visible grâce aux phylactères autour de sa tête…
SPEAR : Reliure en peau humaine ? Très cossu.
MEAN : Regardez-moi ça. Le Culte des Goules ? Une copie du Grimoire Stein ? N'importe lequel de ces ouvrages nous rendrait millionnaire.
HEART : Et nous tuerait, ou pire, si on s'avisait de l'ouvrir. Et crois-moi qu'ils trouveraient un moyen de nous pousser à les ouvrir. On a un objectif, on se concentre.
Le Fonds Littéraire Dangereux des Archives Noires est habituellement enchaîné à ses étagères, chaque volume fermé par un cadenas d'acier. Mais les livres s'apprêtent à quitter le Louvre pour être déménagés dans la Section Enfer de la future Bibliothèque Jean-Lucinder, dont la construction est bientôt achevée. Chaque grimoire est enfermé dans un étui métallique forgé sur mesure, mais le tout est entassé dans des caisses, sans chaîne pour les retenir aux murs.
La répartition des tâches est la suivante : Mean se sert pour trancher l'acier d'un puissant pistolet à rayon, peut-être de technologie atlante. Une fois les caisses ouvertes, Spear, dont la vie semble avoir peu d'importance aux yeux des autres, passe en revue les cartels de chaque ouvrage. Heart, toujours en retrait et les yeux fermés, semble effectuer un rituel de détection ou de protection. Impossible de déterminer s'il cherche à protéger ses coéquipiers des volumes qu'ils libèrent ou d'une menace extérieure.
Caméra B-07, Pavillon Belloq
Une ample silhouette noire tombe d'un point inconnu du plafond pour atterrir au sommet de l'Andromède de bronze de Bordone. Elle y reste immobile en suspens quelques minutes, puis se laisse glisser jusqu'au sol.
L'image se brouille.
SPEAR : Antipericatametana… par… beu… dan… Non, attendez, Antiparameta…
MEAN : C'est une blague ?
SPEAR : …dan… fri… cri… Euh… Ce braquage est très long.
HEART : Il est déjà 00h30, on avait dit qu'on disparaîtrait avant minuit.
MEAN : Okay, on arrête les frais. Y a pas un système de classification, un catalogue général ou quoi que ce soit qui trainerait ici ? N'importe quelle liste, un porte-document peut-être ?
SPEAR : Attendez je crois que je le tiens : Antipericatametanaparbeugedam…
MEAN : Arrête de prononcer ça à haute voix, tu vas nous attirer des emmerdes ! H, tu peux pas utiliser tes pouvoirs pour voir quelles caisses ont une aura plus puissante que les autres ?
HEART : Je peux, mais ça veut dire que j'arrête de couvrir vos culs.
MEAN : Au point où on en est… Tiens, Spear, lâche ça et va faire le guet. Si quelque chose devait nous tomber dessus, ce serait sans doute déjà fait de toute façon.
Caméra D-11, Galerie Clairembart
Le Radeau de La Licorne se tient en silence contre le mur ouest, faiblement illuminé par les rayons de la lune qui dardent par une fenêtre. Une ombre gâche brièvement la toile, avant de disparaître presque aussitôt.
L'image se brouille.
Heart défile entre les caisses, les bras tendus à l'horizontale, manches retroussées. Une fine fumée, peut-être de la vapeur, semble émaner de ses tatouages corporels. Les yeux clos et la tête ramenée en arrière, il fume une cigarette, ce qui est hautement prohibé dans ce genre d'environnement.
MEAN : Alors ?
HEART : Alors ce serait plus facile de me concentrer si tu fermais ta grande…
Il s'arrête.
HEART : Celle-là.
MEAN : T'en es sûr ?
HEART : Y a pas mal d'auras terrifiantes dans cette pièce, Mean, des mauvaises vibrations qui hurlent comme autant d'âmes damnées. Si tu prenais une de ces caisses en photo avec un polaroïd Kirlian, je peux te parier que la photo qui en sortirait serait entièrement noire, ou en feu. Celle-là par contre…
MEAN : Par contre…?
HEART : Si tu la prenais en photo, tu te rendrais compte quatre heures plus tard qu'il n'y a jamais eu de pellicule dans ton appareil, pour commencer. C'est celle-là.
Mean esquisse un bref geste de la tête, lui arrache sa cigarette, la met dans sa bouche, et ouvre la caisse au pied de biche. Il entreprend ensuite de percer l'étui.
MEAN : J'aurais sans doute pas dû m'énerver contre Spear…
HEART : Sans doute pas, non.
MEAN : … j'aurais bien aimé qu'il soit là pour libérer cette merde à ma place. Tu sais, juste au cas où.
Salle des Rideaux, extérieur. Les caméras S-03, S-05 et S-06, qui semblaient s'être arrêtées suite à une soudaine neutralisation des flux électriques, se remettent en route grâce au générateur auxiliaire.
Spear arrive par la Porte 3, une arme à la main. Il a l'air inquiet, et se dissimule derrière un piédestal en marbre présentant un pied de momie sous une cloche de verre.
SPEAR : Cette galerie est très grande. Il y a beaucoup de place pour se cacher.
Il sort une lampe torche de son blouson.
SPEAR : Je sais bien que je ne suis pas censé m'en servir, mais, d'un autre côté, je ne suis pas censé penser à haute voix non plus.
Il l'allume et éclaire, sur le mur opposé, la tapisserie d'Hercule aux pieds d'Omphale. Omphale lui fait signe d'éteindre sa lampe. Il pâlit et pointe son arme tremblante vers la tapisserie.
SPEAR : Nickel. Manquait plus que ça. J'espère que le reste du musée prend pas vie aussi.
Le Legs lui fait signe de se taire, et insiste pour qu'il éteigne sa torche. Son air se fait de plus en plus désespéré tandis que l'incompréhension grandit.
SPEAR : Vous… euh, vous êtes prisonnière ici ? Vous comptez pas appeler la sécurité, hein ? Je peux vous faire évader, vous savez.
Omphale touche l'épaule d'Hercule immobile à ses côtés, qui s'anime à son tour. Tous deux agitent frénétiquement les bras pour tenter d'avertir Spear.
SPEAR : Vous voulez que j'éteigne la lampe ?
Il se retourne.
Une imposante silhouette, dans une cape d'un noir de jais flanquée d'un visage d'or, se tient juste derrière lui.
SPEAR : Oh. C'est terrib-
L'image se brouille.
Lucinder se pinça les lèvres. Sans même tourner les yeux vers lui, il interrogea Saunière. Après tout, c'était son musée.
« Pas de corps ?
— Jamais de corps.
— Bien, très bien. Ça fait ça de moins à… Ça fait ça de moins. »
Son regard fixait la neige sur l'écran comme s'il s'attendait à ce que la silhouette masquée lui apparaisse, le condamne à mort.
« En soi, ajouta un Mercassier hésitant en se servant un scotch, rien ne nous dit qu'il n'est pas toujours en vie. »
Personne ne prit la peine de lui répondre.
Legs des Archives Noires, n° d'inventaire 076
L'Héritage comprend deux éléments : un sarcophage de pierre (Legs 076-1) et une entité humanoïde contenue à l'intérieur (Legs 076-2).
Le Legs 076-1 est un sarcophage de 3 m de long pour 2 de large et d'épaisseur, taillé dans une roche métamorphique tachetée de noir. Toute la surface (externe et interne) du sarcophage est couverte de profonds motifs ciselés typiques de l'Ancien Empire égyptien. L'essentiel des inscriptions hiéroglyphiques désignent "BAÂL PHEGOR", une divinité sémite essentiellement vénérée des Moabites et des Ammonites. Une analyse aux radio-isotopes montre que l'objet est âgé d'environ quatre mille (4000) ans. Le couvercle du sarcophage est scellé par une serrure de 0,5 m de large et entouré de façon circulaire par vingt (20) autres serrures plus petites. À ce jour, aucune clé n'a été découverte, rendant la porte impossible à verrouiller une fois close.
Le Legs 076-2 ressemble à une momie humaine de sexe et d'âge indéterminés. Son visage est couvert d'un masque d'or, d'une coiffe grise, et l'intégralité de son corps est enveloppé d'une large étoffe noire. Le sujet mesure 1,96 m et pèse 81,65 kg.
Le sujet est techniquement mort lorsqu'il est enfermé dans le sarcophage.
Caméra S-06 : [HORS SERVICE]
Caméra S-07 : [HORS SERVICE]
Caméra L-02, Alcôve Nord de l'Aile Cachée
Un large crâne bosselé à une orbite reçoit plusieurs coups de feu d'origine indéterminée. De petits éclats d'os se détachent. Sa mâchoire supérieure se craquelle.
Caméra D-01 : [HORS SERVICE]
Caméra D-03 : [HORS SERVICE]
Caméra D-06 : [HORS SERVICE]
Caméra D-07, Galerie Clairembart
Heart et Mean dévalent la galerie, l'air hagard, guettant fréquemment derrière eux et manquant plusieurs fois de se rentrer dedans l'un l'autre. Ils se précipitent en direction de la Porte 15.
Alors qu'ils arrivent au bout du couloir, la silhouette émerge de la Porte 15.
Caméra D-10 : [HORS SERVICE]
Caméra D-11, Galerie Clairembart
Mean est projeté contre le mur ouest. Son corps heurte lourdement la paroi marbrée mais évite heureusement, de peu, d'endommager Le Radeau de La Licorne qui se balance sur ses fixations.
Caméra F-02, Escalier Nord
Le fantôme rattrape de peu un buste d'Ubu de Sandomierz et le replace sur son socle.
Plusieurs nuages de poussière agitant sa cape signalent des impacts de balles. Il ne semble pas incommodé.
Caméra E-03 : [HORS SERVICE]
Caméra E-08, Jardin de l'Oratoire
Les pigeons s'envolent.
Un individu indéterminé traverse une des fenêtres du premier étage. Toutes les alarmes du musée se mettent à hurler. Il s'écrase sur la pelouse au milieu des bris de verre, rapidement suivi par son complice.
Après une dizaine de secondes d'immobilité, tous deux se relèvent péniblement.
Dans l'encadrure de la fenêtre, la silhouette, immobile, observe leur départ avant de s'éclipser.
Caméra de sécurité bancaire, Rue du Chevalier Dupin
L'homme de Néandertal au volant de la camionnette semble soudainement s'agiter en apercevant quelque chose hors-champ. Il repose précipitamment son journal et démarre le véhicule.
Mean entre dans le champ, son arme au poing et le livre volé coincé sous le bras. Il crie quelque chose à l'attention du chauffeur. Heart le suit. Il boîte et se tient le bras gauche, qui semble saigner abondamment.
Mean ouvre les portes arrières du véhicule, dans lequel Heart se précipite. Mean y grimpe à son tour, et referme les portes. Le véhicule démarre en trombe, heurtant la voiture garée devant lui au passage.
« Le Legs 701. Ils ont pris le Legs 701…
— Sans nier la… la catastrophicité de la situation, ils auraient pu nous prendre bien pire. Rien que dans les ouvrages qu'ils ont jugé bon de laisser sur place. Et, si je puis me permettre, le problème est assez fondamentalement le leur, désormais.
— Ça pourrait tout aussi bien être un presse-papier, Mercassier, ou une cuillère, ou un parpaing, qu'à partir du moment où ils s'introduisent aux Archives Noires pour nous le prendre, c'est notre problème. »
Tous avaient désormais un verre de scotch à la main. Dos à l'écran, le teint cireux, le Président de la République faisait tourner son verre en fixant longuement la fresque qui surplombait la cheminée de l'Elysée.
Là, Francion, le premier des Français, se fait montrer dans l'avenir tous les chefs d'état qui le suivront, de Faramond jusqu'à Napoléon, du Général de Givreuse jusqu'à Jean Lucinder. La tradition voulait que le visage de chaque président soit ajouté à la fresque lors de son élection. Un jour, au sien succèderait un autre, puis encore un autre — jusqu'au jour où, éventuellement, la fresque, comme la France, cesse. Lucinder avait peur de la mort. Il avait peur de la fin. Aussi, dans son infinie ignorance des affaires des Archives Noires, le Legs 701 faisait-il partie des rares objets dont il avait connaissance.
Le Général Cosplan toussota poliment.
« Si je puis me permettre, cela aiderait considérablement nos services de savoir ce qu'est le Legs 701.
— Quoi ? Oh, oui. Oui, bien sûr, oui. Saunière, vous voulez bien…?
— Cela va de soi. »
Ce fut pour une fois — et une fois n'est pas coutume — au Général de recevoir un dossier confidentiel contenant des secrets dont il n'avait pas idée.
« Le Legs 701, mon général, est plus connu sous le titre de Sous le Monde. C'est un livre… le dernier exemplaire existant d'un livre… dont le contenu comporte de grands risques pour la santé mentale de ses lecteurs, et très rapidement pour le monde autour d'eux. Encore que, bien sûr, nous n'ayons aucune idée de ce qu'il y est écrit, pour peu qu'il y soit écrit quelque chose.
— La seule chose que nous ayons constaté de nos yeux vus, complèta le Commissaire Malgrain, c'est ses conséquences.
— Exact. Pour le reste, Sous le Monde, je le crains, appartient au domaine de l'inétudiable. Ce qui ne rend son vol que plus inquiétant. Ce n'est pas le genre de chose que l'on peut instrumentaliser, ce n'est pas le genre de chose qui se laisse faire. Dès lors je ne vois pas ce que le Centre…
— Ou l'Organisation.
— Ou l'Institut.
— Ou la Fondation.
— …peut bien vouloir en faire, si ce n'est le détenir pour le plaisir de le détenir. »
Sans crier gare, le Président jeta violemment son verre d'alcool dans les flammes, qui explosèrent l'espace d'une seconde en un buisson ardent. Dans un sursaut, le reste du cabinet se tourna vers lui.
« Et je ne compte pas attendre de savoir ce qu'ils comptent en faire ! Ces Américains ne quitteront pas le pays, et s'ils y parviennent, alors nous irons récupérer ce qui nous appartient chez eux ! Malgrain, placez Mystère et d'Amour en tête de liste des recherches prioritaires pour le mois à venir, je veux des contrôles surprises à chaque frontière. Et Knight aussi, on ne sait jamais. Cosplan, je vous laisse jouer de vos contacts aux États-Unis. Saunière, Mercassier, vérifiez que rien d'autre n'a disparu des Archives, et consultez tous les experts disponibles pour essayer de comprendre pourquoi le Legs 701 et pas un autre. Je veux être tenu au courant de l'évolution de la situation en temps réel, c'est compris ?
— Tout à fait, Monsieur le Président. Mais… eh bien… je me dois de demander…
— Vu votre réaction…
— Auriez-vous quelque information que ce soit sur le motif de ce cambriolage, pour qu'il vous motive de la sorte ? »
Brodé de cernes, son regard s'assombrit.
« Des informations ? Non. Des soupçons, oui. Sous le Monde n'est pas quelque chose à prendre à la légère, Malgrain. Vous ne devriez pas vous demander pourquoi nous avons détruit toutes ses copies sauf une, mais bien pourquoi nous avons épargné cette dernière. Toutes les personnes ayant lu Sous le Monde et survécu ont toujours fermement refusé de parler de son contenu. Ayant moi-même été aux portes de la mort lors d'une certaine tentative d'assassinat l'année dernière, chose que vous pouvez difficilement avoir loupée je crois, c'est quelque chose que je ne connais que trop bien. Si qui que ce soit, par quelque technique que ce soit, parvient à percer le secret du Legs 701, il est d'une importance capitale que ce soit une personne fiable — et par fiable je veux dire française. Nous ne parlons pas seulement de folie, nous ne parlons pas seulement de morts. Nous parlons de choses qui dépassent de loin notre plan matériel. Je crois aux forces de l'esprit, messieurs… »
Il se saisit de son long manteau et fourra les documents sensibles dans sa poche intérieure.
« … et je ne vous lâcherai pas ! »