« Une Gamine | Guimauve »
L’agent Koop profitait de sa pause-déjeuner pour partager une partie de cartes avec Jack « Putain d’Irlandais » Cavan, Paul « Clear » Masson et Benjamin « Spray » Sadowski, tous les trois agents de sécurité sur le site-Samech, tout comme lui, lorsque son portable commença à vibrer, lui arrachant un juron sonore. Il avait horreur d’être interrompu pendant une partie, surtout quand elle se présentait aussi bien que celle-ci. Son énervement se transforma en appréhension lorsqu’il vit ce qu’annonçait le message qui apparut sur son écran.
Un message sur sa boîte mail. Pas n’importe quelle boîte mail, celle dédiée au projet Iskra, l’opération visant à acheter objets anormaux et infos sous le manteau à la division P du GRU.
« Désolé, les gars, j'ai une urgence. J’arrête. », annonça-t-il avant de se lever, provoquant des réactions agacées qui se tintèrent de soulagement quand ses adversaires constatèrent quelles cartes il laissait derrière lui.
Il se leva et quitta la caféteria d’un pas rapide, Kalach, le berger allemand qui lui tenait lieu de partenaire, sur les talons. Quiconque n’avait jamais foutu les pieds en pleine cambrousse russe au beau milieu de l’hiver ne pouvait pas comprendre l’agacement qui montait en lui à cet instant ; l’e-mail annonçait très probablement une nouvelle transaction qui aurait lieu sous peu, et il lui faudrait alors aller se cailler les miches en plein mois de février dans un coin gelé quelconque de la Mère Patrie, tout ça pour récupérer un objet anormal sans réelle importance, la symbolique mise à part.
Mais, lorsqu’il ouvrit sa boîte mail, sécurisée grâce à tout un tas de codes et autres bidules informatiques dont il ne comprenait pas la moitié pour éviter qu’un curieux ne tombe sur des infos classifiées, il fut surpris de constater que ledit mail n’avait pas été envoyé par son superviseur, mais par son vieil ami russe Martin Filippov, son principal contact au sein de la division P. Et sa surprise ne fit que grandir lorsqu’il parcourut le texte, en cyrillique, du message.
Cher Rezchik,
J’ai une super nouvelle pour toi et ton organisation internationale bourgeoise, la division P a décidé de se montrer magnanime, et de vous faire parvenir un petit bonus pour cimenter nos relations commerciales.
Tu trouveras donc ci-joints les résultats d’une opération dont personne ne voulait vraiment croire qu’elle marcherait aussi bien, et pourtant… Pour la faire courte, un de nos agents infiltré depuis plusieurs années dans une base importante de l’Insurrection, et c’est rien de le dire, en Europe de l’Est, a accumulé quelques infos sympas sur des grands pontes de l’Insurrection des Connards.
Nous espérons évidemment que la Fondation SCP réussira à mettre à profit ces infos pour pourrir proprement la gueule des types concernés, la division P n’étant pas franchement en état de faire le boulot elle-même en ce moment.
En espérant que tu finiras pas noyé sous une des montagnes de pognon que vous devez garder un peu partout de ton côté,
Ton vieux camarade Martin.
Koop ne put retenir un sourire en parcourant les quelques lignes écrites par son ami. Les vannes sur la richesse de l’organisation de l’un, et sur la pauvreté de celle de l’autre, étaient monnaie courante entre eux.
Il ouvrit aussitôt la pièce jointe, particulièrement volumineuse, qui s’avéra être un rudimentaire fichier texte, où chaque page était occupée par la photo d’une personnalité plus ou moins importante de l’Insurrection du Chaos, accompagnée de quelques infos, telles que la date où avait était prise la photographie, le nom ou le pseudonyme de la personne qui y figurait, son rôle, son rang, et autres choses du genre. Les photos n’étaient pas de très bonne qualité dans l’ensemble : souvent un peu floues, parfois avec un doigt ou un bout de tissu qui obstruait une partie de l’image, mais c’était déjà mieux que rien.
Alors qu’il parcourait distraitement le document, une image attira son regard.
Au départ, il la dépassa sans même y prêter vraiment attention. Mais, le temps que le déclic se fasse dans son cerveau, et il fit machine arrière, persuadé d’avoir mal vu. Et pourtant, lorsqu’il retrouva la photo qui avait provoqué cette réaction, il n’y eut aucun doute possible.
Les mêmes cheveux bruns, les mêmes yeux marron, le même visage, la même carrure, très probablement la même taille, et, surtout, son nom, indiqué juste à côté.
Et puis, après tout, tout collait, maintenant. La période de son arrivée au sein de la Fondation correspondait étrangement à celle où on l’avait amnésié pour tout ce qui concernait une de ses missions en Syrie dans le cadre de l’opération Iskra, avec ordre de ne pas chercher à en savoir plus sur ce qui s’était passé. Ordre qu’il avait scrupuleusement respecté, au point de refuser tout net que Martin le lui raconte, comme il l’avait proposé.
Il y avait aussi ses regards furtifs, rares, mais bien réels, en direction de la cicatrice de plusieurs centimètres de long qui marquait son cou depuis cette époque, qu’il avait fini par remarquer et qu’il comprenait maintenant comme étant des regards de culpabilité.
Et, par-dessus tout, il y avait cette colère, presque de la haine, lancinante, qui le prenait parfois aux tripes quand il la croisait au détour d’un couloir, ou qu’elle s’asseyait à quelques tables de lui, à la cafet’, et qu’il avait toujours attribuée à un possible agacement que provoquait son comportement, si particulier, chez lui.
Au fond, il avait toujours su que personne ne pouvait être aussi gentil, aussi niais avec tout le monde, sans que ça ne cache quelque chose. Quelque chose de bien plus sombre.
Oh, bien sûr, il se doutait que les choses n’étaient pas aussi simples qu’elles en avaient l’air. Après tout, c’était la Fondation qui l’avait amnésié, pas l’Insurrection du Chaos. La thèse de la simple espionne de l’IC était donc hautement improbable, l’organisation qui l’employait devait avoir un lien avec tout ça. Et il ferait donc mieux de se mêler de ses affaires.
Mais il ruminait tout ça, toute cette colère contre elle depuis trop longtemps. Il voulait des réponses. Et elle était la seule à pouvoir les lui donner.
Tandis qu’il s’assurait que le chargeur de son Five-seveN était plein, un sourire lui monta inexplicablement aux lèvres.
Et, alors qu’il se mettait en route vers son bureau, l’endroit où il la trouverait probablement à cette heure-ci, Kalach sur les talons, un vieux classique d’Elvis commença à résonner dans sa tête.
You look like an angel
Walk like an angel
Talk like an angel
But I got wise
You're the devil in disguise
Oh yes you are
The devil in disguise
La photo était vieille, usée par le temps. On pouvait y voir deux filles. La plus âgée devait avoir à peine treize ans et tenait dans ses bras une petite fille blonde de dix ans.
La joie de vivre s’étalait sur cette photo.
Une goutte d’eau s’écrasa sur le papier jauni. Tara essuya ses larmes puis regarda la petite fille :
« Je te promets qu’on sera un jour de nouveau ensemble, Julie. »
La photo avait été prise juste avant l’accident. Un accident qui avait rendu Tara orpheline et fille unique.
Elle la rangea dans la poche de sa veste, près de son cœur.
Le choc avait été rude.
Les cris, la douleur, l’odeur de fumée et de mort, le regard devenu vitreux de ses parents, sa sœur…
Elle chassa les mauvais souvenirs puis posa un œil las sur les dossiers. Les deux années passées au sein de l’Insurrection ne lui manquaient pas du tout mais elle devait reconnaître qu’il y avait un peu plus d’action que de ranger des dossiers. Mais elle appréciait la quiétude relative de la Fondation. De plus, Samech était l’endroit le plus calme qui soit, à peine troublé par une dispute entre elle et Sempras.
Mais elle avait besoin de s’aérer l’esprit, de se dégourdir les jambes. Elle n’était plus habituée à l’inaction. Elle commençait à rouiller et elle n’aimait pas cela. Elle se leva et sortit de son bureau. C’était étrange mais elle avait l’impression qu’une catastrophe allait se produire…
Lorsqu’elle rentra, une heure plus tard, elle ferma la porte et s’affala sur la chaise. Elle ferma les yeux, faisant le vide dans son esprit. Quand elle les rouvrit, elle remarqua un morceau de papier, coincé dans la poignée de la porte. Elle ne l’avait pas remarqué jusqu’alors.
Elle se dirigea lentement vers lui et s’en saisit d’une main tremblante.
C’était les paroles d’une chanson, écrites à la main. Elle reconnut l’écriture serrée d’un agent de la Fondation, et pas n’importe quel agent.
Elle toucha son épaule, là où la balle l’avait effleurée. La cicatrice était encore là, lui rappelant sans cesse qu’une menace pesait constamment sur ses épaules. Les regards insistants de l’agent Xavier Herriot ne lui avaient pas échappé. Pourtant, il avait bien pris des amnésiques, Ethan lui avait assuré qu’il ne se souviendrait de rien. Hélas, les paroles de la chanson étaient assez explicites.
Que faire ?
Elle se souvenait encore des cris désespérés de l’agent lorsque les gardes l’avaient menotté. Elle se souvenait encore de son regard lourd de reproches, de cette promesse qu’un jour elle le payerait. Elle avait pitié de lui, il devait se sentir perdu. La culpabilité la rongeait. Mais une question la tourmentait : quel avait été l’élément déclencheur ?
Il fallait qu’elle le retrouve et qu’elle lui parle. Vite.
Elle voulut sortir de son bureau mais s’arrêta dans l’encadrement de la porte. Elle réfléchit quelques secondes. Elle se maudit. Ethan était à Aleph, elle ne pourrait espérer avoir un quelconque secours de ce côté-là. Elle fit demi-tour. Son taser dormait dans le tiroir de son bureau. Elle n’espérait pas devoir l’utiliser. Elle ne le ferait que s’il ne lui laissait pas le choix.
Le site-Samech était un endroit paisible, les étudiants apprenaient à comprendre le nouveau monde que leur faisait découvrir la Fondation. Il n’y avait que quelques sûrs, de quoi seulement se familiariser avec les skips.
Tout était calme. Le calme avant la tempête. Elle effleura du bout des doigts son taser qui pendait à sa ceinture, caché par un gilet suffisamment long. Elle avait l’impression d’être retournée en Syrie.
L’agent Herriot était dans la cafétéria, regardant d’un air sombre un verre de vodka qu’il n’avait pas vidé. Elle déglutit puis inspira un grand coup. Elle avait réussi à le mettre à terre une fois, elle réussirait à nouveau. Sauf qu’il n’était plus blessé et que cela faisait bien longtemps qu’elle ne s’était pas entraînée à combattre, une négligence qui pourrait lui coûter la viabilité de l’Opération Fruit d'hiver…
« Agent Herriot ? »
Il la regarda droit dans les yeux. La tension monta d’un cran. Son chien le sentit et grogna. Les membres du personnel présents levèrent la tête vers eux, s’interrogeant. Elle essaya de se composer une voix froide et forte mais tous sentirent sa fébrilité :
« Voulez-vous bien me suivre, demanda-t-elle. »
En guise de réponse, il but d’une traite son verre, se leva et la suivit, son chien sur les talons.
Elle ne l’amena pas à son bureau mais se dirigea vers l’arrière du Site, à l’abri des regards indiscrets. C’était là aussi que se trouvait le mémorial des agents morts au service de la Fondation. Des centaines, des milliers de noms étaient inscrits pour l’éternité sur cette immense stèle. Tara se dirigea vers elle et lut les noms un par un, s’efforçant de se calmer.
« Combien de ces noms sont là à cause de vous ? »
La voix de l’agent la fit frémir. Une vague de noms et de visages déferla dans l’esprit de Tara. Tous ceux qu’elle avait tués pour le bien commun. Il y en avait beaucoup trop…
« Le vôtre n’est pas là, remarqua-t-elle.
- Et ? »
L’agent s’avança vers elle tandis qu’il ordonnait à son chien de rester tranquille. De la colère, de la haine, émanait de son regard sombre. Tara recula et s’appuya sur la stèle. Soudainement, il éclata de rire, un rire amer :
« Et je devrais vous en être reconnaissant ? J’ai tout un morceau de ma vie qui est parti en fumée, je ne me souviens de rien mais je sais que tout est de votre faute. La preuve, vous n’avez pas nié, vous avez bien tué des agents de la Fondation. Vous faites partie de l'Insurrection, l'un de mes contacts m'en a donné la preuve. Mais j’imagine que votre rôle est bien plus important que je ne le crois, non ?
- Vous n’avez rien à savoir, Agent Herriot.
- Je pense que si, justement. J’ai certainement dû risquer ma peau là-bas… »
Il lui montra la cicatrice qu’il avait au cou.
« J’imagine que c’est de votre faute.
- Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour la Fondation. Faites votre devoir, je fais le mien. »
Il dégaina son arme et la visa, prêt à tirer. Elle leva les mains.
Il fronça les sourcils :
« C’est étrange… J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette scène…
- Calmez-vous agent Herriot, je vous en prie. »
La main de l’agent tremblait tandis que son doigt était près, beaucoup trop près de la gâchette.
Elle s’avança doucement :
« Agent Herriot, gardez votre calme. C’est un ordre.
- De quel droit me donnez-vous des ordres ? »
Il n’aurait jamais dû boire ce verre. Il devait très certainement avoir l’esprit embrouillé.
« Agent Herriot, vous n’avez plus votre lucidité. Veuillez immédiatement poser votre arme.
- Non, je suis parfaitement lucide. Vous vous faites passer pour quelqu’un de bien, de gentil, une véritable Guimauve."
Il prit une profonde inspiration, cherchant très certainement à se calmer mais ne sembla pas y parvenir. Il continua en s'exclamant d'une voix tremblante :
"Mais vous n’êtes pas celle que vous prétendez être ! Des personnes sont mortes à cause de vous, vous devez payer ! »
Elle avait déjà payé. La culpabilité l’empêchait de dormir, elle avait constamment peur, ne pouvant se fier qu’à quelques personnes de confiance.
Elle s’avança un peu plus. Un pas de trop.
Un coup de feu retentit.
L’agent Koop, l’esprit embrumé par l’alcool, tourna instinctivement les yeux vers la source du bruit : quelques futurs agents qui s’entraînaient au tir à l’autre bout du parc. Une seconde d’inattention qui fut plus que suffisante à un agent de terrain surentraîné comme le professeur Lucy. D’un rapide mouvement du poignet, elle dévia son avant-bras, l’empêchant de tirer sur elle. Celui-ci tenta de la frapper du poing gauche, mais elle esquiva d’un rapide mouvement du corps, et se servit du déséquilibre ainsi provoqué chez son adversaire pour retourner sa force contre lui, et le projeter au sol. Koop, humilié, sentit la colère monter en lui. Mais, alors qu’il tentait d’atteindre son arme tombée un peu plus loin, il s’aperçut que le professeur Lucy tirait un taser de sa ceinture.
C’est ce moment précis que choisit Kalach pour intervenir. L’énorme berger allemand se jeta de tout son poids sur la jeune femme, tentant de saisir le bras qui brandissait l’arme. Le professeur Lucy perdit l’équilibre et tomba violemment à son tour, sa chute amortie par l’herbe, heureusement pour elle. Les deux pattes de l’animal reposaient sur les épaules de l’infiltrée, sa gueule n’était qu’à quelques centimètres de sa gorge.
« Kalach, ça suffit », ordonna Koop, tout en se redressant péniblement, les membres endoloris.
La raclée avait au moins eu le mérite de lui remettre un peu les idées en place.
Le chien leva la tête, oreilles dressées, la langue pendante, passant instantanément de la bête tueuse au meilleur ami de l’Homme.
Koop ramassa son arme de service, s’assura qu’elle n’avait pas été abîmée dans la chute, et jeta un coup d’œil à l’assaillante. Celle-ci, ne pouvant quasiment plus bouger, reprenait calmement sa respiration, lui lançant un regard à lui glacer le sang.
Il la contourna et ramassa le taser.
« Un X26, remarqua-t-il. Le genre de jouet qu’on file aux personnalités importantes qui doivent pouvoir se défendre seules, le cas échéant…
-Faites dégager votre chien de là », répliqua froidement Tara Lucy.
Koop siffla, et Kalach laissa tomber la prétendue archiviste pour se diriger droit vers lui, oreilles dressées, comme s’il cherchait à s’enquérir de l’état de son maître. L’agent avait la tête qui tournait à cause de la vodka et son vol plané n’avait rien arrangé. Il tomba assis dans l’herbe, devant la plaque commémorative.
Tara se leva, se massant les coudes, l’air somme toute soulagé de ne pas s’être faite dévorer la gorge. Il sentit son regard peser sur sa nuque tandis qu’il grattouillait la tête de son sauveur canin. Au bout d’un moment il lança, comme une excuse :
« Il y a les noms de copains à moi, là-dessus.
-Vous vouliez me voir pour me tirer dessus ? C’était ça, votre objectif ? demanda-t-elle avec une voix étonnamment douce.
-Non. Mais j’aurais pas dû boire.
-Pourquoi vous avez bu ? »
Il ne répondit pas tout de suite, scrutant l’infinie liste de ceux qui n’avaient laissé derrière eux que quelques souvenirs et ces lettres gravées dans le marbre. Quelqu’un l’écoutait. Une espionne, quelqu’un qu’il connaissait à peine de vue, qui avait apparemment la mort de plusieurs de ses collègues sur la conscience, quelqu’un qu’il avait menacé d’une arme quelques minutes plus tôt. Mais quelqu’un qui l’écoutait. Alors, comme si d’un coup le barrage sautait, l’agent Koop, l’alcool aidant, balança ce qu’il avait sur le cœur au professeur Tara Lucy.
« Je suis dans le top pour ce qui est des amnésies sur Samech. Pas parce que je suis trop curieux, que je fous mon nez là où je devrais pas… Enfin, je crois pas… La faute à pas de chance. La loi des probabilités. Je suis plus souvent que d’autres là où il ne faut pas quand il ne faut pas. »
Lucy l’écoutait, visiblement aussi étonnée que gênée de ces révélations soudaines.
« J’ai laissé tomber ma famille pour la Fondation, j'ai mis de côté mes convictions. J’ai accepté qu’on fasse disparaître une partie de mes souvenirs, qu’on efface des bouts de ma vie comme on efface une ardoise. J’ai versé mon sang pour la Fondation, j’ai tout accepté pour elle. Des fois, je me demande si ça en vaut vraiment la peine. Alors, juste une fois, même si c’est pour oublier de nouveau après, j’aimerais comprendre… »
Le professeur s’assit près de lui, s’attirant un regard menaçant de Kalach, mais, d’une tension sur son collier, Koop lui fit comprendre qu’il devait se tenir tranquille. Le regard de la jeune femme se perdit lui-aussi sur la stèle.
« Je travaille en effet pour l’Insurrection. C’est ce qu’ils croient, en tout cas. Ma mission, au début, c’était de les infiltrer. Pour donner des informations à la Fondation. Et, dans l’Insurrection du Chaos, si vous voulez prouver votre fidélité et que vous portez les armes, vous devez tuer. »
Elle soupira. Elle prenait de gros risques en dévoilant une information de ce genre, mais, dans un sens, elle semblait soulagée de vider son sac, elle aussi.
« Ça a marché au-delà de toutes les espérances. Un jour, l’Insurrection m’a envoyée pour que j’infiltre la Fondation. Du jour au lendemain, j’étais agent triple. La mission où vous avez reçu votre cicatrice, c’était ma dernière mission sur le terrain pour l’IC. Vous étiez au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais je n'ai pas pu appuyer sur la gâchette. Pas une fois de plus. »
Ses aveux semblaient autant destinés à Koop qu’à ceux dont les noms figuraient sur la pierre par sa faute. L’agent pencha la tête vers les cieux, prenant le temps d’assimiler ces informations qu’on lui aurait fait oublier le lendemain.
« Ça fait combien de temps qu’ils vous préparent pour un truc de cette ampleur ?
-Depuis que j’ai treize ans, environ…
-Et pourquoi vous avez accepté un truc pareil à cet âge-là ?
-Parce que je n’avais plus rien. Plus rien d’autre que la Fondation. »
Elle prit une longue inspiration. On abordait un passage difficile, c’était palpable.
« Il n’y avait plus que ma sœur… Et c’est la Fondation qui l’a sauvée. Qui la sauve encore, tous les jours… Elle est dans le coma, depuis tout ce temps. Le moins que je pouvais faire c’était de me battre pour elle. Ils ont vu des capacités hors du commun en moi, et j’ai décidé de les exploiter au maximum.
-Alors, la Fondation veille sur votre sœur dans le coma, quelque part, c’est ça ?
-Oui. C’est ça.
-Dans ce cas, j’ai une dernière requête. Après, je me laisserai amnésier, et tout ce que vous voudrez. Mais j’aurais besoin de ça pour avoir l’esprit tranquille, pour savoir que je peux vous faire confiance…
-Quoi donc ? De toute façon, vous oublierez tout, que vous le vouliez ou non. C’est bien la meilleure chose qui pourrait vous arriver vu la situation. Et c'est tout ce que je vous souhaite.»
Koop sourit malgré lui.
« Vous êtes vraiment exceptionnelle. Mon truc, c’est de dégoter des surnoms pour tout le monde, et pour vous, je verrais bien Guimauve. Vous avez bon fond, ça se sent à des kilomètres. »
Il marqua une pause pour trouver comment formuler convenablement sa demande.
« Je voudrais bien qu’on aille rendre visite à votre sœur. »
Le silence s’installa. D’aucuns auraient pu croire qu’il était lourd mais ce n’était pas le cas. C’était un silence de recueillement teinté de soulagement, à peine troublé par le bruit incessant et régulier de la machine qui maintenait en vie Julie.
Tara s’assit sur le bord du lit et prit la main frêle de sa sœur dans la sienne. Cela faisait tellement longtemps qu’elle n’était pas venue ici. Deux longues années, passées au sein de l’Insurrection. Elle n’avait eu que quelques nouvelles disparates envoyées par Ethan. Cela faisait un mois qu’elle était de nouveau à la Fondation mais n’avait pas trouvé le courage d’y aller.
Voir sa sœur dans cet état était une épreuve difficile et, dans un sens, avoir l’agent qu’elle avait épargné à ses côtés l’aidait un peu. Cela prouvait à sa sœur ainsi qu’à elle-même qu’elle n’était pas un monstre.
Avant qu’elle ne parte, il y a deux ans de cela, elle était allée voir sa sœur et comme à l’accoutumée, lui avait lu une histoire. Elle lui parlait tout le temps, pensant que Julie pourrait l’entendre. Mais là, sa gorge était nouée, elle était incapable de parler.
Un docteur passa devant la chambre et vit les deux visiteurs. L’agent Koop, qui était le plus proche de la porte, se tourna vers lui :
« Il n’y a jamais eu d’amélioration ? », demanda-t-il.
Le docteur secoua la tête négativement puis regarda Tara qui caressait la joue de sa sœur avec tendresse :
« Elle vient depuis ses treize ans ici. Elle n’a jamais perdu espoir de la voir se réveiller un jour », l’informa-t-il d’une voix douce.
L’agent Koop regarda lui-aussi Tara :
« Sa sœur a de la chance de l’avoir.
- Ce sont toutes les deux des battantes. J’espère être encore là pour les voir un jour réunies. »
Le docteur lui fit un petit sourire triste puis partit en silence.
Tara avait entendu la conversation et était soulagée de savoir que l’agent Koop ne la considérait plus comme son ennemi. Même s’il devait l’oublier bientôt.
Une larme perla sur sa joue, elle l’essuya du revers de la main puis contempla le visage de sa sœur. Elle avait tellement grandi… Tout un pan de sa vie partit en fumée. Julie n’avait pas eu le droit à la fin de son enfance, ni à son adolescence. Elle n’avait jamais connu le tracas des notes, des examens, n’avait jamais connu l’amour, les premières peines de cœur, les réconciliations, n’avait jamais su ce que c’était de se sentir soutenue par des amis, par sa famille, n’avait jamais fait sa crise d’adolescence, n’avait jamais eu sa majorité, n’avait pas connu l’ivresse des premières sorties en boîte. Rien. Elle n’avait rien connu. Sa vie lui avait été prise injustement. Voilà ce qu’on pouvait ressentir lorsqu’on prenait un amnésique, seulement, Julie n’aurait pas de faux souvenirs auxquels se raccrocher. Elle n’avait qu’un trou béant dans le fil de sa vie. Un vide que rien ne pourrait combler.
Une autre larme coula. Tara baissa la tête, faisant tomber ses cheveux devant son visage, ne voulant pas que l’agent Koop voit sa peine.
Quelques secondes s’écoulèrent puis une main compatissante se posa sur son épaule.
« Je suis tellement désolée pour tout ce que vous avez subi à cause de moi », dit-elle la voix enrouée.
Elle ne s’adressait pas qu’à lui. Au-delà de l’agent Koop se trouvait une foule de visages, certains sans nom, qui la regardait d’un œil vitreux. Elle n’en avait oublié aucun. Ces visages ne lui accordaient aucun répit, la poursuivant le jour et la nuit.
L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn.1
« Je vous pardonne », dit-il doucement.
Les visages s’évanouirent un par un. Un poids énorme s’enleva de ses épaules. Elle le regarda et sourit mais le « merci » resta bloqué dans sa gorge. Ce n’était pas grave, l’agent Koop comprit et hocha la tête gravement.
Ils quittèrent l’hôpital en silence et ce fut toujours sans un mot qu’ils retrouvèrent le site-Samech. L’agent Koop retourna à ses occupations et Tara se dirigea vers le bureau du directeur de la sécurité du site.
Le lendemain, l’agent Koop ne se souviendrait plus de rien.
Assis dans une petite salle sombre rappelant les salles d’interrogatoires qu'on pouvait voir dans les films, l’agent Koop attendait patiemment qu’on vienne, une fois de plus, lui arracher un morceau de sa vie. Le docteur qui devrait lui administrer la dose exacte d’amnésiques n’allait pas tarder à arriver ; il lui injecterait alors ses produits, on le mettrait dans son lit, assommé par les médocs et, le lendemain, il n’aurait plus aucun souvenir de la journée écoulée. Seulement un trou noir. Et le docteur Fantôme, que les employés appelaient ainsi parce qu’on ne se souvenait jamais de l’avoir rencontré, disparaîtrait jusqu’à la prochaine fois.
Et pourtant, après ce qu'il avait vu aujourd'hui, il était loin de vouloir s’en plaindre.
En allant rendre visite à la sœur du professeur Lucy, ça n’était pas seulement son existence qu’il voulait confirmer. Il voulait aussi voir la réaction que provoquait cette jeune sœur chez l’espionne, cette jeune sœur qu’elle aimait au point de mettre sa propre vie au clou pour elle. Il avait vu quelque chose de difficilement descriptible, un vrai désespoir. Un mélange improbable de la joie simple de voir quelqu’un qu’on aime et de la souffrance infinie de savoir qu’on l’a perdu. Une expression qu’il était impossible de contrefaire. Elle n'avait pas menti.
Le professeur Lucy était une jeune femme à qui la vie avait volé ses parents et sa sœur, et à qui la Fondation SCP avait volé sa vie.
Il avait désormais toute confiance en elle. Du moins pour l’instant.
Il tira un paquet de cartes, compagnon indispensable de tout ancien soldat, d’une poche intérieure de son uniforme, et entama une petite réussite, histoire de s’occuper les mains pendant que son esprit divaguait.
Il n’avait rien voulu en dire à Tara mais il n’avait pas réussi à se convaincre pleinement de la bonne foi de ce toubib qui était venu leur distiller quelques paroles rassurantes. Peut-être n’était-il pas vraiment responsable lui-même, mais Koop savait qu’il arrivait à la Fondation de garder certains « patients » dans des états peu enviables, afin de pouvoir étudier les effets de tel ou tel skip sur le long terme, par exemple. Peut-être était-ce le cas de la malheureuse gamine qu’il avait vu sur son lit d’hôpital, et dont l’état n’était pas beaucoup plus souhaitable que celui de ceux dont les noms figuraient sur le mémorial de Samech. Il n’avait aucun moyen d’en être sûr, cependant.
Ce dont il était sûr, par contre, c’était que Tara Lucy était sans doute devenue la carte maîtresse de la Fondation dans sa lutte contre l’Insurrection. Koop le savait bien parce que son ami Martin faisait partie d’une unité du GRU chargée de la traque des agents de l’organisation rebelle, c’était une organisation fermée, compartimentée, qu’il était presque impossible d’atteindre dans son ensemble. Mais l'ouvrier avait fait de cet « impossible » un « possible », voire même un « probable ».
Comment penser que la Fondation pourrait donner sa confiance à une personne aussi importante, détentrice de tellement d’informations sensibles, en contact si étroit avec l’ennemi de toujours, sans se conserver quelques garanties pour s’assurer de sa fidélité ? Une sœur adorée dont la survie dépendait implicitement du bon vouloir de l’organisation, c’était idéal.
Et que se passerait-il alors s’il arrivait malheur à cette petite sœur ? Le professeur Lucy ressentirait-elle encore le besoin de se battre pour cette organisation qui n’avait pas pu sauver le seul être cher qui lui restait ?
Que se passerait-il si elle se réveillait ? L’infiltrée pourrait-elle poursuivre sa mission, toujours sur le fil du rasoir, sachant que cette sœur dont elle avait tant espéré le réveil l’attendrait désormais à la maison, morte d’inquiétude ?
Que se passerait-il si Tara soupçonnait que la Fondation SCP maintenait volontairement sa sœur dans le coma pour s’assurer de son obéissance ? Trahirait-elle ?
L’agent Koop cessa d’y penser. Il y avait des gens bien plus intelligents que lui pour réfléchir à tout ça. Des gens dont c’était même le travail.
De toute façon, la porte venait de s’ouvrir.
La photo était vieille, usée par le temps mais cette fois-ci, aucune goutte ne vint s’écraser sur le papier jauni.
Elle avait enfin pu libérer toute sa peine, toute sa souffrance. Certes, la personne qui l’avait écoutée ne se souvenait certainement plus de cela à l’heure qu’il était mais elle pouvait enfin être en paix avec elle-même. Elle avait elle aussi recueilli une partie de la vie de l’agent, un secret qu’elle garderait précieusement, aux côtés de ceux plus brûlants qu’elle emmagasinait depuis maintenant plus de deux ans.
Il lui avait fait confiance, il avait vu qu’elle n’était pas un monstre et c’était tout ce qui importait.
Son travail était terminé. Lentement, elle se dirigea vers la cafétéria.
Elle entendait des éclats de voix, de rires aussi. La vie continuait son cours à la Fondation SCP. Une vie normale après tout. Chacun devait faire avec les petits tracas de la vie quotidienne, avait les mêmes patrons intransigeants que des personnes hors de la Fondation, goûtait aux mêmes joies et peines… Certains avaient juste quelques lourds secrets à garder.
Elle ouvrit la porte et salua tout le monde. Le professeur Nephandi la salua gentiment, même le docteur Sempras la salua d’un mouvement de tête sec.
Elle le vit au fond de la salle. Il jouait avec son paquet de cartes. Elle hésita un temps puis se dirigea vers lui :
« Agent Koop, c’est ça ? », demanda-t-elle avec appréhension.
Il leva les yeux vers elle et son visage se fendit d’un sourire :
« Oui c’est bien moi. Et vous êtes ? »
Tara se sentit un peu triste de voir qu'il ne se souvenait plus de son nom mais continua d'un ton enjoué :
« Je suis le professeur Lucy, enchantée, mais vous pouvez m’appeler Tara. »
Ils se serrèrent la main.
« J’ai l’habitude de tutoyer, je peux ? », demanda-t-il.
Elle s’assit en face de lui et se servit un café.
« Bien sûr ! », s’exclama-t-elle.
L’agent parut soudainement réfléchir. Pendant ce temps, Tara essayait de voir s’il se souvenait de la moindre petite chose, analysant sa posture, ses gestes, les paroles qu’il avait prononcées… Mais rien ne semblait indiquer qu’il se souvenait de quoi que ce soit. Un léger pincement au cœur tirailla Tara.
Le visage de l’agent s’éclaira :
« Oh ! Je sais !
- Quoi donc ?
- Oh rien… Guimauve. »