Gruppa Krovi

Ils étaient une petite dizaine, réunis dans une pièce souterraine aux murs de bétons suintant d’humidité, autour d’une grande table sur laquelle avait été étalée une grande carte d’état-major du centre-ouest de la Fédération russe. L’emplacement de leurs forces y était signalé par de petits drapeaux rouges épars au nord de la capitale. Un drapeau jaune, placé en plein centre de Moscou, figurait la principale base d’opérations post-apocalypse de la Fondation SCP. Une nuée de petits fanions noirs était disposée en cercle autour de ce dernier, représentant les troupes de l’Insurrection du Chaos dont on avait pu approximativement identifier les positions.

Leur avis de sommités issues des plus grandes écoles militaires d’Europe de l’Est était unanime : c’était la merde.

« Si je comprends bien, récapitula l’un d’entre eux, la CMO nous demande de sacrifier le peu de troupes et de matériel qui nous reste pour dégager vos rivaux d’hier, en nous mettant à dos une puissance militaire émergente au passage, tout ça au prétexte que le salut de l’humanité pourrait en dépendre. Ou pas. C’est bien ça, Dorofeïev ? »

Le colonel du GRU lança un coup d’œil désabusé à son collègue, avant de lui répondre avec une lassitude sensible :

« C’est tout à fait ça, Korb.

- Et vous qui connaissez bien mieux cette… « Fondation SCP » que n’importe lequel d’entre nous… Qu’en pensez-vous ?

- La Fondation SCP était le principal jugulateur de l’anormal avant que ce merdier nous pète à la gueule, répliqua à sa place la Louve, installée dans un siège un peu à l’écart. Bien supérieure à tous les autres en matière de moyens matériels, humains et scientifiques, et il semble que ça soit toujours le cas. S’ils tombent, on ne pourra plus compter que sur ces guignols de la Coalition pour éviter l’extinction. »

Un long silence accueillit cette déclaration. Devaient-ils donc obéir sans discuter à ces instructions suicidaires, quittes à perdre dans la manœuvre le gros de leur capacité de combat et donc de leur pouvoir de négociation dans la construction du monde futur ? Mais s’ils refusaient, y aurait-il seulement un futur ? La situation était catastrophique à Moscou, tous les rapports s’accordaient à le dire.
À dire vrai, aucun d’entre eux ne se sentait les épaules pour prendre une décision pareille. Il y avait là un amiral qui ne commandait plus au moindre navire, un général à la retraite depuis quinze ans au torse couvert de médailles ternies, une poignée d’officiers bombardés aux plus hautes fonctions de commandement pour combler les trous creusés par la Catastrophe, et même une ancienne déserteuse reconvertie en chef mercenaire. Certainement pas l’état-major que la situation exigeait, mais le seul dont ils disposaient.

« Dans tous les cas, c’est la fin pour nous si nous prenons la mauvaise décision, résuma sombrement le major Korb.

- Mourir pour mourir, j’aime autant l’idée que ce soit en combattant pour Moscou, signala pensivement la Louve, roulée au bec. C’est un honneur dont tout Russe devrait être fier, et je suis sûr que nos camarades étrangers s’en accommoderont très bien.

- Allez donc dire ça aux hommes qu’on va envoyer là-bas, vos grands élans romantiques sont sûrement le cadet de leurs soucis.

- Dois-je en conclure que vous approuvez malgré tout, Korb ?

- Ai-je seulement le choix ? Cette… Insurrection du Chaos s’est montrée assez claire sur les conséquences de notre refus de les rejoindre. Quand ils en auront fini avec votre Fondation, ce sera notre tour.

- Au moins c’est clair, conclut le colonel Dorofeïev. Quelqu’un d’autre a une objection ? »

Aucune réaction. Les présents doutaient encore au point de peiner à se regarder en face, mais c’était aux yeux de la plupart leur meilleure option, et les autres n’avaient de toute façon pas le courage de protester. Comme il est facile de jouer aux dés quand c'est la vie d’un subordonné qui est sur la table, songea l’officier de la division P avec une amertume teintée de pragmatisme.
C’est néanmoins avec une énergie de circonstance qu’il lança en se penchant sur la carte :

« Dans ce cas, au travail. Les groupes de combat devront être constitués et sur le départ d’ici une heure, pas une minute de plus. Perdre du temps est un luxe que nous n’avons plus. »


« Très bien les gars, on a nos ordres. Approche par le nord, on se divise en deux groupes. Je commanderai le premier, qui aura pour mission de neutraliser une batterie antiaérienne type Pantsir repérée dans le parc Altuf’yevo. Le second sera commandé pour l’adjudant Saïan et s’occupera d’un 2K22 Tunguska repéré pour la dernière fois à proximité de l’usine Mebelzov. Nous serons appuyés par un T-80U de la 4e Blindée de la Garde avec dispositifs ultrasons pour disperser les infectés, il faudra veiller dessus comme sur la prunelle de vos yeux. Si on le perd, on n'ira nulle part.
Les autres unités auront des missions similaires à la nôtre tout autour de la ville, le but étant de dégager l'espace aérien au plus vite pour les appareils des Nations Unies.
Une fois ceci fait, regroupement à H plus quinze minutes à la Parikmakherskaya, puis plein sud vers le Kremlin en foutant un maximum le bordel sur la route. Objectif : jonction avec les éléments de la Fondation SCP et sécurisation du secteur en attendant les renforts. »

Le lieutenant Martin Filippov laissa son regard se balader sur la petite trentaine de combattants sous son commandement, qui l’écoutait avec attention. Un ensemble hétéroclite composé d’un noyau dur de membres de son ancienne unité et de soldats d’active qui encadraient une poignée de réservistes et de civils. Des hommes et des femmes de tous âges, venus des quatre coins de l’Europe de l’Est et parfois même de plus loin, fagotés avec des pièces d’uniforme et d’équipement dépareillées pour la plupart.

« Des questions ? ajouta-t-il finalement.

- J’en ai une, mon lieutenant, répondit Espenberg, un Estonien au crâne rasé et à l’air revêche. Pourquoi je devrais aller me faire buter par des types qui m’ont rien fait pour sauver le cul d’autres types à qui je dois rien ? »

L’officier soupira intérieurement tandis qu’un concert de grognements d’approbation et de chuchotements inquiets commençait à s’élever. Évidemment, les choses ne pouvaient pas être aussi simples. On ne leur avait pour ainsi dire rien expliqué de la situation, et lui en savait à peine plus qu’eux. Difficile dans ces conditions de leur faire miroiter sereinement le sacrifice suprême.
Il répliqua néanmoins, avec toute la conviction dont il était capable :

« La Fondation SCP, l’organisation actuellement assiégée au Kremlin, détient des technologies qui devraient nous permettre de stabiliser la situation. Sans elle, il n’y a pas d’avenir pour l’humanité, et sans nous, il n’y a pas d’avenir pour elle. C’est pas plus compliqué que ça. »

Son auditoire paraissait sceptique, peut-être parce que lui-même doutait. En réalité, personne ne pouvait dire ce que la Fondation était en capacité de faire ou de ne pas faire, et le fait qu’elle soit au bord de l’annihilation à l’instant même n’avait rien de rassurant, mais il lui fallait bien donner un objectif clair et motivant à ses troupes pour les convaincre de marcher.
Il se sentit néanmoins obligé d’ajouter ceci :

« Si certains d’entre vous souhaitent déserter sur le trajet jusqu’à Moscou, il sont libres de le faire, je ne les en empêcherai pas. Mais demandez-vous ceci : avons-nous tant sacrifié jusque-là, avons-nous fait tant d’efforts pour survivre pour finalement nous rouler en boule en attendant la mort au moment le plus critique ? Il est de notre devoir de combattre aujourd’hui, parce que personne ne le fera à notre place. Et ce sera un honneur pour moi de le faire à vos côtés, parce que je sais ce que vous valez, et je sais que vous ne vous défilerez pas face à votre devoir. »

Il ne leur avait pas offert un vrai choix car tous savaient que, dans le véritable no man’s land qui s’étendait entre les rares bastions de civilisation restant, les chances de survie seraient plus ténues encore qu’au combat. La plupart d’entre eux était de toute façon résignée, dévorée par la culpabilité du survivant, confrontée à l’ombre d’un avenir qui n'avait rien de réjouissant. Quelques-uns trouvèrent même un brin de motivation sincère dans son discours.

« Très bien, dans ce cas… Si personne n’a rien à ajouter, préparez vos affaires, on part dans dix minutes. »

Le petit groupe se dispersa rapidement. Le lieutenant en profita pour rejoindre son meilleur ami, le caporal Xavier « Rezchik » Herriot, présentement occupé à harnacher son berger allemand répondant au doux nom de Kalach. Il nota au passage ses mains couvertes de pansements et de vilaines plaies, trahissant un corps éprouvé par des semaines de lutte ininterrompue, comme celui de tant d’autres autour d’eux.
Apercevant son camarade russe, le Français se redressa et l’interrogea d’un ton enjoué :

« Alors, "mon lieutenant", comment ça se présente ?

- Communication radio impossible sur place, reco minimale, quasiment aucun appui-feu, troupes insuffisantes quantitativement et qualitativement, le tout au milieu d’une foutue armée de morts-vivants et de la putain d’apocalypse. Une vraie promenade touristique, quoi. »

Le caporal laissa échapper un grognement amusé puis, reprenant son sérieux, observa un instant du coin de l'œil leurs frères et sœurs d’armes qui s’activaient fébrilement, bouclant leur paquetage avec empressement.

« Ils vont s’en rendre compte très vite… T’as pas peur qu’ils réagissent mal quand ça va commencer à chier ? Qu’ils plaquent tout et mettent les bouts ?

- C’est un risque et, honnêtement, je leur en voudrais même pas. Mais c’est pas comme si on avait vraiment le choix, pas vrai ? Et toi, comment tu vois les choses ?

- Je te dirais bien que je te suivrais jusqu’en enfer s’il le fallait, mais j’ai l’impression qu’on y est déjà. Et puis… »

Il hésita un instant, cracha sur le côté puis laissa tomber avec amertume :

« … On devait être le bouclier qui protégeait l’humanité de tout ce bordel. Aujourd’hui, l’humanité est à l’agonie et nous, on est encore là. J’sais pas, il est peut-être temps que les choses reviennent à leur place. »

Martin hocha gravement la tête. Dans le fond, confusément, c’était aussi ce qu’il ressentait.


Ils effectuèrent le trajet qui les séparaient de la banlieue moscovite entassés à l’arrière de deux vieux GAZ-66 soviétiques qu’un vent glacial faisait tanguer comme des coquilles de noix ballottées sur un océan de neige immaculée.
Bercés par les grincements du véhicule, les combattants restaient plongés dans un mutisme presque absolu, le regard perdu dans un passé mort et regretté ou vers un futur menaçant et opaque, n’échangeant quelques mots, entre deux reniflements, que pour quémander une cigarette ou une rasade d’alcool ou, plus occasionnellement, lâcher quelques mots encourageants ou une plaisanterie maladroite qui tombait aussitôt à plat.

Martin avait appris à les connaître, a minima au cours des dernières semaines. Les inséparables Alexei et Vadim, bien sûr, sous ses ordres depuis qu’il avait reçu ses galons, de même que Mikhail qui, son Dragunov calé entre les jambes, caressait amoureusement un Kalach stoïque.
Mais aussi Espenberg, l’Estonien, imbuvable au quotidien mais indispensable sur le champ de bataille. La Tsarina, aussi féroce au combat que princière au-dehors, qui se curait pour l’heure méticuleusement les ongles avec son couteau de combat. Mysh, une petite vingtaine d’années, sexe indéfinissable, qui devait son surnom à sa capacité à se faufiler n’importe où en un temps record. Le jeune Jacob, plus souvent avec un appareil photo qu’avec un fusil dans les mains, qui tenait absolument à immortaliser chaque instant de leur quotidien. Et tous les autres.
Ça n’était pas par hasard qu’on les avait mis sous ses ordres à lui, officier vétéran du 45e GCS de la division P du GRU. C’étaient tous des combattants capables et déterminés, mais même eux n’iraient pas bien loin avec un moral aussi bas.
Dans un effort pour humaniser un peu ces étrangers pour lesquels ils allaient risquer leur vie, il lança nonchalamment à Xavier, suffisamment fort pour que tous les occupants du véhicule puissent l’entendre :

« Alors, y’a des gens que tu connais qui nous attendent au Kremlin, Rezchik ? »

Comprenant ce qu’il essayait de faire, son ami répondit sur le même ton :

« Le trajet de la France à Moscou a pas dû être une partie de plaisir, mais il y en a au moins un qui doit y être. Un type littéralement immortel. Tu lui arraches un bout, il repousse dans la foulée.

- C’est des gars comme ça qu’ils auraient dû envoyer pour cette mission pourrie, plaisanta Alexei, déclenchant quelques rires nerveux dans l’auditoire.

- Il y avait un paquet de durs à cuire dans le tas, en tout cas, poursuivit l’agent de la Fondation. Ils ont intérêt à trouver une banderole, des ballons et une bonne bouteille pour nous accueillir. Faut fêter les retrouvailles dignement, de nos jours.

- Passons aux choses sérieuses, le Français, intervint l’Estonien. Y’a des jolies filles dans le tas, au moins ? Du genre qui seraient très très reconnaissantes à leur sauveur ?

- Ça pour sûr, mais les plus jolies filles d’Aleph sont toutes lesbiennes, c’est une règle immémoriale et absolue. Désolé mon gars.

- T’entends ça ? demanda Alexei en gratifiant la Tsarina d’un coup de coude. T’as peut-être tes chances !

- Je ne mange pas de ce pain-là, mais je ne dirais pas non si elles me proposent un bon massage, ou même juste de me filer leur trousse de maquillage. C’est que le bon matériel se fait rare. »

Le lieutenant fut ravi de voir que son plan avait marché au-delà de toutes ses espérances : ses soldats, étouffant les angoisses qui les tenaillaient encore quelques minutes plus tôt, plaisantaient maintenant bruyamment, se lançant des piques bien senties par rafales, spéculant sur ce qui les attendrait derrière les murs de la forteresse des tsars.
Xavier entreprit ensuite de leur narrer quelques anecdotes particulièrement croustillantes accumulées au cours de son service pour la Fondation. Martin rebondit en évoquant cette fois avec humour ses combats passés contre l’Insurrection du Chaos, récits qu’Alexei, Vadim et Mikhail se chargèrent de préciser et compléter, démontrant au passage que leur adversaire était tout sauf invincible. Quelqu’un commença même à diffuser de la musique tandis que chacun y allait de sa petite histoire, et l’atmosphère se réchauffa sensiblement.

Dehors, alors que le camion emportant le groupe Saïan se détachait de leur petit convoi pour rejoindre son objectif, des nuées de cendres commencèrent à se mêler aux flocons de neige qui tourbillonnaient dans le ciel.


Les Insurgés avaient de toute évidence été prévenus de leur approche, mais ne se doutaient pas que leurs ennemis étaient si près : ils étaient encore en train de préparer des positions défensives sommaires quand le T-80 émergea du blizzard comme un animal préhistorique surgit du fond des âges. Pendant quelques interminables secondes ils contemplèrent bouche-bée l’énorme engin, avant que sa mitrailleuse coaxiale ne commence à cracher un feu d’enfer. Droit sur eux.
Les quelques-uns qui échappèrent à ce tir meurtrier tombèrent nez-à-nez avec les fantassins, qui avaient profité de la faible visibilité et des nombreux chemins couverts qui sillonnaient le parc pour les encercler en toute discrétion. Finalement, un obus explosif bien placé vint mettre définitivement hors-service la batterie antiaérienne. En quelques minutes, tout était terminé.
Les alliés de la Fondation constatèrent qu’ils n’avaient fait face qu’à une demi-douzaine de leurs ennemis. L’Insurrection concentrait apparemment le gros de son effort à l'encerclement du Kremlin, et s’était contentée du strict minimum pour défendre les abords de la ville.

Sans avoir subi aucune perte, l’escouade se dirigea ensuite vers le point de rendez-vous suivant, escortée par le mastodonte d’acier. Une accalmie dans le blizzard leur permit en attendant le groupe Raïan de contempler le spectacle apocalyptique qui s’offrait à eux.
Au beau milieu de la capitale déserte, un inquiétant halo orangé était clairement visible au-dessus de ce qui devait être la Place Rouge, mais c’était bien l’imposante colonne de fumée noire qui se mélangeait au tapis de nuages gris qui impressionnait. Le Kremlin était en flammes.
En guise d’accompagnement sonore à ce spectacle dantesque, le claquement irrégulier de coups de feu et les grondements épars de l’artillerie se faisaient entendre. À part ça, un silence de mort. Celui d’une ville en guerre, abandonnée de tout ce qui en faisait un lieu de civilisation pour que n’y subsistent que la misère et la mort.

« Espérons qu’il restera quelqu’un de pas trop carbonisé à sauver… grommela simplement l’Estonien. Ça me ferait chier de me faire trouer la peau pour des bouts de viande trop cuite. »

Le groupe Raïan arriva tout juste à l’heure convenue, et il lui manquait quatre hommes, dont son chef.

« On a réussi à les encercler comme prévu, mais le Tunguska a eu le temps de pointer ses canons sur nous avant qu’on lui cale une roquette de RPG, raconta sombrement un des rescapés.

- L’adjudant ? »

L’homme lui répondit d’un simple non de la tête.
Martin serra les dents. Il venait de perdre un second aussi taciturne qu’efficace, à ses côtés depuis des années. Et de subir ses premières pertes de l’opération, qui ne seraient sans doute pas les dernières.
Le brouillage radio de l’IC rendait impossible toute communication avec les autres unités ou avec le QG, ils n’avaient donc aucun moyen de savoir si les autres batteries antiaériennes réparties dans toute la ville avaient été détruites comme prévu. Peu importait, ils étaient encore vingt-cinq, sans compter l’équipage du char, et ils avaient une mission à accomplir.
Martin fit signe au pilote du blindé de se remettre en route, direction le centre, avant d’ordonner à sa troupe de lui emboîter le pas.

La stratégie défensive de l’Insurrection du Chaos devint très vite assez claire : pour ne pas avoir à détourner trop d’effectifs et de matériel de leur offensive principale, elle déployait des groupes réduits, parfois même des combattants isolés, qui avaient pour mission de ralentir au maximum leur progression en les harcelant de façon aussi inattendue que possible.
Les renforts de la Fondation assimilèrent rapidement qu’à chaque fenêtre pouvait surgir un tireur d’élite ou un mitrailleur, qu’une escouade de fantassins pouvait se planquer derrière chaque coin de rue.
Que ce soit par fanatisme ou parce qu’une force extérieure était à l’œuvre, ces sacrifiés n’abandonnaient jamais leur poste et tiraient jusqu’à leur dernière cartouche, même quand le canon de 125mm du T-80 se pointait droit sur eux.
Maigres réconforts, ils ne semblaient pas avoir de véhicules à leur opposer, et les rares infectés qui n’étaient pas agglutinés autour du Kremlin étaient tenus à distance par les ultrasons diffusés par les enceintes fixées sur le tank.

Bien que la tactique soit suicidaire, elle porta ses fruits. Filippov dut rapidement imposer une progression prudente et donc ralentie à son détachement, et elle ne suffit pas à lui éviter des pertes supplémentaires : ils eurent bientôt à déplorer trois morts et cinq blessés graves, sans compter les blessés légers.
Erkkilä, l’infirmer finlandais, s’acharnait à soigner ceux qui en avaient le plus besoin avec les maigres moyens à sa disposition, prenant à peine le temps d’essuyer le sang qui coulait d’une entaille sur son front entre deux patients.
Sans possibilité d’appeler une évacuation sanitaire, qui ne serait de toute façon probablement jamais venue, il devait abandonner avec la rage au ventre ceux qui ne pouvaient se déplacer par eux-mêmes avec pour toutes défenses leurs armes, quelques chargeurs et grenades et à l’occasion un blessé moins grièvement atteint.
Tous voulaient croire qu’il y avait une chance que les renforts de la CMO les ramassent au passage, mais peu nombreux étaient ceux à se faire des illusions : des agents de l’IC ou des infectés leur tomberaient dessus avant, s’ils ne succombaient pas à leurs blessures.
Quand il fallut abandonner dans la neige le corps de sans vie de Mysh, plus juvénile que jamais dans la mort, ses camarades crurent que le médecin ne repartirait pas. Il fallut qu’Alexei le saisisse par le bras et le remette debout d’une violente secousse pour qu’il suive le mouvement.

C’est quand ils commençaient à croire que la situation ne pouvait pas être pire que la première roquette toucha la plage moteur du T-80.
Celui-ci commença à dégager un inquiétant panache de fumée noire tout en produisant d’inquiétants claquements métalliques, mais il parvint à parcourir encore deux cent mètres avant qu’une seconde roquette percute le toit de la tourelle et fasse exploser les munitions, tuant tout l’équipage sur le coup.
Avisant une bouche de métro à quelques dizaines de mètres devant eux, Martin dut prendre une décision en une fraction de secondes, tant que la pression exercée sur eux par leurs ennemis était supportable.

« Écoutez-moi tous, on descend !

- Vous êtes sûr, mon lieutenant ? lui cria Alexei, sans quitter la façade qu’il surveillait des yeux. On n'a aucune foutue idée de ce qui nous attend là-dessous !

- Plus on va s’approcher du centre et plus la présence de l’IC va être dense, sans parler des macchabés, et on n’a même plus le tank pour nous dégager la voie. On descend, c’est un ordre. »

Les survivants de la petite troupe obéirent en bon ordre, alors que leurs adversaires intensifiaient leurs attaques. Ils étaient encore quinze quand ils s’engouffrèrent dans les escaliers.


Le premier obstacle qui se dressa sur leur route fut une imposante grille en fer forgé, maintenue fermée par de nombreuses chaînes verrouillées par autant de cadenas. Quelques cadavres d’infectés gisaient par ailleurs ça et là sur les marches, dans des mares de leur propre sang. Mauvais signe : un groupe bien organisé devait occuper le réseau souterrain moscovite. Au moins, il ne devait pas s’agir de l’Insurrection, qui n’aurait eu ni le temps ni de raison pour barrer cet accès de cette manière.
Le moment n’était pas à l’hésitation, ils devaient prendre le risque. Martin désigna à Alexei les cadenas d’un signe de tête, qu’il s’empressa de faire sauter un par un. Il ouvrit ensuite la grille et s’avança, en position de combat, bientôt suivi du reste de l’escouade en formation.

Se furent ensuite des boites de conserve qui pendaient en grappes du plafond, système d’alarme primitif mais efficace plutôt destiné aux morts-vivants qu’à des intrus classiques. Puis enfin une autre grille, derrière laquelle les attendaient une vingtaine d’individus armés jusqu’aux dents qui les tenaient en joue, répartis autour d’une mitrailleuse lourde DshK en batterie.
Au centre du dispositif se tenait, les mains sur les hanches, un homme massif aux traits empâtés et au crâne rasé vêtu d’une impeccable chemise à rayures avec cravate et bretelles.

« Bienvenue aux portes de notre modeste communauté, chers visiteurs. Avant toute chose, j’aimerais que vous baissiez vos flingues histoire qu’on puisse causer à peu près calmement, pigé ?

- À qui j’ai affaire ? l’interrogea Filippov, sans se plier à l’instruction.

- Je m’attendez à un poil plus de courtoisie de la part d’un officier, lieutenant. C’est vous qui vous pointez sur mon seuil, donc c’est moi qui pose les questions. Pour commencer, vous êtes de quel bord, niveau merdier au-dessus de nos têtes ? »

Le soldat du GRU analysa la situation en une fraction de secondes : quelques-uns des individus qu’il avait face à lui portaient des pièces d’uniforme militaire, d’autres de la police et même des pompiers de Moscou, mais la plupart étaient vêtus en civil, et il compta une quantité non négligeable de femmes, et des hommes de cinquante, voire soixante ans dans le lot. De toute évidence, il n’avait pas affaire à une force régulière, mais ça ne voulait pas dire qu’elle n’était pas de mèche avec l’Insurrection du Chaos.
Prenant le pari qu’il se trouvait face à des compatriotes qui n’avaient pas dû apprécier que les Insurgés mettent la ville à feu et à sang et y lâchent des hordes de zombies, il décida de jouer cartes sur table :

« Lieutenant Filippov, 45e GCS de la Division P du GRU. On a été envoyés pour dégager la Fondation SCP, actuellement assiégée dans le Kremlin.

- Forces gouvernementales ?

- Ce qu’il en reste… »

Le type hésita un instant, comme s’il cherchait à sonder son interlocuteur du regard. Il fit finalement signe à ses hommes de baisser leurs armes, et Martin en fit autant en gage de bonne volonté. Encouragé, le chauve ordonna qu’on ouvre la grille, puis les invita à s’avancer.

« Oleg Liamine, se présenta-t-il. Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre, je crois qu’on a un paquet de choses à se dire. »

Il leur suffit de quelques pas pour découvrir un univers totalement inattendu : c’était toute une colonie qui s’était installée dans les galeries du métro moscovite, y organisant un campement tout ce qu’il y avait de plus fonctionnel : les rames immobilisées avaient été transformées en dortoir ou en réfectoire, les quais avaient été subdivisés à l’aide de cloisons bricolées en d’innombrables espaces de vie commune et chambrées où s’entassaient hommes, femmes, enfants et vieillards, qui paraissaient somme toute en assez bonne santé et relativement bien nourris vu les circonstances.
Loin de se limiter au strict nécessaire, ceux-ci s’étaient accordés un peu de confort, récupérant à la surface toutes sortes d’appareils usuels et de bibelots décoratifs, et remettant même sur pied un réseau électrique rudimentaire.

Tout ce beau monde contemplait cette bande venue de l’extérieur comme un troupeau d’animaux étranges. Des gamins s’agglutinèrent à leur passage, trottinant à leurs côtés tandis qu’ils suivaient Liamine dans un véritable dédale. Des adultes commencèrent à les interpeler, demandant des nouvelles d’un proche disparu dans la catastrophe, ou tout bonnement des événements du dehors.
D’abord peu nombreux, ils se transformèrent en une véritable petite foule qui les empêchait presque d’avancer. Leur guide finit par leur ordonner de dégager le passage de sa voix tonitruante, et ils se dispersèrent comme une volée de moineaux.

« J’en déduis que c’est vous qui dirigez par ici, remarqua Filippov.

- On peut dire ça, oui… De chef d’entreprises à chef de tribu, il n’y a qu’une apocalypse. »

L’officier songea qu’au vu des tatouages qui couvraient ses avant-bras nus et de sa dentition du haut toute en or, un certain nombre de ces entreprises ne devaient pas être des plus légales, mais il s’abstint de tout commentaire.
Leur hôte les guida jusque devant une porte de service, puis se retourna vers eux.

« Mon bureau, expliqua-t-il. Vous et deux de vos hommes peuvent entrer, lieutenant, les autres attendront dehors. ‘Faut qu’on parle. »

Martin sélectionna naturellement Xavier et Alexei, et ils entrèrent dans le « bureau ». Le spectacle qui les y accueillit était encore plus étonnant que ce qu’ils avaient découvert jusque-là.
Les murs et le sol étaient couverts de tentures et tapis, pour la plupart aux motifs très travaillés. Des meubles de prix finement ouvragés et de style ancien étaient disposés un peu partout, et la lueur chaude d’innombrables bougies, cierges et lampes à huile placés sous cloche se reflétait sur autant de bibelots en cuivre, dorés ou argentés, donnant à la pièce l’aspect d’une véritable caverne d’Ali Baba.
Le chauve passa derrière un bureau de bois massif laqué avant de se laisser tomber dans un énorme fauteuil défoncé. Constatant leur étonnement, il expliqua avec un sourire entendu :

« On trouve pas que des conserves et des goules, là-haut, et ça manquera à personne… »

Oubliant sa surprise, Martin s’installa sur la chaise que Liamine lui proposait, ses deux compères se plaçant debout de part et d’autre de lui.

« Alors… On est au bord de l’extinction et vous trouvez quand même le moyen de vous entretuer. Vous avouerez que ça donne pas une image franchement réjouissante de l’humanité, votre histoire.

- Disons que la fin de l’espèce a l’air d’en déranger certains moins que d’autres.

- Je vois. Et j’imagine donc que vous, vous êtes du côté des bons, alors ?

- D’après nos informations, la Fondation SCP, qui occupe actuellement le Kremlin, aurait à sa disposition un… artefact qui pourrait rétablir la situation à l’échelle mondiale.

- Exactement ce que je dirais si j’avais besoin qu’on vienne me tirer de la merde, mais j’ai un peu tâté de ces types-là et je suis prêt à le croire, pour le coup. Mais vous croyez vraiment que c’est vous et vos quinze pinpins qui allaient leur sauver les miches, et le monde entier par la même occasion ?

- Il va bien falloir. »

Oleg l’observa longuement, avec gravité. Il tira finalement une boite marquetée d’un tiroir de son bureau et y ponctionna un cigare, avant d’en proposer à ses interlocuteurs, qui refusèrent poliment.

« Pas plus mal, vous n’imaginez pas la galère pour mettre la main sur du bon tabac, de nos jours. »

Il rangea sa précieuse réserve puis, s’affalant dans son fauteuil, il lança avec sérieux :

« Ou vous êtes suicidaire, ou vous êtes complètement con, lieutenant, sauf votre respect. J’ai fait bien attention à tenir mes gars en-dehors de ce merdier, mais je leur ai aussi demandé d'avoir les yeux ouverts, et on peut pas dire que la situation soit bien brillante. Vos ennemis m’ont beau avoir l’air de sacrées raclures, ils ont réussi à regrouper des centaines de types armés jusqu’aux dents et bien énervés, et vos copains de la Fondation machin-chose… Ils sont pris dans une souricière, et elle est en feu. Ça serait sûrement moins dangereux de rentrer dans la cage aux tigres emballé dans de la barbaque que de vous impliquer là-dedans.

- Il y a des unités comme la nôtre qui convergent vers le Kremlin, et les renforts sont déjà en route.

- Alors attendez-les ici. La Place Rouge est encerclée par vos ennemis et littéralement couverte de macchabées affamés. Quand à vos autres unités, je serais pas étonné qu’elles soient en rade un peu partout dans la banlieue au moment où on parle.

- Vous avez des hommes et du matériel, vous…

- Et alors quoi, c’est donc mon devoir d’intervenir, pour le bien de l’humanité et du monde ? Écoutez mon gars, j’ai une mission moi aussi, et c’est de défendre tous ces gens qui se sont placés sous ma protection. Sans compter qu’il n’y a que les imbéciles pour s’allier aux vaincus. »

Martin ne se sentit pas la force d’essayer de convaincre Liamine, il n’en avait de toute façon pas le temps. Commençant à se lever, il déclara tranquillement :

« Je ne peux rien vous imposer, mais les enjeux sont trop grands pour qu’on reste à se tourner les pouces en attendant que ça passe. Nous allons reprendre la route, si ça ne vous fait rien. »

Un haussement d’épaules :

« C’est tout à votre honneur, j’imagine. Suivez-moi. »

En sortant du bureau, ils tombèrent nez-à-nez avec le reste de l’escouade, autour de laquelle était de nouveau réunie une bande de curieux. Erkkilä se tenait un peu en avant des autres. Sa blessure au front avait été pansée, mais il était toujours maculé de son sang et de celui de ses malheureux patients, et pâle comme un mort.

« Mon… Mon lieutenant, il faut qu’on parle, commença-t-il dans un russe laborieux. On a discuté avec les autres et… On peut plus continuer. J’ai quasiment plus de morphine, de plasma, de désinfectant… Et je veux plus regarder d’autres mourir sans pouvoir rien faire. On veut bien se battre si on a une chance, mais là on n’en a pas. »

Martin les considéra longuement, lui et les autres démissionnaires. Aucun d’entre eux ne parvenait à soutenir son regard, pourtant il ne leur en voulait pas et les méprisait encore moins. Liamine lui adressa un regard entendu, qu’il fit mine de ne pas avoir remarqué.

« Si on vous interroge, c’est moi qui vous ai ordonné de rester là pour sécuriser les civils, décréta-t-il finalement. Je confirmerai si je suis encore en état de le faire. Tout ce que je vous demande, c’est de faire honneur à l’unité quand les troupes des Nations Unies arriveront.

- Vous devez pas y aller, mon lieutenant ! s’écria le Finlandais en lui saisissant le bras. C’est du suicide ! On aura besoin de vous vivant après, pas d’un héros mort !

- Liamine, vous vouliez me montrer quelque chose, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? » reprit-il pourtant, détournant difficilement les yeux du regard suppliant de son subordonné.

Puis, se retournant vers le groupe confus, certains les larmes aux yeux, il lança :

« Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, ça a été un honneur de combattre à vos côtés, les gars. Je n’aurais pas pu rêver meilleurs soldats pour affronter tout ce merdier la tête haute, vous pouvez être fiers de ce que vous avez accompli. »

Il leur adressa à tous un salut militaire auquel ils répondirent au garde-à-vous. Une émotion palpable flottait dans l’air, qui semblait même affecter les survivants du métro présents. Craignant de ne plus trouver le courage de partir s’il s’attardait, l’officier emboîta le pas à son guide.

Liamine le conduisit à une épaisse barricade à l’extrémité du camp, qui barrait le tunnel sur toute sa longueur et au sommet de laquelle courrait un chemin de ronde aménagé avec planches et palettes. Quelques gardes armés y guettaient les profondeurs du souterrain, éclairées par de puissants projecteurs de chantier.

« Deux stations plus loin, expliqua le chef des survivants, il y a une sortie de métro qui débouche juste en face de l’hôtel des Quatre Saisons. Les connards que vous essayez de déglinguer ont installé un avant-poste logistique dans les étages, et ils bombardent le Kremlin depuis le toit. Si vous tenez vraiment à leur casser les couilles, c’est encore votre meilleure option.

- C’est noté. Les tunnels sont sûrs ?

- Dans ce secteur-ci, oui, aux dernières nouvelles. Les types qui attaquent le Kremlin voulaient sûrement pas gaspiller leurs forces à nous déloger de là, alors ils s’y sont pas trop aventurés, et y devrait pas y avoir de monstruosités dans le coin. C’est tout ce que je peux pour vous, pour l’instant.

- Merci. Pour votre aide et pour avoir pris en charge tout ces gens.

- Pas de quoi, lieutenant, j’aurais au moins fait ça de bien dans ma vie, Dieu m’en soit témoin. Bon courage et bonne chance, lieutenant, vous allez en avoir besoin. Je maintiens que vous êtes à moitié cinglé, mais je peux pas dire que je vous admire pas, quelque part. »

Il lui tapa amicalement l’épaule avant de faire demi-tour. Après quelques pas, il se retourna une dernière fois et lui promit :

« Je devrais pas vous le dire, au cas où ils vous prendraient vivants, mais allez… Si la situation évolue et qu’on a de vraies chances de l’emporter, on interviendra pour aider votre Fondation comme on pourra, et j’essayerai de convaincre mes semblables de faire pareil. »

Martin le remercia d’un hochement de tête, et remarqua à cet instant que plusieurs de ses hommes l’avaient suivi.
Il y avait sans surprise Xavier accompagné comme il se devait de Kalach, mais également les indéboulonnables Alexei et Vadim, ainsi que Mikhail, la Tsarina et l’Estonien. Jacob se tenait un peu en retrait, son vieil argentique dans les mains.

« Mon lieutenant, une photo », supplia-t-il.

Il accepta mécaniquement, songeant qu’il s’agirait peut-être de son ultime legs à la postérité.
Les sept combattants restant et le chien se réunirent sur deux rangs. Debout : l’Estonien, l’air sombre, bras croisés ; Mikhail, un léger sourire aux lèvres, son SVD calé dans ses bras croisés ; Martin plus digne que jamais et la Tsarina, stupidement photogénique même dans ces circonstances. Un genou à terre : Alexei et Vadim, confiants, chacun un bras par-dessus l’épaule de l’autre et Xavier, l’air faussement pompeux, la main droite sur l’encolure de son chien et la gauche dressée, le poing fermé.
Le photographe amateur les remercia et les accompagna jusqu’à l’échelle qui permettait de grimper au sommet de l’ouvrage défensif. Ils s’y hissèrent puis se répartirent le long du chemin de ronde, contemplant les insondables ténèbres qu’ils allaient devoir braver.
Martin et Xavier se tenaient un peu à l’écart. Après deux ou trois minutes de silence, le premier asséna avec amertume :

« Personne ne s’attendait vraiment à ce qu’on atteigne le Kremlin, on devait juste détourner l’attention de l’Insurrection assez longtemps pour permettre à la CMO de débarquer. Ils se sont achetés du temps avec notre sang.

- C’est pas toujours le cas ? lui demanda son camarade d’un air détaché.

- Si, sans doute, mais ça donne mal au bide de s’en rendre compte comme ça. Tu veux vraiment continuer ?

- Presque tous les gens qui me restent doivent être dans le Kremlin à l’heure qu’il est, s’ils sont encore en vie. Les autres sont sur cette barricade.

- Alors ça y est, c’est notre dernier tour de piste ?

- Mourir pour Moscou, camarade Filippov ! »

Le lieutenant lui jeta un coup d’œil. Derrière sa façade rigolarde, il percevait dans son regard un semblant de peur, beaucoup de regrets. Se tournant vers les autres, il remarqua que le même genre de sentiments les habitait tous, et qu’il ne devait pas être différent.
L’ordre du départ fut donné, un des gardes fit descendre une échelle le long du côté extérieur du mur improvisé, et ils y descendirent.

Tandis qu’ils s’éloignaient, les hommes d’Oleg commencèrent à diffuser l’hymne russe à fond à l’aide d’une enceinte. Tentative maladroite d’encouragement, hommage ou même moquerie envers ces inconscients autodestructeurs, ils n’en surent rien, mais la version altérée par l’écho et la saturation de ce chant, de plus en plus lointain, leur parut aussi lugubre que grisante.


Seulement éclairés par les lampes accrochées à leur harnachement ou au bout de leurs armes, les soldats progressèrent bientôt dans un silence de plomb, à peine troublé par leurs pas et l’écoulement de l’eau qui suintait d’un peu partout. Ils avançaient sur deux lignes, espacés de quelques mètres avec leurs voisins.

Ils croisèrent quelques wagons immobilisés et en partie désossés, avant qu’une étrange lueur verdâtre n’apparaisse dans leur champ de vision. Il s’avéra bien vite qu’elle émanait d’amas de champignons luminescents, et qui pour certains dépassaient allégrement le mètre de haut. Craignant des spores nocifs, ils s’arrêtèrent pour enfiler leur masque à gaz. Xavier lutta un moment avec Kalach, qui refusait obstinément de se laisser enfiler le sien, pour finalement le lui retirer quelques dizaines de mètres plus loin, quand ils estimèrent le danger passé.
Personne ne desserrait les dents. L’adrénaline du combat était retombée depuis un moment et chacun était de nouveau aux prises avec ses démons : proches disparus, peur de la mort, rancune inavouable envers ceux qui les avaient abandonnés.
Comme souvent, ce fut le caporal français qui s’attela à détendre l’atmosphère :

« Les sept samouraïs plus un chien en route vers le camp des bandits pour sauver les damoiselles en détresse. Si ça a pas de la gueule, ça. »

Personne ne répondit, mais des sourires timides se dessinèrent sur quelques lèvres.

La totalité du trajet se fit sans incident notable, et ça n’est qu’une fois arrivés à quelques dizaines de mètres des quais de la fameuse station qu’ils s’efforçaient d’atteindre que le premier vrai signe d’alerte se manifesta : ils entendirent tous distinctement le claquement caractéristique de rangers sur un sol carrelé. Martin ordonna aussitôt d’un geste à sa troupe de mettre genou à terre et d’éteindre les loupiotes.
La première silhouette se dessina devant eux, sous un puits de lumière naturelle, après une poignée d’interminables secondes. Un homme massif, cheveux gris coiffés en brosse, en tenue de combat noire que les vétérans du GRU et celui de la Fondation identifièrent immédiatement comme appartenant à l’IC.
Martin aligna le viseur de son AK-74M avec sa cible, tandis qu’une seconde, puis une troisième apparaissaient, à leur tour mises en joues à leur insu par les autres membres de l’escouade.
Soudain, l’homme aux cheveux gris le découvrit dans le faisceau de sa lampe et hurla, dans un anglais teinté d’un fort accent :

« Oh shit ! They’re already in the tunnels, open fire ! »

Ses ennemis furent les premiers à obéir, et il s’effondra l’instant d’après, criblé de balles.

Le combat fut aussi bref qu’intense. Les Insurgés étaient plus nombreux mais peinaient à trouver leurs cibles, les gouvernementaux bénéficiant de l’effet de surprise et de la pénombre environnante. Chacun essayait tant bien que mal de se mettre à couvert derrière un pilier ou le talus formé par les rails. Des ombres confuses se dessinaient au gré du flash des coups de feu. Le claquement des armes, les insultes et les cris de douleur rebondissaient à l’infini sur les parois des galeries, ajoutant à l’aura cauchemardesque de la scène.

Quand le silence revint enfin et que tout sembla fini, la première chose que le lieutenant russe constata, non sans un certain soulagement, c’était qu’il était toujours en vie. Il resta immobile pendant de longues minutes, guettant le moindre mouvement, le moindre son. Rien, si ce n’était des gémissements et des sanglots provenant du quai.
Par acquis de conscience, il plaça alors son casque au bout du canon de son fusil et commença à l’agiter loin au-dessus de lui. Toujours rien.

Il alluma finalement sa lampe, puis commença son balayage par la gauche. La première à apparaître dans son halo fut la Tsarina. Sa manche gauche était déchirée et son bras arborait une vilaine égratignure, probablement causée par une chute violente sur un objet métallique, mais elle lui adressa un signe du pouce pour lui indiquer que tout allait bien.
Plus loin derrière elle, Mikhail s’était déjà levé et avait dégainé son arme de poing. Avec un calme olympien, il rejoignit le bord du quai et s’y hissa. L’instant d’après, un coup de feu résonna et les gémissements s’arrêtèrent définitivement.
Espenberg, assis juste à côté de lui, s’allumait déjà une cigarette, ignorant ostensiblement la plaie qui barrait sa hanche droite.

En dirigeant le faisceau lumineux sur sa droite, il aperçut d’abord un corps affalé contre un pilier. S’approchant, il reconnut le cadavre d’Alexei. Une balle l’avait touché à la gorge, sa mort avait dû être rapide.
Vadim gisait un peu plus loin, étalé de tout son long. Il avait visiblement été fauché en pleine course pour venir en aide à son ami.
C’est alors qu’il cherchait Xavier avec une angoisse grandissante qu’il entendit sa voix si familière répéter en tremblant :

« Ils ont buté mon chien… Ces fils de putes ont buté mon chien… »

L’agent de la Fondation était debout devant le cadavre d’une jeune femme dont le crâne avait été percé de part en part et à moitié réduit en bouillie par une balle de 7,62. La dépouille sanglante du berger allemand gisait par-dessus elle, sa mâchoire encore serrée sur son avant-bras.
Martin connaissait bien l’amour inconditionnel que son ami avait éprouvé pour son compagnon canin, sans doute bien supérieur à celui qu’il avait porté à la plupart des humains. Il se fit néanmoins un devoir de trouver quelques mots de réconfort en se retournant vers lui, pour finalement le découvrir dans une position qui n’avait rien de naturel.
Xavier était courbé, presque plié en deux, la main gauche crispée sur le ventre, son AKM pendant mollement au bout de sa main droite. En y regardant de plus près, Martin constata avec horreur que le devant de son uniforme était imbibé de sang.

« Putain de merde, Rezchik, t’es blessé !

- Laisse-moi juste une minute… » haleta le maître-chien.

Son fusil d’assaut tomba de sa main avec un claquement métallique, puis il s’affaissa sur un genou, avant de s’effondrer face contre terre.
Le Russe se jeta près de lui sans même y réfléchir. Sa main tâtonna fébrilement à la recherche de la carotide, espérant un pouls, mais son cœur ne battait déjà plus.
Dans un de ces fragments de scène qu’on enregistre inconsciemment et qui nous suivent toute notre vie, il remarqua confusément la phrase « Пожелай мне удачи в бою » - « souhaitez-moi bonne chance au combat » - tirée des paroles de Gruppa Krovi, écrite au marqueur sur la toile du casque que le Français ne portait qu’attaché à son paquetage, lui préférant sa casquette.
Il se releva, pantelant, les larmes aux yeux, puis, décochant un violent coup de pied au corps d’un Insurgé qui gisait près de là, il hurla à s’en déchirer les poumons :

« PUTAIN DE MERDE ! QU’ON SOIT SEPT MILLIARDS OU DIX MILLIONS, ILS RÉUSSIRONT TOUJOURS À NOUS FAIRE CREVER POUR LEURS CONNERIES ! »

Ses derniers compagnons avaient d’instinct adopté une position défensive, guettant les alentours au cas où des renforts ennemis arriveraient, feignant pudiquement de ne pas remarquer cet éclat.
Martin reprit contenance aussi vite qu’il l’avait perdue. Il ramassa calmement l’AKM de Xavier, caressa du pouce sa crosse en bois, puis vérifia avec méthode que le chargeur engagé n’était pas vide, et si la baïonnette crantée était solidement fixée à l’extrémité du canon. Satisfait, il marcha d’un pas décidé vers les escaliers qui le conduiraient à la surface.

« Vous pouvez faire demi-tour si ça vous chante, jeta-t-il au passage avec une froideur à glacer le sang. C’est personnel, maintenant.

- Je suis sous vos ordre pour le meilleur et pour le pire depuis des années, mon lieutenant, répliqua Mikhaïl. C’est pas aujourd’hui que ça va changer.

- Je vous ai pas suivi jusqu’ici pour faire demi-tour maintenant », renchérit la Tsarina.

L’Estonien se contenta d’un grognement qui en disait suffisamment long.
L’officier les considéra un moment, baissa un instant la tête et, quand il la redressa, une détermination sauvage faisait flamboyer ses yeux bleu glace.

« Dans ce cas… »

Ils gravirent les escaliers et débouchèrent dans une rue où erraient stupidement une poignée d’infectés, juste en face de l’hôtel des Quatre Saisons, d’où partaient à intervalles réguliers roquettes et obus de mortier.
Martin Filippov cala l’AKM de Xavier Herriot contre lui d’une main, lame en avant, dégoupilla une grenade qu’il tint dans l’autre et, sur un retentissant « URA », se lança à la charge, talonné de près par ses trois derniers fidèles.


Peu nombreux furent ceux qui surent que, ce jour-là, quatre combattants isolés, les seuls de la première vague de renforts destinée au Kremlin à avoir poussé aussi loin au centre-ville, s'étaient lancés avec succès à l’assaut de l’une des places d’appui-feu improvisées par l’Insurrection du Chaos, et ce malgré une écrasante infériorité numérique.
Que cette dernière, désorganisée par le renversement progressif de la situation autour du Kremlin, mit plus d’une heure à les en déloger.
Moins nombreux encore furent ceux qui apprirent leur nom, ou eurent le loisir de contempler la dernière photo prise par Jacob avant leur départ.
Le Panthéon de cette nouvelle bataille de Moscou n’avait qu’un nombre limité de places à offrir, et ses véritables Héros étaient déjà entrés en scène.


Il fait bon ici mais les rues craignent nos empreintes
Poussière d’étoile sur nos bottes
Un fauteuil confortable et un plaid à carreaux
Mais la gâchette n’a pas été pressée à temps
Jour ensoleillé… dans des rêves éblouissants

Mon groupe sanguin est sur ma manche,
Mon matricule est sur ma manche,
Souhaitez-moi bonne chance au combat,
Que je ne reste pas là dans l’herbe
Souhaitez-moi bonne chance…

Je peux payer, mais je ne veux pas d’une victoire à n’importe quel prix
Je ne veux pas écraser quelqu’un d’autre
Je préférerais rester ici avec toi
Simplement rester ici avec toi,
Mais l’étoile là-haut dans le ciel m’appelle à mon devoir…

Mon groupe sanguin est sur ma manche,
Mon matricule est sur ma manche,
Souhaitez-moi bonne chance au combat,
Que je ne reste pas là dans l’herbe
Souhaitez-moi bonne chance…

KinoGruppa Krovi

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