Gruesome Tale

Site Aleph
Département du Management des Ressources,
Bureau de la directrice de la section « Communications et Médias au sein du Site Aleph »
15h36

Madame Diasème était pensive, ses yeux d'oiseau de proie scrutant avec attention l'homme assis face à elle. Sa physionomie était raide, comme si elle était mal à l'aise ; de sa beauté de prime jeunesse ne subsistaient que quelques vestiges, assez présents pour que l'on puise regretter la Vénus qu'elle fût sûrement un jour, et trop effacés pour véritablement lui conférer un quelconque charme à cet âge avancé. Du reste, elle en était bien consciente : habillée avec la sévérité d'une femme d'affaire, la seule folie permise par sa tenue conformiste était la broche en forme de feuille de chêne qui était accrochée sur le revers droit de son veston. Amer bras d'honneur adressé au destin qui la poussait aujourd'hui dans les derniers retranchements du rayon "personnes âgées" au magasin.

« – Je regrette, fit-elle sans douceur, mais je ne vois pas comment cette idée pourrait possiblement s'accomplir.
– C'est un projet on ne peut plus sérieux, je vous assure.
– … Vous souhaiteriez que je vous fasse relever de vos fonctions actuelles ?
– C'est exact.
– Cela pour vous transférer à la direction d'un nouveau projet de votre cru ?
– En effet.
– … Un show pour enfant ? »

Pas de réaction. Son interlocuteur était muet. Peut-être méditait-il sur le ridicule de sa demande. Peut-être misait-il sur un brusque revirement de sa part. Comment savoir ? La directrice n'avait cependant pas le temps de jouer aux devinettes.

« – Vous allez bien m'écouter. Je ne vous connais pas ; j'ignore la façon dont vous avez convaincu mon secrétaire de vous arranger un rendez-vous avec moi. Non seulement ce projet est ridicule, mais vous n'avez aucune qualification.
– Vous n'avez même pas fini de le lire.
– Je n'ai pas de temps à perdre.
– Laissez-moi au moins le défendre…
– Certainement pas. C'est non. Vous pouvez maintenant quitter mon bureau et me laisser revenir à des sujets plus importants.
– J'ai l'aval du Comité d’Éthique. »

Cela suffit pour que Madame Diasème ravale son mépris, et se taise, attentive.

« – Ses membres estiment que l'initiative serait bénéfique pour nos employés. Si j'arrive à attirer votre attention sur le projet, ils m'ont promis un financement et des moyens.
– Attirer mon attention sur le projet. Chose que vous n'avez pas faite.
– Votre emploi du temps prouve le contraire. J'ai signé dans le registre, comme le demande la procédure.
– Et bien sûr, vous êtes un expert des procédures… soupira-t-elle avec désapprobation. Vous n'aviez même pas besoin de mon aval. Juste d'un prétexte vous permettant de laisser penser au Comité d’Éthique que j'approuvais au moins partiellement cette folie. »

Subitement, l'échange lui laissait la désagréable impression d'avoir été utilisée sans considération. C'était la première fois depuis qu'elle s'était hissée au sommet de l'échelle hiérarchique que ce sentiment se réveillait dans sa poitrine.

« – Je pourrais aller démonter personnellement votre projet auprès du Comité d'Éthique, vous en êtes conscient, n'est-ce pas ?
– Vous pourriez. Mais pourquoi perdre votre temps ? Vous avez des sujets plus importants à traiter.
– Exact. Maintenant, foutez-moi le camp. »

Docilement, l'individu en face d'elle obtempéra, trop lentement au goût de la directrice, qui aurait jeté cette vermine en dehors de la pièce de ses propres mains, si elle avait pu.

« – Je ne vous salue pas, M. Fain. »

Édouard ne prit pas la peine de répondre à la pique. L'un comme l'autre étaient passés à autre chose.


B███████
Restaurant « À la Bavière »,
Table du fond pour trois personnes,
12h14

« – Tu es en retard, fit remarquer Satine Diasème lorsque son collègue se présenta à sa table.
– Il y avait du trafic, ma chère amie. Ne viens pas me le reprocher, c'est la première fois que tu peux me reprendre sur le sujet depuis… bien longtemps. »

Un serveur distrait trébucha quelque peu, troublé un instant par l'apparence singulière de ce nouveau client. Grand et sec, une mise impeccable mais austère, des yeux brillant d'une intelligence froide et raisonnable, les mains sévèrement appuyées sur le pommeau de sa canne. Une sorte d'épouvantail de style, caricature haute en couleur d'un esprit bien séant, avec son costume bleu sombre et ses gestes maniérés.

Gidéon Léophyte prit place. Il commanda un plat, qui arriva en même temps que celui de la femme avec qui il déjeunait, et tous deux se lancèrent en silence dans la dégustation de leur repas. S'ils s'étaient retrouvés en présence d'autres personnes, ils se seraient fendus d'un trait d'esprit, d'une remarque mondaine, afin de lancer et d'entretenir une conversation et de captiver leur auditeur. Mais aujourd'hui, pas de faux-semblants. Ils se connaissaient depuis assez longtemps pour savoir que leurs talents de beaux-parleurs ne seraient d'aucune utilité dans leur relation réciproque, et que l'autre y verrait clair immédiatement. C'était un peu comme porter le même masque que son interlocuteur : révélés au grand jour malgré eux, les deux individus n'avaient plus qu'à abaisser leurs défenses et profiter de cet instant de repos aussi gênant qu'inespéré.

« – Toujours occupé à gravir les échelons de ton département, à ce que j'entends ? Tu m'impressionnes.
– Oui. Je ne regrette pas d'avoir conservé mon poste après la mort de mon fils. Certains disent même que j'aurais pu être le remplaçant du directeur actuel, lorsque celui quittera son poste, si seulement j'étais plus jeune. Nous avons presque le même âge, tu sais ? Amusant coup du sort, qu'il ait obtenu cet emploi et moi non.
– En parlant de censure, tu as entendu parler de ce nouveau projet ?
– L'émission pour enfants qui a été approuvée par le Comité d'éthique ? Oui, j'ai ouï dire de son existence future. Mon département s'occupera de juger de ce qui peut être fait ou non. Quelle absurdité.
– Ne m'en parle pas… Sais-tu que le responsable de cette farce a eu le culot de prendre rendez-vous avec moi, simplement pour pouvoir convaincre le Comité que j'étais intéressée par cette initiative ? Il savait qu'il lui faudrait signer un registre, et que moi aussi. Il a réussi son coup, et moi j'ai perdu du temps.
– Incroyable. Le culot qu'ont les gens de nos jours. »

Sur le ton des banalités, ils échangèrent davantage d'informations sur le beau temps, l'état des finances, les philosophes de l'idéalisme allemand, et enfin revinrent au travail, éternel fardeau de l'homme.

« – Quand je pense que j'ai considéré un jour pouvoir quitter mon travail pour me reconvertir dans ton département… Vraiment, être jeune était une vraie plaie.
– Eh, qui sait ? L'expérience aurait pu être intéressante, s'amusa la directrice en se servant à boire. Tu aurais été sous ma responsabilité. Quel honneur.
– Quelle horreur. Pardonne-moi, Satine, mais nous savons tous deux quelle catastrophe cela aurait été. »

La directrice fit tournoyer le vin dans son verre d'un air mélancolique. Il y avait longtemps, elle et Gidéon avaient eu une brève liaison, après la mort de Madame Léophyte. Les choses n'avaient pas très bien fonctionné entre eux, mais ils étaient restés proches… En quelque sorte.

« – Non, tu as raison. Tu es bien mieux là où tu es aujourd'hui, à valider ou rejeter des propositions de dessins animés, Gidéon. Quelle belle carrière que la tienne.
– Quelqu'un m'aurait dit ça la semaine dernière, je ne l'aurais pas cru. Vraiment, qui peut avoir de telles idées en tête ? Inconcevable. Tout bonnement inconcevable.
– Un ancien agent mis hors de course suite à un accident en service. Le pauvre ne doit plus avoir à grand chose à faire de sa vie.
– Hmm ? Qui ?
– Il avait un nom asiatique… Je crois que c'était… »

La femme s'interrompit brusquement, les yeux écarquillés. Elle venait de se souvenir.

« – Oh… Je n'avais pas fait le lien…
– Quel lien ?
– Fain. Il se dénommait M. Fain, » avoua son interlocutrice en espérant ne pas avoir commis d'impair.

La réaction de Gidéon fut subtile. Ce nom fit passer une ombre sur son visage, une once de douleur dans ses yeux, et il se cala davantage sur sa chaise, comme gêné par quelque objet invisible sur lequel il se serait assis par inadvertance.

« – Fain.
– Oui. Je – oui, par tous les dieux, c'est bien le même. Excuse-moi, Gidéon. J'avais oublié. Je n'avais aucune idée de qui cela était. »

D'un geste, il indiqua que cela n'était rien. Il en avait vu bien d'autres, sa vie n'avait été qu'une succession de deuils et d'amertume. Il pouvait bien encaisser la mention de ce nom tant abhorré.
Mais son cœur ne pouvait s'empêcher de tressaillir en l'entendant, c'était plus fort que lui.

« – Tu te sens bien ?
– On ne peut mieux, on ne peut mieux. Tu as fini ton assiette ? J'avais des dossiers importants à finir, et je ne pensais pas que ce déjeuner durerait aussi longtemps.
– Oui, bien sûr. Pas de dessert, donc. »

Il grimaça avec un agacement ostentatoire.

« – Je n'ai ni le temps, ni l'envie de gaspiller mon argent en sucreries… Plutôt, si je l'avais eue en venant ici, elle m'est passée.
– Tu ne devrais pas te faire autant de mauvais sang, comme ça. C'est mauvais pour toi. Surtout qu'étant donné la situation, tu verras transiter ce nom dans ton département de façon régulière.
– Oh, Satine, je t'en prie. Je suis un professionnel, tu me connais. Je ne perdrai pas mon sang-froid. »

Paradoxalement, c'était bien de la colère qui luisait dans ses iris lorsqu'il se pencha en avant pour lui murmurer, comme essoufflé par l'effort que venait de subir son cœur :

« – Et c'est bien en tant que professionnel que je compter refuser chacune des propositions de ce bon M. Fain. Qu'il essaye un peu de faire publier sa misérable émission pour enfant tant que je suis en charge. Qu'il essaye. »


Saint-G██████-du-B███
Appartement d’Édouard
Salon
1█h45

« – Je suis rentré ! 
– Salut Papa. Bonsoir, monsieur Valdez.
– Bonsoir, Hadrien. »

Les salutations étaient très solennelles, de ce sérieux un peu timide qui subsiste encore dans une relation naissante. Ce n'était pas la première fois qu’Édouard rentrait en compagnie du dénommé Antoine Valdez, mais celui ne restait jamais bien longtemps, même pas pour dîner. Un café à la rigueur ; c'était bien ce que lui devait l'ancien agent aveugle pour s'être fait raccompagner jusque chez lui. Hadrien et Antoine avaient eu le temps d'échanger quelques banalités, et l'adulte avait produit une très bonne impression sur le jeune homme. C'était a priori réciproque.

« – L'eau chaude est en train de bouillir.
– Tu en as fait assez ?
– Papa, tu rentres tous les jeudis avec Antoine.
– Jeudi ? On est déjà jeudi ? Comme le temps passe vite.
– Je ne veux pas m'imposer… commençait à s'excuser l'intrus en s'apprêtant à repartir.
– Vous ne nous dérangez pas, je vous assure. De toute façon, j'ai terminé mes devoirs, et Papa n'a jamais rien de mieux à faire. »

Édouard haussa les épaules sans s'en offusquer. Père et fils se lançaient de temps à autre quelques piques gentillettes, rien de grave. C'était quand ils arrêtaient de se parler que les choses allaient mal.

« – Vraiment, cela ne gêne pas ?
– Arrête de t'excuser, Antoine, et prend une tasse. Tu me files un mal de crâne. »

Hadrien connaissait par cœur les rituels du jeudi soir. Du café noir pour son père, un thé pour M. Valdez (lavande s'il y avait, vanille sinon), une simple tisane pour lui parce qu'il avait devoir sur table le lendemain matin, et que bien dormir était essentiel. Le tout fut prêt en quelques minutes. Sitôt qu’Édouard eut un mug chaud entre les mains, il sembla sensiblement plus se détendre. Antoine s'assit dans un fauteuil à l'écart, Hadrien en face, laissant le canapé au maître de maison.

« – Alors ? Demanda Hadrien après quelques minutes de silence, comme tous les jeudis.
– Alors quoi ?
– Le speech de ton projet de dessin animé s'est bien passé ? »

Et comme tous les jeudis, le père célibataire soupira.

« – Non. Pas vraiment, non.
– Quelqu'un finira bien par trouver ça intéressant. C'est important d'apprendre les règles de sécurité. »

Antoine jeta à son collègue un regard désolé. Naturellement, Hadrien n'était pas au courant de chacun des détails, et pensait que son père avait simplement envie de se reconvertir dans le média pour enfant. Il soutenait d'ailleurs cette supposée lubie avec un dévouement surprenant.

La vérité, c'était qu'aucun des épisodes péniblement tournés par l'instructeur n'avait vu le jour. Le département de la censure avait toujours renvoyé la cassette avec une liste sans fin de choses à rectifier. Plus le temps passait, moins la possibilité de voir un épisode pilote enfin paraître diminuait, et avec celle-ci la patience et l'énergie d’Édouard.

« – Oui, c'est important… Mais je suppose que certaines personnes ont du mal à le réaliser.
– Tu devrais peut-être prendre le temps d'y réfléchir, suggéra Antoine d'une voix douce, qui lui savait que cet échec voulait également dire que le foyer Fain ne recevrait pas autant d'argent que prévu pour vivre. De repenser ton projet. Parfois, ça aide.
– Mmh. Je vous laisse un instant, je vais pisser. »

Et, sur cette phrase peu cérémonieuse, Édouard les planta là.

Moment de malaise. Hadrien perdit tout son sérieux et son assurance, se mit à regarder en biais. Antoine comprit, ne jugeant pas, et s'absorba dans la dégustation de son thé.
Puis :

« – Merci, fit-il d'un ton amical. Le thé est très bon, comme toujours.
– De rien, ça me fait plaisir. On ne reçoit pas souvent à la maison. »

De nouveau, le silence. L'adolescent savait ce qui se passait dans la tête de l'adulte, alors même qu'il promenait son regard sur les magazines télé rangés sous le poste électronique, le salon bien organisé, les fenêtres ouvertes en grand et la propreté relative de l'appartement.
Il se demandait si c'était l'enfant ou l'adulte qui s'occupait aussi bien du lieu de vie.

« – C'est un projet très important pour votre père, n'est-ce pas ? »

Hadrien eut un frisson. Il n'avait pas l'habitude qu'on le vouvoie, c'était étrange.

« – Oui. Je crois que c'est sa façon de composer avec le deuil de Pap's. Il s'en veut depuis que mon autre père – son époux – est mort. J'étais tout petit à l'époque, mais je me souviens que ça l'avait rendu très protecteur vis-à-vis de moi, et ça a empiré après l'accident qui l'a rendu aveugle. Je pense que, maintenant que je suis grand, c'est sa façon de me dire de faire attention à moi. »

C'était devenu très personnel, et très vite. Mais l'adolescent savait qu’Édouard s'était confié à Antoine… et son récit ne traitait que du combat que menait son père, pas le sien à proprement parler. Ce n'était pas à lui de choisir qui recevrait ou non la confiance de l'agent aveugle.

« – C'est triste, commenta Antoine en portant la tasse à ses lèvres, peut-être pour cacher un certain malaise, une certaine émotion.
– Oui, ça l'est. »

Ils ne troublèrent pas le silence qui s'instaura ensuite, préférant attendre le retour d’Édouard et de sa personnalité haute en couleur pour orienter la conversation vers des horizons plus radieux.

« – Tu resteras bien dîner, Antoine ? fit ce dernier en revenant, maintenant tout sourire.
– Navré, déclina l'intéressé avec une déception polie, mais j'ai du travail qui m'attend chez moi. Tu sais ce que c'est. Mais je vous souhaite une bonne soirée, à tous les deux. »

Hadrien attendit qu'il fut parti pour poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis maintenant un certain nombre de jeudis :

« – Tu comptes t'en faire un ami ? Ou un petit ami ? »

La question prit Édouard de court ; il se mit à rire.

« – Eh, du calme ! Je ne sais même pas vers quel bord il penche. Et puis, je ne suis pas si pressé que ça de remplacer ton Pap's… Pourquoi ? Tu l'aimes bien ?
– Il est gentil. C'est le seul adulte de ma connaissance qui me vouvoie.
– Ah ça, ça va arriver de plus en plus souvent. Il faudra t'y habituer. Bon, je commence à avoir faim. Je cuisine ce soir ?
– Si tu veux. »


Site Aleph
Département de la Censure et de la Désinformation,
Bureau sombre et obscur où les mots sont des mensonges et les vérités de jolies tournures
09h34

Gidéon avait toujours beaucoup de travail à surmonter les vendredis matins, et peu de temps pour ce faire. Aussi n'avait-il pas tendance à voir d'un très bon œil les distractions et motifs de retard qui semblaient toujours le guetter sans répit.

Malheureusement, il lui fallait parfois composer avec des aléas imprévus, et ô combien agaçants.

« – Quelqu'un cherche à vous voir, M. Léophyte.
– Je suis occupé, gronda-t-il dans l'interphone à l'attention de sa secrétaire tout en continuant à rédiger son document. Qui que ce soit, il faudra que cette personne prenne rendez-vous de manière plus conventionnelle. Ou mieux encore, qu'elle aille emmerder quelqu'un d'autre.
– C'est à dire qu'il prétend que c'est urgent. Et important.
– Eh bien dites à ce Monsieur que lorsque l'on ne donne même pas un nom en guise de présentation, il ne faut rien espérer en retour, et surtout pas un rendez-vous.
– Il dit que vous ne le recevriez pas.
– Tiens donc. Parce que ses chances à l'heure actuelle avoisinent autre chose que zéro.
– Il dit s'appeler M. Fain. »

Le stylo dans sa main dérapa, faisant un joli trait d'encre en travers du rapport très important à rendre dans la soirée. Le responsable contempla la bavure un instant, très mélancolique. Voilà qui était fâcheux. Ses supérieurs aimaient la propreté clinique, et lui aussi.

Il posa son stylo. Joignit ses mains devant ses lèvres, en une mimique de réflexion. Resta quelques minutes en suspend, complètement perdu dans le temps et l'espace.

« – M. Fain insiste, » crut bon de le prévenir sa secrétaire après qu'il n'ait plus donné signe de vie.

Cette fois-ci, la mention de ce nom ne lui tira pas de réaction. Il lui fallut encore quelques secondes pour reprendre contenance, pour prendre une décision.
Puis, sa main bordée d'une manche bleu marine alla se poser contre l'interphone.

« – Faites-le entrer. »

L'attente lui parut interminable. Il réorganisait son bureau, ses dossiers, ses stylos, dans un vain effort pour maîtriser ses affects. La perspective s'avérait aussi pénible que douloureuse, et la réalité ne lui donnerait sans aucun doute pas tort. Autant en finir aussi vite que possible.

Lorsque Édouard entra dans la pièce, le censeur fit l'expérience curieuse de voir son corps se détendre brusquement, comme par réflexe à la vue de cet homme, mais son esprit s'agiter de plus belle. Sa secrétaire le guida prudemment jusqu'au meuble central, mais parut bien heureuse de quitter. Leur invité avait un sale caractère, et cela se voyait jusque dans sa physionomie.

Il y eut un temps de malaise. Gidéon prit la tête de la discussion.

« – Bonjour, Monsieur F… Hm. Que me vaut cet hon… »

Il y eut un grand fracas. Édouard abattit ses mains à plat sur le bureau, envoyant voler des feuilles solitaires, renversant le cadre photographique et brisant un stylo. Son interlocuteur nota qu'il s'était également éraflé sur son presse-papier, mais le blessé n'y fit nullement attention.

« – Arrête d'essayer de m'entuber, Gidéon. Je suis là pour parler sérieusement.
– On se tutoie donc, soupira l'intéressé. Tu n'as pas changé, dis-moi. Content de te voir.
– Je ne suis pas non plus là pour parler du bon vieux temps.
– Je m'en doutais un peu, honnêtement. Tu t'apprêtais à partager le motif de ta venue, si je ne m'abuse ? »

L'agent inspirait profondément, comme s'il essayait de se calmer. En face de lui, le doyen gardait son maintien courtois, mais il était agité des mêmes tourments. Tourments dont Édouard avait parfaitement conscience.

« – Treize ans, Gidéon. Treize ans. Tu ne crois pas qu'il est temps de laisser le passé mourir ?
– Ah, ça pour être mort, il est bien mort. Même que ton conjoint et mon épouse résident maintenant dans le même cimetière.
– Tu sais très bien ce à quoi je fais référence, ne joue pas au plus malin avec moi. »

Le responsable jouait un peu avec son stylo d'un air contrarié, tant et si bien qu'il se piqua le doigt. Cela ne contribua pas à améliorer son humeur, bien au contraire.

« – Oui, avoua-t-il de but en blanc. Oui, je sais très bien pourquoi tu es là.
– Alors ? Crache le morceau. C'est ma tête qui te revient pas ? Mon nom de famille ? Notre passé commun ? »

Avec beaucoup de lassitude, Gidéon jeta un regard en biais vers la photographie de son fils, maintenant en désordre. Il n'avait vraiment, vraiment, vraiment pas envie de prolonger cette conversation.

« – Il y a que ton projet est ridicule, absurde, et pire encore dangereux pour le secret entourant certaines informations capitales pour la survie de la Fondation. Alors, je fais ce qu'on me demande de faire pour tous les sujets de ce genre : je censure.
– Je t'ai déjà demandé de ne pas te foutre de ma gueule, bordel. Certains épisodes ne faisaient que rappeler des règles de base, celles qu'on apprend à l'école, nom de Dieu ! Comment est-ce que tu as pu trouver quelque chose à censurer là-dedans ?!
– Lesdits épisodes étaient hors-sujet : si tu veux faire dans le simple dessin animé pour enfant, alors ce n'est pas ici qu'il te faut chercher des fonds. Ici, on traite de choses sérieuses, et ton idée ne l'est pas. C'est tout. Rien de personnel.
– Gidéon, avant c'était le genre de projet sur lequel tu aurais bondi sans sourciller ! Merde, c'est même le genre d'idée que tu aurais eue lorsque tu avais autre chose qu'une pierre en guise de cerveau ! Où sont passés ton sens du risque, ta sensibilité ?
– Oui, c'est une question que beaucoup de personnes me posent ici, tu sais. Ils attendent encore une réponse. »

Édouard gronda comme un ours, et retira, Dieu soit loué, ses mains pleines de sueur du bureau. Pleines de sueur et de sang : il saignait abondamment.

« – … Ne bouge pas, j'ai une trousse de premiers secours qui traîne dans un coin.
– Je ne veux pas de ta charité, merci ! cracha le sanguin tout en repliant le bras sur son torse dans un vain effort pour dissimuler sa blessure.
– Ce n'est pas de la charité, remarqua Gidéon depuis un autre pan de la pièce, le faisant sursauter et pivoter pour lui faire face. Tu salis juste la moquette. »

Il commença à s'approcher, puis s'arrêta, exaspéré par les tressaillements revêches qui secouaient son invité à chaque bruit de pas se rapprochant.

« – Pour l'amour de Dieu, Édouard, détend-toi. Ce n'est qu'un dessin animé. Tout ce que je vois, là maintenant, c'est que tu es en train de perdre une quantité non négligeable de liquide sanguin, tout ça pour des bêtises. Alors, est-ce que je peux venir te poser un pansement, oui ou non, et vais-je me recevoir ta main dans le visage si j'essaye malgré tout, oui ou non ?
– Passe-moi le désinfectant. »

Tout en levant les yeux au ciel, il s'exécuta. En deux-trois mouvements fluides, les saignements avaient arrêté. Mais le blessé conservait l'air mauvais.

« – Voilà, tout est rentré dans l'ordre. Maintenant, aurais-tu l'obligeance de quitter mon bureau ? J'ai du travail à faire.
– Si seulement tu voulais bien m'écouter….
– Je ne fais que ça, t'écouter, depuis dix minutes ! explosa enfin Gidéon. Tout ce que je vois, c'est un adulte qui se comporte en enfant. Tu veux réaliser ce dessin animé à tout prix, pourquoi ? Qu'est-ce que ça va t'apporter ? Rien. Ni à toi, ni à moi, ni à la Fondation. Alors arrête d'essayer de nous faire perdre à tous les trois du temps. Quitte. Mon. Bureau.
– … »

Édouard fit volte-face, la main toujours serrée dans son autre paume. Son visage était vide de toute émotion, de toute couleur, comme s'il avait épuisé toute sa motivation. Quelque chose rôdait dans sa poitrine qui le rongeait de l'intérieur, cela crevait les yeux. Mais Gidéon n'avait aucune intention de s'en préoccuper.

« – Les escaliers sont un peu étroits. Fais attention à l'endroit où tu poses le pied, tiens-toi à la rambarde, ce sera plus prudent.
– Je ne suis pas impotent, » répliqua l'intéressé avant de disparaître comme il était venu.

Le censeur se rassit avec violence dans son siège. Voilà qui était fait. Il contempla le plafond un moment, inerte.
Soudainement, il n'avait plus envie de rien faire.


B███████
Cimetière
Refuge des cœurs brisés
21h59

Il faisait sombre dans les rues, lorsque Gidéon parvint enfin devant le cimetière.
L'air était doux. Une légère brise venait chatouiller la pointe de son écharpe écarlate. Au-dessus de lui, le ciel gris-bleu n'était habité que par quelques nuages solitaires, errant au gré des vents.
La journée parfaite pour un peu de nostalgie.

Malheureusement, une fois entré dans le cimetière, une mauvaise surprise vint gâcher le moment.

Au loin, la silhouette trouble d'un homme penché au-dessus d'une tombe qu'il ne connaissait que trop bien.

Gidéon faillit carrément revenir sur ses pas. Mais il prit sur lui-même afin de garder la tête froide. Il ne pouvait se permettre cette sortie que de temps à autre, il n'était pas question qu'une vieille rancune ne vienne lui dérober l'un des seuls moments de paix qui restaient siens dans cette vie amère.

Alors qu'il approchait du moment fatidique, ses derniers espoirs de méprise disparurent subitement, lorsqu'il reconnut la silhouette caractéristique d'Édouard Fain. Ce dernier ne se préoccupa pas des bruissements anonymes du gravier dans la nuit. Le responsable aurait pu passer dans son dos sans s'arrêter.
Il ne le fit pas, se décoiffant plutôt par usage.

« – Bonsoir, Édouard. »

Un brusque mouvement d'épaule fut le seul indicateur d'une quelconque surprise. L'intéressé ne prit même pas le temps de lever les yeux de la tombe, lieu de repos d'un certain "Tristan Fain".

« – Gidéon, » répondit-il, et sa voix fit comme un écho dans le vide de la nuit.

Pas un mot de plus, pas un mot de moins. Il était visiblement en pleine réitération d'un deuil depuis longtemps subsistant.

« – Sacrée coïncidence, que nous nous retrouvions ici au même moment, tout de même, tenta tout de même le doyen une nouvelle fois.
– En effet. »

Voyant que ses efforts ne portaient pas leurs fruits, Gidéon remit son chapeau en place, et continua sa route. Il laissa derrière lui la figure meurtrie d'un homme au cœur brisé.

Édouard n'avait pas bougé lorsque, bien plus tard, le vieillard revint après s'être recueilli sur les tombes de sa famille.

« – Tu as quelqu'un pour te ramener ? voulut-il savoir.
– Antoine m'attend en voiture. Un collègue. Un collègue sympa.
– Je vois. Je te laisse alors.
– D'accord. »

Mais pourtant, Gidéon ne partait toujours pas.

« – Je suis désolé tu sais… Pour l'autre fois dans mon bureau…
– C'est pas grave. C'est ma faute. »

La phrase était sèche, dépourvue de sympathie. Son interlocuteur abandonna tout à fait, fit volte-face sans le saluer, se mit à descendre le chemin qui sillonnait le champ de pierres tombales. Spectacle perturbant s'il en était.

Dans le ciel, il faisait noir.

« – Est-ce que tu savais que Hannah couchait avec Tristan ? Avant que…
– Oui. »

La réponse de Gidéon avait été immédiate. Comme si tous deux savaient que ces mots précis seraient prononcés à ce moment particulier, tel une répétition de théâtre effectuée à la perfection. Une fois cette formalité en dehors du chemin, toutes les barrières tombèrent : Gidéon, soulagé, commença à parler.

« – Je l'ai su dès la mort de ton époux. Elle me l'a appris à demi-mots, entre deux sanglots. Quelques mois plus tard, elle décédait à cause de ses médicaments. Erreur de dosage. Erreur de dosage…
– Je l'ai appris avant toi, alors. Il me l'a annoncé de but en blanc. Je ne l'ai pas compris sur le coup. On s'est engueulés. Et ensuite il est mort. Hadrien était tout petit. À peine deux ans.
– Et ensuite, ton accident. Je connais l'histoire. C'est moi qui ai fourni une explication officielle à l'incident, je te rappelle.
– Il me manque tellement.
– Au moins, toi tu as ton fils, encore, murmura Gidéon en regardant dans le vide. »

Édouard se tourna vers lui. Il avait l'air sincèrement désolé d'avoir évoqué le sujet.

« – Excuse-moi. Je n'aurais pas dû…
– Des fois je me surprends à espérer qu'Adrien – le mien – n'ait jamais pris cet emploi de baby-sitter chez vous. Nous ne nous serions jamais rencontrés, et peut-être alors que nos familles seraient encore entières.
– … Eh. Ça aurait pu. Les gars de l'adoption ne voulaient pas entendre parler de nous avant que nous soyons mariés. Soit disant que c'était un gage de durabilité. Et moi, j'ai toujours eu horreur de m'engager…
– Oui, je me souviens. Un ours bourru. C'est la première impression que tu m'as donnée.
– Faut me comprendre. Tu étais dans le genre excentrique. C'était beaucoup de choses à appréhender pour une première rencontre. »

Le retour du silence, terrifiant silence. Maintenant qu'ils avaient enfin franchi le pas, ni l'un ni l'autre ne voulait que la porte ne se referme. Comme deux amis de longue date, le cœur ouvert et nu, mais dont la relation ne tenait qu'à un fil. Monceau de laine que tranchait le silence, comme les ciseaux des Moires la vie des êtres humains les plus infortunés.

« – Je comprends. Crois-moi, je comprends. J'étais… quelqu'un d'autre, à l'époque.
– Quelqu'un qui aurait accepté mon projet sans hésitation, oui. »

Immédiatement, les craintes revinrent. La méfiance. La rancune. Que cela soit une plaisanterie ou non, Gidéon le prit personnellement.

Comme si son interlocuteur n'avait initié toute cette petite scène d'amitié que pour servir ce dessein, attendrir le responsable et faire progresser ses ambitions.

« – Oui, répondit-il d'un ton un peu sec. Quelqu'un d'autre.
– Je ne voulais pas t'offenser.
– Ce n'est pas le cas, mentit l'intéressé en se parant d'une affable figure. Ne t'inquiète pas.
– Tant mieux… Il faudrait qu'on se boive un verre un de ces jours. Je connais un restaurant sympa.
– Beaucoup de travail. Mais pourquoi pas.
– Tu sais, je suis content que nous ayons… parlé. Mais je ne regrette pas de t'avoir posé cette question. Des fois, il faut faire ce qu'il faut pour résoudre un problème.
– Je vois, approuva Gidéon d'un hochement de tête innocent. C'est ce que tu t'es dit lorsque tu as poussé Tristan en direction du prédateur ? »

Il y eut comme un bruit de verre qui se brisait dans l'air.
Édouard en resta blanc comme un linge, silencieux.
Puis, après quelques minutes d'inaction, il articula d'une voix rauque, basse :

« – … Je te demande pardon… ?
– Je te l'ai dit. C'est moi qui ai dû rédiger un scénario de couverture pour cet incident. Je suis dans la censure depuis plus de vingt ans : j'ai appris à lire entre les lignes, en plus d'y ajouter les miennes.
– Gidéon, qu'est-ce que tu as bien pu…
– Je t'en prie, ne me mens pas. Je te connais. Nous sommes… ou étions… bons amis, fut un temps. Je sais ce que tu as fait. Et tu veux que je te dise ? Ça ne me fait ni chaud ni froid. »

L'accusé ne dit rien. Il était complètement soufflé, tétanisé. Sa poitrine n'oscillait même plus, comme s'il avait oublié comment respirer.

« – Ne me fais pas une attaque, s'il te plaît, ce serait extrêmement gênant.
– C-comment… P-p-pourquoi…
– Pourquoi je ne t'ai pas dénoncé ? Bonne question. J'y ai pensé, beaucoup, après la mort de ma femme. Je vous haïssais, toi et Tristan, tu le sais, n'est-ce pas ? Je haïssais votre nom. Je le hais encore.
– …. Mais alors, pourquoi…
– Pour ton fils, en premier lieu. Il ne méritait pas ça, et à l'époque Hadrien était encore là pour me rappeler ce que valait l'innocence d'un enfant, la valeur que prenait la chair de ta chair. Ensuite… Parce que quelque part, je te comprenais.
– C-c'était une bête impulsion. Une erreur… Un accident. J-je ne voulais pas…
– Tu n'as jamais été de ceux qui se mentent tous les matins en face du miroir, Édouard. »

Il ne répondit pas. Il ne bougeait pas. Il ne faisait que fixer le vide en tremblant. La voix de Gidéon se fit plus tendre : il avait d'abord dit cela pour blesser, mais maintenant il voulait guérir.

« – Quinze ans… Qu'est-ce que tu m'avais dit, déjà ? Qu'il valait mieux laisser le passé mourir ? Je te donne aujourd'hui le même conseil. »

Mais Édouard ne répondit pas.

« – Hadrien est encore vivant, et il ne sait pas ce que tu as fait. Tu as encore la possibilité de reconstruire ta famille, de t'amender. Certains ici n'ont pas cette chance. »

Mais Édouard ne répondit pas.

« – C'est humain de craquer. C'est normal. Tu crois vraiment que Hannah s'est suicidée seule de son côté ? Je l'ai laissé prendre ces médicaments. Parfois il vaut mieux guérir le problème à sa source plutôt que de s'évertuer en vain à sauver ce qui ne l'est pas. »

Mais Édouard ne répondit pas.

« – Arrête de te faire du mal pour rien. Lâche prise. Je peux t'aider si tu veux. Les péchés de nos conjoints ne sont pas les nôtres. »

Mais Édouard ne répondait toujours pas.

Alors, Gidéon se tut. Il contempla en silence l'épave de ce qui fut un jour son ami proche, avant de murmurer :

« – Si tu as besoin de moi, tu as mon numéro. Je suis heureux que nous ayons eu cette discussion. Qui sait, peut-être qu'un jour nous redeviendrons les amis insouciants que nous fûmes autrefois ? Je te souhaite une bonne soirée. »

Mais Édouard ne répondit rien.

Ce n'était pas grave. Gidéon tourna les talons, et quitta les lieux, tout sourire.

Il avait l'impression très forte que sa vie venait de prendre un autre tournant, plus clair, plus heureux.

Un futur où il ne serait plus seul.


B███████
Cimetière
Refuge des âmes brisés
23h00

Lorsque la petite aiguille de sa montre tomba finalement sur le onze, Antoine décida qu'il avait assez attendu.

L'agent sortit de la voiture en claquant violemment la porte, non sans inquiétude. Il était d'un naturel doux et placide, et cela lui avait servi par le passé. Mais même lui se trouvait troublé après une heure à attendre dans le noir qu'un collègue/ami revienne du cimetière.

Le portail était encore ouvert. Apparemment l'adolescent étrange – celui qui avait les clés de ce lieu sinistre, et jouait au portier personnel pour Édouard contre une rétribution non-identifiée – avait également décidé que cela prenait trop de temps, et avait disparu sans même refermer la porte.
Plein d'appréhension, l'agent pénétra en ce lieu sacré, prenant soin de n'effleurer aucune tombe par peur de les abîmer.

« – Édouard ! Où es-tu ? Édouard ? » héla-t-il en vain.

Il passa de longues minutes à crier le nom de son compagnon, seul, dans l'obscurité. Seul l'écho de ses propres paroles lui répondait.

Le froid s'était depuis longtemps insinué sur sa peau lorsque enfin il tomba sur une figure humaine.

Mais ce n'était pas son ami, non.

C'était un cadavre.


B███████
Cimetière
Refuge des vivants
16h47

Hadrien fut l'un des seuls à rester après que les quelques invités se soient éclipsés, flot de vêtements noirs vomis par le cimetière, qui les rendait à la vie normale comme il rendait les morts à la terre. Mais l'adolescent ne se sentait pas de retourner au cours de l'existence comme si rien ne s'était passé.
Il ne savait tout simplement pas comment cela était possible.

En retrait, une ombre veillait sur lui d'un silence grave. Rien ne pourrait apaiser la douleur de l'enfant ; mais cela ne voulait pas dire qu'Antoine n'essayerait pas.

« – Je ne peux pas croire qu'il ait fait ça, » lâcha finalement d'un ton incrédule, et tremblant, le fils éploré.

L'agent ne répondit pas. Des hypothèses, il en avait plein la tête, mais quelque chose lui disait que ce n'était pas le moment de les partager.

« – Personne d'autre que lui ne le sait, se contenta-t-il de répondre. Mais une chose est sûr : il t'aimait plus que tout. Tu étais son fils.
– Si c'était vrai, il ne m'aurait pas laissé tout seul comme ça. Si c'était vrai, j'aurais su comprendre ce qui n'allait pas.
– Ce n'est pas ta faute. Des fois, il suffit d'un rien. Édouard n'a jamais vraiment dépassé la mort de Tristan. Il s'accrochait beaucoup trop à la mort. Ne fais pas la même chose.
– Je ne sais pas ce qui va m'arriver. Je ne sais pas ce que je vais devenir, » avoua le jeune homme sans même l'écouter.

Il n'était pas au bord des larmes ; peut-être parce qu'il avait déjà trop pleuré ces derniers jours. Le suicide de son père avait été un choc inimaginable.
Mais là où manquaient les pleurs, ses muscles tremblaient comme une bâtisse sur le point de rendre l'âme, et de s'effondrer dans un soupir fracassant.

Sans mot dire, Antoine s'approcha, l'attira contre lui. Ce n'était pas une étreinte à proprement parler, plus un bras passé autour de l'épaule, un soutien discret. Hadrien s'y perdit un instant, les yeux brillants et les lèvres pincées. Des sanglots agitaient sa poitrine, comme une créature menaçant de sortir par la voie de la violence et de la brutalité.

« – Donne-toi du temps. Tu es encore jeune, tu peux faire quelque chose de ta vie, surtout avec tes capacités. Mais en attendant, si tu as besoin d'un coup de main, d'argent, d'un endroit où dormir même, n'hésite pas. Tu as mon numéro. »

L'adolescent s'essuya le nez de la manche. L'ami de son père avait été la seule chose qui lui avait permis de tenir le coup. Il s'était chargé des funérailles, de l'envoi des invitations jusqu'au règlement des frais. Hadrien avait voulu piocher dans les économies que son père lui avait laissées avant sa mort – il n'aurait jamais voulu que son propre enterrement soit le fruit d'une quelconque charité – mais Antoine avait refusé en haussant les épaules, déclarant que de toute façon le travail de son père avait accepté de payer en partie.

Ils restèrent encore un peu de temps dans cette position, observant en silence la nouvelle tombe qui venait de germer dans le cimetière, avant qu'Antoine ne brise le silence :

« – Allez, viens. Ça ne sert à rien de traîner ici plus longtemps. »

L'adolescent hocha la tête, se retourna. Une figure esseulée, au fond du parc funèbre, attira son attention quelques secondes seulement, le distrayant de sa peine.

Un drôle de monsieur en costume bleu marine, qui semblait les fixer de loin.

Puis l'instant passa. L'étrange spectateur détourna le regard, se mit lui aussi en route, et disparut au détour d'un coin de rue.

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