Tout était calme.
L’unité de confinement pour humanoïde N-451 ne présentait, contrairement à d’autres, pas de trace de griffure, ni de marque de brûlure, ni de fêlure ou de perforation quelconque. Contrairement à d’autres, elle n’était pas particulièrement bien gardée, ne contenait aucun appareil d’assistance médicale ou de contention, n’était pas faite d’un alliage exotique de matériaux invraisemblables, ni n’était particulièrement grande. Non, l’unité de confinement N-451 n’était rien de tout cela. Il s’agissait d’une petite cellule basique, faite de béton armé, au sol de linoléum et au plafond blanc cassé, qui ne se distinguait pas en elle-même de la majorité des cellules de confinement pour humanoïde. Pourtant, elle avait été construite à l’écart, isolée du reste du Site-Beth, perdue au cœur des sommets rocailleux du mont Liban. Seul le personnel de maintenance était autorisé à s’y rendre quotidiennement. La cellule avait été réfléchie pour être autosuffisante, et ne devait en théorie pas nécessiter de liaison avec l’extérieur. Pourtant, en ce mois d’avril 2019, cette dernière s’apprêtait à recevoir la visite hebdomadaire planifiée d’un salarié de Beth.
À seulement quelques kilomètres de là, plus au nord, au cœur d’un des sites francophones les plus importants du continent, un homme d’âge mûr vêtu d’une blouse de laboratoire, d’un t-shirt rouge et d’un pantalon beige relisait minutieusement plusieurs articles de journaux datés d’avril 2019 disposés pêle-mêle sur son bureau tout en reportant ses observations sur son ordinateur, un travail de documentation dont il se serait bien passé. Enrico Vernani venait d’être affecté à une anomalie nouvellement confinée, et avait reçu comme première mission de combler les incertitudes et les lacunes sur cette dernière.
Par défaut, les humanoïdes étaient classés en tant qu’Euclide sauf, évidemment, s’il s’avérait qu’ils présentaient trop (ou trop peu) de difficultés à être confinés. Généralement, le compte-rendu d’opération de la (ou les) Forces d'Intervention mobilisées pour leur capture tenait lieu de Procédures de Confinement primaires, mais cela s’avérait bien souvent insuffisant ou imparfait à mesure que le profil de l’anomalie se précisait. C’est à ce moment précis que la branche scientifique de la Fondation rentrait en jeu. Il était en effet du devoir des laborantins, des docteurs et des chercheurs de remplir les sections laissées vides dans les fiches de chaque anomalie. Et cela pouvait être extrêmement dangereux, ou excessivement frustrant, selon ce à quoi ils avaient affaire. Combien de rapports durent être réécrits à mesure que les évènements apportaient leur lot d’informations nouvelles ? Combien de Procédures de Confinement durent être revues pour correspondre aux diverses évolutions des caractères anormaux de tel ou tel skip ? Combien d’addenda durent être rajoutés ultérieurement à la publication d’un article dans la base de données, impliquant de réimprimer une version au détriment d’une autre, obsolète ? Enrico le savait bien. Travailler pour la Fondation n’était pas toujours gratifiant. Néanmoins, l’arrivée d’une nouvelle anomalie offrait beaucoup de possibilités, et laissait grandement la place aux initiatives supervisées.
Tout en méditant, Enrico s’attarda sur une photographie vivement colorée, occupant la «une» d’un journal universitaire répondant au doux nom des Échos des Savoie, avant que ce dernier ne soit supprimé par le Département de Censure et de Désinformation. Un ensemble anarchique et kafkaïen de structures géométriques multicolores et abstraites occupait une part importante du cliché, emplissant dès lors le centre de l’objectif, sans qu’il y ait de réels éléments concrets discernables. Seules les notions de « haut » et de « bas » étaient encore visibles, ainsi que quelques vagues éléments figuratifs en périphérie de l’image. En lieu et place des saules qui auraient dû figurer au centre de la grande place goudronnée venait s’imbriquer un patchwork constitué de cônes et de pyramides aux couleurs de l’automne dans un ensemble plus épars de structures grises, bleues ou rosées. La photographie donnait l’impression de regarder au travers d’un verre en cristal finement taillé et ciselé, ou bien d’un vitrail, qui aurait cette propriété de déformer légèrement ou grandement le décor placé derrière. Enrico reporta son attention sur le titre de l’article. En guise de manchette était inscrite la phrase suivante : « Une catastrophe inexpliquée et sans précédent frappe le campus du Bourget-du-Lac ». Il ouvrit le journal à la page de l’article en question, où figurait de nouveau cet étrange cliché. Peut-être que les interrogations d’autrui pourraient lui donner des pistes à exploiter ?
Songeur, Enrico referma le journal. Un coup d’œil à sa montre l’exhorta à se dépêcher, car s’il voulait respecter le planning qu’il s’était lui-même établi, il devait presser le pas. Il rassembla prestement ses affaires, les fourra désordonnément dans un porte-document brun sombre en cuir, sortit à la hâte de son bureau et s’engagea dans le couloir de l’aile administrative.
Tout était calme.
La petite salle d’interrogatoire attenante à l'unité de confinement pour humanoïde N-451 n'était éclairée que par un néon encrassé, qui diffusait une lumière blafarde sur les murs nus. Seul aménagement un peu fantasque, une simple horloge murale, en bois noir verni, venait orchestrer de son 'Tac-Tac' oppressant l’apparente tranquillité du lieu.
Au milieu de ce vide, un jeune homme était assis. Attendant sur une chaise une visite qui n’arrivait plus, les coudes posés sur la table devant lui, il regardait distraitement le mur blanc cassé qui lui faisait face, se laissant bercer par les coups rapides et répétés de la trotteuse fugace. Au faite du mur, dans un coin de la pièce, une petite caméra en forme de dôme l’observait, tête en bas, son objectif lisse et froid détaillant le garçon de pied en cap.
À plusieurs kilomètres de là, le surveillant en faction gardait consciencieusement les yeux rivés sur ses écrans de contrôle, bien au frais dans la salle de vidéosurveillance. D’où il se trouvait, il avait virtuellement une vue imprenable sur l’ensemble du Site-Beth, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Devant lui s’étendait une dizaine d’écrans de contrôle, d’un petit mètre de long chacun, alignés en deux rangés de cinq. Détectant brusquement du mouvement dans sa vision périphérique, l’homme tourna son regard vers l’écran situé le plus à sa droite, où une Jeep couleur sable apparut à l’écran, s’éloignant du Site en laissant un épais nuage de poussière dans son sillage. Lorsque cette dernière amorça un virage serré puis disparut à l’angle d’une butte rocheuse, l’homme reconcentra son attention sur les autres écrans, jusqu’à ce que son regard soit attiré par un second écran quelques minutes après. La Jeep était de nouveau visible, traînant toujours son épais manteau minéral, et approchait de l’unité de confinement N-451 à vive allure. Progressivement, le véhicule ralentit à l’approche de la structure, pour s’immobiliser à quelques mètres de cette dernière, soulignant son freinage en envoyant voler un nuage de fine poussière, obstruant un court instant le champ de la caméra.
Lorsque ce dernier se dissipa, un homme en blouse blanche sortit du véhicule, pour se diriger à grandes enjambées vers la structure, un porte-document sous le bras. Le surveillant changea de vue quand l’homme disparut dans un hall, pour le voir stationner devant une épaisse porte coulissante gris métallique. L’homme à la blouse tourna son visage vers la caméra, les instruments de reconnaissance faciale validèrent l’identité de l’individu, et le surveillant autorisa l’accès à ce dernier. Le lourd battant se mit en branle, ses rouages grinçant en réponse au manque de graissage, et l’homme en blouse pénétra dans le corridor qui apparut devant lui.
Le jeune homme se redressa sur sa chaise. Rompant la monotonie du 'Tac-Tac' de l’horloge, des pas résonnaient quelque part en face de lui, de l’autre côté de la porte fermée. Et ils se rapprochaient. Le garçon serra ses poings au point d’en faire craquer ses phalanges, puis fit jouer ses articulations quelque peu. Sa respiration s’accéléra subtilement, mais il tâcha de vite regagner sa contenance. Il inspira lentement, garda l’air quelques secondes dans ses poumons, puis expira encore plus lentement. Il tenta de faire le vide dans son esprit, relâchant la bride de son imagination pour un bref moment d’évasion.
Interrompant sa rêverie, une porte s’ouvrit en face de lui, lui permettant d’entrapercevoir un long corridor clair vivement éclairé. Un homme d’âge mûr, qui devait avoir dans la quarantaine, s’avança dans la petite pièce. Pendant que l’homme tirait une chaise vers lui pour s’installer, le garçon eut tout le loisir de le détailler. Il étudia sa tenue, reluqua sa blouse et, comme il le remarqua secondairement, aperçut le porte-document en cuir, décoré au dos d’un symbole discret qui s’apparentait de loin à deux cercles concentriques.
« Excuse-moi pour ce retard, tu sais comment est l’administration… entama l’homme en prenant place sur le siège côté porte.
Le jeune homme regarda le nouveau venu d’un air mêlant étonnement et suspicion.
- Excusez-moi mais, comment dire.. vous êtes qui ?
- Qui je suis ? Ah, c’est vrai que j’en oubliais les convenances. Je suis le docteur Vernani. Enrico Vernani. Et toi tu es Alexandre, je me trompe ?
- Oui, c’est bien moi, reconnut le jeune homme. Dites, je peux vous poser une question ? »
Vernani acquiesça.
« Ce n’était pas vous la dernière fois, si ? J’ai un doute.
- Non, tu ne te trompes pas. C’était mon supérieur, le Dr Jayson Nigma, qui s’était chargé de ton premier entretien.
- Jayson Nigma ? Hem, ça ne me dit pas grand-chose. Il était habillé en orange ?
- Je pense que tu dois penser au Classe-D qui t’a fait passer le premier entretien. Non, le Dr Nigma ne met jamais d’orange. Il trouve cette couleur trop flashie.
- Classe-D ?
- C'est un terme que nous utilisons entre nous, en interne, éluda Vernani.
- D’accord… Du coup, vous venez me voir pour quoi, au juste, si ce n’est pas trop indiscret ? Cela va faire deux semaines que je suis là, je ne vois personne, et on ne me dit rien. J'apprécierais franchement qu'on m'explique ce que je fiche ici. D'autant que je n'ai pas pu contacter mon université ou mes parents pour leur signaler que j'étais ici, il n'y a pas de réseau dans votre hôpital. C'est pas normal. »
Enrico ramassa son porte-document pour le déposer sur ses genoux, en tira un calepin et un stylo, puis le reposa contre le pied de la table.
« Bon, commençons par le commencement. Pour la faire courte, je suis psychiatre, spécialisé dans la neurobiologie humaine, et avec mes collègues, nous travaillons surtout sur ce qui sort de l’ordinaire, les cas cliniques anormaux, les phénomènes neurologiques inexpliqués, les neuropathologies rares et peu documentées. À ce titre, nous faisons passer des tests aux personnes que nous jugeons 'neurodivergentes' afin de mieux comprendre leur différence, de cerner leurs aptitudes et de voir s’il est possible de les guérir. Pour nous, Alexandre, tu rentres dans cette catégorie à part. »
Son interlocuteur leva un sourcil, concerné.
« Je ne suis pas d'accord. Vous me prenez pour un rat de laboratoire, là, non ? Qu’est-ce que qui vous fait dire que je suis 'neurodivergent', d'abord ? »
Le docteur réhaussa ses lunettes du bout de l’index, puis dégaina son stylo.
« Permets-moi de te poser une question à mon tour, Alexandre. Peut-être répondra-t-elle à la tienne. Sur ton dossier, il est écrit que tu n’avais aucun souvenir des circonstances ayant amené à ta récupération, dans cette hôpital de Savoie. Est-ce exact ? Peux-tu m’en dire plus ?
- C’est le cas, oui, fit le jeune homme en tâchant de se détendre un peu.
- De quoi te souviens-tu précisément ? »
Le jeune homme se passa une main dans la nuque, puis se lança :
« Eh bien… C’est encore flou, vous savez. Je pensais que ces deux semaines d’hospitalisation m’aideraient à y voir plus clair, mais il y a comme… Comment dire… Un brouillard autour de mes pensées ? J’ai vraiment du mal à me souvenir de ce qui s’est passé ce jour-là.
- Très bien, fit le docteur en griffonnant quelques notes. Depuis ton dernier entretien avec D-6707…
- Qui ?
- L’homme en orange.
- Ah.
- … donc, depuis ton dernier entretien, y’a-t-il eu d’autres renseignements dont tu t’es souvenu — les circonstances de ton hospitalisation mises à part ?
- Hem, pas grand-chose, je veux dire, rien de vraiment intéressant. Comme je le disais à D-6700-machin, j’étais à la Fac', comme tous les jours depuis septembre. Je veux dire, je n’ai jamais de raison (bonne ou mauvaise) de louper des cours, d’autant que les profs sont passionnants, donc je tâche de ne rater aucune séance. Les seules bonnes raisons seraient d’avoir la grippe ou que les enseignants fassent grève, mais je m’égare. Donc, comme je disais à D-…
- D-6707 ?
- …c’est ça. Donc, comme je lui disais lors du premier entretien, j’allais à la Fac' tous les jours, tout particulièrement à la BU — enfin, à la bibliothèque, quoi. Il fallait que je mette chaque heure de libre à profit pour réviser, parce que je ne crois pas l’avoir dit, mais il s’avère qu’on était à deux semaines des partiels. Je veux dire, je révise régulièrement en tant normal, mais là il s‘agissait des partiels du second semestre tout de même. D’autant plus, mes camarades et moi devions encore rendre plusieurs travaux, donc c’était vraiment la course. Pour maximiser mon temps, je travaillais souvent jusqu’à très tard, parfois passé une heure ou deux du matin, depuis presque une semaine. Autant dire que ça commençait à se voir. (Alexandre marque une pause) Je ne suis pas sûr de ce qu’il s’est passé ce jour-là, tout ce dont je me souviens actuellement, c’est d’une journée qui commençait normalement, sans signe avant-coureur, puis l’obscurité complète. Comme un film noir, soudain… Une journée banale, et puis, plus rien ! (sa respiration s’accélère légèrement) C’est rageant, vraiment ! Je… je n’arrive pas à me souvenir plus que ça. Ça va faire deux semaines maintenant, merde !
- Alexandre, Alexandre, intervint Vernani. Calme-toi. Tout va bien. Rien ne presse, nous avons tout notre temps. »
Le jeune homme se recula sur sa chaise, se redressant contre son dossier.
« D’après ce que tu m’en dis, il semblerait que tu aies vécu un traumatisme, et que ton cerveau ait verrouillé le souvenir qui y était associé. On désigne généralement cela par le terme de « mémoire sélective ». C’est un phénomène neurologique très courant qui est nécessaire au bon tri des informations stockées dans notre encéphale. Nous vivons tous des évènements déplaisants dont nous ne retenons aucun souvenir, pour la simple et bonne raison que notre mémoire n’en a délibérément gardé aucune trace. C’est un phénomène universel dont nous n’avons pas le contrôle.
- Je comprends, consentit Alexandre.
- Cependant, poursuivit Vernani, il s’agit généralement d’un processus long, lié au différentiel de charge émotionnelle qu’implique chaque souvenir. Les personnes subissant un traumatisme récent peuvent présenter une forme de sidération cognitive, verrouillant inconsciemment les souvenirs excessivement puissants, afin de préserver leur santé mentale en tamponnant le poids des évènements vécus. Il est possible de retrouver la mémoire en exposant la personne à un second stress déclencheur, mais cela doit être fait avec parcimonie. Dans ton cas, Alexandre, ce verrouillage fut très rapide.
- Pensez-vous alors qu’il y aurait moyen de me rendre la mémoire ? Enfin, pour combler ce trou noir ?
- C’est possible, moui. Reste à définir comment inverser l’élément stressant qui a forcé ta mémoire à se verrouiller hermétiquement durant ce laps de temps. »
Alexandre accusa les paroles, s’octroyant quelques instants de réflexion.
« Si je comprends bien, il faudrait découvrir ce qui m’a marqué.
- C’est exact.
- Mais, si je ne m’en souviens pas, comment va-t-on faire ?
- J’ai peut-être une piste de réponse, répondit Vernani en agrippant son porte-document.
Farfouillant à l’intérieur, il en tira une liasse de feuilles liées par un trombone. Il les posa sous les yeux du garçon.
« Voici… Une copie de ton carnet de santé. »
Alexandre parcourut brièvement du regard la première page.
« Comment avez-vous obtenu ça ?
- Nous avons un service des renseignements très compétent.
- C’est légal, ça ?
- Pour ce que j’en sais, oui.
- Mais…
- Là n’est pas la question. Si tu me le permets, je vais te montrer quelque chose à la page 6. »
Alexandre le laissa tourner les pages sans intervenir, pour ensuite voir Vernani lui désigner quelques mots manuscrits au sommet de la page.
« Il est écrit dans ton dossier médical que tu es hématophobe.
- Qu’est-ce que cela signifie ?
- L’hématophobie — ou hémophobie — est la peur irrationnelle du sang, poursuivit Vernani. Cette phobie ne provoque généralement pas un mécanisme de fuite chez le patient, mais plutôt d’immobilisation. Dans la plupart des cas recensés, cela peut même conduire au malaise vagal. Ce dernier consiste en une perte de tonus, qui peut rapidement conduire à l’évanouissement.
- Je ne vois pas trop où vous voulez en venir… remarqua Alexandre.
- T'es-tu déjà évanoui en voyant… Quelque chose de peu ragoûtant ?
- À quoi pensez-vous ? demanda le jeune homme en haussant un sourcil. »
Le docteur tourna son regard vers la droite, puis le recentra vite sur son interlocuteur. Le microphone de la caméra de surveillance ne perdait pas une miette du dialogue.
« Pour des raisons de sécurité, je vais m’abstenir de te donner des exemples. J’entendais seulement par là quelque chose de… sanglant. »
Le garçon se frotta le menton, où perçait une barbe fraîchement rasée, tout en fronçant exagérément des sourcils d’un air d’intense réflexion :
« Eh bien, à vrai dire, oui, ça m’est déjà arrivé. Ce n’est jamais un moment agréable, et ça s’est déjà mal fini.
- As-tu ressenti des signes avant-coureurs ? Peux-tu m’en dire plus ? »
Se calant sur sa chaise, Alexandre poursuivit :
« C’est… ça me fait souvent comme des picotements dans les membres. Généralement, j’arrive à percevoir jusqu’à quel point le malaise est évitable, mais trop souvent, je lutte jusqu’à un moment que je me suis amusé à appeler « le point de non-retour ». Faut dire en même temps qu’il porte bien son nom. Ce que je veux dire, c’est que j’ai l’impression d’être assailli de sensations, et ça en devient rapidement très pénible, voire insupportable. Bizarrement, ce n’est pas comparable à une douleur, comme quand on se blesse. Non, c’est juste un trop-plein de sensations.
- Hum hum, fit Vernani tout en prenant fébrilement le plus de notes possible.
- Après, j’ai l’impression qu’il y a plusieurs facteurs aggravants. Euh, comment dire ça…
- Je t’écoute.
- Eh bien, c’est… Ce sont des paramètres qui se retrouvent chaque fois que j’ai fait un malaise. En fait, j’ai la persistante impression qu’en leur absence, j’ai tendance à mieux surmonter une vision déplaisante. Comme s’il s’agissait de lestes dont je serais encombré alors que j’essaie de garder la tête hors de l’eau dans un océan de mauvaises expériences. Euh, j’avoue, c’est bizarre comme image.
- Je vois parfaitement ce que tu essaies de me dire, Alexandre. As-tu pu cerner ces fameux « éléments aggravants », par hasard ?
- C’est assez simple, finalement. Chaque fois que je me suis évanoui, j’avais soit faim (la plupart du temps parce qu’on était en fin de matinée), soit sommeil (bon, plutôt en fin de journée du coup). Généralement, la pièce était soit plongée dans l’obscurité, soit il y faisait chaud, souvent les deux. Cela créait une ambiance oppressante qu’il m’était plus difficile de surmonter dans ces conditions. Et puis, évidemment, d’avoir appréhendé l’expérience l'a souvent rendu plus désagréable. »
Assis en face de lui, le Dr Vernani acquiesçait en prenant des notes, appuyé contre le dossier de sa chaise. Regardant sa montre de façon ostentatoire, il déclara :
« Très bien. Cela va bientôt faire 30 minutes. Je pense que nous en avons fini pour aujourd’hui. Aimerais-tu rajouter autre chose pour finir cet entretien, Alexandre ? »
Le jeune homme plissa le front, regardant au plafond, triturant ses souvenirs :
« Non, je ne vois pas. Rien que je ne vous ai pas déjà dit.
- Parfait. Ah, une dernière chose : si, d’aventure, tu venais à te remémorer quelque chose de ce qu’il s’est passé il y a deux semaines, n’importe quoi, n’hésite surtout pas à le noter sur un bout de papier.
- C’est-à-dire ? l’interrogea le jeune homme, tandis que Vernani repoussait sa chaise en se levant.
- Note tout ce qui te passe par la tête. Cela nous aidera à mieux cerner ton problème.
- D… D’accord, accepta Alexandre. »
Après l’avoir salué une dernière fois, le docteur s’éloigna dans le couloir sans se retourner, et la lourde porte coulissante se referma derrière lui dans un bruit sourd.
Cela faisait cinq minutes que le surveillant en faction ne quittait plus ses écran des yeux.
Il avait en effet remarqué un détail quelque peu… préoccupant. À une poignée d’hectomètres du Site, plusieurs points noirs se profilaient sur la ligne d’horizon. À cette distance, il lui était impossible de dire de quoi il s’agissait, ni même de les dénombrer, les rayons incidents du Soleil couchant jouant contre lui. Ce dont il fut sûr, en revanche, c’était que quoi qu’ils fussent, ces nouveaux arrivants n’étaient pas prévus au programme. Pressentant le danger, l’homme se mit en relation avec son supérieur pour l’informer de l’état de la situation.
Le Qurnat as Sawda' est un lieu hors du commun. Haute montagne aride et désolée, caractérisée par une succession de collinettes étalées sur un large plateau d’altitude, elle donne l’impression d’être le témoin des âges et la gardienne du cosmos. Du moins, ce fut ainsi que se la représenta le Dr Vernani, tout en tâchant de garder un œil vigilant sur la route caillouteuse qui le reconduisait à Beth. Conduire avec le Soleil de face n’était jamais une expérience plaisante, et le docteur n'avait malheureusement pas d’autre choix que d’en faire les frais, s’il voulait suivre les sentiers battus. À mesure que descendait l’astre ardent sur l’horizon, la Jeep d’Enrico atteignit le sommet d’une butte, s’immobilisant face au Site-Beth qui se dressait, rutilant, à moins de 300 mètres en face de lui. S’accordant une minute de répit afin de contempler les couleurs chaudes du crépuscule qui striaient le ciel en signe d’adieu pour le jour vécu, Vernani discerna plusieurs silhouettes massives se mouvant rapidement, se dirigeant elles aussi vers Beth. Ajustant son regard pour lutter contre les derniers rayons lumineux, il vit l’une des silhouettes braquer dans sa direction, puis s’éloigner de l’anonyme cortège pour aller à sa rencontre, soulevant un épais nuage de poussière au passage. Enrico ne put dire ce qui l’alerta en premier : était-ce le cercle fendu de trois flèches obliques dessiné sur le pare-chocs, le fait que ce 4x4 blindé EJDER YALCIN ne lui inspirait pas confiance, ou le bruit que provoquèrent les impacts de balles en pulvérisant sa carrosserie et son pare-brise ? Instinctivement, il se protégea le visage derrière le tableau de bord, entendant les balles siffler au-dessus de lui et le bruit sourd de la tôle que l’on perfore, avant que des shrapnels de verre tranchant se plantent dans ses mains encore agrippées au volant. Poussant un cri de douleur, il profita d’une accalmie pour risquer un coup d’œil hors de sa cachette. Il entrevit l’ombre massive du 4x4 sur son pare-chocs avant de le voir réellement, et cela suffit à le faire plonger sous le volant au dernier moment pour éviter la nouvelle averse de balles.
Pressentant une troisième attaque, Vernani jugea plus sage de prendre la fuite, d’autant plus que son véhicule ne tiendrait pas longtemps face à d’autres rafales de ce genre. Déjà nauséeux à cause de la douleur cinglante qui le lançait chaque fois qu’il raffermissait sa prise sur le volant, Vernani parvint néanmoins à redémarrer le moteur qui, par miracle, fonctionnait encore. C’est en relevant la tête qu’il constata avec effroi que les quatre autres blindés avaient atteint Beth et crachait allègrement un flot conséquent de douilles, faisant voler en éclats les merveilleuses vitres triangulaires de l’installation. Bien que la situation fût sérieuse, elle n’était pas (encore) désespérée, songea Vernani.
« Si je parviens à isoler le 4x4 qui m’a attaqué, peut-être pourrais-je donner un répit aux gardes du site. Le tout est de ne pas — »
Une nouvelle rafale l’accueillit par derrière, les munitions crépitant dans l’air tandis que le pneu de secours émit un long râle d’agonie.
— Eh merde ! pesta le docteur.
Écrasant la pédale d’accélérateur, Vernani effectua un virage serré pour rebrousser chemin. Pris de court, le conducteur du tout-terrain donna un brusque coup de volant pour percuter le véhicule du fuyard. Le crissement des portières se rayant mutuellement céda la place à une violente embardée de la Jeep, repoussée sans ménagement par le véhicule étranger. Enrico s’agrippa comme il le put à ce qu’il put, frôlant de peu la sortie de route, mais parvint in extremis à remettre son véhicule dans l’axe. L’aiguille du compteur de vitesse s’inclina avec peine vers la droite tandis que de nouveaux crépitements retentirent dans son dos, pulvérisant un des rétroviseurs et amochant salement la carrosserie, déjà bien entamée. Ignorant la Mort qui le dépassait de tous les côtés en émettant un sifflement caractéristique et faisant naître de petits volutes de poussière où elle atterrissait, Enrico poussa sa Jeep au maximum de ses capacités afin de s’éloigner, lui et son poursuivant, le plus possible de Beth.
Dans sa cellule, Alexandre s’ennuyait ferme. Pour être franc, les quelques biens que ses hôtes avaient consenti à lui laisser à disposition ne l’attiraient plus. Peu de jeux de société valaient d’être utilisés quand on était seul, les livres étaient trop peu nombreux pour qu’il puisse ne pas les avoir déjà tous lu plusieurs fois, sa cellule manquait cruellement des divertissements qui lui étaient chers — à savoir, une Xbox et une Nintendo Switch —, et comme tout accès à Internet lui était impossible, l’hôpital semblant en plus se situer au cœur d’une zone blanche, le jeune homme ne trouvait de réelle utilité à l’électronique qu’en écoutant de la musique. Seul lui restait un carnet à dessins, dont les premières pages avaient largement été rentabilisées depuis son arrivée. N’ayant d’autre moyen de se divertir entre chacune des visites du personnel médical (se résumant aux entretiens hebdomadaires passés auprès de psychologues et autres praticiens), Alexandre y avait transposé le contenu de ses nuits, rêves et cauchemars confondus. Souvent, trop souvent, lui apparaissaient en songe diverses fantasmagories, des ombres humanoïdes cruellement déformées, figées comme les statues pétrifiées de Pompéi, leur bouche grande ouverte étirée jusqu’à n’être qu’une pâle esquisse méconnaissable, leurs yeux exorbités affichant une expression de frayeur mêlée d’une surprise intense. Bien assez souvent, il lui semblait entendre comme des voix, des appels lointains, des hurlements étouffés, mais leur nombre élevé l’empêchait de distinguer quoi que ce soit d’un tant soit peu compréhensible. Ses rêves, tout particulièrement, étaient fait de formes colorées et mouvantes, un tableau d’une extrême confusion où se mêlaient et s’entremêlaient des tourbillons pastel et des éclaboussures plus vives dans un épanchement arc-en-ciel. Ses cauchemars, en revanche, ne variaient quasiment pas, et consistaient presque tous en une masse confuse de formes tranchantes et de lignes brisées aux reflets argentés ou rougeoyants, se contentant de dériver dans un brouillard d’un noir d’encre.
Une fois seulement, si sa mémoire était bonne, il avait vu autre chose que l’indicible et l’abstrait. Ce fut l’avant-veille de sa dernière visite, au milieu d’un rêve abondamment coloré, qu’une vision plus nette se détacha de la soupe onirique informe. Des visages, aux orbites creuses et aux bouches édentées, s’étaient matérialisés des tréfonds de sa conscience. Ceux-ci étaient amalgamés en un bloc compact de chairs molles, et se contorsionnaient pour adopter des expressions caricaturalement joyeuses ou insupportablement tristes, mettant leurs traits à mal au-delà de ce qui était humainement faisable pour parvenir à leurs fins. Ce cauchemar orphelin s’était rapidement dissipé de lui-même, mais Alexandre s’était réveillé encore plus transpirant que les nuits précédentes. Chaque nuit apportait son lot de sueurs froides et d’aberrations, et bien que cela fut symptomatique et potentiellement révélateur de ce qui s’était passé ce fameux vendredi d’avril, Alexandre ne parvenait pas à trouver le courage d’en glisser un mot aux membres du personnel qu’il voyait en entretien. C’était stupide, il le savait, mais pourtant il n’y arrivait pas. Alors, pour atténuer la culpabilité de son impuissance, il dessinait. Le dessin, paraissait-il, était un excellent outil thérapeutique, donc le jeune homme ne s’en privait guère. Cela tenait à la fois lieu d’exutoire pour ses sombres réminiscences, et de compte-rendu pour ses futurs entretiens.
Ce qu’Alexandre vivait, peut-être qu’une autre personne saurait le décoder.
Du moins, l’espérait-il.
Ce furent les claquements saccadés qui le sortirent de sa rêverie en premier. Alexandre releva la tête précipitamment. Prêtant l’oreille afin de comprendre ce qui se passait à l’extérieur, il perçut le bruit d’un véhicule en approche, le ronronnement du moteur grandissant à mesure que l’écart avec ce dernier diminuait, pour ensuite s’évanouir progressivement dans le lointain, étouffé par l’épais mur de béton. Alexandre resta silencieux une minute supplémentaire pour en apprendre davantage. En effet, un second moteur ne tarda pas à se faire entendre. Ce dernier semblait plus puissant, et la masse qu’il tractait semblait plus importante. Comme le précédent, le ronronnement de la mécanique en marche augmenta à mesure que le véhicule se rapprochait de sa cellule, puis s’estompa petit à petit. Curieux et naturellement intrigué, le jeune homme demeura ainsi quelques minutes, faisant abstraction de ses autres sens pour se concentrer entièrement sur son ouïe. Au bout d’un quart d’heure, rien ne se produisant, il renonça à savoir ce qui se passait. La réponse survint plus tard, précédée du crissement des pneus contre la caillasse, et le bruit d’une portière que l’on referme brutalement. Alexandre n’eut pas le temps de gamberger longtemps sur les intentions et l’identité du conducteur, avant qu’une puissante détonation ébranle toute la structure. Au bruit de bottes martelant le sol de linoléum à une cadence rapide, Alexandre déduisit que cela ne devait pas être des membres de l’hôpital. Ou alors ces derniers avaient assisté à une formation express sur les arts de la guerre, car les trois hommes qui apparurent derrière la porte de sa cellule n’avaient pas vraiment des têtes de cliniciens. Un bref instant, Alexandre eut le sentiment d’être face à trois soldats de l’Inquisition, arborant une armure tactique sombre et un masque à gaz doublé d’une cagoule noire. Cependant, il lui parut vite évident que les trois individus qui se tenaient face à lui avaient des intentions hostiles, notamment quand trois canons furent pointés dans sa direction. Reculant par réflexe, Alexandre fit comprendre aux soldats qu’il ne leur voulait pas de mal, mais le masque camouflait leur réaction. L’un d’entre eux, qui portait à s’y méprendre un HK 416, prit la parole en turc :
« Orada mısın ! Duvara dönük ve ani hareket etmeden ! »
Devant la mine déconfite de leur interlocuteur, le soldat réitéra son ordre :
« Dedim ki : duvara dönük ve ani hareket etmeden ! »
Voyant qu’ils n’obtenaient pas plus de réponse de la part de leur otage, les membres de l’Insurrection décidèrent de passer à l’acte en optant pour la manière forte. Alexandre n’eut pas le temps d’appeler à l’aide que les trois hommes se jetèrent sur lui, lui empoignant un bras et le tordant en une redoutable clé articulaire, technique d’immobilisation face à laquelle le jeune homme fut impuissant. Alexandre ressentit un frisson à son poignet au contact d'un objet froid avant d'entendre un déclic, puis son bras immobilisé fut ramené à proximité de l'autre, autour duquel l'un des assaillants passa un second bracelet de métal. Un pincement lui enserra les poignets, et une main vigoureuse se posa sur sa nuque. Menotté et escorté de près par les trois insurgés, Alexandre fut mené jusqu’à un 4x4 en stationnement, dans lequel il fut jeté sans douceur. Stupéfait, le jeune homme ne sut que faire alors que les soldats prenaient place dans l’habitacle, deux à l’avant et un pour le surveiller à l’arrière, et que le véhicule se mit en branle. Le garçon contempla, le regard perdu et l’esprit embrumé, un paysage de morne désolation s’étendant sous ses yeux, une fine poussière se déposant dans les angles des fenêtres, et les premières étoiles qui parsemaient un ciel grisâtre s’assombrissant peu à peu.
Le surveillant en faction gisait, affalé sur son bureau, des éclats de cervelle et des mouchetures carmin projetés sur ses écrans de contrôle. Sur l’un d’eux, retranchés dans un bloc opératoire, trois membres de la sécurité organisaient une contre-offensive, pendant que deux membres du corps médical s’affairaient autour d’un quatrième homme baignant dans son propre sang, le bandant comme ils le pouvaient pour le maintenir en vie. Sur un second écran, une jeune femme brune à la peau claire errait dans les étages inférieurs du Site, un scalpel à la main. Sur un autre, deux gardes du site gisaient, inertes, au milieu d’un long couloir criblé de nombreux impacts de balles, tandis que deux insurgés enjambaient leurs cadavres, l’arme au poing. Enfin, sur un quatrième écran, un groupe de chercheurs aux blouses imbibées de sang tentaient de s’enfuir par la porte principale, avant de trébucher et de s’écrouler subitement, pour qu’un insurgé armé d’une AK-47 ne vienne les achever à bout portant.
Ignorant tout de ce macabre spectacle, Alexandre demeurait assis sur la banquette arrière, ses menottes lui griffant légèrement les poignets, observant du coin de l’œil le soldat chargé de sa surveillance. Ce dernier pianotait sur la poignée de son arme du bout des gants, et un suintement régulier émanait de son masque à gaz. Le verre teinté n’aidait vraiment à savoir où l’individu posait son regard probablement scrutateur. Le 4x4 amorça un grand virage, avant d’encaper l’ascension d’une butte claire et arrondie comme un crâne dégarni. Alexandre daigna relever les yeux sur le paysage qui s’offrait à travers le pare-brise. Une immense structure, composée d’un assemblage de losange blancs ou argentés contrastant avec les roches rêches de couleur sable, accompagnée d’un second bâtiment de forme pyramidale tout de verre bâti, s’étendait devant eux. Le jeune homme se pencha en avant pour mieux contempler la construction quand le 4x4 s’immobilisa parallèlement au bâtiment. Les trois hommes en sortirent avec une fluidité et une efficacité affinée par des mois de pratique, arme en main, la porte arrière fut refermée avec fracas, et Alexandre se retrouva rapidement seul dans le véhicule. Dans un premier temps, il promena hagardement son regard dans l’habitacle vide et plongé dans la pénombre, seulement éclairé par la faible luminosité crépusculaire qui perçait à travers les étroites fenêtres blindées.
« Ils m’ont laissé tout seul », songea le garçon, consterné. « Ils m’ont laissé et se sont barrés. Sans même prendre la peine de me détacher. Sans même prendre la peine de laisser quelqu’un pour me surveill— »
Une idée germa dans son esprit. Ce serait trop bête. Et si…
Le jeune homme se repassa mentalement le déroulé de la minute précédente. Non, à aucun moment il n’avait entendu le déclic de la fermeture centralisée. Était-il réellement enfermé ? Il se leva de son siège, le cœur battant la chamade. Ce serait vraiment très bête. Mais il devait en avoir le cœur net. Avançant ses mains, il s’apprêta à saisir la poignée intérieure, quand des 'Tac-tac' sonores l’interrompirent dans son geste. Il s’immobilisa, le sang battant dans ses tempes, et tendit l’oreille. Rien. Le son s’était tu. De plus, il lui avait semblé qu’il était relativement lointain. Peut-être les quelques centimètres de blindage avaient-ils étouffé le son, encore est-il que le bruit ne se refit pas entendre. Alexandre prit donc son courage, et la poignée par la même occasion, à deux mains. Il la fit pivoter d’un coup sec, et un claquement se fit entendre. Il était libre.
La lourde porte s’avéra plus difficile à repousser que ce qu’il croyait, mais il parvint néanmoins à se créer une ouverture suffisante pour se glisser à l’extérieur. Sautant du marchepied, il atterrit avec souplesse, et regarda autour de lui. Le froid mordant des hauts plateaux s’immisça rapidement sous son t-shirt, le faisant frissonner. Le bâtiment était illuminé de mille feux, brillant comme un diamant taillé dans cette nuit de printemps. Alexandre frissonna de nouveau, son corps entier en proie à des contractions musculaires inopinées, mais il ne put dire si cela était dû aux faibles températures ou au silence morbide qui régnait autour de l’installation. S’avançant sous la lumière des projecteurs, il détailla la façade qui lui faisait face, se retournant ensuite pour apercevoir les cinq tout-terrains stationnés de manière désordonnée. Des coups de feu le poussèrent à faire volte-face, son regard alerte scrutant l’entrée du Site. Ne sachant trop où aller, Alexandre avança prudemment sous le porche, ses bras entravés rabattus sur sa poitrine pour se protéger de l’air glacial.
À l’intérieur de la bâtisse, le jeune homme arriva dans un grand hall d’accueil immaculé, richement meublé et éclairé. Progressant pas à pas, il analysa les environs. Il n’y avait pas âme qui vive. Certains murs portaient les cicatrices d’une lutte acharnée, le béton étant fêlé à plusieurs endroits, de longues craquelures sinueuses partant ici et là de cratères gros comme un pouce. La curiosité le poussa à poursuivre sa visite, malgré les signaux d’alarme dont l’inondait sa conscience. Poussant plus en avant son investigation, le jeune homme s’aventura dans plusieurs couloirs blancs, sans croiser la moindre personne. L’idée d’appeler à l’aide lui traversa l’occiput, mais les signaux d’alarme résonnèrent à nouveau, le dissuadant de la mettre en pratique. Inspirant un bon coup, Alexandre repartit de plus belle.
Après un quart d’heure d’errance pure et simple à la recherche d’un soutien ou d’un indice potentiel, Alexandre s’apprêta à s’engager dans une intersection quand une silhouette, propulsée à vive allure, le percuta de plein fouet, l’envoyant tâter le linoléum. Sonné par cette collision, le jeune homme eut beaucoup de mal à se relever, en partie gêné par ses liens. Un goût de sang emplissait sa bouche. S’asseyant avec peine, il se traîna jusqu’au mur afin de s’y appuyer, un nausée soudaine lui tordant les boyaux, et des vertiges l’immobilisèrent encore quelques secondes. Fermant les yeux, il tâcha de calmer son pouls, forçant sa respiration à reprendre un rythme acceptable. Lorsque la lumière inonda à nouveau ses rétines, il entrevit une main couleur chocolat, rougie en son centre par ce qui ressemblait à du sang frais, et dans le prolongement de cette dernière, à mesure qu’il remontait son regard, figurait une manche de blouse, au bout de laquelle se trouvait un visage aux traits délicats, auréolé par de longs cheveux d’un noir ébène tombant en cascade. La jeune femme qui se tenait présentement face à lui l’agrippa par la main, l’amenant violemment à elle, et prononça des paroles vectrices d’une grande détresse, qu’Alexandre ne comprit pas intégralement. Visiblement, le choc avait été plus rude que prévu, car il ne perçut les supplications paniquées de son interlocutrice que lorsque cette dernière le tira par l’épaule. Alors qu’elle l’enjoignait à le suivre au pas de course, Alexandre ouï les martèlements caractéristiques qui effrayaient tant la fugitive. Retrouvant ses moyens, il se mit à courir à ses côtés, le souffle court mais soulagé d’avoir rencontré une rescapée.
Le jeune homme avala en cinq minutes ce qu’il avait mis le triple à parcourir à l’aller. La jeune femme tenait la cadence, l’imposant de fait à son partenaire malgré la difficulté que ce dernier avait de courir avec les mains liées, au risque de le distancer. Cependant, Alexandre remarqua l'apparition de signes de fatigue chez la scientifique. Ses foulées devinrent moins calculées, plus instinctives. Sa respiration se fit plus audible. La prenant par le bras, Alexandre l’encouragea du mieux qu’il put, s’efforçant de lui prêter main-forte.
Puis les balles fusèrent.
La jeune femme poussa un cri perçant, avant de tomber de tout son long.
N’écoutant que son instinct, Alexandre se précipita vers elle, pour se rendre rapidement compte qu’elle crachait des glaires chargés de mucus sanglant. Relevant la tête, il s’immobilisa, pétrifié, en apercevant quatre silhouettes armées se dirigeant droit vers eux. Arrivés à leur niveau, les quatre hommes échangèrent dans une langue qu’Alexandre ne reconnut pas, puis un des hommes leva son canon.
Un unique 'Bang' retentit, projetant du sang chaud et poisseux sur Alexandre, recouvrant son pantalon du fameux liquide rouge à l’odeur ferreuse. Le garçon regarda, incrédule, la flaque de couleur rubis naître autour de la tête de la jeune femme, tandis que deux soldats l’attrapèrent sous les aisselles et le soulevèrent sans lui laisser le temps de pleinement réaliser.
Les insurgés escortèrent de force leur prisonnier jusqu’au convoi, le jetèrent à l’arrière d’un des véhicules, et quittèrent le lieu du drame sans plus attendre.
Allongé dans l’allée comme un vulgaire pantin, le garçon lutta contre les cahots de la route pour se mettre debout afin de gagner une place assise. Balloté comme il l’avait rarement été, assourdi par le bruit du moteur tournant à plein régime, il ne parvenait pas à se calmer. Il regarda ses mains désormais rouges. Il regarda son pantalon souillé d'hémoglobine. Il se remémora les évènements passés.
Il avait vu le sang sortir à flot, rougeoyant, luisant, sordide. Il avait vu le crâne perforé, avait imaginé le cerveau dans la plaie, ses circonvolutions béants, ses caillots visqueux, et la balle étincelante et encore brûlante enchâssée dans les chairs visqueuses et maculée de rouge. De rouge. De rouge vif. De rouge très vif. Il faisait chaud. Il faisait subitement chaud. Un poids sur l’estomac. Il avait du mal à respirer. Tout tournait. Ce rouge vif, ce rouge vermeil, lui montait à la tête. Il sentit ses membres s’alourdir, ses jambes s’enfoncer, tandis qu’un brasier monta le long de son échine, lui retourna l’estomac et lui embruma l’esprit.
Il ne perçut pas immédiatement qu’on lui parlait. La voix de la personne paraissait lointaine, trop lointaine et trop détachée, comme un appel atténué par des mètres d’eau, alors qu’une vision bien plus glaçante venait de l’assaillir. Son pouls s’accéléra. Le jeune homme agrippa le siège fébrilement. Tout semblait tourner autour de lui. L’habitacle carré, autrefois si droit, semblait étiré, distordu. L’air semblait étouffant, comme si un poids venait appuyer sur son plexus et l’empêchait de respirer. Il sentit ses doigts s’engourdir rapidement. Les paumes moites, il regarda autour de lui, tâchant de ne pas perdre de vue son environnement. Il avait soudainement si froid, et pourtant…
Il balbutia quelques mots, chercha une poignée, une fenêtre à ouvrir, la sortie, la liberté, la délivrance, la fraîcheur. Chercher du frais. À tout prix. Il faisait trop chaud. L’air était irrespirable. L’air était lourd, le véhicule, exiguë.
Il ne pensait à rien, si ce n’était à sortir.
Il fallait agir. Sortir. Fuir. S’enfuir. Et enfin, inspirer, se relever, surmonter l’épreuve.
Il devait survivre.
Il esquissa un pas, puis un second, avec une raideur mécanique, une raideur de mourant, appuyé contre les parois pour ne pas s’effondrer. Son front brûlant, ses viscères en feu, son estomac retourné, il sentait pourtant son énergie suinter à travers ses pores, s’échapper comme s’échappe l’eau du baquet percé, emportant avec elle la chaleur réconfortante de la vie, ne laissant rentrer que la froidure fiévreuse et insidieuse. Il transpirait à grosses gouttes, et les mains moites, tentait d’atteindre la sortie, si proche et pourtant… Si inatteignable.
Surtout, ne pas céder, ne pas fermer les yeux. Ne pas céder. Ne pas s’endormir. Ne pas…
Et enfin, il sombra.
Sans signe avant-coureur, il sombra. Plongeant pieds et poings liés dans un flot impalpable d’une noirceur infinie.
Le monde comme il l’avait connu s’était effacé.
Non pas détruit, simplement subtilisé par un monde onirique, un monde de sensations fantasques, un monde de béatitude. Tout repère familier s’était vaporisé. Le monde dans lequel il dérivait, pareil à un kaléidoscope, explosa de mille feux. Du rouge, du vert, du magenta, du cyan et de l’ocre, il le vit, il le perçut, il n’était pas fou.
Dans un second temps, il expérimenta des visions. Des souvenirs, des rêves. Des hallucinations. Son personnage de fiction préféré, ses amis, son dernier songe sur une île dans le Pacifique, tout se mélangea, se superposa et s’oblitéra peu à peu. Sa mémoire faisait comme la surface d’une mare par temps de pluie, où chaque goutte qui vient frapper la surface impose sa supériorité sur la goutte précédente, l’absorbant dans l’écho de son impact ondoyant, avant de se retrouver à son tour submergée par la suivante, dans un canon diaphane et cristallin.
Avec le temps les sensations s’estompèrent, pour ne laisser place qu’à un simple vide, un néant exempt d’autres interactions.
Et enfin, dans un dernier temps, la lumière revint, et avec elle les couleurs, les sensations, mais qui n’avaient plus rien à voir avec quelconques fantasmagories imaginaires cette fois. Avec le retour de la lumière venait celui des impressions, des sons et des odeurs, et bien entendu de la réalité.
Et c’est ainsi que, se remettant de cette émouvante perte de connaissance, Alexandre se réveilla emmitouflé dans une couverture de survie. Autour de lui, une escouade d’hommes en tenue de combat s’affairaient au milieu du désert, animant la nuit de leurs va-et-vient. Sujet à une légère migraine, le jeune homme se redressa sur ses coudes, pour s’apercevoir qu’il faisait face à une masse confuse de formes géométriques reflétant la silhouette de plusieurs véhicules tout-terrain fortement déformés. Cinq, compta-t-il. Un homme en blouse aux mains bandées s’entretenait avec un des soldats, désignant tour à tour les silhouettes déformées et des feuilles de note. Tournant la tête dans sa direction, l’homme en blouse remarqua Alexandre, et se dirigea à sa rencontre.
« Eh bien, tu nous as fait une sacrée frayeur, n’est-ce pas ?, lui lança Enrico Vernani en s’accroupissant à côté de lui.
- Que s’est-il passé ? l’interrogea le garçon d’une voix faible.
- Tu as perdu connaissance, Alexandre.
- Sérieusement ?
- Rien de grave, rassure-toi.
- Et que font tous ces hommes armés ? poursuivit son interlocuteur.
- Ils sécurisent la zone pour s’assurer que la menace ait bien été endiguée.
- Quelle menace ? Les hommes masqués de tout à l’heure ?
- Oui, tu as tout compris, le félicita Vernani.
- Enrico, je… Ces hommes, ils… ils… Non, c'est vraiment trop dur à digérer, hésita Alexandre en déglutissant avec peine. Ils m'ont kidnappé. J’étais à l’arrière de leur véhicule quand je suis tombé dans les vapes. Comment se fait-il que je sois là ? Et comment se fait-il que je ne sois plus menotté ?, ajouta le jeune homme en se frictionnant les poignets là où se trouvaient auparavant les bracelets inconfortables.
- Les membres de la sécurité ont procédé à ton extraction après avoir immobilisé le convoi, mentit le docteur. Ils en ont profité pour te démenotter. Tu as eu beaucoup de chances de t’en être sorti vivant.
- Quelle chance, ironisa le garçon. »
Marquant une pause, Alexandre posa la question nouvellement arrivée qui lui brûlait les lèvres :
« Et maintenant, docteur, que va-t-il se passer ?
- Nous allons te transférer dans un site plus sécurisé, le temps de réparer les dégâts causés à celui-là, lui annonça Vernani. Un site avec plus de personnel, plus de matériel, et aussi plus d’espace.
- Et vous ? Vous restez là ?
- Je suivrai ton rétablissement à distance et, d’ici quelques mois, je viendrai travailler personnellement avec toi.
- Pensez-vous que mon hospitalisation durera encore longtemps ? J'ai hâte de revoir mes parents, et pour tout dire, j'ai peur qu'ils commencent vraiment à se faire du souci. Cela va faire plusieurs semaines que je n'ai pas pu leur donner de nouvelle.
- Cela reste difficile à dire. Je peux en revanche te promettre de tout faire pour accélérer ta guérison. »
Le garçon esquissa un rictus fatigué, satisfait.
« Docteur, l’informa Alexandre, toutes ces émotions, et tous ces évènements… Les oublierai-je un jour ?
- Oui, ne t’en fais pas, le rassura Vernani. Si ton cerveau ne les verrouille pas de lui-même, une bonne thérapie devrait t’aider à ne pas en souffrir. Maintenant, tu es entre de bonnes mains, Alexandre. Tu peux te reposer. »
Le jeune homme ressentit une douleur aigue à son épaule droite. La dernière chose qu’il vit ce soir-là fut le scintillement d’une seringue, accompagné du sourire du docteur, puis plus rien.
Ce fut le noir complet.