Le shériff dormait profondément sur sa chaise, les bras croisés, les pieds posés sur son bureau, le chapeau baissé afin de protéger son visage du soleil hargneux. Ce dernier projetait de minces faisceaux dans toute la pièce, se réverbérant notamment sur l'étoile de fer épinglée à sa poitrine.
L'air était lourd et chaud, invitant quiconque travaillant à tout arrêter et à faire une sieste. Ce 16 juillet 1866 était effectivement une des journées les plus suffocantes qu'aient jamais connu les habitants de Wellington's Town. Le soleil, brûlant, semblait vouloir carboniser tout ce qui se trouvait dans cette zone. Le vent ne soufflait pas, l'ombre semblait s'échapper lorsqu'on s'en approchait, et toute l'eau disponible avait largement dépassé les quatre-vingt-quinze degrés Fahrenheit depuis longtemps.
La porte du bureau s'ouvrit en grinçant. Le soudain afflux de lumière réveilla le shériff, qui faillit tomber de sa chaise. Il agita les bras pour tenter de se rattraper, et réussit finalement à se redresser. Frottant ses yeux fatigués, il mit un peu de temps avant de se rendre compte que quelqu'un était entré.
C'était un grand type, habillé d'un long imperméable marron malgré la chaleur, d'un stetson d'où quelques mèches poivre et sel sortaient et de bottes boueuses. Le visage brûlé par le soleil, mal rasé, une mâchoire carrée, des yeux noirs constamment plissés et un nez tordu complétaient ce portrait. On pouvait apercevoir, sous les pans de son manteau, un holster qui contenait un revolver, ainsi que de multiples cartouches accrochées.
La voix lasse résonna dans la petite pièce :
"B'jour shériff.
— Ah, Joey. Qu'est-ce que tu viens m'apporter cette fois-ci ? Un truc dangereux, un truc bizarre ou les deux ?"
Le ton était légèrement enjoué. De toute évidence, les deux se connaissaient depuis longtemps, et avaient toujours entretenu à des rapports cordiaux.
"Carlos l'étrangleur."
Le shériff tourna vaguement la tête pour regarder à travers les volets fermés, et discerna un corps inerte sur la monture arrêtée devant son bureau. Cela lui suffit.
"Pas mal pas mal, joli coup. La prime alors."
Il se baissa et se mit à fouiller dans les tiroirs d'une commode à côté de lui. Pendant qu'il sortait de vieilles affiches, il décida de prendre des nouvelles :
"Et ça a pas été trop dur de l'attraper ?
— Tu parles, c'tait un amateur, un amateur bien armé cependant.
— Et t'as rien croisé d'autre sur le chemin du retour ?"
Le chasseur de prime fronça les sourcils.
"D'quoi ?
— Nan, oublie. Y'a des rumeurs bizarres. Pas un truand à c'que j'ai entendu dire."
Il posa un coffret en fer-blanc sur son bureau.
"Une espèce de… D'ailleurs, t'as déjà une prochaine cible ?
— Nan, c'est fini pour moi."
La révélation le surprit tellement qu'il se retourna pour regarder le dénommé Joey.
"Vraiment ?
— Ouais. J'commence à m'faire vieux. Et puis, ces dégénérés sont d'mieux en mieux armés, il est temps qu'une nouvelle génération fasse le travail."
Le shériff acquiesça de la tête.
"T'as raison, t'as raison… N'empêche, les chasseurs de primes vont devenir sacrément moins efficaces sans toi !
— Toutes les bonnes choses ont une fin. Fallait bien que j'prenne ma retraite un d'ces jours.
— Des projets ?
— Un ranch… J'ai toujours rêvé d'avoir un ranch…"
Enfin, le shériff se redressa avec une liasse de billets, qu'il tendit au chasseur de primes.
"Voilà tes trois cents dollars."
Joey fronça les sourcils, et tenta de négocier :
"Trois-cents ? L'affiche disait mille.
— La prime a baissé. Une enquête a prouvé que la plupart de ses crimes n'étaient pas de lui."
Le chasseur de primes soupira. De toute évidence, ses plans s'en trouvaient contrariés.
"Et comment j'fais pour m'acheter un ranch ? J'avais prévu mille, plus le reste des autres desperados.
— Désolé, mais c'est fixé à trois-cents."
La décision était irrévocable, et Joey ne se sentait pas de forcer la main au shériff, c'étaient tous deux d’honnêtes personnes.
"Va falloir que j'tue encore combien de dégénérés avant d'prendre un repos bien mérité ?
— Si t'as pas envie de te salir les mains, regarde les annonces. Y'a p't'être quelque chose qui te convient."
Sur ce, le représentant de la loi se rassit, et se mit à ranger les différents papiers sur son bureau.
Joey se sentait assez frustré. Il pensait être enfin arrivé au bout de ce long chemin plein d'embûches et de meurtres, et voilà que ce coup du destin venait de le rallonger. Peut-être que tous ces papiers au mur cachaient un travail pas trop dur, pas trop violent, et pas trop mal payé. Tiens, qu'est-ce qu'il disait le shériff ?
Une affiche attira son attention. Assez récente qui plus est. Voici ce qu'elle disait :
Cherche garde du corps pour escorte durant un périple long d'un mois commençant à San Diego, passant par Los Angeles, Apple Valley, Fort Mohave, Hackberry, Wickenburg et Plomosa avant de revenir à San Diego. Raison principale : tourisme. Somme de mille dollars versée lors de la signature du contrat, et le double sera donné à la fin du voyage. Si intéressé, se présenter le 28 juillet vers midi à l'embarcadère de San Diego.
Ce texte lui parut étrange. Pas d'informations sur le commanditaire, voilà qui lui paraissait déjà suspect. Mais le salaire proposé… pouvait effacer toutes les questions qu'il se posait. Il marchait. Joey arracha l'affiche, la roula et la rangea dans ses poches.
"T'as trouvé ?
— Ouaip."
Sur ce, ils se saluèrent d'un signe de tête, et l'ancien chasseur de primes partit en direction de San Diego. Il devrait arriver à temps.
L'imposant navire accosta enfin. La foule, peu dense, commença à s'agglutiner sur le quai. Joey resta à l'écart, et en profita pour s'allumer une cigarette. Il consulta l'horloge derrière lui : 11h48. Un peu en avance.
Un individu habillé de noir le bouscula et l'ancien chasseur de primes lâcha sa cigarette. Joey aurait bien voulu l'houspiller, mais le temps qu'il se remette de la perte de son tabac, le type avait déjà disparu dans la foule. Il réprima son exaspération et reprit son observation.
Les passagers commencèrent finalement à descendre, certains avec leurs énormes malles et des sacs remplis à ras-bord, d'autres simplement les mains dans leurs poches. Comment allait-il reconnaître son commanditaire ? Était-il seul sur le coup ? Pourquoi du tourisme en cette période ?
Il s'était posé ces questions pendant tout son voyage et commençait à s'inquiéter de ne pas trouver de réponses quand il aperçut son client. Ou plutôt sa cliente.
Alors que les autres voyageurs avaient adopté un style vestimentaire assez simple, notamment à cause de la chaleur ambiante, sa commanditaire, quant à elle, était vêtue d'une robe assez voyante et épaisse, qui aurait très bien pu être utilisée pour repousser les assauts glaçants du froid. En bref, rien que par sa tenue, elle se démarquait complètement des autres personnes présentes : elle avait bien un accoutrement de touriste, pas du tout adapté à des occupations plus sérieuses, au contraire des autres passagers.
Le deuxième détail que nota Joey, à cette distance, ce fut la quantité inquiétante de bagages qui la suivaient. Trois énormes malles, deux sacs de voyage bien remplis ainsi que quatre besaces qui menaçaient d'exploser. Il soupira et pensa avec lassitude qu'ils allaient devoir louer une carriole, voire une diligence à eux-seuls. La question quant à la fortune de sa cliente semblait d'ores et déjà écartée.
Il prit une profonde inspiration, épousseta son manteau et avança d'un pas sûr jusqu'à sa cliente.
Elle souriait. C'était déjà un bon point. Une coiffure un peu voyante, un visage rond et amical, un regard plein de facéties, un air jeune, des gestes précis et mesurés, des vêtements de riche facture et une curieuse tendance à regarder plus loin que ce qu'elle devait. En bref, quelqu'un qui n'avait pas du tout l'air de s'y connaître en voyages. Joey soupira une nouvelle fois. Le trajet risquait d'être plus difficile que prévu… Il se présenta devant sa future cliente et ôta son chapeau :
"Bonjour."
Celle-ci se retourna, un peu surprise, avant de l'examiner de bas en haut. Elle parut satisfaite, et entama la conversation en tendant sa main :
"Bonjour, vous devez être mon garde du corps. Vous vous appelez… ?
— Joey, Joey Vencelas.
— Heureuse de vous rencontrer M. Vencelas, je me nomme Hélène De Fontenois."
Ils se serrèrent la main. Joey n'avait pas à poser plus de questions pour déterminer le pays d'origine de sa cliente : le nom et l'accent avaient suffi. Que venait donc faire une touriste française en pleine Californie ? Et pourquoi avec autant de bagages ? Ça commençait à faire beaucoup de questions…
L'ancien chasseur de primes se recoiffa de son stetson, et demanda prudemment :
"Et tout ça, ça vient avec nous ?"
Sa cliente se retourna une fois de plus, et répondit avec amusement :
"Bien sûr, je ne vais pas laisser toutes mes affaires ici. Je n'ai pas fait tout ce voyage jusqu'ici pour m'en débarrasser maintenant !
— Dans ce cas… En plus d'la location des ch'vaux, va falloir nous procurer une carriole pour transporter… Toutes vos affaires.
— C'est prévu dans les frais."
Maintenant qu'elle venait d'aborder le sujet de l'argent, il pouvait enfin faire sa demande :
"Au fait, pour le paiement…
— Bien sûr ! Voici vos… Mille dollars, c'est ça ?
— Heu… Oui."
Elle fouilla un bref instant dans un de ses sacs, et en sortit une liasse de billets verts, qu'elle s'empressa de donner à Joey. Celui-ci les recompta lentement. Le compte y était, et il avait remarqué que ces billets étaient très récents. Il nota ce détail dans un coin de sa tête.
"Vous pourriez aller louer un véhicule je vous prie ? Je vais rester ici pour surveiller mes affaires."
L'ancien chasseur de primes acquiesça, et se rendit chez le marchand le plus proche. En chemin, il se dit que cette personne devait être bien chanceuse pour tomber sur un type honnête comme lui, et non pas un vulgaire escroc qui se serait enfui avec l'argent, ou pire, un meurtrier qui aurait profité de la moindre occasion pour assassiner cette femme et repartir avec l'entièreté du magot. Elle devait faire preuve de beaucoup d'optimisme, ou bien d'inconscience.
La carriole n'était pas bien grande, mais suffisait pour transporter tous les bagages. Quatre roues, un siège pour le conducteur, un cheval pour la faire avancer, et c'était tout. Un véhicule qui semblait bien léger pour un voyage d'un mois, et qui pourtant paraissait bien trop lourd pour filer rapidement de ville en ville.
Le cheval avançait au pas, sur les ordres de Mlle De Fontenois. Celle-ci avait donné comme raison que non seulement elle ne pouvait pas écrire avec une vitesse plus élevée en raison des nids-de-poule de la route, mais aussi parce qu'elle voulait en profiter pour observer le paysage. Joey avait décidé de ne pas se poser plus de questions que ça. La seule chose qu'il avait en tête, c'était les deux mille dollars promis à l'arrivée, dans un mois.
L'ancien chasseur de primes conduisait la carriole, assis seul à l'avant. Le trajet était bien long à cette vitesse, il commençait déjà à s'ennuyer. Mais si c'était le prix à payer pour la récompense, il pouvait bien conduire ce véhicule pendant encore trois ou quatre mois s'il le fallait. Il enfonça un peu plus son chapeau sur sa tête et en profita pour cracher par terre.
Les routes commencèrent peu à peu à prendre une allure désertique. Les habitations se clairsemaient, les quelques champs laissaient place à des plaines couvertes de buissons marron et des palmiers épars qui indiquaient vaguement la présence de la mer non loin.
En effet, ils avaient décidé de longer la côte. Déjà parce qu'il y avait une route à peu près sûre, mais aussi parce que la bande de terre battue provoquaient des cahots bien plus confortables que les routes escarpées qui passaient au milieu des collines. Et enfin parce qu'ils étaient sûrs de trouver au moins une auberge en chemin afin de s'y arrêter pour la nuit : la distance séparant Los Angeles de San Diego était bien trop grande pour être parcourue en une journée, surtout au pas.
Le soleil, toujours aussi brûlant, avait forcé Mlle De Fontenois à sortir d'une de ses malles un chapeau de paille plat retenu par un ruban jaune. Joey, quant à lui, avait gardé son sempiternel stetson vissé sur sa tête. Cela leur évitait à peine l'insolation, et l'ancien chasseur de primes regrettait de ne pas pouvoir couper à travers les collines afin d'être protégé par leur ombre. Même le vent ne parvenait pas à les rafraîchir, ce bon vent chargé d'iode marin qui était de temps en temps accompagné du faible ressac reposant de la mer.
Ils croisèrent une autre carriole durant la journée. Celle-ci transportait des caisses portant diverses étiquettes. Leur conducteur ne salua Joey que d'un signe de tête, et celui-ci n'en fit guère plus. Un simple étranger, qu'il ne reverrait sans doute jamais. C'était un peu un des défis du Far West : savoir qui était simplement de passage dans son existence, afin de ne pas trop perdre son temps avec ; et savoir qui allait véritablement influer sur les événements, afin d'apporter à cette personne toute son attention.
Mlle De Fontenois passa la journée à écrire dans son carnet, observer le paysage, ou tenter d'entamer la conversation avec Joey. Mais trois essais infructueux la convainquirent que son garde du corps faisait tout pour économiser sa salive : la plupart du temps, il ne réagissait pas, lançait un vague "Hmm" ou bien répondait laconiquement d'une unique syllabe. Il n'était définitivement pas très causant, ce qui contrastait énormément avec sa cliente, qui se lançait de temps à autre dans des monologues impliquant la plupart du temps les différences entre le climat français et californien, les défauts de la traversée en bateau ainsi que l'écrasante chaleur du soleil.
La longue journée de voyage prit fin aux alentours de dix heures et demi du soir. Les seules lumières encore visibles étaient celles des étoiles et de la lune, ainsi que celle d'une auberge qui semblait avoir poussé au beau milieu de nulle part.
En effet, accolé à une colline, un petit établissement avait décidé de s'implanter un peu en retrait de la route. Une simple lanterne allumée et posée à l'extérieur indiquait la présence de personnes vivantes à l'intérieur. Ce serait donc là qu'ils s'arrêteraient. Pas un lieu qui inspirait confiance vu d'ici, mais c'était toujours mieux que de se livrer aux dangers et aux étrangetés des nuits californiennes.
Joey fit ralentir le cheval, et dévia sur le fin sentier. Les cahots ne manquèrent pas de réveiller Mlle De Fontenois, qui s'était un peu assoupie. Elle se redressa avec difficulté, tentant de conserver une allure digne, malgré son chapeau de travers et son air ensommeillé. Réprimant un bâillement, elle demanda à son garde du corps :
"Je suppose que nous allons nous arrêter ici pour cette nuit ?"
Et à lui de répondre, ironiquement :
"Z'êtes perspicace."
La voyageuse ne tint pas compte de la remarque, et préféra défroisser sa robe.
Une fois la carriole arrêtée, Joey en descendit, et alla toquer à la porte de bois. Les coups sourds résonnèrent dans les collines, et quelques secondes plus tard, des pas se firent entendre à l'intérieur. Après cinq cliquetis différents de serrure, un homme, qui était visiblement sur le point de se coucher, leur apparut. Petit, rondouillard, avec cependant une fine moustache à l'italienne et des cheveux noirs impeccablement gominés, à l'exception d'une petite houppette. Il sourit :
"Ah, Señor, il est bien tard pour demander le gîte.
— Qu'importe. Z'avez d'la place ?"
L'aubergiste le regarda avec condescendance et reprit :
"Je suis désolé, mais l'établissement est complet."
Joey lui adressa un regard mauvais, qui ne suffit cependant pas à changer la situation.
"Vous pouvez toujours dormir dans l'étable cependant. La paille est très confortable."
L'ancien chasseur de primes soupira et tourna le dos au petit homme, mais fut interrompu dans son trajet :
"À moins que vous n’ayez des arguments très solides. Dans ce cas, je pourrais peut-être…"
Le message était assez clair, et Joey fouilla dans ses poches afin de présenter dix dollars.
"Surprenant, mais je doute que…"
Le billet doubla rapidement de valeur, et l'hébergeur arbora un sourire encore plus grand.
"Vous savez parler ! Avez-vous des bagages à monter ?"
D'un signe de tête, Joey désigna Mlle De Fontenois, qui venait de descendre de la carriole.
"Deux ? Il se peut que le tarif….
— J'ai payé pour elle, je dors dans l'étable."
Sur ce, il laissa le gérant un peu stupéfait sur le pas de la porte, résuma la situation à sa cliente, descendit une des valises qu'il lui apporta, et remonta tranquillement dans la carriole afin de la conduire auprès des autres.
Le réveil fut agréable. Il avait bien dormi : le propriétaire ne l'avait pas floué, la paille était vraiment confortable. Un bon point pour cet établissement. Il reviendrait probablement. S'il poursuivait cette vie d'errance, ce qu'il n'espérait pas.
A priori, Mlle De Fontenois avait passé une bonne nuit aussi. Une heure après que Joey eut demandé son réveil, elle sortit de l'auberge avec un grand sourire, alors que le gérant tentait visiblement, à force de courbettes et de signes implorants, de la retenir. Cette effusion de bonté intrigua l'ancien chasseur de prime, qui ne manqua pas de poser la question à sa cliente alors qu'elle remontait dans la carriole qu'il venait de préparer.
"Avait l'air de vouloir qu'vous restiez."
Celle-ci sourit et répondit :
"J'ai eu une petite discussion avec le propriétaire. Enfin, c'est lui qui a entamé la conversation. Il se demandait bien ce que je faisais ici.
— Du tourisme non ?
— Oui, puis notre discussion s'est portée sur d'autres sujets.
— Comme ?"
Cette dernière phrase exaspéra légèrement Mlle De Fontenois, qui commençait à avoir l'impression de subir un interrogatoire.
"Comme des… Sujets de société.
— C't'à dire ?"
Sa cliente soupira, mais reprit d'un air décidé :
"Eh bien… À force de parler, nous en sommes arrivés à sa situation. Il m'a avoué que, en dépit de sa fortune, il ne se sentait pas accompli.
— Savez faire parler les gens vous.
— Je crois aussi que sa fatigue a joué. Bref, il se sentait un peu désœuvré.
— Donc v'l'avez soigné.
— On va dire ça. Je lui ai montré que son métier était utile aux gens de passage, et que donc il participait à rendre ce monde un peu meilleur en aidant. Et que pour cela il devait faire preuve de tolérance et d'empathie envers toutes les personnes qu'il croiserait, même les plus étranges."
Elle s'était un peu emportée sur la fin, visiblement passionnée par le sujet.
"Et y vous a crue ?"
Mlle De Fontenois se vexa de nouveau.
"Bien sûr. Le résultat était plutôt évident, non ?
— Mouais."
Il agita les rênes et le cheval reprit son allure de la veille.
La route redevenait peu à peu droite, large et dégagée. Les rochers se clairsemaient, les arbustes laissaient place à de solides arbres et l'air se faisait de moins en moins sec, mais toujours aussi chaud. Ils étaient enfin sortis de ce vide qui séparait les villes.
La nuit commençait à tomber lorsqu'ils arrivèrent enfin en vue de Los Angeles. Cette ville semblait avoir poussé au bord de l'océan sans aucun sens logique en terme d'organisation : certains bâtiments semblaient s'être dispersés à travers la baie comme s'ils avaient été soufflés par une explosion. La minable bicoque côtoyait la riche demeure, les rues n'étaient pas uniformément nettoyées, et les différents commerces étaient répartis de façon anarchique. Comme si les multiples architectes qui avaient érigé cette ville avaient cruellement manqué de temps, et s'étaient donc dits que tout mettre au fur et à mesure que l'idée leur venait était un bon choix. En bref, il ne semblait pas bon d'y vivre.
Leur carriole dépassa un panneau où il était écrit "Bienvenue à Los Angeles". Mlle De Fontenois apostropha son cocher :
"C'est de l'espagnol !
— Oui.
— Vous savez parler espagnol ?
— Assez pour savoir qu'cette ville porte mal son nom."
Cette remarque inquiéta la voyageuse. Qu'entendait-il par là ? Elle frissonna, puis se souvint d'une des règles d'or que lui avait transmise son tuteur : être optimiste. Elle prit une grande inspiration, et énuméra les différents éléments qui pouvaient… Non, qui allaient jouer en sa faveur : la ville a bien changé depuis le dernier passage de son garde du corps, ses renseignements doivent être périmés ; s'il y a jamais eu quelques choses (et d'ailleurs, elle n'avait pas de certification), c'étaient sûrement des cas isolés ; ou alors l'ancien chasseur de prime lui-même a eu une mauvaise expérience, et c'était donc pour ça qu'il en gardait un mauvais souvenir ; d'ailleurs, il ne lui avait jamais affirmé qu'il y était déjà allé ; et puis elle avait un garde du corps qui semblait efficace.
Face à tous ces arguments, elle ne put que retrouver le sourire, et se prépara à découvrir plus en profondeur cette nouvelle ville, qui lui apparaissait comme la plus prometteuse pour ses objectifs.
Même s'il était près de vingt-et-une heures passées, il y avait toujours pas mal de monde dans les rues. De petits marchands et leur étal large d'à peine quelques dizaines de centimètres, des habitants qui déambulaient les mains dans les poches et des voyageurs qui, comme eux, fourbus par leur trajet, se pressaient autour des différents saloons. Ils passèrent donc un peu inaperçus, malgré leur carriole, parmi les charrettes, les diligences et autres véhicules communs au Far West.
La foule fascinait Mlle De Fontenois, qui avait devant elle une représentation parfaite de l'Amérique qu'elle s'était imaginée : bruyante, tumultueuse et désordonnée, emplie de rescapés, de personnes à l'air louche et d'opportunistes. Ses livres ne lui avaient donc pas menti ! Elle observait avec attention les différents attroupements, alors que la carriole remontait la rue principale, large d'au moins une quinzaine de mètres.
Joey l'interpella, alors qu'il manœuvrait entre les véhicules arrêtés :
"Quelle qualité ?
— De quoi ?"
Le brouhaha de la foule empêchait toute conversation, ou du moins brouillait suffisamment les paroles pour que l'on se sente obligé de hurler pour se faire entendre.
"Pour ce soir, quelle qualité d'hôtel ?
— Non, demain !"
Joey soupira.
"OÙ DORMIR ?
— Ah ! Heu… Respectable !"
"Respectable"… Que pouvait donc signifier ce terme pour sa cliente ? Pour lui, un établissement "respectable" est avant tout un lieu où on ne se fait pas égorger dans son sommeil. Pour elle… Avec un vrai lit ? Ou alors une baignoire ? À moins qu'il ne soit juste question des puces…
Les enseignes défilaient, toutes plus attirantes les unes que les autres. Il finit par en choisir une au hasard. Prospector's Saloon. Les prix semblaient raisonnables, le lieu pas trop délabré et la clientèle pas prête à vous égorger. Parfait. Il arrêta le cheval juste devant l'entrée.
Deux personnes, habillées presque de la même chemise blanche, sortirent en courant de l'hôtel en direction de la carriole. Joey dégaina rapidement son revolver et les tint à distance. Cela faisait à peine dix minutes qu'ils étaient en ville et ils se faisaient déjà attaquer ? Les deux intrus reculèrent d'un pas, visiblement effrayés. Aucun ne prononça une parole pendant près d'une bonne minute, jusqu'à ce que l'un d'eux dise :
"Je… Avez-vous l'intention de dormir ici ?"
Comprenant qu'il avait simplement affaire à deux employés de l'hôtel, l'ancien chasseur de primes rengaina son arme et répondit :
"Ouais. Désolé, un réflexe."
Mlle De Fontenois, qui n'avait pas observé la scène, trop absorbée par les va-et-vient de la foule, tourna la tête et sembla satisfaite de l'établissement. Elle descendit de la carriole, alors que les deux auxiliaires s'occupaient de décharger les différents bagages, et entra, pleine d'assurance.
L'intérieur, tout en lambris, était très simplement décoré, et ne comportait comme seul meuble intéressant que le comptoir de la réceptionniste, qui sourit à leur arrivée.
"Bonjour ! Je suis Trudy, votre hôtesse pour ce soir. Je suppose que vous prendrez…"
Elle hésita un instant, observant avec attention l'hétéroclite duo.
"Deux chambres ?
— Tout-à-fait.
— Et… Je présume que la chambre de madame… Mademoiselle, excusez-moi, devra comporter une baignoire.
— Vous avez tout juste."
Une fois le montant réglé et les clefs récupérées, ils montèrent les escaliers grinçants, puis se séparèrent et rentrèrent chacun dans leur chambre. La journée avait été longue, et chacun avait besoin de repos. Joey ignorait le programme du lendemain, mais s'ils devaient repartir, précipitamment ou pas, mieux valait être en forme.
La pièce, petite, toute simple et finalement sans grand intérêt, lui sembla remarquablement confortable. Il faut dire qu'il avait plutôt l'habitude de dormir à la belle étoile, ou dans de miteux taudis. Mais là… La simple présence d'un oreiller lui parut infiniment plus douce que la plus claire des nuits. Après une vague hésitation, il enleva ses bottes, posa son manteau sur une chaise et s'affala sur le matelas. Le moelleux fut tel qu'il sombra presque instantanément dans les bras de Morphée, négligeant totalement ses devoirs de garde du corps.
Dans une autre chambre, Mlle De Fontenois soupira lorsque le sens de "respectable" pour Joey se fracassa contre celui qu'elle utilisait habituellement. Déjà, il n'y avait toujours qu'un seul oreiller, ce qui la frustra profondément. Elle allait être obligée d'utiliser SON coussin ! De plus, où étaient les sels de bain ? Il n'y avait qu'un vulgaire savon. Et pour les voisins silencieux, elle pouvait aller se brosser.
Mais bon, au moins, il y avait une baignoire. Avec de l'eau chaude. Ça devrait faire l'affaire.
Le lendemain fut occupé à découvrir la ville. Malgré les conseils de Joey, qui consistaient à partir le plus rapidement d'ici, Mlle De Fontenois avait décidé de se balader à travers les différents quartiers.
Ce fut un itinéraire assez tendu pour le garde du corps. Alors que sa cliente avançait devant lui, l'air stupéfié par l'activité alentour, admirant chaque coin de rue, détaillant chaque passant qu'elle croisait, Joey promenait son regard sur tous les possibles éléments dangereux, les jaugeant afin de déterminer la marche à suivre pour en éloigner sa cliente. Un individu suspect ? Il indiquait une rue adjacente. Un établissement louche ? N'avait-elle pas remarqué la vue qu'il y avait au bout de la rue ? Un passage un peu trop sombre ? Et s'ils s'arrêtaient quelques instants ?
Elle papillonnait, et il la suivait malgré lui.
De temps à autres, elle ralentissait le pas, et lui demandait qui était la personne en face d'elle, ce à quoi il répondait à chaque fois qu'il ne le savait pas.
À la fin de la journée, Mlle De Fontenois eut l'air un peu déçu. Elle avait exploré une grande partie de la ville, mais il semblait qu'elle n'avait pas réussi à trouver ce qu'elle cherchait. Son habituel sourire était un peu moins prononcé qu'à l'ordinaire, et elle manifestait moins d'entrain que la veille. De toute évidence, Los Angeles n'était pas à son goût.
"Les gens ici sont trop… focalisés sur leurs occupations. Ils ne pensent pas à… des choses que je qualifierais de plus importantes. Tout se résume ici à l'acquisition des premières nécessités, dont certaines ne le sont pas vraiment, et pas au vrai utile. La plupart d'entre eux ne sont que des opportunistes, beaucoup trop… ordinaires."
Elle avait sorti ça à l'ancien chasseur de primes sans crier gare, qui avait simplement haussé les épaules. Des gens comme ça, il y en avait partout dans l'Ouest, et ce ne serait pas demain la veille qu'ils en trouveraient un différent.
C'est pourquoi elle demanda à son guide s'ils pourraient partir demain, à son plus grand soulagement. Cette localité n'était pas du tout sûre, et sa cliente était encore en vie uniquement grâce à sa vigilance.
Joey commençait peu à peu à se dire que les deux mille dollars ne seraient peut-être pas suffisants pour tous ses efforts, sans compter ceux qu'il lui restait encore à fournir.