L'agent Sherman traversa le pont couvert à pied, comme chaque nuit. Peut-être que le fantôme se montrerait. Ou pas. Qu'il était triste, ce petit spectre. Pas une seule raison de détester l'humanité, si ce n'est d'avoir été créé par des esprits humains. Le spectre n'en avait probablement pas la moindre idée, cela dit. Même les crânes d’œuf n'étaient pas d'accord là-dessus. Ce sur quoi ils étaient d'accord, c'était les patrouilles et fermer la route en cas de besoin. Personne ne voulait payer les pots cassés après un autre accident causé par un mouvement de panique sur le pont.
L'agent Leroux courrait sur le chemin entourant le lac. Des touristes riaient, pique-niquaient ou faisaient du kayak sur le miroir rond et tranquille blotti au fond du cratère. Des enfants étaient assis sur les rochers inquiétants que les paysans du coin avaient surnommés la chaise du diable. L'atmosphère joyeuse et vibrionnante ne laissait pas imaginer que ce lac avait été pour les envahisseurs romains le lacus pavens, "lac terrible." Il y a des décennies, des savants sceptiques avaient démontré que ses eaux n'étaient ni sans fond, ni empoisonnées. Et c'était pour le mieux ; ces légendes dangereuses étaient superflues.
Leroux s'engagea sur une piste moins fréquentée. Le creux sombre et circulaire au bout de celle-ci était son dernier arrêt de la journée. Ce n'était pas la porte de l'enfer comme le pensaient jadis les gens du cru. Seulement une ouverture dans une coulée de lave depuis longtemps refroidie, cachant un autre lac qui reposait tranquillement sous terre, loin des yeux des curieux.
L'agent Meyer regardait les péniches qui descendaient et remontaient lentement le fleuve. Il alluma une cigarette, écouta attentivement pendant un moment. Rien qui sortait de l'ordinaire. La brise, le trafic, les voix des touristes portées par le vent. Trop froid pour plonger aujourd'hui, pensa-t-il. Mais il ne décidait pas du planning de maintenance. Il vérifia la check-list du matériel : casque antibruit dans un sac étanche, carte de sécurité, bouteilles d'oxygène… Et un lingotin de cinq grammes d'or fin. Pourquoi ? Il n'avait pas écrit les procédures de confinement non plus.
Louise de Chavialle bourra sa pipe en écume. Caressa le dos lisse et jauni d'un chat d'ivoire. Fouilla dans une caisse de disques et tira un vieux 78 tours de sa pochette effritée. Par-dessus les craquements du vinyle, les notes sombres de la musique d'Alkan emplirent le laboratoire. Son laboratoire… Alors que ses collègues avaient déménagé dans des pièces blanches, high-tech et sans taches, l'endroit avait encore le charme d'un cabinet de curiosités oublié. La poussière aussi… Peu nombreux étaient ceux qui venaient encore frapper à sa porte.
Le département d'ethnographie avait eu ses grands jours. Il ne restait plus qu'elle. Les gars de la mémétique ne comprenaient pas les motifs qu'ils tissaient. Les anomalies qui naissaient des croyances du peuple, comme des cristaux délicats, se brisaient facilement pour disparaître comme poussière au vent. La modernité avait écrasé les légendes sous la botte du positivisme. La post-modernité avait enduit d'ironie ce qu'il en restait. Et les monstres nés des rêves et des peurs de l'humanité pourrissaient. Tous s'étiolaient, attendant d'être reclassifiés comme Neutralisés, comme autant d'agneaux de Tartarie à l'abattoir.
Ses yeux s'arrêtèrent sur une carte postale du rocher de la Loreleï et son esprit fugua. Elle aurait aimé la voir dans ses beaux jours. Avant que les esprits ne se détournent d'elle, avant que le Rhin ne devienne rouge. Avait-elle toujours été une baleine ? Avait-elle toujours été morte ? Elle voulait croire que la sirène avait été belle… Même les légendes vieillissent et se fanent, certaines plus vite que d'autres. Et tant et tant déjà perdues pour toujours, avant même que la Fondation n'ait découvert leur existence.
Le protocole Genius Loci était son idée, une idée imparfaite. C'était si évident de confiner les anomalies in situ, de laisser les gens près d'elles, même d'en amener plus, en touristes. Le département cachait les horreurs au grand jour, par la vulgarisation et l’abâtardissement. La Fondation limait la peur, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un folklore kitsch. Les incidents diminuaient, mais les légendes aussi. Et la forme matérielle que l'imagination collective leur avait donnée s’effaçait.
Lentement, mais surement, la Fondation ne faisait guère mieux que la Coalition Mondiale Occulte. Effacée, la réalité anormale. À moins que… Le département n'était pas enterré, elle n'était pas morte. Ce dont elle avait besoin, d'abord et avant tout, c'était plus d'yeux et d'oreilles…