Canon fluide ou canon fixe ?
Aujourd’hui, on va réfléchir un peu dans le vide, en commençant par un petit constat :
Le canon, c’est comme un verre de lait laissé plus ou moins longtemps au soleil. Selon la conjoncture, c’est plus ou moins fluide.
Plus sérieusement, la fluidité du canon est une chose parfaitement relative, qui varie d’une communauté et même d’un individu à l’autre.
Mais commençons par les bases. C’est quoi, un canon ?
Dans un univers de fiction, le canon est l'ensemble des faits s'étant déroulés, ainsi que tous les personnages, événements et lieux considérés comme authentiques ou officiels, dont l'existence est indiscutable, émanant de l'auteur originel. Il s'oppose aux productions non-canon, souvent de la fan-fiction. (Wikipédia)
Le canon, c’est donc l’ensemble de ce qui est arrivé dans un univers fictif, de manière reconnue. Du point de vue de l’auteur, ce sont les éléments à connaître pour pouvoir écrire sur un univers, ceux avec lesquels il faut composer, et surtout qu’il ne faut pas contredire. Si par exemple je tue un personnage dans l’épisode 1 d'une série, la mort du personnage est canon : ce personnage ne pourra pas apparaître plus tard chronologiquement dans l’épisode 2, sous peine de créer une incohérence dans l’histoire.
L’observation rigoureuse de ceci peut se traduire par le fait de considérer tout écrit comme canon : c’est ce qu’on appelle la stratégie du “canon fixe”. Le canon fixe, c’est tout beau tout propre : c’est la garantie d’une histoire bien ficelée. Vous n’avez aucune incohérence entre les écrits, tout texte peut être repris et inséré sans peine dans la chronologie de l’univers, c’est magnifique.
Ou pas.
Posez-vous une question simple : connaissez-vous l’intégralité du “canon” de la Fondation ?
La tenue d’un canon fixe est simple en petite équipe, ou encore mieux, seul : facile de tout avoir en tête quand on a tout écrit. Mais est-il seulement imaginable dans un projet comme celui de la Fondation ?
Est-il vraiment envisageable de devoir tout connaître, tout avoir lu, pour écrire ? C’est là la difficulté principale du canon fixe : il exige un fort investissement temporel à l’auteur avant tout écrit, investissement qui va augmenter à chaque publication. Pour certains, la tenue d’un canon fixe impose aussi des limites créatives : que faire si un auteur entérine avant vous une idée qui rend la tenue de la vôtre incompatible ?
Ces questions ont amené une solution, actuellement en vigueur sur notre branche : globalement, celle de mettre de l’eau dans sa pâte. De fluidifier le canon. La stratégie du canon fluide, c’est de considérer que tout écrit peut être vrai, ou pas. Il s’agit de ne pas traiter les écrits précédents comme parole d’évangile, comme élément immuable de la chronologie de l’univers, mais comme élément possible de l’univers. Chaque écrit devient une "timeline" possible de l’univers reconstruit par le lecteur, et c’est à celui-ci de recréer sa frise chronologique en choisissant quoi y faire rentrer.
Forcément, cette approche va créer des “incompatibilités” entre les écrits — toutes les timelines ne sont pas compatibles — mais elle propose également une solution, le buffet à choix.
Le canon fluide n'est donc pas un choix anodin, puisqu’il fait reposer la responsabilité de trouver une cohérence à l'univers sur les épaules du lecteur plutôt que des auteurs : c’est cependant un choix possible, ici particulièrement adapté à l’aspect nébuleux de la Fondation. Certains lecteurs utilisent un découpage par genre (les rapports sont canon mais pas les contes, méthode plébiscitée outre-Rhin par exemple) ou thématique, en regroupant les écrits par arcs ou par concepts, et décrétant individuellement chaque “paquet” formé comme valide ou non.
Cependant, une fois la boîte de Pandore ouverte, on arrive rapidement à un constat : le canon n’est en réalité pas complètement fluide.
En effet, certains éléments restent invariablement stables d’un écrit à l’autre : la Fondation, par exemple, reste invariablement une organisation mondiale d’étude de l’anormal, pas une crêperie de Pont-L’Abbé. Rien n’est institutionnalisé, mais il s’agit de la base communément admise sur l’univers : une sorte de canon fixe tacite qui constitue la base de collaboration des auteurs sur le site. On peut par exemple citer dans ce canon tacite le statut de la Fondation, l’existence des Classes-D, des O5, le protocole Voile et globalement l’ignorance des populations sur l’anormal, ou d’autres encore.
Les abords de ce canon tacite sont cependant troubles, le rendant difficile à identifier de manière formelle. On observe également une légère variation de celui-ci au cours du temps : si l’élimination mensuelle des Classes-D par exemple était largement admise il y a quelques années, il s’agit d’un élément plutôt rejeté aujourd’hui.
Il est également à noter que le canon fixe tacite fonctionne aussi via l’approche thématique : si on admet l’existence d’un concept ou d’une entité dans l’univers, on admet également son propre canon fixe tacite, qui peut être comparé à l’essence même du concept : SAPHIR peut exister ou pas, mais a priori si le GdI est intégré ce ne sera pas une crêperie non plus.
Mais du coup, d’où vient le canon fixe tacite ?
Plusieurs théories sont possibles, mais une possibilité peut être mise sous la forme des “textes en commun”, autrement dit, ce que l’on estime que tout auteur a dû lire sur un sujet avant de l’utiliser. En général, cela se limite à un guide associé au concept donné et quelques textes “fondateurs”, au mieux.
Il s’agit du minimum possible pour appréhender l’esprit, la substance d’un élément pour le reprendre, souvent à sa sauce. Ce phénomène amène un cadre tout en servant d'entonnoir créatif, permettant de retrouver rapidement une base commune pour le lecteur comme pour l’auteur.
Il est bien évidement possible de s’extraire de cette contrainte et de contredire ces "textes en commun" — on rappelle que la frontière est floue — mais toute contradiction à cela est une prise de risque qui pourra être plus ou moins bien accueillie : c’est une redéfinition des axiomes.
Mais que retenir de tout ceci, finalement ?
Peut-être l’importance des guides dans la communauté et dans le processus créatif. Officiellement, tout peut être remis en cause, mais on donne de manière plus ou moins inconsciente une valeur supplémentaire à certains textes ; les guides d’écritures sont souvent un moyen de fixer certains éléments pour la grande majorité de la communauté, de solidifier un canon, pour le meilleur comme pour le pire. Peut-être faut-il chercher à s’en soustraire au maximum pour garder la fluidité “parfaite”, peut-être faut-il au contraire insister dessus pour une architecture du canon “en grumeaux".
Ou peut-être faut-il simplement s’en moquer, jouer avec et laisser les gens faire : laisser ce canon tacite être, eh bien… tacite, justement. Toute observation ne nécessite pas action, et peut être que c’est finalement cette modularité qui rend le canon fluide si intéressant.
Je préviens que si personne ne fait de conte où la Fonda est une crêperie à Port-L'Abbé, je cesserai de retenir ma respiration en guise de protestation et ce sera pas joli. Oh non.
Voilà.
Très trèèèès bonne synthèse du débat "canon fluide/canon fixe".
Bravo à nos journalistes de l'anormal, une fois de plus !
Pfiooooouh !
Après ce bel article sur le canon que je présageais risqué, j'ai bien besoin d'un verre. Est-ce donc un … Glass Canon ?
Vous l'avez ?
Qui s'occupe de la Gazette d'Aleph ?
C'est indiqué dans l'onglet "Crédits" de la Gazette.
Vu ! Je n'avais jamais vu qu'il y avait ce genre de page !