Dans la grande famille des SCP, il y a deux types de lecture.
Les incontournables, adulés ou détestés, ces classiques auxquels on n'aura de cesse de faire référence.
Les nouveautés, celles qui défilent dans le fil des publications, que l'on suit pour rester à la page.
Et entre les deux, il n'y a
Aucun rapport
Une chronique sur les rapports de second plan.
Ce mois-ci :
"Accord Secret"
Le syndrome MIB : jusqu'où peut aller la puissance ?
Amis de SCP-682, de SCP-049 et de SCP-076, bienvenue. Bienvenue en territoire étranger, terror incognita, où rôdent les rapports les moins lus, les oubliés, les non-mythiques, les anecdotiques, les sympas-sans-plus. Bienvenue dans "Aucun Rapport", la chronique où, tels Jacques-Yves Cousteau, nous revêtons nos scaphandres et nous enfonçons dans les profondeurs du site pour voir ce qui s'y trouve et ce que l'on peut en apprendre. En juillet, nous parlions de Série I, en juin, de Série III : c'est donc en toute équité qu'aujourd'hui nous allons nous pencher sur ce fascinant spécimen qu'est SCP-1012 - "Accord Secret".
Vous avez peut-être déjà entendu parler de ce point précis du cerveau qui, s'il est touché, fait sauter toute la tête ; de ce sifflement qui, à une longueur d'onde précise, permet d'ouvrir les serrures ; ou de cette autre longueur d'onde, la fréquence sombre, qui une fois correctement alignée à la fréquence de vos boyaux, relâche votre sphincter. SCP-1012 est de cet esprit-là : il s'agit ni plus ni moins d'un ensemble de cinq fréquences sonores qui, une fois combinées, affecteraient la résonance de certaines particules subatomiques.
Qui, dès lors, se désintégreraient en une réaction en chaîne capable de vaporiser une planète entière.
Loin de moi l'idée de juger négativement ce SCP : le processus est certes grossier, mais l'équilibre sobre entre la taille très courte du rapport et l'horreur de ce qu'il décrit est savoureux, tout comme son principe : l'idée que l’annihilation peut survenir en un centième de seconde, n'importe quand, non pas d'une source précise mais de la réunion malheureuse d'une poignée de facteurs individuellement inoffensifs.
SCP-1012 a également pour lui d'être un des très rares SCP hypothétiques : il n'existe pas pour le moment, et la Fondation SCP doit faire son possible pour l'empêcher d'exister, car sa première itération sera la dernière. Autant vous dire qu'on va mettre les petits plats dans les grands. Alors entrent en scène les Procédures de Confinement Spéciales, plus longues que la Description en elle-même, où l'on apprend que :
- La Fondation SCP émet des contre-fréquences depuis 36 000 sites à travers le monde.
- La Fondation SCP a fait en sorte que la quasi-totalité des enceintes, haut-parleurs et autres transducteurs électro-acoustiques au monde émettent ces contre-fréquences, et ce depuis 1988.
- La Fondation SCP a éteint une espèce entière de rorquals capables d'émettre ces ondes.
Rien que ça.
Une débauche de moyens typique des complots secrets d'ampleur mondiale, mais également symptomatique d'un trouble que j'aimerais vous présenter ici : le Syndrome Men In Black.
Si vous avez déjà eu à présenter la Fondation SCP à un néophyte, il est probable que vous ayez pris appui sur les films Men In Black en guise de comparaison. La saga à succès est une référence mondialement connue, et surtout l'une des rares, avec X-Files, à avoir su démocratiser l'imaginaire de l'organisation top secrète qui cache au grand public des secrets qui le dépassent.
Men In Black a tout de suite compris comment jouer avec l'imaginaire complotiste et le Secret avec un grand S : avoir d'un côté le monde commun et de l'autre le monde secret est une chose, mais mettez un peu de secret dans le commun et vous créerez un choc pour le spectateur. Pour ce faire, c'est très simple : prenez une chose que tout le monde connaît, révélez chez lui une identité ou un rôle secret, caché à tous depuis le début, et le résultat sera invariablement sensationnel. Le grand classique, évidemment, c'est Elvis Presley, cœur d'un nombre astronomique de conspirations américaines qui est révélé être "retourné dans son microcosme" dans le premier opus. La révélation avait très bien marché, aussi Men In Black II place-t-il la barre encore plus haute en faisant intervenir un Michael Jackson bien visible, non seulement alien mais également agent (ou du moins postulant) des Men In Black. Caméo formidable, hilarité dans le public. Fatalement, on ressort la formule dans le troisième volet de la saga, avec un Andy Warhol qui n'est qu'un agent MIB sous couverture, imposteur et paumé, dans les années 70. Bien sûr, c'est sans compter Danny DeVito, Georges Lucas, Bill Gates, Lady Gaga, Sylvester Stallone, David Beckham, Elon Musk, Justin Bieber, Ariana Grande, Steven Spielberg, Tim Burton et compagnie qui sont insérés ici et là sur des écrans de surveillance à travers les quatre films. Et c'est là que le processus perd tout son sens.
Car on ne s'arrête pas là. Non seulement c'est à croire que toute la jet set humaine ne l'est pas, humaine, mais il semblerait que toutes les grandes inventions modernes soient issues d'autres planètes, dans le cadre de programmes d'échange qui servent à financer l'organisation. Viagra compris. Dans Men In Black II, la Statue de la Liberté est un immense neurolaser servant à amnésier tout New York. Dans Men In Black IV, c'est la Tour Eiffel qui est en fait un vortex vers un obscur recoin de l'univers.
Que nous reste-t-il ? Plus de jet set, plus d'inventions, plus de monuments : tous ont été sacrifiés au nom de l'humour et du sensationnel, et n'ont rien d'humain dans l'univers Men In Black. Et ce n'est même pas comme si les classes pauvres et moyennes de la population, la masse, étaient épargnées : des institutrices aux prêteurs sur gage, des forains à la quasi-totalité du système postal, les aliens en programme d'insertion semblent partout, tout le temps. Tout ce qui était censé être normal ne l'est plus.

Le syndrome Men In Black est bien présent au sein du wiki. Le classique des classiques dans le domaine est certainement SCP-8900-EX, qui n'est ni plus ni moins que la couleur. La couleur est anormale. Et ainsi défilent les retournements de situation de plus en plus vastes : la Terre est anormale. L'Humanité est une anomalie. La pensée ? Pourquoi pas. Mais rassurez-vous, braves gens : tous ces exemples, SCP-8900-EX en tête, ont au moins pour eux d'être bien exécutés, et de rarement porter à conséquence sur le monde actuel. De par leur taille, leur stabilité, la force de l'habitude, ils sont de facto devenus normaux. Ajoutez à ça que la pratique du "ce truc qui est évident pour nous est anormal depuis le début" est étroitement encadrée et sévèrement jugée, en particulier sur la branche française, et que le concept opiniâtre de canon fluide nous permet de ne pas avoir à tolérer qu'à la fois la Terre, ses habitants, leur intelligence et leurs couleurs sont des anomalies. Nous sommes donc parfaitement saufs !
Ahah.
Non.
Effectivement, dans les grandes lignes, disons, trop grotesques, nous sommes saufs. Tout ne peut pas être anormal et chaque auteur se pose, plus ou moins consciemment, des limites. Mais le syndrome MIB est perfide, insidieux, et c'est dans SCP-1012 qu'il se terre, dans SCP-1012 et beaucoup d'autres. Son habitat privilégié : les Procédures de Confinement Spéciales ; son nid : les moyens de la Fondation.
N'y a-t-il vraiment pas de canon fixe ? Vaste sujet que nous explorerons sans doute plus en détail dans une chronique dédiée à l'avenir. Mais une chose est sûre : au milieu de cet océan de canons fluides, certains éléments sont plus fixes que d'autres. Le wiki est un tout : au fil de nos lectures, plus un élément est récurrent et présent dans de nombreux travaux, plus il devient fixe dans nos têtes, alors qu'un élément isolé est facile à effacer d'un revers de la main en tant que canon fluide. Or, le syndrome Men In Black est particulièrement récurrent. Combien de SCP ont été découverts par un "agent de la Fondation infiltré dans la police locale" ? Suffisamment pour avoir du mal à nier que la Fondation semble avoir des agents sous couverture dans chaque patelin. Combien de bots passant et repassant en revue Internet à la recherche de tel ou tel mot-clef ? Des centaines de société de façade, des centaines de milliards d'euros brassés par l'achat de terrains à sécuriser, l'entretien des sites, le camouflage et les réparations…
Si les moyens technologiques de la Fondation, parfois totalement futuristes selon les rapports, sont plus fluides, il semble bien que les moyens humains, financiers, matériels et que l'omniprésence de la Fondation dans tous les secteurs de la société soient déjà ancrés dans une forme de canon fixe.
La question n'est dès lors plus de savoir si la Fondation est, ou non, puissante, mais de veiller à ce qu'elle ne le soit pas trop. Et, là encore, SCP-1012 nous montre la voie.
J'avais parlé au début de cet article de débauche de moyens - et, effectivement, difficile de le nier. Mais ces moyens suffisent-ils pour autant à empêcher l'apparition de SCP-1012 ? Absolument pas, et ces procédures de confinement sont loin de signer la victoire de la Fondation. 36 000 sites d'émission, à travers la planète, ne sont sans doute pas de trop, voire pas suffisants. Le génocide d'une espèce marine n'a rien d'irréalisable, ni rien de nouveau. Et les équipements multimédias sont loin d'être également répartis sur tout le globe. Il semble donc que, passées ces PCS où elle a tout donné, la Fondation soit impuissante. Grande, mais faible. Un modèle à suivre.
Car donner chaque jour plus d'étendue à l'anormal camouflé, à la présence de la Fondation dans chaque aspect de la société, c'est réduire l'étendue de ce que la Fondation défend. Et lorsque toutes les stars seront des aliens, que toutes les chaînes hi-fi émettront des fréquences secrètes, que tous les policiers, tous les SDF, tous les politiciens seront des agents de la Fondation sous couverture, que tous les personnages historiques auront en fait eu des pouvoirs magiques et que tous les monuments auront un usage secret, qui trouvera encore que la normalité, cette minorité terne et sans ambition, mérite d'être protégée ?
Alors, laissons la normalité être grande et belle pour qu'elle vaille le coup d'être protégée, acceptons que certains événements ne peuvent être contrôlés, que l'extraordinaire peut surgir du banal, que la Fondation elle-même, avec ses petites mains humaines, vient du banal, et peut être faillible, ignorante et souvent impuissante - la menace n'en sera que plus terrifiante.
Après tout, l'un des plus grands experts de l'anormal vous le dira :
“La normalité est une expérience plus extrême que ce que les gens veulent communément admettre.” - David Cronenberg