Le soleil se couchait sur le manoir Ronachiir. Dans son bureau, le Karciste Ronachiir contemplait le ciel derrière les arbres. Celui-ci, loin de s’assombrir, se teintait de pourpre au fur et à mesure que le soleil descendait. Cela le faisait frissonner de plaisir. Seulement, au-delà d’être une magnifique couleur, c’était aussi le signe que son invité était en retard. Regrettable.
On toqua à la double porte massive qui l’isolait du reste de la maisonnée. Il fit pivoter son fauteuil face à celle-ci.
- Un peu plus et je décidais de te garder à dîner !
C’est sur cette phrase pleine d’un sous-entendu propre aux sarkites que la porte s’ouvrit, laissant entrer un homme massif d’un âge avancé, avec une barbichette en pointe, souriant derrière ses lunettes décidément trop petites pour son crâne.
- Roland, vieux brigand !
- Hervé, vil attardé !
- Hum… Je préfère ton sobriquet.
Le Karciste Ronachiir s’était levé, l’air agacé. Bien qu’ils semblaient avoir le même âge, sa carrure était à l’opposé de celle de son camarade. C’était la brindille contre la montagne. Pourtant, on aurait instinctivement parié sur la brindille.
- Je ne plaisante pas ! Est-ce que j’ai l’air de plaisanter !? Tu retardes toute l’opération. C’est navrant, venant de toi. Oui, vraiment, très navrant…
Le géant, qui ne perdit pas son air enjoué, sortit la carte de visite qu’il cachait derrière son dos sans écouter le sermon du néo-sarkite.
- Tu sais que je possède un nombre important de relations, autant dans le monde normal que dans le monde anormal. Mais tu m’as juste demandé ce… service pour tes projets. Tu ne vois pas assez grand, tu sais. Alors je me suis permis de le faire à ta place. Tu vois ces initiales ?
Roland Ronachiir regarda la carte. Sur le fond violet se découpaient les lettres "MC&D". Il releva des yeux interrogatifs vers Hervé Werter.
- Marshall, Carter and Dark Limited. Tu cherches quelque chose, même en ayant une vague idée, et ils la trouvent.
- Et donc ?
- Ces gars-là sont puissants, extrêmement puissants. Ils pourraient t’arranger une brèche de confinement à la Fondation aussi facilement qu’ils concluraient une vente. Plus besoin de te préoccuper de cette partie-là !
La phrase tilta dans l’esprit du Noble véreux.
- Avec quoi tu les as payés ?
- Ne t’en préoccupes pas. Tout cela est à mes frais. Je tiens à ce que tu puisses réussir dans tes projets, mon vieil ami, quels qu’ils soient. Ça semble être de grande envergure et Marshall, Carter and Dark Limited semble prêt à tenter le coup, juste pour voir.
- Ça me paraît assez louche. Enfin, du moment que je n’ai pas de comptes à leur rendre… Tu as intérêt à te porter garant de cela ! Décidément, tu as le don de me mettre en rogne. Assieds-toi donc, nous devons parler.
- De rien, Roland…
Le Karciste retourna à son bureau, où il semblait un peu plus en position de force que face à face avec le géant, qui fit à son tour disparaître un fauteuil sous sa masse. Il sortit une petite boîte de marqueterie du dessous de son bureau et l'ouvrit.
- Cigare ? Qu’est-ce que je raconte, passons aux choses sérieuses. Une brèche de confinement serait la bienvenue pour quelques cas en particulier.
- Toujours ces individus anormaux ? Qu’est-ce que tu leur trouves ? Laisse-moi deviner… Il y en a une qui t’as tapé dans l’œil ?
- Ah ! Je dirais plutôt qu’ils m’ont tapé dans l’estomac. Tu as ce que je t’ai demandé, oui ou non ? C’est bien joli de vouloir me faciliter le travail, mais sans honorer ta mission initiale…
- Ne t’en fais pas. Je fais toujours plus qu’il n’en faut, mais je le fais correctement.
Il fit sortir une pile de dossiers de sa valise et les lui donna. Il ne put s’empêcher d’être troublé par la phrase précédente de son interlocuteur.
- Attends, jusque-là je ne posais pas vraiment de questions, je me suis contenté de t’aider pour ton objectif de capturer des individus anormaux, mais je t’avouerais que je suis un peu perdu.
- Que je t’explique. Le but ultime pour nous, qu’est-ce donc ?
- C’est une question réthorique ? Tu sais bien que je ne touche pas ma bille en cultes Na… Naklà, c’est ça ?
- Non, Nälkä. Je vais te le dire, notre but est d’atteindre l’Apothéose. S’élever au rang de divinité. Oui, cela semble très pompeux, mais de toute manière il en existe à la pelle, des dieux. Seulement les dogmes proto-sarkiques estiment bon d'attendre que le Grand Karciste Ion, Grand Ozi̮rmok, "Roi-Sorcier d'Adytum" et fédérateur de notre religion, leur serve l’Apothéose sur un plateau d'argent !
- Humff… Je te connais, attendre ainsi dans la piété n’est pas ton genre.
- Exact ! Moi, je suis un néo-sarkite. Cela signifie pour ce qui nous intéresse que si l’on peut atteindre l’Apothéose et remplacer le Grand Ozi̮rmok, il est de notre devoir de le faire. Si je te disais que j’avais un moyen de faire en moins d’un an ce qu’il a mis une éternité à faire ?
- Tu n’es pas sérieux ?
- Oh que si ! Tu sais, j’ai beaucoup voyagé dans ma jeunesse. À la base, c’était pour parfaire mes compétences culinaires, découvrir de nouvelles cultures, puis j’ai découvert certaines choses qui m’ont inspiré ce plan. Aztèques, Tupinambas, Tupinikims, Russes, Japonais, Hittites et j’en passe, tous ont, à un moment donné, pratiqué le cannibalisme. Que ce soit à cause de la famine, par rituel, ou autre. Mais tu sais ce que j’ai découvert en Amérique du Sud ?
- Cesse donc ces questions réthoriques et raconte-moi tout.
- Je m'aventurais à l’Ouest de Manaus, loin de l’Amazone, en découpant méthodiquement les obstacles qui me barraient la route. Je te passerai les détails. Et là, à 30 mètres de ma position, j’entends un cri rauque s'apparentant à un bruit de succion. Je t’admets que c’est assez étrange comme description, mais ce bruit l’était tout autant. Je ne reconnais pas l’animal, alors je m’approche lentement. Et là, je la vois. Une masse de chair difforme, ruisselant de pus sur les arbres et le sol, dont je peine à discerner les membres du reste. Elle suçait un arbre de fruits rouges, aspirant sa nourriture. Soudainement elle remarque ma présence, se retournant vers moi avec frayeur. Et là je les vois. La seule chose qui n’aurait pu disparaître en huit cents ans. Des breloques en or, que l’on aurait dites soudées à la chair.
Le maître du manoir Ronachiir s’avança sur son fauteuil, se retrouvant nez à nez avec son interlocuteur pendu à ses lèvres.
- Je les aurais reconnues, même presque entièrement dissimulées sous la chair boursouflée. Cette chose avait été un aztèque. Tu imagines une seconde ce que cela implique ? La preuve que la culture Nälkä n’est pas seulement née à Minos. Cette chose a survécu plusieurs centaines d’années. On est loin du Grand Ozi̮rmok, mais tout de même ! Et c’est là que ça m’a sauté aux yeux. Le cannibalisme a toujours existé, partout, tout le temps. Même des religions comme le christianisme considèrent la consommation de l’hostie comme de la théophagie. Alors que leur manque-t-il, à tous ou presque, pour atteindre l'apothéose ? J’y ai trouvé deux réponses. La première évidente, la seconde moins facile.
Le soleil achèverait bientôt de se coucher, découpant le Manoir en une ombre menaçante sur le paysage. C’était assez calme. Les trois soldats en planque à la lisière de la forêt passaient leur temps comme ils le pouvaient.
- On est sûr que le gros ne nous trahira pas ?
Le collègue du premier, en train de fumer au pied d’un arbre, son casque relié à un dispositif d’écoute, ouvrit un œil sans rien dire.
- Non, on ne l’est pas, mais au moins il nous a délibérément délivré l’emplacement du Karciste. Il ne s’est pas rendu compte du micro que l’on a incrusté dans sa cravate, donc pour le moment, tout baigne.
La troisième qui venait de parler avait les yeux rivés sur la bâtisse à travers la lunette de son fusil de précision.
- Et si c’était une embuscade ?
- Ça fait plus d’une heure que j’observe la maison, Jim, il doit y avoir sept personnes au bas mot. C’est peu probable.
- Moi je trouve ça louche.
Le fumeur interrompit sa transe pour parler au dénommé Jim.
- Écoute, de quoi t’as peur ? On a été formés pour ça, Jim. Les sarkites, c’est notre domaine de compétence.
- Ça reste notre première mission. Je ne suis pas sûr que ça fasse de nous une FIM compétente dans son domaine. D’ailleurs pourquoi avoir pris un Hécate II, Carmen ? Ce truc est fait pour péter des murs, pas des types de soixante-dix piges.
- Parce qu’il a peut-être une carapace en os ou autre chose. J’ai pas hyper envie de voir une balle de sniper rebondir sur un type de soixante-dix piges, comme tu dis. Evan, tu pourrais pas avoir au moins la décence de faire ta mission correctement ?
- Vous faites ça très bien pour le moment, ma foi. Et j’écoute attentivement ce qui se dit.
La très récemment formée Force d’Intervention Mobile Tau-41, alias "Les Bouchers", continua donc sa longue attente…
Après un petit temps de réflexion, le gros Hervé Werter se risqua à une première réponse :
- J’imagine que la première consiste en l’utilisation de la thaumaturgie dans les rituels.
- Tout à fait exact ! Ce n’est pas pour rien que le grand Ozi̮rmok est aussi désigné Grand Karciste Ion, Roi-Sorcier d'Adytum. Des rituels précis et complexes, c’est une nécessité pour extraire l’essence de la chair et de l’individu. Je me suis alors renseigné sur ces civilisations ésotériques, à commencer par les Aztèques et celles qui parlaient d’obtenir la force de celui qui est consommé. J’ai recoupé les parties communes, corrigé celles qui étaient bancales avec les alternatives de nos rituels bien à nous, pour enfin mettre au point un procédé d’extraction optimal et unique des bénéfices de la chair.
- Il fallait y penser. Il n’y a que toi pour potasser sur un sujet pareil. Les proto-sarkites sont trop conservateurs et la plupart des néo-sarkites ont des occupations bien plus futiles. Et le second moyen ?
- Ce ne fut pas pour me déplaire, là encore, peu sont ceux qui auraient pu y penser à part moi. Je me suis dit que l’on pouvait aller plus loin. Alors, j’ai eu une idée. Et si nous cuisinions la viande ?
- Hum ? Précise ta pensée.
- Réfléchis. La seule chose qui est soignée, ce sont les rituels. Mais la viande, elle, est consommée sur place, crue, à main nue parfois. Pourquoi ne pas aussi s’intéresser à la préparation ! J’ai eu vent d’une histoire, peut-être n’est-elle qu’un mythe inventé par nos ancêtres pour décrédibiliser ces imbéciles de Mekhanites, mais elle fut révélatrice pour moi. Il est question de la reconstitution de leur dieu brisé, qui se serait très mal passée. N’ayant aucune patience, ceux-ci auraient tout fait correctement, sauf le cœur. Ils auraient usé d’un simulacre, damnant leur dieu au passage. N’est-ce pas parallèle à notre comportement ? Nous sommes minutieux sur tous les points, sauf cette satanée viande. Alors qu’arriverait-il si on la cuisinait dignement ? Je suis un fin gastronome, tu le sais, et cette idée marche d’autant plus que certains composants de rituels sont aussi des ingrédients de cuisine. Fenouil, chanvre, ortie, millepertuis, digitale, gingembre, et là ce ne sont que les plantes, entre autres.
- Ça se tente, tu sembles t’être bien préparé. Cela dit, pourquoi des individus anormaux ? Je veux dire, tu pourrais bien essayer de cuisiner un énième chercheur de champignons.
Il est vrai que Roland Ronachiir avait tendance à organiser des parties de chasse peu communes avec son fils aîné dans la forêt qui entourait le manoir. Les villageois du coin en avait conclu à des loups enragés et l’on devait donc se contenter des quelques phacochères qui pullulaient dans les bois depuis. Fort heureusement, il y avait toujours un ou deux randonneurs, mal informés et en quête d’aventure.
- J’ai décidé d’aller encore plus loin. Plus la viande sera exotique, plus le plat sera de qualité. Tel que Nadox le répétait dans ses paraboles, quel imbécile voudrait devenir ce qu’il a vaincu ? Cela fait bien trop longtemps que nous nous nourrissons de nos congénères, nous savons parfaitement comment nous y prendre, ainsi nous nous enfermons dans une certaine routine. Je suis de l’avis que cela ne nous aidera pas à attendre l’Apothéose. A contrario, il disait que le sacro-saint était de se repaître de la chair d’un dieu et de sa gloire. Je n’ai pas les moyens de cuisiner un dieu, ni ne vais m’abaisser à cuisiner un énième de nos congénères normaux. Le juste milieu, c’est ceci, des individus anormaux.
Le Karciste gastronome alla chercher un rétroprojecteur dans un placard, qu’il brancha en face du mur le plus vide de la pièce. Hervé Werter se retourna vers celui-ci, déformant sûrement son fauteuil au passage, avant de réajuster ses lunettes qui glissaient lentement de leur corniche depuis tout à l’heure.
- Voilà qui explique tout. Ça semble beaucoup t’amuser, en tout cas !
- Penses-tu ! Atteindre l’Apothéose en cuisinant, n’est-ce pas tout à fait approprié pour moi ? Il faut innover, Werter, repousser les limites en testant toutes les possibilités. Passons aux cibles, veux-tu ? Je te laisse la parole, explique-moi tout.
Roland alluma l’appareil, étala les dossiers et en sortit des fiches plastifiées. Il alla en mettre une première sur la plaque lumineuse de l’engin. L’informateur corpulent s’éclaircît alors la gorge.
- Alors. SCP-239. C’est une petite fille qui manipule la réalité à l’aide de certaines capacités méconnues. Ça ne semble pas être une forme de pouvoir lié aux niveaux de réalité. Mais ça tu ne dois pas connaître. En gros, il existe des plieurs de réalité qui ont une réalité supérieure à celle environnante, donc ils peuvent l’influencer. Pour elle ça semble différent. Ce qui est intéressant, c’est qu’on l’a plongé dans le coma, donc pour la capturer…
- Je t’arrête tout de suite. Je ne vais pas m’attaquer à une enfant, j’ai des limites éthiques. De plus, elle possède moins de viande qu’un adulte. Donc non, oublie. En plus je compte m’attaquer à Aleph et elle ne s’y trouve pas.
- Le site Aleph ? Et pourquoi donc, puisque tu sembles si bien renseigné sur son nom ? C’est un site assez central, si je puis dire, je ne crois pas que ce soit le plus sûr à attaquer.
- Oh, c’est tout bête. En vérité, c’est le plus proche de chez moi. La nourriture se conserve mal sur la distance. Plus vite ce sera fait, mieux ce sera. Mais ton histoire de plieur de réalité m’intéresse. C’est ce qui semble se rapprocher le plus d’un dieu, à t’entendre. Cuisiner un demi-dieu serait un honneur. Dis-moi donc, est-ce qu’ils en ont ?
- Pas vraiment d’accessibles, à ce que je sache. J’ai entendu parler d’une de leurs forces d’intervention qui en serait entièrement composée, mais ce serait du suicide. Et puis il y a ce professeur à Zayin, mais pour lui rien n’est vraiment sûr. Je ne suis même pas certain qu’il existe. Donc oublie pour le moment.
- Dommage… Un jour peut-être… Bien, parle-moi plutôt du personnel. Je préfère m’attarder sur eux, de toute façon on a un bien trop grand nombre de dossiers pour tout traiter ce soir.
Il alla remettre la feuille dans le dossier, puis tria la pile en deux tas. Il prit la seconde pile de dossiers et alla mettre une feuille extraite de celle-ci sur le rétroprojecteur. Hervé reprit la parole.
- Alors. L’agent Jarret. Elle peut se gazéifier à volonté, elle et ce qu’elle touche. C’est à cause d’un raid dans une anomalie spatiale, elle est la seule à en être ressortie.
- Hum… On commence fort. Sa capture semble quasiment impossible, pourtant, j’ai déjà ma petite idée. Par contre, ça va me demander pas mal de ressources. Tu connais un peu la cuisine moléculaire ? C’est assez récent, à vrai dire. Mais il y a quelque chose qui y est beaucoup utilisé, c’est de l’azote liquide. Un bon gros jet de cette vapeur et elle sera directement prête, sa bouillie congelée sur place.
- Ça paraît un peu trop simple, si tu veux mon avis. La glace à la viande, ça n’a pas l’air très bon. Et le tout sera mélangé avec son équipement, je ne pense pas que les agents de la Fondation travaillent nus. Sans parler des os…
- Mph… Tu n’as pas tort. Tu en as d’autres, des intangibles comme elle ?
- Et bien… Dans le même ordre d’idée, on pourrait parler du Dr Kaze. Encore un accident avec un SCP, il en est devenu totalement invisible.
- Voilà qui représente un gros défi, comment veux-tu que je ne le charcute pas en le préparant ? Je le recouvrirais directement avec de la chapelure aromatisée, ça serait plus simple. Quant à miss Jarret, on passe pour le moment.
- J’ai aussi ce type, là… J’ai eu beaucoup de mal à comprendre qui il était, puisque qu’il prend l’identité des personnes dont il assimile l’ombre. Mais je crois avoir son département de recherche.
- Une telle capacité peut rendre sa viande soit très fade ou très goûteuse. Ça risque d’être intéressant ! Peut-être qu’il faudrait que je fixe son identité avec de la salsepareille et un rituel basique, je n’ai pas envie que ma viande change de saveur pendant le repas… Bien, enchaînons.
Il changea de diapositive. L’informateur continua sa présentation.
- Bien, le Dr Grym. Sa particularité réside en une immortalité sans faille. Dépeçage, découpage, désintégration, famine, soif, il résiste absolument à tout.
- Voilà qui ferait un parfait garde-manger ! Impossible de tomber à court de viande anormale avec lui, je le mets d’office sur la liste prioritaire.
- Humm… Pas si vite. Maintenant que je sais ce que tu souhaites en faire, je me dois de t’informer qu’il a fait un usage peu mature et abusif de sa particularité, pendant une période. Il semble qu’avec l’âge ça puisse se calmer, mais il en profite tout de même bien. De plus, celle-ci est issue d'expérimentations nazies…
- Oh… C’est fâcheux. Déjà qu’il y a de fortes chances que ces imbéciles m’aient pourri sa viande, voilà qu’il se charge lui-même de l’endurcir. Autant manger une semelle de botte SS. Néanmoins, c’est un défi à tenter que de relever les viandes les plus coriaces. Peut-être qu’en lui faisant suivre un régime spécifique une fois capturé… D’ailleurs, parlons-en. Que proposes-tu ?
- Ça ne sera pas du gâteau. C’est le genre de type prêt à tout, immortalité ou pas. De plus, c’est un haut-gradé. Même avec une brèche de confinement, on ne peut le faire passer pour mort et ils le traqueront.
Le Karciste Ronachiir eut le sourire mauvais et le regard pétillant du type qui venait d’avoir une illumination à des fins égoïstes.
- Tu as dit qu’il était assez peu mature. Crois-tu qu’il serait prêt à tout pour un peu d’argent ?
- Non, non… Et puis il est bien trop attaché à la Fondation, n’espère pas le corrompre.
- Non, tu n’y es pas. Je pensais à quelque chose de plus… caritatif. Tu es sûr qu’on ne peut rien trouver qui puisse l’intéresser ?
- Eh bien, peut-être que l’on pourrait… Je ne sais pas, mais où veux-tu en venir ?
- Je pense à une solution qui lui ferait volontairement et régulièrement donner de sa personne pour notre cause sans qu’il ne se doute de rien. Je pense à du trafic d’organes.
- Oh ! Je vois l’idée. Finement pensé, on lui propose ce service et il nous envoie anonymement de sa viande. Et ça te permettra en prime de choisir les morceaux à l’avance, je me trompe ? Ça se tente, ça ne m’étonnerait pas qu’il ait déjà pratiqué ce genre d’activité auparavant. Je vais voir ce que je peux faire.
- Tu comprends vite. Quant à la cuisine, il me faudra du lait et de la papaye séchée si je veux attendrir tout ça. Ou bien une marinade de vinaigre. La cuisson sera très importante, pour en chasser un maximum d’impuretés. Bien, passons au cas suivant.
Roland fit permuter les fiches plastiques.
- Donc, ici nous avons le chercheur Sand. Le pauvre s’est retrouvé a sécréter tout un tas de substances suite à une erreur dans ses recherches sur un composant moléculaire anormal. Acides, sucres, hormones, tout y passe. Ça lui donne un air transpirant et une odeur variable.
- Hum… Ça semble promettre des saveurs toutes particulières. Est-ce contrôlable par un moyen quelconque ?
- Oui, il s’avère que les sécrétions sont en lien avec son humeur, ses émotions… De toute façon je t’ai mis un dossier qui les dénombre.
Le cuisinier émérite fouilla dans le dossier et en sortit un tableau qu’il s’empressa de parcourir à la diagonale. Il fit la moue et commença à se plaindre, les sourcils froncés d’une intense réflexion.
- Mph… D’habitude, la peur donne un petit fumet à la viande. Mais là, il a fallu que ça lui fasse sécréter de l’acide fluorhydrique. Tu vois, ce truc est super pour fabriquer du Téflon pour mes poêles et du Fréon pour la réfrigération, mais une fois ingéré, tu pourras dire adieu à la solidité de tes os et au fonctionnement de tes organes. Donc pas question qu’il ne se rende compte de quoi que ce soit avant d’être dépecé. Et ça nous pose un autre problème ! Il doit avoir la peau dure comme de l’acier. Je ne vais tout de même pas dépecer un homme à la scie circulaire ! J’ai un minimum de sensibilité, tout de même, il faut faire ça bien.
- Je ne vois pas comment. Au moins pour le coup, nous n’avons qu’à produire une brèche de confinement et le faire passer pour mort. Enfin, façon de parler.
Roland Ronachiir frappa la feuille, tout sourire.
- Le Fréon ! C’est ça !
- Pardon ?
- Tu sais quelles propriétés il a, en plus de servir de réfrigérant ? C’est un hallucinogène pouvant provoquer la mort. C’est pour ça qu’il faut toujours faire attention à ne pas en percer les tubes quand on dégivre.
- Je ne vois pas en quoi cela pourrait t’être utile.
- La fiche dit qu’il produit du sucre lorsqu’il se sent bien ! Réfléchis ! Et si on le droguait, pour limiter la sécrétion d’acide, au moins ?
- Tu veux lui donner du LSD durant la brèche ?
- Oui ! C’est bien, ça ! On le drogue suffisamment pour qu’il ne se rende compte de rien, on le ramène et on le prépare. En plus la viande aura un petit goût sucré. Attends.
Il se dirigea vers son bureau, ouvrit un tiroir et en sortit un gros bouquin qu’il ouvrit avec fracas, puis tourna frénétiquement les pages.
- Voilà ! De la noix de muscade correctement préparée dans de l’eau chaude. Ça fera l’affaire. Quant à la peau, pas le choix, il va me falloir mon meilleur couteau à dépecer. Peut-être que la peau pourra décorer les assiettes. Ou j’en ferais des chips. Je vois déjà la sauce aigre-douce qui relèvera tout ça à merveille. Tu es certain de pouvoir organiser cette brèche ?
- Ne t’en préoccupe pas. Attends… Des chips ?!
- Hervé, un hamburger peut être gastronomique. Même si c’est principalement de la malbouffe. C’est mon travail de sublimer les plats les plus ingrats. Mais bon… Ne va pas me dire que tu n’apprécies pas un bon hamburger de temps en temps. Passons plutôt au suivant.
Le nom du Dr Cendres apparut sur le mur.
- Ah ! Voilà qui, à coup sûr, devrait t’intéresser. Elle a fusionné avec son iguane, depuis ils cohabitent dans le même corps.
- Tu as vu juste. Mélanger les viandes dans un même plat est assez peu courant, mais là, il s’agit d’une unique viande, produit de deux sortes de chair séparément délectables. As-tu déjà goûté du lézard, Hervé ?
- Il ne me semble pas…
- Je t’inviterai, un jour, tu verras, c’est particulier. Je me souviens d’une phrase issue d’un livre de recettes que j’avais acheté lors d’un voyage en Guyane : "Vous pourrez vous régaler avec l'iguane femelle, au ventre généreusement pourvu d'œufs succulents". Que de poésie dans la cuisine.
- Eh bien c’est fort dommage, il s’agissait d’un mâle et le Dr Cendres est stérile.
- Ça reste une très bonne viande, quoiqu’un peu dure. Attends, je dois avoir une recette quelque part…
Roland alla dans sa bibliothèque prendre un livre, qu’il ouvrit précautionneusement, et récita :
- Faites sauter la tête de l’animal d’un coup de machette bien placé. Cela fait, laissez le corps sans vie se débattre quelques temps, puis plongez-le dans l’eau froide qui fera son office. Sortez ensuite votre couteau écailleur et…
- Je pense que ça me suffira, Roland, je ne souhaite pas de détails. Nous parlons d’un être humain, dans le cas présent.
- Une viande reste une viande. Pourquoi s’offusquer devant le cannibalisme et organiser un barbecue le jour suivant ? Peuh ! Parle-moi un peu de son enfance.
- Pardon ? Pourquoi est-ce que… Les deux ?
- Bien sûr, les deux ! Culinairement, ils sont dissociables.
- Hé bien… Elle semble avoir eu une enfance heureuse… Et lui est un iguane domestique, ses parents étaient issus de l’élevage.
- Oh. Dommage. Mais il est heureux lui aussi, non ? En dehors du fait qu’ils aient fusionné, bien sûr.
- Je suis ton informateur, Roland, pas un dieu omniscient. Mais le dossier ne semble faire part d’aucun comportement dépressif majeur. Même d’un gain de confiance en soi, dirait-on.
- Vois-tu, ce qui est dommage avec l’élevage, c’est que la viande est plus fade que s’il avait passé son enfance en liberté. Regarde-moi, je vais sur mes soixante-seize ans et je suis toujours aussi tonique ! J’ai passé toute mon enfance à courir dans la forêt autour du manoir et le reste à parcourir le monde. Il ne faut jamais sous-estimer l’histoire d’une viande, c’est un facteur tout aussi important que le reste. Mais si leur relation est bonne, à ces deux-là, c’est tout aussi bien.
- Alors tu ne pouvais pas tomber mieux, ils s’adorent, autant la maîtresse que l’animal.
- Leurs liens sont puissants, c’est excellent. Néanmoins, sa capture risque de poser un problème. Elle lui laissera le contrôle, pour sûr. Un gros lézard, c’est difficile à capturer, mais lorsque celui-ci est de taille humaine, avec l’intelligence et la carrure qui vont avec… Et en plus, la sécurité d’un être cher sera en jeu pour lui ! Qui sait de quoi ces deux-là seront capables. Il va falloir sortir l'artillerie lourde.
- Tu comptes t’en occuper ?
- Ha ! Il est vrai que c’est tentant. Le plaisir réside en partie dans la chasse, c’est tellement grisant de rechercher sans relâche une proie de qualité, dégageant cette petite odeur propre au désespoir. Mais j’aurai d’autres choses à faire à ce moment-là. Je pense confier cette mission à ma petite-fille. Elle a hérité du côté chasseur de son grand-père, dirait-on. L’autre jour, elle est partie en balade et nous a ramené un ours. Ça faisait un mois que je n’arrivais pas à mettre la main sur ce gros balourd.
- Attends, Anny ?! Mais elle a à peine quinze ans ! Et puis, un gros ours balourd, c’est différent d’un lézard agile protecteur !
- Effectivement, mais il en faut, de l'agilité, pour que trente-six kilogrammes de gamine t'abattent quatre cent dix kilogrammes de muscles à fourrure. Crois-moi, pour l’avoir préparé, il était coriace. Anny est vive d’esprit. Elle insufflera la peur à l’animal, juste ce qu’il faut, puis l’abattra au détour d’un couloir. Je compte bien sur elle pour chasser la matière première quand je serai trop vieux. Si tant est que je n’atteigne pas l’Apothéose avant.
- Permets-moi d’exprimer des doutes quant à la manière dont tu éduques ta famille. Tu n’as pas peur qu’elle y reste ?
- Si, bien sûr. Mais je lui fais confiance. La Fondation prendra les gardes abattus sur le chemin pour l’œuvre de l’un de ses pensionnaires.
- Parlons-en, d’ailleurs, de leurs objets SCP. Tu ne crains pas qu’ils interfèrent dans tes plans ?
Le Karciste Ronachiir alla se rasseoir et soupira, le visage dans sa main non gantée, l’autre tapotant sur la table dans son tissu de velours couleur bordeaux.
- Hervé, Hervé, Hervé… Bien sûr qu’ils vont interférer ! Je ne peux pas tout prévoir, tout analyser, seulement limiter les problèmes quand c’est possible. Le goût du risque, voilà ce qui rend ce plan alléchant. Tu penses que le Roi-Sorcier d'Adytum à atteint l’Apothéose en prévoyant tout ? Ça lui a pris des siècles et il a perdu un état entier dans la manœuvre ! L’Empire d’Adí-üm a disparu et je ne serais pas prêt à perdre quelques vies dans une bataille !? Même s’il s’agit de ma famille, je ne peux que leur faire confiance pour survivre. J’ai peut-être l’air euphorique en préparant cela, mais tu es suffisamment bien placé pour savoir que ce n’est pas une affaire que je prends à la légère.
Le Karciste Ronachiir soupira à nouveau, le visage tendu. Hervé Werter sortit un briquet et s’alluma le cigare qui lui avait été proposé en début d’entretien. La fumée vînt épaissir ce silence pesant.
- Eh ben, c’est pas joli à entendre. Ils veulent décapiter Cendres.
- Et Marc ?
- Pas encore abordé, Carmen. Par contre ils ont discuté du dépeçage de Grégory Sand. La vache, ce type est malin. Il compte proposer du trafic d’organes clandestin à Grym.
- Grym ?
- Oui, tu sais, l’immortel directeur du pôle recherche.
- Ah, oui, peut-être. On en a combien, finalement ?
- Aucune idée.
Le silence amorcé lors l’entretien du manoir s’étendit jusque dans la forêt. Il faisait presque nuit désormais. Trois minutes passèrent avant que Jim ne reprenne la parole.
- Dis-moi, Evan, qu’est-ce que t’en penses, des individus anormaux ?
Evan soupira en relevant la tête, visiblement gêné par la question.
- Desquels tu parles ?
- Bah tu sais bien. Ceux qui travaillent par chez nous.
- Écoute, si on les autorise à travailler, il y a une bonne raison.
- Ouais, mais qu’est-ce qu’on fait pour des SCP comme SCP-105 ? Cette fille est hyper coopérative et même pas dangereuse. Ils pourraient la libérer.
- Iris ? Elle n’a aucune compétence utile. Elle a échoué au projet Boîte de Pandore, en plus.
- Putain, mais est-ce qu’on peut lui en vouloir de ne pas vouloir commettre des meurtres ?!
- On se calme, les garçons. Et on se concentre.
Le silence revint. Mais Evan le brisa de nouveau, pas pour le meilleur cette fois-ci.
- Je pense qu’ils devraient être confinés, même un peu. On leur met un ordi à disposition, ou quoi que ce soit en rapport avec leur ancien travail, et on fait comme pour les autres. Je le vois bien, moi, ce regard chez les nouveaux et même chez les anciens. Ça les dégoûte et ça soulève l’incompréhension. Si on est pas intraitables et droits dans nos principes, ensuite ils perdent confiance et partent vers des organisations concurrentes.
- Quel pessimisme ! Je n’aurais peut-être pas dû poser la question. Tu sais, je pense que, derrière le dégoût, on peut trouver une forme de fascination. Je ne dirais pas que c’est le cas de tout le monde, mais je pense que nous nous sommes tous posés la question à un moment ou à un autre : "Et si c’était moi ?"
- Je serais dégoûté.
- Roh… Evan. Fais un effort. Tu nous fais de la discrimination, là.
- Ça me va très bien. Va donc emmerder Carmen avec tes questions.
L’intéressée mit un terme à la conversation.
- Jim, je te trouve bien patient, mais tu sais ce que j’en pense. Evan, surveille ton langage.
Personne ne souhaitant débattre avec lui, Jim se mit alors à monologuer.
- Il faut dire aussi que tu entretiens une relation privilégiée avec Marc. Et pourtant son anomalie n’est pas des moindres. Il ferait peur à n’importe quel agent du site, avec sa tête. Vous savez à quoi on pourrait relier cela en psychologie ?
- Et vas-y qu’il va nous ramener sa science. Tu t’entendrais très bien avec le vieux bouffeur d’anormaux, je t’assure.
- C’est l’hypothèse de contact d’Allport. Atténuer les préjugés et favoriser les relations amicales en mettant différents groupes en contact. Je proposerais bien à la direction des temps d’échanges avec des individus anormaux. Ça favoriserait leur acceptation. Ne seraient-ils pas plus heureux ainsi ? Mais je m’égare, concentrons-nous sur la mission. Toujours rien, Carmen ?
- On dirait qu’ils font une pause. Je penserais bien à l’abattre, mais il bouge tellement que j’ai peur de rater mon coup.
- De quoi tu as peur ? C’est un septuagénaire.
- Écoute donc Carmen. De ce que j’ai entendu, sa petite-fille chasse l’ours seule à quinze ans. On aurait tort de sous-estimer des types qui s’améliorent physiquement avec des rituels thaumaturgiques.
- Oh…
Le silence revint pour la troisième fois. Evan porta la main à son casque et fronça les sourcils.
- Putain, c’est pas vrai, ils vont pas s’y mettre eux aussi !
- Dis-moi, à part pour leurs qualités culinaires, qu’est-ce que tu penses des individus anormaux ?
Le Karciste Ronachiir releva la tête.
- Que m’importe. Ils n’ont pas eu de chance de tomber dans un monde où l’on craint ce qui semble différent. Sauf pour les gens avec des fétiches et autres passions étranges, ils pullulent de plus en plus avec les nouveaux médias. Enfin, on ne peut pas en dire autant de l’anormal, n’est-ce pas ?
L’informateur acquiesça et reprit une bouffée de son cigare. Le néo-sarkite reprit la parole.
- Ils ont des psychologues, dans le domaine de l’anormal ?
- Sûrement.
- Tant mieux. Il y a là une source illimitée de travail pour eux. Entre ceux qui considèrent ça comme une malédiction, ceux qui s’en trouvent plus heureux, ceux qui sont nés avec et ceux qui ont eu un accident, ceux qui… Attends… Ça me rappelle quelque chose…
Il se leva et alla chercher un carton dans un coin de la pièce, contre la bibliothèque. Il le ramena sur la table et l’épousseta, puis l’ouvrit et en sortit des mensuels colorés sous plastique. Il sourit, nostalgique.
- Des comics de super-héros ! C’est mon fils qui les lisait. Ça prouve que les scénaristes semblent plus qualifiés que les psys. Je devrais les lire plus souvent. J’aurais sûrement des idées pour cuisiner les personnages.
Il fut soudainement perplexe.
- Dis-moi, crois-tu que je ferais un bon méchant de comics ? Je sais que mes actions ne sont pas bien belles, d’un certain point de vue. En réalité, j'éprouve un certain regret à l’idée d'écourter la vie de quelqu’un. J’ai suffisamment parcouru le monde, je sais ce que l’on peut faire en l’espace d’un an seulement. Alors leur ôter plusieurs années… Mais c’est tellement bon ! Bien, sinon, est-ce que l’on a d’autres cas comme celui de la miss ?
- Et bien… Il me semble qu’il y ait un certain Michaël Von Söahnneytrôahk, présentant des attributs canins, mais c’est un gosse, alors j'imagine que je dois oublier ?
- En effet. Ça serait monstrueux. Peut-être dans dix ou vingt ans.
- Bien. Sinon… Il me semble avoir entendu parler d’un docteur possédant des tentacules. Par contre, pour ce qui est de leur origine, je ne peux rien te promettre.
- Super ! J’adore le calmar. Ça me rappellera mon voyage en Mer de Cortés. Ces satanés diables rouges ont faillit m’arracher un bras, mais au final ils ont fini le corps débité en rondelles et les tentacules cuites au feu de bois.
- Sinon, c’est à peu près tout à ma connaissance. S’il y en a un qui m’a fait tiquer, c’est le Dr Hinault. C’est un saumon.
- Un homme-saumon ? C’est délicieux avec des herbes et une touche de citron. Pour les écailles il faudra juste…
- Non, non. C’est un saumon.
Roland fronça les sourcils.
- Je te demande pardon ?
- Le Dr Hinault n’est pas un homme, c’est un saumon.
- Il a une intelligence supérieure ? La conscience d’un humain ?
- Pas spécialement. Ça reste un saumon.
- Je… Tu te payes ma tête !? Tu veux dire qu’ils ont un saumon qui s’appelle Hinault !?
- Oui, mais c’est un docteur. Dr Hinault.
- Vraiment ? Et c’est moi qu’on pourrait trouver dérangé, après ça ! Enfin, ça ne m’empêchera pas de le cuisiner. J’avais concocté un nouveau dosage d’une sauce qu'il fallait que je teste un jour ou l’autre. Je l’embarquerai si je tombe sur lui.
- Hum… Tu comptes continuer de débattre de tes victimes encore combien de temps ?
- Victimes ! Tu y vas fort. Imagine que je n’ai pas eu une certaine éthique. À part pour ceux dont la préparation l’oblige, ils ne souffriront pas. Je fais de la cuisine gastronomique, pas du cannibalisme aveugle. Mais nous en avons fait assez pour ce soir.
- Bien. Alors il faut que l’on parle. Tu… avais tout à fait raison quant aux conséquence de la mission que tu m’avais confiée.
Roland mit quelques secondes à comprendre de quoi parlait son ami et pris un air attristé.
- Ah ! Sacrebleu, j’avais oublié cette possibilité. Bon sang de bonsoir, pardon, c’est que j’y tenais, à mon fief natal. Mais je te l’ai dit, il faut être prêt à des sacrifices. J’ai pris mes dispositions, te joindras-tu à nous pour le voyage ?
- Peut-être pour un temps.
- Parfait. Viens, allons en cuisine.
Le Karciste Ronachiir se leva et invita Hervé Werter à sortir de la pièce. Il semblait plus tonique, plus sérieux. Plus dangereux. Ils se rendirent jusqu’à la cuisine. C’était une grande pièce propre aux couleurs chaudes, dans laquelle flottait une bonne odeur d’épices provençales. Les condiments étaient alignés sur les étagères, en un ballet coloré qui recouvrait le tiers des murs de la pièce. Les fours allumés et luisants sur lesquels bouillonnaient le contenu des casseroles en cuivre étaient alimentés au bois, qui s’empilait par débits dans un coin de la pièce. On s’y sentait étrangement bien. Roland alla régler les thermostats et commença à pianoter le long des étagères en fredonnant. Un jeune homme svelte avec une grande corne sur le front entra alors.
- Grand-père, on en a repéré trois à la lisière.
- Excellent, qui donc va les chercher ?
- Je l’ai envoyée elle.
Roland laissa tomber le bol de cumin qu’il tenait, stupéfait. Il se retourna vers Werter, puis vers son petit-fils, avant d’exploser.
- Tu l’as envoyé seule contre trois agents armés dont on ne sait rien ?! Tu n’es qu’un inconscient, Walter Ronachiir ! Hervé, avec moi !
Il sortit de la pièce au pas de course, laissant tomber ses expériences culinaires. Hervé le suivit, en se demandant en quoi il allait bien pouvoir lui être utile.
- Je… je suis pas sûr, je crois qu’il se passe quelque chose.
- Quoi par exemple, Evan ?
- Je sais pas trop… J’espère… Ils n’ont pas pu nous repérer, n’est-ce pas ?
- Wow ! C’est quoi cette question ?!
- On se calme. Je confirme, j’ai l’impression qu’il y a du grabuge au manoir. La taupe est peut-être compromise, Jim, appelle la base.
- Compris.
- Bonjour !
Ils se retournèrent tous d’un coup, leur arme à la main, pour tomber sur une fillette apeurée de voir ainsi deux armes de poing et un fusil anti-matériel braqués de concert sur sa tête. Ce fut Jim qui réagit le plus rapidement tandis que tous baissèrent leurs armes, interloqués.
- Oh ! Désolé, petite, on ne voulait pas te faire peur ! Merde, qu’est-ce qu’elle fout… Je veux dire, petite, c’est un endroit dangereux ici, il ne faut pas rester là.
Elle le regarda avec un air interrogatif, toujours un peu sous le choc. Il se rapprocha un peu, en prenant garde de rester caché du manoir, et prit une voix aussi douce que possible.
- Va, rentre au village. Tes parents doivent être morts d'inquiétude, à une heure pareille… À moins que tu sois perdue ? Comment tu t’appelles, dis-moi ?
Evan repris soudainement ses esprits, malheureusement trop tard.
- Jim ! Recule !
- Anny.
La voix qui venait de parler n’avait plus rien de l’entrain qui animait le bonjour de tout à l’heure. Celle à qui elle appartenait non plus. Son bras aiguisé en une grande lance osseuse qu’elle cachait dans son dos transperça le cou de Jim, avant de se retirer de la chair dans un bruit de succion. S’ensuivit la chute de ce dernier, qui ne s’était rendu compte de rien. Horrifié, Evan la vit fondre sur lui en une fraction de seconde. Carmen empoigna son Hécate et le fit pivoter en direction de la furie.
Un coup de feu retentit.
Roland s’arrêta sur le pas de la porte, tétanisé par le bruit qui fut un coup de marteau donné de plein fouet sur son âme. La vision du corps déchiqueté de sa petite-fille qui volait en dehors de la forêt, projeté par l’impact du Hécate II, fut la faucille qui acheva de déchirer son cœur. Il se précipita vers le lieu où gisait son corps déformé par l’arme et se mit à genou. Plusieurs secondes passèrent.
Soudain, un second projectile vint passer à quelques millimètres de son épaule pour finir sa course dans le mur à trois mètres de Werter, arrachant suffisamment d'éclats de brique pour faire sursauter ce dernier, déjà en pleine incompréhension. Le Karciste Ronachiir releva la tête.
Il vit, à quelques mètres, un soldat apeuré, qui tentait tant bien que mal de faire un rapport à ses supérieurs, ainsi qu’une tireuse encore sous le choc qui ne tenait visiblement pas de l’élite, pour rater une cible de si près.
- Je reconnais cette arme. Hécate… Vous saviez que c’est une déesse de la mort ? Ah ! Je… Non. Rien n’est drôle.
Il se releva, triturant son gant de velours. Il n’avait plus rien de l’homme enjoué qui parlait avec légèreté de cannibalisme il y a cinq minutes. On aurait dit une bête affamée, impatiente et dangereuse, qui cachait sa passion perverse pour la chasse derrière une retenue et une politesse fragile.
- Ce n’était qu’une enfant. Vous l’avez déchiquetée. Une enfant… Et dire que moi je… Ha. Je devrais peut-être blâmer Hervé. Il vous a amené ici, après tout. Ou Walter, c’est lui qui a envoyé Anny à l’abattoir. Non. Non, c’est vous, vous et vous seuls. Je vous vois, vous voyez des monstres là où il y a des hommes. La peur dans vos yeux. Peut-être qu’elle serait moins visible face à de vrais hommes, non ? Des forces ennemies, des soldats normaux. Ah… Mais nous sommes des sarkites. Ça ne justifie pas encore votre acte. Confrontez-vous plutôt à un vrai monstre.
Il retira alors son gant, doigt par doigt. Celui-ci révéla un moignon étrange, duquel sortirent plusieurs griffes en os dans un claquement sourd. Elles étaient toutes taillées différemment, en pointe, en crochet, lisses ou dentelées, mais toutes étaient aussi tranchantes que les mots du chasseur. Il les regarda avec un regard ivre de rage, campé sur ses deux pieds, la bave aux lèvres.
- Votre viande me dégoûte par avance.
Lorsque la Fondation arriva sur place le lendemain, le manoir n’avait pas achevé de brûler. On conclut à un incendie volontaire, qui avait pour but d’effacer toutes traces des activités du Karciste Ronachiir. On retrouva le système d’enregistrement en miettes, ainsi que le Hécate II complètement en pièces. Plus rien ne restait de la Famille Ronachiir.
Tout ce qui restait de cette affaire fut l’interview du dénommé Hervé Werter, dont on avait prouvé le lien avec une affaire de fuites de documents concernant des individus anormaux et des SCP humanoïdes. Et aussi un appel où l’agent Evan Sardou noyait des propos incohérents dans les larmes.
Le Dr Grym fut prié de cesser un trafic d’organes assez récent qui lui rapportait… Mph… Croyez-moi, vraiment, mieux vaut que vous n’en sachiez rien. On perdit la trace d’Hervé Werter, qui disparut dans la nature en même temps que le manoir.
Le Conseil O5 classa donc l’affaire sans suite après un mois sans changements. Moins d’une semaine plus tard, une brèche de confinement eu lieu sur le Site-Beth. Une grande partie des humanoïdes présents là-bas furent portés disparus et l’on retrouva beaucoup de gardes avec la jugulaire percée par plusieurs entailles différentes. Sûrement un SCP perdu lors de la brèche. Le peu de personnel anormal sur le site fut perdu. Dommage, ils avaient décidé d’organiser des temps d'échanges avec le reste du personnel, pour abaisser les quelques barrières qui pouvaient subsister dans leur cohabitation.
Certains furent troublés lors de la crémation des corps de la FIM Tau-41, alias "Les Bouchers". Non pas parce que c’était de bons collègues. Mais parce que Roland Ronachiir en avait fait des collègues très bons. En fait, il les avait finement découpés avec méthode et le brasier du manoir les avait cuits à point. Il avait même pris le temps, malgré sa colère, de les assaisonner avec le millepertuis qui poussait dans la forêt. Décidément, ce type était un professionnel. Ou un dangereux psychopathe. Mais n’oublions pas, de notre côté, qu’il avait perdu sa petite-fille. En tout cas, tout le monde fut troublé en se surprenant à saliver lors de la cérémonie. Enfin bon, ils étaient quelque peu incompétents, leurs collègues. Il faut dire que la Fondation en savait peu sur le Sarkicisme. On attendrait longtemps avant de revoir une FIM similaire.
En fin de compte, quelle morale devons-nous retenir de cette affaire ? Peut-être que vous vous dites que je vais parler des individus anormaux et de leur place dans cet univers, où ils sont à la croisée de l’humanité et de l’anormalité, ou de cuisine, ou de l’importance de ne pas tuer un enfant, ou de cultes sarkiques. Mais c’est ce que nous venons de faire. Non, une morale est immuable et véritable dans tous les cas possibles, et j’ai assez tergiversé sur le reste. Voici celle de cette histoire :
En fin de compte, celui qui en ressort toujours plus riche qu’il n’était au départ, c’est Marshall, Carter and Dark.