Angoisse glacée et fromage gâché

En dehors de la caverne gelée, le vent hurlait. Depuis la zone interne du poste d'observation, on l'entendait rayer la glace, faire chanter les câbles et trembler l'armature de métal tel un compositeur fou faisait jouer son orchestre de malheur. À chaque bourrasque un peu plus violente, tout le monde dans le bâtiment pouvait entendre les poutres couiner, les boulons geindre, l'armature chuinter dans un vacarme malsain. Et c'était sans compter sur la grêle et la neige qui s'abattaient sur les murs de la coque de métal rattachée à la base Dumont D'Urville. Lors des pires épisodes, il était même impossible d'ouvrir la porte du poste de surveillance à cause du poids de la neige sur la plaque de métal.

Ce soir, personne n'entendait la symphonie désaccordée du zéphyr glacial. La FIM Kappa-7, surnommée par son commandant "Brise-Glace" était l'une des plus petites, mais surtout des plus mal équipées de toute la Fondation. Entre matériel inadapté, caméras défectueuses et installations vétustes, les Terres Australes et Antarctiques Françaises étaient bien mal loties en matière de confinement de l'anormal. Et ce soir, au beau milieu de la tempête, les caméras de surveillance installées dans la grotte avaient décidé de rendre l'âme. Bien sûr, impossible de faire venir l'équipe technique ni même d'appeler le Central. C'est pourquoi, ouvrant dans un grincement inquiétant la porte du poste de surveillance à l'intérieur de la grotte, deux hommes s'aventuraient dans l'antre du monstre afin de s'assurer qu'il ne sorte pas de sa zone de confinement.

À peine la porte refermée, un vacarme sourd se fit entendre à l'est de leur position. Sans doute la tempête avait-elle causé un éboulement, comme cela arrivait souvent dans cette grotte de malheur. Dès la fin du blizzard, les deux hommes devraient, une fois de plus, procéder à la cartographie des lieux. Ces sinueuses galeries de roche et de glace avaient adopté la forme malsaine d'un réseau de boyaux, dont la structure changeante de par la glace et le vent évoquaient les pires dédales et horreurs que la mer pouvait accueillir. On aurait juré que la nature, honteuse du monstre abominable qui hantait ces lieux, avait tordu les lois de la physique pour cacher à jamais son enfant difforme. Au milieu de cet enfer glacé, deux hommes, un étrange appareil à la main, s'apprêtaient à passer la nuit là, surveillant l'arrivée de l'anomalie.

Daniel Rochat était un homme droit. Fatiguant, imprévisible et bizarrement câblé, mais droit. Sa constance n'égalait que la lenteur de son phrasé, quelque chose de non seulement appréciable mais surtout salvateur à la Fondation SCP. En le voyant affronter monstres marins et esprits des vents, horreur lovecraftienne et antimème glaciaire au Site-Chevat, l'observateur dilettante aurait pu croire à un syndrome de Fibulson tant l'homme ne bronchait pas, appliquant le protocole comme une horloge réglée. En réalité, le capitaine Daniel Rochat était doté d'un autre type d'anomalie, d'une ampleur plus grande encore : le pragmatisme helvétique. Les problématiques s'enchaînaient dans son cerveau à un rythme continu, par ordre de gravité et de facilité à les traiter, comme les rouages d'une mécanique huilée. Difficilement perturbable et encore plus difficilement impressionnable, Rochat était assuré de ne pas commettre de faux pas tant qu'il savait ce qui en retournait, où il était et quels étaient les enjeux. Armé d'un bien étrange appareil pour une telle opération, il abordait le sourire de l'homme confiant, l'oreille du chasseur attentif et le regard du capitaine de FIM, recherchant le point parfait.

Repérant un coin plus rocheux, Rochat fit signe à son jeune lieutenant de se diriger vers la position, tenant toujours le dispositif. Pas question pour les agents d'user d'un lance-flamme pour dégivrer le sol, le verglas produit rendant le terrain extrêmement dangereux. Ainsi, c'est au grattoir en métal que Laurent Mirabelle, jeune recrue des Brise-Glaces, était en train de nettoyer la zone. Après quelques minutes à créer des stries, il s'assit sur un promontoire rocheux à proximité de son capitaine, pensif. Il observait les caméras, toutes éteintes. Les quelques lumières de la grotte clignotaient à un rythme irrégulier, indiquant une grave sous-tension. Alors que Mirabelle tentait de faire abstraction du rythme, une légère odeur de brûlé vint accompagner un noir plus angoissant. Pendant que le capitaine installait l'appareil, les lampes disposées dans les cavernes moururent, les unes après les autres dans un bal d'angoisse. Fort heureusement, Rochat, nullement déconcentré par l'affaire, alluma le chauffage portatif, dégageant une odeur de gaz en même temps qu'une flamme bienvenue et une chaleur salvatrice.

Cela faisait quatre heures que les deux hommes, sans un mot, attendaient. Un signe de la bête, un appel du Central, n'importe quoi pour les tirer de ces artères glacées. Pour toute distraction, les agents devaient se contenter des reflets de flamme changeants sur les parois verglacées de la caverne, dessinant des arabesques équivoques qui rappelaient vaguement la thèse d'un philosophe antique. Aucun son ne s'échappaient du gouffre pénombral qui s'étendait à quelques mètres du duo, n'offrant rien à se mettre sous la dent aux agents.

Poussé par son instinct, et peut-être dans l'espoir de provoquer le destin, le capitaine Rochat descendit son sac de son dos, plongeant une main à l'intérieur.

« Bon, Mirabelle, il commence à faire faim, lança-t-il au lieutenant de son ton caractéristique, entre jovialité et sérieux.

– On a mangé avant de partir de la base, mon capitaine, rétorqua l'intéressé, étonné d'une telle proposition dans un cadre pareil. »

Daniel Rochat, ne démordant pas, continuait de fouiller dans son sac à dos.

« Ouais, mais c'était il y a quatre heures. Il est temps de… fit-il en agrippant un petit conteneur. Faire une bonne raclette. »

À l'intérieur de la boîte en plastique, un bloc de fromage, deux poêlons et une demi-baguette attendaient sagement leur libération par l'agent de FIM. Difficile de dire depuis quand ce trésor était dans le sac de Rochat, ni s'il le renouvelait régulièrement, mais le pain était frais. Il tira une poignée du radiateur portable, qui déploya immédiatement un dispositif capable de faire cuire le fromage. Impossible de déterminer si Rochat l'avait lui-même construit ou s'il avait adapté un appareil existant, mais ce genre d'ajout était pour le moins peu conventionnel.

« Vous êtes sérieux capitaine ? bégaya Mirabelle, qui faisait là sa première sortie avec le capitaine suisse.

– Toujours, quand on parle de fromage, affirma son supérieur en coupant un morceau de ce dernier. Et puis, ça masquera un peu l'odeur de notre ami manchot. »

Il régnait dans la grotte une puanteur abominable dégagée par le monstre, ce qui renforçait d'autant plus l'impression désagréable de se trouver dans les tripes d'un Titan du froid ou quelconque autre horreur cosmique échouée en Antarctique. Un peu décontenancé par la situation, et encore peu confiant dans son analyse, Mirabelle renchérit timidement.

« Vous êtes sûr que la lumière du feu ne l'attirera pas ?

– Mais non, Mirabelle, rassura le capitaine. Il est en bas et nous on est en haut, on a tout le temps de le voir venir. En plus, il est totalement aveugle. »

Le jeune lieutenant d'origine asiatique était inquiet. Pour leur mission, bien entendu, négliger une anomalie n'était pas quelque chose de tolérable, mais également pour l'avenir du Site-Chevat. Comment la Fondation SCP, du haut de ses budgets faramineux, pouvait-elle décemment laisser un Site en environnement hostile en si mauvais état ? Sur la glace, les pensées les plus sombres de Mirabelle semblaient trouver un écho hostile et maléfique dans les ombres dansantes. Mensonge, complot ? La Fondation n'avait pas autant d'argent qu'elle le prétendait ? Subissait-elle des pressions extérieures ? Durant un instant, le lieutenant imagina même que leur supérieurs nourrissaient, pour une raison inconnue, le désir que l'entreprise des agents de Chevat échoue. Réfrénant un frisson d'angoisse, il plongea ses yeux dans la flamme du radiateur-réchaud.

Lisant l'inquiétude de son collègue sur son visage assombri, Daniel Rochat lui tendit un morceau de fromage pour tenter de réchauffer son âme. Il n'était pas très loquace et résoudre les inquiétudes par la parole n'entraient pas dans son champ de compétence. Cependant, sa simple présence suffisait souvent à calmer les troupes. Il savait être un modèle pour ses hommes, un phare dans la nuit polaire de l'Antarctique. Mirabelle n'était pas là depuis très longtemps, il était encore en proie à des doutes et angoisses classiques pour quiconque découvrait l'enfer glaciaire de Chevat et Rochat le savait.

Tout à coup, un fumet étrange parvint à ses narines, une marque d'imprévu, un sentiment de danger.

« Vous trouvez pas que ça sent bizarre ? fit Rochat, intrigué.

– C'est votre fromage, capitaine, tenta de se rassurer Mirabelle, qui ne s'était pas remis pleinement en alerte.

– Ah non, je connais l'odeur de la raclette et ça sent pas comme ça, objecta le capitaine. On n'apprend pas à un vieil ours à se lécher les babines. »

Dans la pénombre de la caverne, échappant aux oreilles des deux agents, quelques faibles bruits de pas sur la glace s'ajoutent à la conversation, planant tel un décompte infernal sur le suisse et le français.

« Vous avez peut-être un truc qui pue dans votre sac, essaya rationnellement Rochat. Du Munster, par exemple ?

– Capitaine, vous êtes le seul à vous promener avec du fromage dans votre sac en permanence, fit Mirabelle en agitant la tête. »

Dans le léger silence qu'imposait la réflexion, les oreilles plus jeunes et affutées du français décelèrent le grattement, pas tout à fait régulier sans pour autant être aléatoire. Tendant le coup, Mirabelle ferma légèrement les yeux pour tenter de se concentrer sur ce son suspect.

« Mirabelle ? demanda le capitaine, remarquant l'attitude anormale de son collègue.

– Capitaine, vous entendez ? chuchota ce dernier pour ne pas couvrir son étrange observation.

– Rien du tout, répondit Rochat en imitant son subalterne. »

Il n'eut pas le temps de l'imiter bien longtemps. Une violente bourrasque de vent surgit d'un couloir sinueux, faisant vaciller la flamme salvatrice du réchaud. Immédiatement, Rochat tenta de stabiliser l'engin, ajoutant quelques mots.

« Houlà ! Je l'ai pas vu venir, celui-là ! Va falloir faire attention.

– C'était peut-être pas une bonne idée de faire une raclette ici… laissa échapper l'inquiet lieutenant. »

En effet, alors que Rochat avait, basé sur ses connaissances, cru protéger le réchaud du vent, l'éboulement quelques heures auparavant avait dégagé un passage pour le Grain Blanc qui venait hurler jusqu'au repos des deux agents. La température descendait en flèche, le pauvre radiateur n'étant pas conçu pour de pareilles charges de cavalerie glacées. La flamme, grandement diminuée, luttait désespérément contre le vent polaire et tenait héroïquement pour le moment, offrant un havre timoré à Rochat et Mirabelle, qui avaient malgré tout perdu quelques degrés.

« Il fait froid… Vivement la relève, je commence à geler… maugréa le capitaine. »

Comme pour précipiter son sort, le vent souffla de plus belle, acheva la flamme vacillante et plongea les deux agents dans une obscurité congelée. Le souffle de Mirabelle, auparavant buée lourde et cristalline, se changea immédiatement en un milliers de minuscules aiguilles, rendant chaque inspiration douloureuse. L'obscurité totale poussait le français à ouvrir grand les yeux, mais le froid était si grand qu'il avait presque l'impression que ses globes oculaires allaient geler. Pris de panique, il tâtonna pour trouver son sac, comprenant que ce dernier avait glissé de quelques mètres.

« Oh putain ! Vite, la lame de poche ! fit-il en se palpant frénétiquement pour trouver cette dernière !

– Prenez plutôt des allumettes ! répliqua le capitaine, ignorant que le barda de son subalterne avait été emporté par le vent. On a besoin de chaleur, on va crever !

Au milieu de cet enfer noir, camouflé par les hurlements du vent, les pas s'approchaient. Désormais plus confiantes, plus rapides, les griffes rayaient la glace en un chuintement glauque en direction des deux membres de FIM. Une menace tapie dans l'ombre, attendant le moment opportun pour frapper, totalement oubliée des deux hommes se battant pour leur survie dans cette caverne de malheur.

Rochat finit par identifier son propre sac. Dégainant son briquet tempête, il fit jaillir une gerbe de flammes vertes issues du filament de cuivre. Les lumières se reflétèrent immédiatement sur la glace, créant un kaléidoscope terrifiant aux couleurs impossibles, permettant tout juste à Mirabelle de trouver sa lampe de poche. Entre précipitation, inexpérience et moufles trop grandes, ce dernier luttait pour allumer le précieux engin quand un cri d'enfer résonna dans toute la grotte, stridant aux oreilles des hommes. À la lumière verdâtre de son briquet, Rochat était si livide qu'on aurait juré un mort.

« C'était quoi, ça ? cria Mirabelle, qui s'était depuis quelque peu séparé de son supérieur. Ce hurlement ! C'était inhumain !

– Mais j'en sait rien ! Trouvez votre satanée lampe de poche comme ça on verra- Ah, ça y est ! ajouta-t-il en voyant les reflets blancs parvenir jusqu'à lui depuis le boyau principal. »

Entendant son collègue hurler à la mort, le capitaine se précipita du mieux qu'il pouvait sans glisser dans cet environnement tout de glace. Il apercevait les flash de la lampe torche se contorsionner et dessiner sur la glace des arabesques paniquées, l'éclairant par reflets interposés.

« Là ! entendit-il crier alors qu'il rejoignait à nouveau leur ancien campement. »

Mirabelle était au sol, une expression d'horreur sur le visage. Sa lampe torche avait roulé hors de ses mains et n'était plus visible, mais les ombres légères sur les parois semblaient montrer qu'elle était tombé dans le ravin central. Rochat l'éclaira de sa flamme chimique, et demanda :

« Je vois rien ! c'est quoi ?

– Là, se contenta de répéter d'une voix blanche Mirabelle en pointant vers l'amas rocheux. »

Avançant prudemment, Rochat ne voyait rien. Il tendit son briquet vers la pierre, tentant d'éclairer la source d'épouvante de son collègue.

Et tout à coup il le vit. Du haut de ses impressionnants septante-deux centimètres, le fixant de son œil mort, un poêlon dans le bec.

Le Pangirot.

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