D : SCP-132-FR

Amak émergea à l'air libre, désemparé et clignant vainement des yeux comme un être aveugle né dans l'obscurité et forcé de la quitter. Les hommes l'avaient pris par surprise, alors même qu'il avait tout misé sur cette grotte pour se cacher en attendant de repartir en quête de matière pour son corps. Mais ils lui avaient coupé l'herbe sous le pied, certain qu'il était de ne pas être dérangé dans ce moment de faiblesse, terré en attendant que les choses se tassent. Il prenait les nouveaux Inquisiteurs au sérieux maintenant, et il comprenait qu'il n'avait aucune chance de leur échapper durablement en sa cachant dans les bois.

Mais où aller ? Il était aveugle, il devait dépenser des quantités obscènes d'énergie pour appréhender son environnement et voir le danger venir, et plus personne à cette époque n'était prêt à accepter l'existence même de ses capacités, sans parler de faire affaire avec lui. Sans ses yeux, il ne pouvait plus enchanter des objets ou tisser des illusions, et il était à la merci de trop des règles cruelles de ce monde qu'il avait toujours réussi à esquiver.

La magie n'avait jamais eu aussi peu de place dans ce monde, et ceux qui la pratiquaient de même. Cette prise de conscience arracha à Amak un gémissement qui tordit son larynx et résonna douloureusement dans sa tête. Il ne pouvait pas, ne voulait pas, ne-

Il trébucha sur une branche, tomba tête la première et dévala un talus dans un fracas d'os brisés. Il resta allongé ainsi, immobile, passant en revue ses membres encore fonctionnels. Il n'avait aucun moyen de vivre correctement au long terme, nulle part où aller et aucune source de matière pour alimenter son corps toujours pourrissant et maintenant dans un état déplorable. Mais il était hors de question de se laisser mourir. C'était pour ça qu'il vivait : pour ne pas être mort, et aussi pour jouer avec les âmes qui lui avaient toujours tenu compagnie. Le premier objectif était sérieusement compromis et le second n'avait pas encore été atteint faute d'un contexte accueillant.

Amak resta longtemps, très longtemps allongé sur le flanc, dans la forêt, en entendant les animaux autour de lui. Des oiseaux, un merle et un crapaud, puis un rossignol et des grillons, puis un coq très loin devant lui. Un renard s'approcha lentement de lui, le renifla et bondit en arrière avant de détaler comme s'il avait l'enfer aux trousses. Il ne pouvait plus rester ici. Chaque seconde qui passait le rendait encore plus faible, et il serait bientôt incapable d'étrangler un chaton. Amak tenta de se lever, mais ses muscles séchés se déliaient et il fut forcé de ramper jusqu'à un arbre afin de s'y aggriper pour se relever. Il regarda autour de lui d'un air las. Avec ce regard, il ne voyait pas les couleurs et la lumière, juste des auras pâles au milieu de l'obscurité. Son dos émit un craquement profond et inquiétant.

Puis il vit quelque chose. Quelque chose de très étrange, là-bas au milieu de l'immense prairie parcourue de ruisseaux qui s'étirait jusqu'au renflement qui cachait l'horizon. Des cygnes ternes sur l'eau, des papillons aux teintes sinistres, et… Des lumières, bleues et vertes, palpitantes comme des lucioles au milieu de la nature morte. Des lumières qui pulsaient comme de petits cœurs et flottaient avec grâce sur l'herbe. Des lumières... qu'il voyait avec le regard de dedans.

C'était incroyable et inattendu. Seule la surnature avait cet éclat dans la lentille de l'esprit, et il était persuadé que celle-ci était morte dans ce monde, morte ou partie ailleurs. Et justement, les lumières commençaient à partir. Elles s'élevaient lentement, les unes après les autres, poussées par le vent dans une ondulation douce et imprévisible, sans aucun mouvement actif.

Amak, mû par un élan désespéré, courut aussi vite qu'il le put, vers les lumières, sous elles, tentant de les attraper de ses doigts noircis et cassants. Il en saisit une qui débutait son ascension, et s'y cramponna de toutes ses forces. Elle s'éleva un tout petit peu avec son passager forcé, puis éclata sous la pression de ses ongles sales. Amak hurla, de désespoir, d'horreur, de solitude. Il paniqua, regardant autour de lui les dizaines de lumières s'envoler très lentement.

À côté de lui, dans un ruisseau, un couple de cygnes se laissait dériver au gré du courant. Il ne savait plus quoi penser ou quoi dire, et son esprit dérivait le long des berges embrumées de la folie quand il fut frappé d'un éclair de lucidité. Il se précipita vers les deux cygnes, la mâchoire démise et la bouche déformée par un cri silencieux. Il en saisit un par les ailes, qu'il arracha de ses bras noueux avant de lui tordre le cou. L'autre esquissa un mouvement de fuite, mais Amak l'attrapa par les pattes et démit également ses ailes, éclaboussant le plumage blanc de traînées rouges. Il laissa les deux animaux se vider de leur sang dans l'eau boueuse et posa ses deux mains sur son dos. Autour, les dernières lumières s'élevaient nonchalamment.

Amak plongea les ongles dans sa peau, arracha ses côtes et plia sa colonne vertébrale. Son squelette pourri grinça et hurla, tout en se déformant pour intégrer les larges ailes blanches et rouges à la structure de son dos. Suintant des fluides sombres et épais, l'arrière de son corps se remit tant bien que mal en place. Amak battit des ailes. Il n'aurait jamais cru en être capable, mais il semblait pouvoir voler maintenant.

Il s'éleva timidement, crispé et tordu de douleur, et rattrapa les dernières lumières qui n'étaient qu'à une dizaine de mètres. Elles n'avaient pas peur de lui, mais ne l'aimaient pas non plus. Elles ne se souciaient pas de sa présence, montant toujours plus haut portées par une douce brise matinale, l'homme mort derrière elles.

Ils dépassèrent les collines, puis les montagnes, puis les oiseaux, puis les nuages. Puis ils furent au-dessus, dans les grandes étendues blanches qu'aucun pied n'a jamais foulé. Puis le ciel au-dessus des ciels sembla s'ouvrir, et une lumière orange sombre se déversa sur eux. Les petites lumières s'engouffrèrent dans l'ouverture qui menait à un autre monde, et Amak, hagard et poussé au-delà de la surprise, les y suivit.

Il crut perdre la vue pour la seconde fois, écrasé sous l'éclat inconcevable du monde au-dessus des nuages. L'herbe brillait d'une lumière verte joyeuse, des êtres étranges sautillaient dans les arbres et dans les airs, et dans le lointain des tours et des volutes de verre et de métal étincelaient dans la lueur orangée d'un coucher de soleil.

Amak, le Manipulateur, l'Éveillé, le Non-mort, le Déchiré, venait de poser pour la première fois le pied sur l'île au-dessus des ciels.

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