Grandir Trop Tard 2

PARTIE 1 :

La salle de réunion de la Surintendance résonnait d’habitude de discussions animées, qui finissaient en général par dégénérer. Les enregistrements montraient presque inévitablement une hausse du volume, puis des insultes et enfin, une porte qui claque et des soupirs. Toujours la même chose, plusieurs fois par an. Principalement à cause de deux des onze Surintendants. Depuis sept ans, Lorenzo Ferri et Andrea Verdi, respectivement S5-7 et S5-5, profitaient des réunions pour régler leurs comptes personnels et leurs différends, dans une mise en scène théâtrale qui devenait lassante pour les autres. S5-5 reprochait à S5-7 sa rigidité sur une éthique qu’il estimait inutile et S5-7 reprochait à S5-5 son sadisme et son immaturité. Et aucun des deux n’en démordait. À tel point que les neuf autres surintendants redoutaient les réunions.

Mais aujourd’hui, une chaise était vide et le silence, insupportable. Ce matin du 22 février, les gardes du Site Virtus, centre de commandement de la branche italienne de la Fondation SCP, avaient trouvé le corps de S5-7 écrasé sur le goudron du parking, dans une flaque de sang, respirant à peine, le visage détruit, méconnaissable s’il n’avait pas porté son habituelle cravate rouge. Tout laissait à penser à une tentative de suicide par défenestration, mais rien ne pouvait le confirmer. Le seul indice était le mot écrit sur un bout de papier dans sa main : "Pardon, Alice". Le nom de sa fille aînée. Une jeune femme qui avait déjà perdu sa mère vingt-six ans auparavant et que personne ne savait comment prévenir qu’elle devenait orpheline.

Ne sachant pas où regarder, le docteur Rebecca Loschitz, Dixième Surintendant, se sentait particulièrement mal. Elle revoyait son collègue rire, sourire, montrer qu’il était heureux. Pas une seconde elle n’avait pensé qu’il faisait semblant. Et ça rendait sa peine encore plus grande, car elle savait que si elle avait été au courant, elle ne serait pas rentrée chez elle. Elle savait qu’elle aurait essayé de le faire parler, de le convaincre de chercher un soutien, une aide psychologique, elle savait qu’elle l’aurait fait parler, qu’ils auraient cherché des solutions. Maintenant, elle était là, à regarder sa chaise sans savoir quoi faire. Jamais elle ni les autres ne comprendraient pourquoi leur collègue avait fait ce geste désespéré. Le mot d’excuse à sa fille n’expliquait rien et dans son bureau aucune lettre qui justifiait ce suicide.

De l’autre côté de la table, S5-5 se disait qu’il aurait dû être heureux. S5-7 mort, il pouvait maintenant faire enfin correctement son travail et tester avec une joie sadique non dissimulée les agents mémétiques les plus dévastateurs sur le personnel de Classe-D sans avoir le plus influent membre de la Section de Réglementation Ethique et Morale sur le dos. En effet, S5-7 lui avait toujours interdit de torturer les Classes-D sans ce qu’il qualifiait de très bonnes raisons.

Mais S5-5 n’était pas heureux. À cause de ses disputes avec S5-7 et du fait qu’il se moquait de lui dès qu’il en avait l’occasion, il était le coupable parfait pour les autres. Et ils le lui faisaient bien savoir, lui adressant des regards noirs emplis de haine, pour lui faire comprendre qu’il était responsable de ce suicide. Le jeune surintendant regardait en silence la chaise vide de son collègue, essayant de rester digne sous les regards hostiles, mais dans ses poches, ses poings étaient serrés au point de lui faire mal. Il ne disait rien car il savait que s’il ouvrait la bouche, ses collègues allaient lui sauter à la gorge, mais savait également qu’ils le feraient s’il ne disait rien. Il se sentait comme une proie sans défense face à une horde de prédateurs.

— Vous savez que ce petit jeu peut durer un long moment. Vous voulez que je craque, mais je ne vais pas avouer quelque chose que je n’ai pas fait.

La tension devint de plus en plus palpable. Dans la voix du jeune homme s’entendait une pointe de tristesse, qu’il essayait en vain de cacher. De la tristesse et de la peur. De la peur parce qu’il savait que quoi qu'il arrive, ils lui feraient passer un sale quart d’heure.

— Comment tu peux penser que t’es pas la cause de sa mort ? hurla une voix avec un accent français.

S5-10 ferma les yeux et soupira, réfrénant une insulte à l’égard de sa collègue Lucrezia, plus connue comme étant le Huitième Surintendant.

— Tu passais ton temps à le harceler et à décrédibiliser tout le travail qu’il faisait et en lequel il croyait ! renchérit S5-2, enfonçant un clou inutile.

Pour l’amour du Ciel, Vittoria… se dit S5-10.

— C’est pas moi !

Une voix brisa le silence dans un cri désespéré. S5-5 avait craqué.

— Lorenzo avait des problèmes plus graves ! Il n’est pas mort à cause de moi ! Comment vous pouvez être cons au point de croire ça ? Il aurait fait ça à cause d’un "morveux" qui ne lui inspirait aucune peur ? Vous avez bu quoi pour dire des conneries pareilles ?

Il tourna les talons pour s’en aller. Le silence revint, toujours plus lourd et insupportable. Un silence de mort, le calme avant la tempête.

— Qu’est-ce que vous êtes courageux !

La voix de S5-10 sortit de sa bouche avant qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit pour la contrôler. Comme si ce n’était pas la sienne.

— Alors c’est comme ça que vous rendez hommage à Lorenzo ? En vous acharnant contre un collègue qui n’a rien demandé et qui est certainement aussi triste que nous ? Vous pensez que Lorenzo serait content de voir ça ? Vous pensez qu’il serait fier de nous ? C’est une façon de se comporter, ça ?

Rebecca Loschitz s’écoutait littéralement parler. Elle n’était pas certaine que ce fut sa voix, c’était plutôt sa rage contre les circonstances, contre la tristesse et contre toutes les raisons qui avaient poussé S5-7 à commettre cet acte désespéré et surtout, contre toutes les autres personnes présentes dans la salle. Pour elle, S5-5 n’était pas la raison de tout ça, S5-7 ayant toujours su le remettre à sa place.

— Au lieu d’accuser Andrea, on devrait pas plutôt s’unir pour faire face à la mort de Lorenzo et trouver les vraies raisons de son décès ? Est-ce qu’on est vraiment une bande de gosses immatures ?

Elle fixa ses collègues du regard.

— Je refuse d’être associée à ce que vous lui faites.

Comme déréalisée, elle se regarda sortir de la salle, sans bruit. Digne et fière, sans un regard pour ses collègues. Mais elle ne parvenait pas à être fière d’elle, en vérité. Elle se sentait juste vide, vide et choquée. Dans le couloir, elle vit S5-1 arriver et s’enfuit de l’autre côté. Elle n’avait pas envie de se justifier : Napoleone Bernini verrait lui-même comment calmer la bande d’abrutis qui leur servait de collègues.

S5-7 était mort et la Surintendance S5 était détruite. Les portes se succédaient et S5-10 ne savait pas où elle allait. Ses larmes lui brûlaient les yeux et l’empêchaient de voir.

Elle n’avait rien fait pour sauver son collègue. Sa mort signifierait la fin de leur groupe et cette fin pourrait arriver plus vite que prévu si elle ne trouvait pas S5-5 maintenant. Elle savait qu’il ne sauterait pas, mais elle savait qu’il pouvait faire d’autres actes irréfléchis. Il s’était caché et pas dans son bureau, ce serait trop facile.

Ce fut l’instinct qui la guida dans le bureau de son collègue. Elle se disait qu’Andrea pouvait y être entré pour lui rendre hommage de façon plus personnelle et privée, loin des regards assassins des autres Surintendants. S5-5 aimait faire croire qu’il était insensible, mais S5-10 savait qu’il ne l’était pas. Et alors qu’elle arrivait à la porte du bureau, l’envie de pleurer se fit plus forte. C’était encore écrit “L. Ferri, S5-7” dessus. Un nom que personne n’arriverait à oublier, même si dans quelques mois un nouvel S5-7 viendrait si jamais le docteur Ferri ne survivait pas à ses blessures. Il avait été emmené à l’hôpital du site Asclepio par hélicoptère, mais lorsque les Surintendants avaient appelé Emilia Lombardi, la directrice de l’hôpital de ce même site, pour lui demander des nouvelles, cette dernière n’avait pas été en mesure de leur en fournir. Elle ne savait pas si Lorenzo Ferri survivrait. Elle ne semblait pas optimiste, et par conséquent, personne ne l’était.

S5-10 ouvrit la porte et entendit une musique, une terrible musique qui lui brisa le cœur. La salle était vide mais tout était sans dessus dessous : feuilles sur le sol, placards ouverts, sol recouvert de papier, le vent glacial qui s’infiltre dans la pièce, le bureau inoccupé…

Et cette musique !

Ohne dich, kann ich nicht sein, ohne dich. Mit dir bin ich auch allein, ohne dich…

Ohne dich, du groupe allemand Rammstein. La chanson préférée de Lorenzo Ferri. Sans toi je ne peux pas exister. Il la chantait souvent, avec une voix grave et profonde qui donnait des frissons à S5-10, qui savait que S5-5 ne l’avait pas mise par hasard.

Ohne dich zähl ich die Stunden, ohne dich. Mit dir zählen die Sekunden lohne nicht. Ohne dich…

Non, elle ne le supportait pas. Elle était sur le point de partir mais elle entendit des sanglots. Inquiète et pensant avoir trouvé ce qu’elle cherchait, elle éteignit la musique et trouva, dans un coin, S5-5, recroquevillé, les yeux fermés. Elle accourut vers lui.

— Andrea ?
— Laisse-moi tranquille, Rebecca. Sors, laisse-moi.

S5-10 secoua la tête. Son collègue avait besoin de parler, même s’il ne voulait pas l’admettre.

— Andrea, ce n’est pas de ta faute.

L’intéressé lui jeta un regard noir.

— Tu m’apprends rien.

S5-10 ne se laissa pas intimider.

— Je sais, Andrea, mais c’est toujours une bonne chose de savoir que quelqu’un le sait et admet que tu n’es pas responsable, tu crois pas ?

Il haussa les épaules.

— Je vois pas ce que ça change.

S5-10 s’installa à côté de lui.

— Et bien ça change le fait que tu n’es plus tout seul.

Elle le fixa du regard.

— Andrea. Lorenzo n’a pas essayé de se suicider à cause de toi et je veux que tu l’acceptes. On sait tous que ces derniers jours lui sont arrivés des choses qui ont fait remonter des souvenirs traumatisants pour lui. C’est ça qui l’a tué, rien d’autre. C’est pas toi, Andrea. C’est pas toi.

Les larmes coulèrent sur les joues du jeune homme.

— Tu crois ?

S5-10 hocha la tête.

— J’en suis sûre. Et comme tu l’as dit, c’est pas un "sale morveux" qui va le pousser à sauter d’un toit.

S5-5 secoua la tête.

— Je sais respecter mes ennemis. Lorenzo était un emmerdeur et un rabat-joie, mais il a toujours fait un excellent travail.
— Toi aussi.

Il secoua la tête.

— Ça ne fait que six ans que je suis là, je n’ai encore rien montré. Vittoria, Mira, Italo et Lorenzo étaient surintendants avant moi, eux non plus n’ont plus rien à prouver.

— Je vois ce que tu veux dire.

Elle était comme lui, elle aussi n’était là que depuis six ou sept ans. Mais étrangement, elle avait tout de suite été acceptée par les seuls surintendants restants de l’époque : S5-2, -4, -7 et -11. Sans doute parce qu’elle avait essayé d’engager la discussion avec eux, contrairement aux autres.

— Mais ils t’apprécient ! Pas moi : t’as vu comment ils m’ont traité ?

Elle ne pouvait pas dire le contraire. Ils avaient été odieux avec lui, jamais elle n’avait vu un tel déferlement de haine envers quelqu’un.

— Andrea, je peux te poser une question ?
— Hm.

Il refusait clairement, mais S5-10 décida de faire comme si elle n’avait pas compris.

— Comment tu considérais Lorenzo ? Est-ce que tu le détestais vraiment parce qu’il t’empêchait de faire ton travail ?

S5-5 lui fit signe que non.

— J’avais du respect pour lui. Énormément de respect. Il était puissant, très puissant, et on le savait tous. Plus rien ne sera pareil, maintenant.

S5-10 ne pouvait pas dire le contraire. Ils étaient tous perdus, maintenant. Comme s’ils avaient perdu le contrepoids de leur groupe, celui qui catalysait tous les conflits.

— Rebecca ? Est-ce que tu as déjà parlé avec Lorenzo en dehors du travail ?

Oui, pensa tristement S5-10. La dernière fois, c’était la veille.

— C’est arrivé. La dernière fois, c’était dans la rue, avec une adolescente aux cheveux bouclés et un petit garçon, lui aussi brun bouclé. Il me les a présentés comme étant ses enfants.

Elle se rappelait parfaitement ce jour-là : S5-7 était heureux. Il riait, il semblait stupéfait par les dessins du petit garçon qui devait avoir environ dix ans. Il était comme un père normal, un simple civil qui n’a pas à choisir chaque jour le destin et la mort de centaines de gens face à l’anormal.

— Lorenzo était complètement quelqu’un d’autre quand il n’était pas au travail, laissa échapper S5-5 dans un souffle. Un jour, je suis allé au bar avec lui, en secret. Son petit-fils venait de naître et il m’en a parlé. Il…

S5-5 recommença à pleurer.

— Il m’en parlait comme si j’étais son ami.

S5-5 n’avait presque pas d’amis et S5-10 le savait.

— Pourquoi il ne nous a rien dit ?


L’ambiance s’annonçait morose. La terrible nouvelle était arrivée aux oreilles de tout le monde et les directeurs des départements concernés devaient l’annoncer à leurs subordonnés. En particulier celui de la Section de Réglementation Ethique et Morale, dont S5-7 était le membre le plus influent et virulent. Et le docteur Emanuele Bigotti ne savait pas vraiment comment annoncer que le pronostic vital de S5-7 était engagé, qu’il se trouvait dans le coma et qu’il avait sauté du toit du site. Par-dessus tout, il redoutait les questions qu’on allait lui poser, car il n’avait pas les réponses.

— Mes chers amis, mes chers collègues…

Il avait rassemblé tout le monde dans la salle de réunion. Les chercheurs ne savaient pas encore et il craignait leurs réactions.

— En tant que directeur de la Section de Réglementation Ethique et Morale, je dois vous annoncer une nouvelle qui nous marquera à jamais.

Il avait toute leur attention. Malheureusement, ce qu’il s’apprêtait à dire n’était pas une bonne nouvelle.

— Les plus vieux d’entre nous se rappellent le docteur Lorenzo Ferri en tant que vice-directeur de notre section. La plupart d’entre nous le connaissent depuis 2012 comme S5-7, notre représentant aux réunions de la surintendance.

Jamais ils n’avaient vu quelqu’un comme lui. S5-7 était toujours écouté quand il avait quelque chose à dire. S’il ne voulait pas qu’un test se fasse parce qu’il pensait que c’était trop cruel, il le faisait savoir. S’il voulait limiter les sacrifices de Classes-D et qu’il présentait d’excellents arguments, personne ne trouvait à répliquer. Il avait toujours le dernier mot.

— Le docteur Ferri… a sauté du toit… la nuit dernière…

Les mots restaient bloqués dans la gorge de Bigotti, comme si son cerveau lui disait “Non Emanuele, ne dis rien”. Mais il était de son devoir d’en avertir ses collègues.

— Il est à l’hôpital, grièvement blessé et nous ne savons pas s’il s’en sortira.

Il essaya de ne pas entendre les interrogations et la tristesse, mais lui aussi avait envie de pleurer. Il se voyait déjà à la merci de tous les autres départements, réduit à brasser de l’air en protestant dans le vide au nom d’une éthique qui n’intéressait personne. Il entendait déjà S5-5 se moquer de lui en disant qu’il ne pouvait de toute façon rien faire contre lui.

— Mais nous devons continuer notre travail. Nous devons continuer à faire face à la cruauté et à combattre pour la dignité de l’être humain quelles que soient les circonstances. Ça a toujours été notre travail : apporter de l’Humanité dans ce monde si froid et dépourvu d’éthique.

Sa voix se brisa et les mots se perdirent dans un sanglot.

— Docteur Bigotti ?

Il chercha qui l’avait appelé. Au fond de la salle, il trouva un jeune chercheur, les yeux emplis de larmes.

— Oui ?
— Qu’est-ce qu’on va devenir ?

Bigotti fixa le mur face à lui, d’un air absent.

Qu’est-ce qu’on va devenir ?

C’était une excellente question et il aurait aimé lui donner une réponse positive et pleine d’espoir. Mais l’optimisme n’était pas au rendez-vous aujourd’hui. Un nouveau Septième Surintendant serait élu, mais la SRE-M et son directeur se sentaient déjà bien seuls face à un S5-5 désormais sans aucune retenue. Bigotti se disait qu’il pouvait dire à ce jeune chercheur que c’était la fin. Qu’ils pourraient bien disparaître sans que personne ne s’en soucie. En fin de compte, les comités d’éthique n’étaient-ils pas là seulement pour empêcher la Fondation SCP d’effectuer correctement son travail ?

Mais ce n’est pas ce que Lorenzo Ferri aurait voulu entendre et Emanuele Bigotti le savait.

— Je n’en sais rien. Je ne sais pas ce qui va nous arriver.


— Et si tu trouvais un putain de boulot, au lieu de rester avachi comme une merde que tu es dans le canapé à regarder le foot, on aurait peut-être moins de problèmes !
— T’as qu’à acheter des trucs moins chers, aussi, au lieu de gueuler !

Je suis dehors.

—T’as qu’à faire les courses toi-même, alors, connard !

J’arrive pas à gérer.

— De toute façon la cause de tous nos problèmes, tu la sais très bien !

Je peux pas…

— Andrea !

Je suis tout seul à pleurer…

— Viens ici !

Parce que putain, mes parents se disputent encore et je vais crever.


J’ai décidé de rester dans le bureau, pour rester seul avec l’esprit de Lorenzo. Pour rien au monde je ne retournerai dans la salle de réunion. Pas si c’est pour voir leurs yeux emplis de haine et pour craquer une deuxième fois. Je ne veux pas être humilié de nouveau.
Ils croient que je suis coupable et me détestent encore plus qu’avant ? Très bien, qu’ils en restent persuadés. Qu’ils restent dans leur ignorance et leur stupidité. De toute façon, leur faire changer d’avis est impossible, n’est-ce pas ?

— Où est Andrea ?

Je reconnais avec horreur la voix de Napoleone, qui a trouvé Rebecca dans le couloir. Il veut me poser des questions. Lui aussi est certain que je suis responsable de tout ça. Il croit que j’ai poussé Lorenzo au suicide.

Ces mots ne vont pas dans la même phrase. C’est irréel, impossible, pourquoi il a fait ça ?

— Je ne sais pas.

Rebecca répond à Napoleone mais c’est comme si elle me répondait à moi. Personne ne sait comment Lorenzo en est arrivé là. Comment un homme aussi solide que lui, si assuré, respecté, craint et admiré a pu se retrouver écrasé au pied d’un immeuble avec un mot d’excuse dans la main ? C’est impossible, putain !

— Tu ne l’as pas trouvé ?
— Non.

Mon regard se promène sur le bordel qui règne dans le bureau. Est-ce que c’est Lorenzo qui, dans l’accès de colère et de tristesse qui l’a mené à cette tragédie, a tout envoyé valser ? Est-ce que c’est le vent qui a tout renversé ?

— Rebecca. Où. est. Andrea ?

Pas de réponse. J’espère qu’elle ne me dénoncera pas. J’ai besoin de me reposer. Peut-être que si je reste ici assez longtemps, Lorenzo va revenir. Peut-être que c’est juste un mauvais rêve et que je vais me réveiller.

— Comment il va ?

Merde. Elle m’a balancé. Ou alors elle n’a pas été capable de mentir. Duper Napoleone est assez compliqué.

— Il est… chamboulé.
— On l’est tous.

Comment ça, “on l’est tous” ? C’est nul comme réponse ! C’est plat, vide de sens, j’attendais bien mieux venant de lui ! Ça ne justifie rien, ni leur conduite, ni leurs réactions, rien du tout !

— Ce n’est pas une raison pour le traiter comme ils l’ont fait !

J’enfouis mon visage dans mes mains pour étouffer mes sanglots.

Au fond, ils ont raison. Lorenzo s’est suicidé à cause de moi. Ce désir de reconnaissance et d’attention m’a fait trouver un ennemi qui ne m’avait rien fait et je me suis acharné sur lui parce que son travail m’empêchait d’obtenir la reconnaissance et l’attention que je recherche depuis toujours. Et voilà où ça nous a menés. En agissant comme un gamin, j’ai poussé un homme de 59 ans, marié et père de famille, au suicide.
J’ai beau essayer de dire le contraire, de dire que je ne lui fais pas peur et qu’ils sont tous idiots, ils ont raison. Je dis le contraire pour ne pas l’admettre, mais c’est moi le responsable. Si Lorenzo est entre la vie et la mort, c’est à cause de moi et moi seul. Je l’ai harcelé, humilié et il a fini par ne plus le supporter. Eleonora a perdu son mari, Alice, Aurelia, Tommaso et Francesco ont perdu leur père. Et comment va-t-on le leur annoncer ? Qui va le leur annoncer ?

— Je n’ai jamais dit que c’était une bonne raison, Rebecca.
— Alors pourquoi tu vas dans leur sens ? Pourquoi tu justifies leur comportement ?
— Je ne justifie rien, j’essaie simplement de comprendre. Et si tu penses que c’est facile, tu te trompes !
— Tu n’as pas l'air d'essayer de comprendre Andrea, en tout cas !

Personne n’a essayé. Pas même ma famille, alors un vieillard…

— Rebecca. Juste une question.

Ma collègue émet un grognement.

— Qu’est-ce que tu penses de tout ça ?
— De tout ça quoi ?
— Est-ce que tu penses que Lorenzo s’est suicidé à cause d’Andrea ?

Il y a un moment de silence, qui semble durer une éternité. J’ai peur de ce qu’elle va dire. Et si elle disait à Napoleone tout le contraire de ce qu’elle m’a dit ? Et si elle lui disait que je suis la dernière des merdes et que je mérite de crever ? Que ce serait mieux pour tout le monde si je disparaissais ? Des fois, j’en viens à penser que personne ne me regrettera si je fais comme Lorenzo. Si je me suicide, ce sera un soulagement pour tout le monde. Je le pressentais déjà avant, maintenant j’en suis sûr.

— Je pense que c’est une combinaison de facteurs, davantage qu’une seule cause, répond Rebecca. Selon moi, la faute ne vient pas seulement d’Andrea. Lorenzo avait d’autres soucis ; le problème, c’est qu’on ne le saura jamais s’il ne survit pas.

Donc je suis tout de même responsable. Si même Rebecca le dit, alors ça doit être vrai.

— D’ailleurs, tu as des nouvelles ?
— Emilia Lombardi dit que son état est stationnaire. Il est toujours inconscient et il est trop tôt pour dire s’il s’en sortira. Eleonora et les enfants sont prévenus. Évidemment, ils sont effondrés.

J’ai brisé une famille. Eleonora Ferri se croira responsable toute sa vie de la mort de son mari. Francesco a 13 ans, il grandira sans père. Tommaso ne va que s’enfoncer davantage dans des comportements déviants alors qu’il n’a que 16 ans. Aurelia ne pourra jamais montrer à son père sa fierté d’avoir repris le restaurant familial de Trente à seulement 18 ans. Et Alice, qui avait déjà perdu sa mère à 3 ans, se retrouve orpheline à 29 ans. Tout ça à cause de moi, parce que je ne suis qu’un sale gosse qui croit que rabaisser les autres me permettra de combler des lacunes affectives et obtenir une attention que je n’ai jamais eue.

Je suis une merde.


La porte du bureau qu’occupe Rebecca quand elle est ici comporte une trace dorée sur le bois noir. Dorée comme sa plaque. “Dr R. Loschitz, S5-10”. Je frappe timidement à la porte, comme un gamin convoqué par le directeur.

— Entrez. Oh, Andrea, je ne t’attendais pas.

Sans lui demander la permission, je m’assieds sur la chaise face à elle. J’ai besoin de parler et Rebecca est la seule qui fera au moins semblant de m’écouter.

— Tu as deux minutes ?

Elle hoche la tête et m'invite à m'asseoir. Son air intrigué me dérange, c'est comme si elle exigeait des explications que je ne suis pas capable de formuler.

— Tout va bien, Andrea ?

Je regarde mes pieds.

Depuis que je suis surintendant, je refuse de montrer quand ça va mal. Non seulement parce que les surintendants doivent être infaillibles et irréprochables, mais aussi parce que si je montre le moindre signe de faiblesse, tout le monde va en profiter et se moquer de moi, plus encore que quand ils ont appris ma nomination. J’aime apparaître hautain et arrogant, parce que comme ça, on me laisse tranquille, mais surtout, on me respecte.

— Je me sens pas bien, Rebecca.

Je regarde la bouilloire sur le bureau.

— Je te fais un thé ?

Je hoche la tête.

— Je veux bien, s’il te plaît.

Une fois servi, je serre entre mes mains ma tasse de thé bien brûlante.

— Alors, dis-moi. C’est toujours à cause de la tentative de suicide de Lorenzo ?

Son gentil sourire me rassure. Elle a l’air de vouloir compatir.

— Oui…

Je prends une grande inspiration.

— Je t’ai entendue parler avec Napoleone dans le couloir, tout à l’heure, quand tu es sortie du bureau de Lorenzo et que j’y suis resté.
— Oui et donc ?
— Tu disais que tu pensais que c’était pas seulement à cause de moi si Lorenzo avait tenté de se suicider. Tu… tu le pensais vraiment ?

A ma plus grande surprise, elle acquiesce.

— Bien sûr que je le pense ! Pourquoi j’irais plaider en ta faveur auprès de Napoleone si je ne pensais pas ce que je disais ?

Je ne réponds rien.

Avoir des gens de mon côté pour autre chose que le travail ne m’est jamais arrivé, je ne sais pas comment réagir.

— Tu… tu me crois innocent ?

Elle hausse les épaules.

— Peut-être que tu étais dans la liste de ses problèmes, mais je doute très fort que tu sois le seul, Andrea, et encore moins que tu sois le principal. Il en avait d’autres, dont il ne voulait pas parler.

Non. Impossible. Lorenzo n’avait pas d’autres problèmes. Tout le monde l’aimait, il était puissant, influent et savait gérer à la fois son boulot et sa vie de famille. Il connaissait parfaitement son travail, le faisait à la perfection et je me suis toujours demandé comment il faisait. En dehors de la Fondation, il était un mari, un père et un ami sur lequel tout le monde pouvait compter. Eleonora et leurs enfants le rendaient heureux, son petit-fils tout autant et contrairement à moi, il avait beaucoup d’amis. Vraiment, je ne comprends pas.

— Je me sens vraiment nul, Rebecca. Je peux pas croire que je suis pas responsable de cette histoire.

Elle soupire et me fixe dans les yeux comme pour me demander avec une pointe d’exaspération si je suis sérieux et quand j’aurai “fini de raconter des conneries”.

— Andrea, tu as trente six ans, pas cinq, tu es supposé savoir que tout le monde a des problèmes.
— Je…

Pendant un instant, je suis tenté de lui raconter la vérité. Pourquoi je suis comme ça. L’indifférence, l’abandon, l’ignorance à mon égard pendant des années. Ce qui m’a construit, qui a fait que je suis ainsi. Que je suis un gamin arrogant qui a un besoin désespéré d’attirer l’attention au détriment des autres, même si ça doit passer par l’humiliation de certaines personnes.
Mais Rebecca n’a pas à savoir ça.

— T’as bien vu ce qu’ont dit les autres à la réunion. J’ai une très haute estime de moi, seulement…

Elle pouffe de rire.

— Si tu avais une très haute estime de toi-même, tu n’aurais pas été affecté par ce qu’ils t’ont dit et je ne t’aurais pas retrouvé en train de pleurer dans le bureau de Lorenzo.

Putain !

— Andrea, ne crois pas qu’on marche dans ton petit stratagème. Certains connaissent ton histoire, les autres se doutent de ce que tu caches.

Ainsi, tout le monde sait. Tout le monde sait d’où je viens et le chemin que j’ai fait. Par où je suis passé et pourquoi et comment j’ai appris l’existence de la Fondation.

— Tu sais, toi ?

Elle secoue la tête.

— Non, mais Lorenzo savait, par exemple.
— Mais ceux qui savent… pourquoi ils ont réagi comme ça ? Pourquoi ils ne m’ont pas défendu ?

Rebecca hausse les épaules.

— Tu poses trop de questions auxquelles je n'ai pas de réponses.
— Qu’est-ce que je peux faire pour me racheter ?

La question est sortie de ma bouche avant que je ne puisse la retenir. Horrifié, j’essaie de trouver une voie de secours, un endroit pour m’enfuir, mais je suis comme cloué sur place par ma stupidité. Et Rebecca l’a très bien compris.

— Pour te racheter ?
— Non, non, je…

Je trouve enfin la force physique et mentale de me lever.

— Je n’ai de comptes à rendre à personne !

Alors que je tourne les talons pour partir, j’entends Rebecca pousser un hurlement.

— Andrea Verdi !

La surprise m’immobilise de nouveau. Cette puissance vocale est inattendue de sa part. Rebecca est le genre discrète et réservée, ses colères sont très rares et doivent donc être terrifiantes et spectaculaires.

— J’essaie de t’aider, écoute moi un peu !

La respiration courte, je fais de nouveau volte-face. D’un regard, elle me force à me rassoir. En temps normal, j’aurais refusé avant de partir de la façon la plus théâtrale possible, mais cette fois j’obéis, comme un enfant réprimandé par son instituteur. Rebecca me ressert du thé.

— Ne parle pas de te racheter, tu dis ça comme si tu étais un criminel, arrête !
— Dans un sens, à la Section de Recherche Mémétique, avec toutes les anomalies qu’on teste, qu’on crée et qui sont létaux, on est des criminels, à envoyer des Classe-D à la mort tous les jours…

C’est exactement ce que Lorenzo dirait… Les tests d’agents mémétiques létaux sur des Classe-D l’ont toujours révolté et comme je suis capable d’en faire et que j’aime en faire, il me traitait souvent de criminel et de sadique.

— Andrea, ce n’est pas la question ! On parle de toi, pas de la Fondation ! Je veux bien t’aider, mais il faut que tu acceptes de m’écouter et que tu admettes que merde, c’est pas de ta faute si Lorenzo a essayé de se foutre en l'air ! Tu ne pourras pas te “racheter”, comme tu dis, si tu ne comprends pas ça !

Je me remets à pleurer comme un enfant. Revivant en boucle et sans aucune raison valable les hurlements de mes parents qui se disputaient en me croyant couché.

— Andrea. Je veux t’aider. Vraiment. Mais si tu ne m’écoutes pas, on ira nulle part. Je ne peux pas t’aider si tu refuses de me croire.

Je ferme les yeux, subitement épuisé. Au fond, elle a raison. Elle est pour l'instant mon seul soutien ; si je ne coopère pas, elle va me laisser tomber et je serai de nouveau tout seul.

— D’accord.

Un sourire satisfait et compatissant apparaît sur son visage alors qu’elle boit son thé.

— Rebecca ?
— Oui, Andrea ?

Je lève enfin les yeux vers les siens et un petit sourire timide apparaît sur mes lèvres.

— Merci.


Deuxième partie

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