PRÉCÉDEMMENT
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Ils étaient entassés dans la petite chambre miteuse de motel - Adam assis dans un coin parcourant oisivement un blog d'anarchistes sur son ordinateur portable, Olivia assise sur le lit en train de sécher ses cheveux, Calvin assis à la fenêtre regardant les voitures passer dans la rue sombre en contrebas et Anthony en train de se détendre sur l'autre lit tout en mangeant un sandwich. La télévision était allumée, mais personne ne la regardait. De temps en temps, ils entendaient des bruits de pas dans le couloir et arrêtaient tous ce qu'ils étaient en train de faire jusqu'à ce que le son disparaisse au coin du couloir. C'était après une de ces pauses qu'Adam avait brisé le silence.
"Anthony," demanda-t-il en refermant son ordinateur portable et en posant ses pieds sur la table, "tu as dit que tu avais vécu le Schisme, non ?"
Anthony grogna.
"Tout d'abord, c'est encore complètement dingue. Et ensuite, qu'est-ce qui a bien pu causer le Schisme ?"
L'homme d'âge mûr arrêta de mâcher et avala sa bouchée. "Des pinaillages idéologiques."
Calvin leva les yeux au ciel et Adam fit la moue. "Non, sérieusement," dit Adam. "Apparemment, ça ne faisait pas si longtemps que la Fondation existait. Qu'est-ce qui aurait pu causer une telle rupture en aussi peu de temps ?"
Anthony posa son sandwich sur la table de chevet. "Il y avait un profond désaccord dès le départ au sujet de ce que la Fondation devait faire. À cette époque, nous avions cet ennemi, tu vois - nous les appelions Abbadon. On nous a fait croire que l'Abbadon était ce groupe de plieurs de réalité hostiles et désespérés qui attaquaient nos entrepôts pour voler nos artéfacts. La menace que représentait Abbadon en frappant chaque jour à nos portes nous a détourné des recherches et du confinement d'anomalies - tout d'un coup, nous nous inquiétions de comment nous allions nous protéger. Et nous avons franchi une limite qui n'aurait jamais dû être dépassée."
Il prit une gorgée d'une canette sur la table. "Nous commençâmes à construire cette chose, cette singularme, que nous pourrions utiliser pour achever Abbadon une bonne fois pour toutes. Felix Carter, le Treizième Superviseur, c'était lui qui était responsable des recherches occultes qui ont servi à développer les rituels que nous avons utilisés pour lier un pouvoir inégalé à un mot, un mot qui pouvait être utilisé pour annihiler ce que nous voulions dans l'univers en un instant avec une simple pensée. Nous-"
Il s'arrêta un instant alors que de nouveaux pas passaient devant leur porte sans incident.
"Nous avons fait quelque chose," continua-t-il, "pendant le développement de cette arme, quelque chose d'absolument abominable. Je suis convaincu qu'il n'y a pas de plus grand péché que celui que nous avons commis pour créer cette arme parfaite, et je suis à moitié certain que les Superviseurs n'ont signé ce contrat avec la Mort que pour éviter les flammes de l'Enfer auxquelles nous sommes désormais tous destinés."
Il s'arrêta de nouveau et prit une autre gorgée. "Quoi qu'il en soit, nous nous sommes fait avoir. Abbadon était une excuse perpétrée par l'Administrateur pour créer une anomalie pour la première fois. Donner forme à quelque chose qui n'existait pas avant que nous ne commencions. Nous avons réussi, mais à un prix terrible. Le Schisme était une conséquence des deux factions restantes après cet évènement - ceux qui pensaient que créer cette arme apporterait plus de bien que de mal, et ceux qui pensaient l'inverse. Ceux qui restèrent pensaient que la fin justifiait les moyens, et que créer cette arme avait créé un monde plus sûr. Moi-même et plusieurs autres pensions à raison que nous avions fait quelque chose d'innommable et que la Fondation ne pouvait pas continuer à exister. Qu'elle était pourrie jusqu'à la moelle."
Adam réfléchit pendant un moment. "Qu'est-il arrivé à cette arme ?"
"Ils l'ont enterrée," dit-il sans hésitation. "Elle ne pouvait être activée qu'avec le mot, et la seule personne qui savait quel était ce mot avait fui avec nous. Aaron Siegel, l'Ingénieur, l'homme qui est actuellement le Premier Superviseur. Lorsqu'ils ont réalisé qu'ils ne pouvaient plus l'utiliser, ils ont séparé ses composants pour l'empêcher d'être activée, et il ne put plus jamais s'en servir - que ce soit avec le mot ou autrement."
"Qu'est-ce qui l'a fait déserter, alors ?" demanda Olivia en se frottant le visage avec une serviette. "Pourquoi Aaron Siegel y est-il retourné ?"
"L'arrogance et le désir," cracha-t-il. "Ils l'ont appelé avec une meilleure offre et il a décroché le téléphone."
Il s'adossa aux oreillers fins et miteux. "Lorsque nous avons déserté, Aaron Siegel a tué l'Administrateur en pensant que ce serait la fin de la Fondation. Mais l'Administrateur n'était qu'un homme, et la Fondation était nettement plus décentralisée qu'elle ne l'est aujourd'hui. La différence entre autrefois et aujourd'hui, c'est l'échelle. La Fondation d'aujourd'hui s'est pleinement réalisée, et son noyau n'est plus tant la connexion de quelques veines que son cœur battant et saignant. Les directeurs et les autres cadres ont un certain pouvoir, mais la véritable autorité repose entre les mains des Superviseurs. Lorsqu'ils ne seront plus, la Fondation ne sera plus qu'un serpent sans tête."
Il sortit une cigarette et l'alluma. Calvin ouvrit légèrement plus la fenêtre en réponse et le foudroya du regard.
"Et au-delà de ça," continua-t-il, "vous êtes sans doute au courant que tous les sites et entrepôts de la Fondation sont construits sur des armes nucléaires - une option de la dernière chance si quelque chose de terrible arrive. Il n'y en a pas sous tous les sites, mais c'est le cas de la plupart. Au Site-01 se trouve un dispositif qui s'activera lorsqu'il ne reste plus qu'un Superviseur, une commande qui armera toutes ces bombes. Si nous arrivons jusque-là et que nous tuons Aaron Siegel, nous pourrons utiliser ce système pour tout détruire - les sites, les anomalies, tout. Nous aurons toujours du pain sur la planche, mais nous les aurons eus."
Calvin le regardait du coin de l'œil. "Comment sais-tu que ce dispositif existe ?"
"Je l'ai conçu," dit Anthony. "Nous n'avions pas d'armes nucléaires lorsque je l'ai conçu, mais le concept est le même. On pourrait même le faire de son bureau. Un bouton, et pouf - plus rien." Il reprit son sandwich et hocha la tête. "Voilà notre plan. C'est comme ça qu'on en finira."
MAINTENANT
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Calvin était à deux pas de la jeep, arme prête à tirer. Olivia le suivait de près, mais l'homme au milieu de la route ne bougea pas d'un pouce. Il leva les mains en l'air, paumes face à eux, et les agita légèrement.
"Vous voyez ?" dit-il en leur montrant le dos de ses mains. "Pas d'armes. Je ne suis pas là pour la violence."
"Qui êtes-vous ?" demanda Calvin.
L'homme fit une grande révérence théâtrale. Il était légèrement bossu, et quand il se pencha, ils pouvaient voir la déviation de sa colonne vertébrale.
"Je suis Mortimer J. Denning Von Kronecker," dit-il en se redressant. "Je suis votre prochain Superviseur. Le Numéro Cinq, vous voyez." Il leur fit un regard entendu. "J'ai remarqué que vous procédiez par ordre décroissant. Peut-être pas l'approche la plus originale, mais je dois admettre que c'est cohérent scénaristiquement."
Olivia leva un sourcil. "C'est vous, le Merle ?"
L'homme fit un geste dédaigneux. "Oh, s'il vous plaît, le Merle, c'est mon nom de travail. Je ne suis pas là pour ça, évidemment, même si-" il les regarda tous les deux, "-on dirait que vous, si."
Calvin leva son arme comme s'il allait tirer puis hésita. "Que faites-vous ici ?"
"Moi ?" Mortimer mit une main devant sa bouche. "Mais enfin, je suis venu vous rencontrer ! J'ai vu des choses incroyables - un bon nombre, même, si vous croyez la moitié des histoires qu'on raconte sur moi, mais je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui ait, d'une façon ou d'une autre, tué huit Superviseurs." Il croisa les bras et hocha la tête. "C'est impressionnant. Personne n'a jamais réussi à faire ça, pas même les Superviseurs eux-mêmes !"
"Si vous savez pourquoi nous sommes là, pourquoi donc être venu à nous ?" demanda Olivia. "Vous savez que nous essayons de vous tuer."
L'homme rit. "Oui, certes, je suis au courant. Mais vous voyez, malheureusement pour nous tous, essayer de me tuer est relativement voué à l'échec, même après votre petite bourde avec Felix à la Tour." Il fit signe à Calvin. "Tenez, je vais vous montrer. Ça devrait nous aider à établir quelques règles. Tirez-moi dessus." Il tapota son front. "Juste ici, pile entre les yeux si vous pouvez."
Calvin leva à nouveau son arme mais s'arrêta. Il regarda Olivia qui le regarda en retour, un air d'incertitude dans son regard. Mortimer leva les yeux au ciel et sortit un couteau de sa manche.
"Très bien, pas de soucis," dit-il, "nous pouvons aussi le faire comme ça."
En tenant le couteau dans sa main gauche et l'extrémité dans sa droite, Mortimer enfonça la lame du couteau dans sa tête via son cou. Le sang éclaboussa le sol et ses yeux louchèrent tandis qu'un cri étranglé s'échappait de ses lèvres. Il poussa une fois de plus avec sa main droite et la lame de son couteau se logea parfaitement dans son crâne. Il trébucha en arrière et s'effondra.
Choqués, ils fixèrent tous les trois l'homme étendu au sol.
"C'était quoi ça, putain ?" dit Adam derrière eux.
Puis, tout à coup, la route devant eux fut illuminée d'une lumière violette sombre. Elle pulsa deux fois, puis, dans un claquement accompagné de l'odeur caractéristique de l'ozone, le Merle apparut à nouveau devant eux, indemne. Il étendit les bras comme s'il venait de faire un tour de magie puis désigna le cadavre sur le sol.
"Vous voyez ?" dit-il. "Voilà. Comme neuf."
"Vous êtes anormal," déclara Olivia.
Mortimer acquiesça. "Mais qui ne l'est pas un peu de nos jours ?" Il posa un doigt sur son menton. "Vous savez, maintenant que j'y pense, je crois que Vert ne l'était pas. Je crois que ça l'a toujours fait enrager, vous savez ? Elle faisait toutes ces machinations-" dit-il avec des grands gestes, "-qui auraient été tellement plus simples à réaliser si elle pouvait faire ce que je peux faire."
"Et que pouvez-vous faire ?" dit Calvin en abaissant son arme.
Le Superviseur leva un doigt. "Ah, c'est une bonne question ! Commençons avec une meilleure question - d'où je viens." Il se retourna comme pour s'éloigner, puis s'arrêta net avant de se retourner et de leur faire signe de le suivre. "Allons, venez. Vous pouvez laisser vos affaires ici, personne ne viendra vous les voler avant un bon moment."
Ils commencèrent tous les trois à le suivre d'un pas hésitant. Tandis qu'ils se rapprochaient de lui, ils remarquèrent que le ciel changeait. Il avait fait nuit jusqu'à présent, mais désormais, sa teinte était un violet riche et profond perturbé de temps à autres par des ondulations provenant de quelque part dans le lointain. Le paysage autour d'eux commença à changer à son tour - disparus, les contreforts des montagnes : à présent, ils marchaient sur une rue pavée d'une ville qu'ils ne reconnaissaient pas. Le ciel au-dessus de leurs têtes commença à changer de nouveau, le violet laissant place à un gris maussade. Il tombait un léger crachin, et un froid soudain les assaillit de derrière eux.
"Ceci," dit Mortimer, en se retournant pour les regarder, "est mon foyer - enfin, là d'où je viens. Je suis né ici, dans la ville de Londres. Londres, deux virgule cinq millions d'habitants, est la dernière cité de la Terre. N'est-ce pas incroyable ?"
Ils regardèrent autour d'eux, pris d'un émerveillement silencieux. Quelque chose d'énorme et de sombre passa au-dessus d'eux, et ils furent momentanément plongés dans l'ombre.
"Que s'est-il passé ici ?" demanda Adam.
Le Superviseur haussa les épaules. "Vous souvenez-vous de la Mort Noire ? Vous en avez sans doute entendu parler dans un livre d'histoire ou ailleurs - un évènement particulièrement tragique de l'histoire de votre monde. Hé bien, il s'avère que la Mort Noire a touché très durement ce monde. Il y avait cet homme venu du Dehors qui s'est réveillé juste à temps pour arriver au paroxysme de l'épidémie, et qui a dit à tout le monde qu'il avait un remède. Comme vous pouvez vous l'imaginer, tous étaient enthousiastes à l'idée d'accepter sa proposition. Le seul problème était que la Peste n'était pas exactement ce qu'il soignait." Il remua ses sourcils. "Si vous voyez ce que je veux dire."
Il se retourna pour regarder l'autre bout de la rue morne. Au bout de la rue passa une calèche - le cheval semblait n'avoir que la peau sur les os.
"Dans votre monde - celui dans lequel vous êtes nés, cette entité existe. Nous l'avons confiné, d'ailleurs - enfermé dans une cellule Dieu sait où. Ici, il est très différent, et je doute qu'il y ait quelque chose que nous puissions faire pour arrêter cet individu." Il s'arrêta un instant. "Quoi qu'il en soit, les cités tombèrent les unes après les autres tout autour du globe. Mais pas Londres. Les Ancêtres avaient construit ses murs résistants et érigé ses défenses robustes. Pendant un temps, nous avions des alliés - Paris, Munich, Rome. Et même quelques autres, bien plus loin. Lentement, au fil du temps, ils sont tous devenus silencieux. Seule Londres demeure."
Il reprit sa marche, et ils le suivirent. Il descendit la rue et les mena à une grande et large artère où il n'y avait qu'eux.
"Quant à ce que je peux "faire". Vous en avez certainement compris une partie - aller et venir entre les réalités est à la fois utile et évident. Mais avant que vous n'alliez quelque part, vous devez voir là où vous allez."
Il désigna le ciel et ferma les yeux. "Vous avez déjà rencontré feu mon bon ami le Comptable. Il était très doué avec les nombres, et certains pensaient qu'il pouvait voir le futur. Il ne le pouvait pas vraiment, tout comme je ne le peux pas vraiment non plus. Mais je peux faire mieux que lui. Vous voyez, d'aucuns vous diront qu'il existe une infinité d'univers, et pour les profanes, cela pourrait bien sembler être vrai. Mais ce n'est pas tout à fait vrai. Il y a une fin à toute création - une limite infranchissable, si vous préférez. Il n'y a qu'un certain nombre d'atomes et qu'un certain nombre d'interactions. Cela pourrait sembler une infinité pour le premier quidam venu, mais je peux voir ces variations - même la moindre d'entre elles. S'il y en a plus de certaines qu'il n'y en a d'autres, je sais que dans un univers, cet évènement serait plus probable."
Il s'arrêta de nouveau. "Maintenant, imaginez que vous soyez un jeune Mortimer J. Denning Von Kronecker, et que vous viviez dans une ville de merde sur une île de merde à la fin du monde. Les cieux sont toujours gris, l'air est toujours toxique, et de l'autre côté de la Manche, au-delà de ces murs, se trouve un cauchemar qui pourrait vous tuer en un claquement de doigts. Vous avez des rêves - des rêves d'un endroit comme celui-ci, mais différent. Plus lumineux. Plus joyeux. Une moindre chance de mort imminente. Vous pouvez le voir, clair comme de l'eau de roche. Puis un jour, vous entendez une voix vous appeler de cet endroit - et cette voix, c'est la vôtre. Ce n'est pas vous, mais c'est vous."
Il se retourna. "J'ai entendu cette voix, et j'ai fait mes premiers pas dans un monde qui n'était pas le mien. Cet endroit, ce Londres, fait partie d'un monde mourant. S'il survit six mois de plus, ce sera un miracle. Je n'avais plus de famille, plus d'amis. Personne ne voulait d'un orphelin boiteux qui entendait des voix." Il haussa les épaules. "Donc je suis parti."
"Attendez," dit Olivia en se massant les tempes. "Vous pouvez voir d'autres réalités ?"
Mortimer regarda en l'air curieusement, comme s'il formait une pensée. "Voir… non. Ce n'est pas comme si je pouvais ouvrir mes yeux et les regarder, pas vraiment. Plutôt comme si je pouvais les… entendre."
Il reprit sa marche. Ils passèrent devant une boucherie vide, une banque vide, un immeuble d'appartements vides.
"Vous vous souvenez que j'ai dit avoir entendu ma propre voix ?" demanda-t-il. "C'était vrai. Quand je suis parti d'ici, j'ai trouvé un autre moi, et ensemble, nous en avons trouvé un autre. Nous avons continué à tomber les uns sur les autres jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun moi qui n'ait été découvert, et nous avons en quelque sorte… tous fusionné. Unis, si vous voulez. Il reste encore de nombreux moi là-dedans," dit-il en tapotant son crâne, "mais nous parlons tous plus ou moins la même langue. C'est plutôt pratique, puisque si l'un de moi vient à mourir, les autres n'ont qu'à se détacher de celui-là et peuvent rester intacts. Je ne sais pas si c'est clair pour vous ? Imaginez un oignon. Vous enlevez une des couches, et il y a toujours de l'oignon en-dessous." Il caressa son menton. "Je crois que c'est une référence."
"Je ne comprends toujours pas," dit Olivia, "si vous êtes tous au même endroit maintenant, comment entendez-vous toutes ces autres dimensions ?"
"Réalités," dit-il en levant un doigt. "Les dimensions fonctionnent différemment et ce n'est pas de mon domaine. C'était la partie la plus tordue, mais parfois, les choses finissent juste par marcher d'elles-mêmes. Au cours de mes voyages, j'ai trouvé quelqu'un qui était comme moi, quelqu'un qui n'était peut-être pas aussi organisée que je l'étais mais qui pouvait toujours s'entendre où qu'elle soit. Elle s'appelait Alison, c'était la fille d'un des cadres supérieurs de la Fondation. Elle et ses… sœurs ? Non, pas ça. Elle et les autres versions d'elle-même ont passé un marché avec moi. J'arrive à chaque fois qu'elle a besoin d'un peu de "muscles" et elle me garde informé de tout ce qui se passe… partout. Vous comprenez ?"
Calvin s'arrêta sur place. "Alors pourquoi nous avez-vous amenés ici ? Que voulez-vous ?"
Mortimer s'arrêta puis se retourna. Il souriait toujours, mais plus sombrement, d'une certaine façon.
"Je sais ce que vous essayez de faire," dit-il, "et j'ai de la sympathie pour vous, croyez-moi. Je sais que vous ne démordrez pas de ce que vous souhaitez accomplir et que rien de ce que je pourrais personnellement dire ne peut changer cela - et c'est normal. En revanche, je ne sais pas si vous avez raison de le faire ou non, ou si votre croisade changera vraiment quoi que ce soit dans l'ordre des choses. J'ai bien quelques idées, mais je ne suis pas certain. Quoi qu'il en soit, je veux éviter que cela se produise, car si pour une raison ou une autre vous veniez à réussir et que je perdais contact avec tous les moi qui sont là-dedans, eh bien…" Il se tut un instant. "Je ne sais pas vraiment ce qui se passerait, pour être honnête avec vous. Je doute que ce soit pour le meilleur."
"Donc je vais vous faire un cadeau !" Son sourire s'amoindrit un peu lorsqu'il vit leurs visages s'assombrir. "Oh, non, rien à voir avec d'autres marchés que les autres ont sûrement dû vous proposer. Surtout que ce devait être qui, Valérie et Rufus ? Ces deux-là sont répugnants." Il secoua la tête. "Je suis sûr qu'ils ont eu recours à d'horribles choses pour vous dissuader de poursuivre, et voyez où ça les a amenés ! Alors que moi, je peux faire mieux que cela."
Ils s'arrêtèrent devant une autre boutique vide avec trois portes. Quelque part au loin, une fusée éclairante décolla, et ils furent brièvement baignés d'une lueur rouge. Lorsqu'ils se retournèrent vers l'échoppe, trois hommes se tenaient face aux portes, chacun d'eux identique aux autres.
"Je vais vous offrir une échappatoire," dit Mortimer, les voix parlant en accord parfait. "Pas une échappatoire qui soit purement imaginaire comme ce que le Menteur aurait pu vous offrir, ni une échappatoire qui n'en soit absolument pas une et qui ne se solde que par votre mort comme Rufus l'aurait préféré. Non, celle-ci est authentique et garantie à 100 %. Si vous la voulez, elle est à vous. Je peux m'occuper de toute la paperasse et faire en sorte que ça se produise, mais vous n'avez qu'à franchir le pas si vous la voulez."
Chacun des trois hommes s'écarta et dévoila les portes désormais ouvertes derrière eux. Une pour chacun d'entre eux.
"Alors, nous y entrons," dit lentement Calvin, "et puis quoi ? On se fait descendre immédiatement ? C'est une blague ?"
Le visage de Mortimer s'adoucit. Pour la première fois, il ne semblait plus être continuellement cordial - il semblait juste fatigué.
"Non, ce n'est pas une blague - et il n'y a pas de coup fourré là-dedans. Je cherche juste une façon de faire qui nous arrange tous."
Ils se regardèrent les uns les autres, et après une minute, Olivia haussa les épaules.
"Qu'est-ce qu'on pourrait bien faire d'autre ?" dit-elle. "Lui tirer dessus ?"
Calvin et Adam hochèrent la tête, et ils passèrent chacun une porte.
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Adam se retrouva debout sur un épais tapis dans une pièce éclairée de couleurs chaudes. Quelque part dans la rue en contrebas, un homme jouait un morceau de saxophone. Il y avait une petite cheminée, et le feu était allumé. Quelque chose était en train de cuire dans la pièce d'à côté, et l'odeur était divine. Adam inspecta la pièce du regard à la recherche de quelque chose de familier, mais ne trouva rien.
"Il est là-bas, si tu le cherches," dit le Merle en apparaissant subitement à côté de lui. "Là, dans ce coin, je veux dire. Ton ordinateur portable, c'est ça ? C'est ce que tu cherches ? J'ai remarqué que tu ne t'en séparais jamais vraiment."
"Qu'est-ce que c'est que cet endroit ?" dit Adam, confus. "Où suis-je ?"
"Nous sommes à Portland, dans l'Oregon, aux États-Unis. Pas que je me souvienne de l'adresse exacte, cela dit. Tu es déjà venu ici une fois, quand tu étais plus jeune. Tes parents ont brièvement cherché refuge ici."
Adam balaya de nouveau la pièce du regard. "C'est vrai," dit-il en acquiesçant. "Nous sommes partis vivre dans le village dans les montagnes après ça."
Le Merle se dirigea vers la fenêtre et regarda la rue en contrebas. Adam continua à promener son regard dans la pièce. "Pourquoi ici ?"
"Car dans ce monde, vous avez trouvé le refuge que vous cherchiez," dit le Merle sans se retourner. "Tu as grandi ici avec tes deux parents et ta fratrie. Ils sont tous encore en vie, d'ailleurs. Tes parents ont déménagé à Los Angeles, mais c'est ici que tu préférais être. Cet endroit était ton foyer."
Adam ne répondit rien. C'était bien son foyer. Il se souvenait du tapis épais et des rideaux à peine vieillots. Même la petite cheminée nulle l'avait rendu si heureux quand il était enfant. C'était parfait, exactement comme il s'en souvenait mais en mieux encore, sauf-
"Adam," résonna une voix depuis la cuisine. Elle était sombre et rugueuse - et familière. Adam sentit son rythme cardiaque s'accélérer légèrement tandis qu'il faisait quelques pas pour contourner le sofa au milieu de la pièce. Quelques instants plus tard, la tête de Calvin apparut au coin.
"Le dîner est prêt," dit-il. Il leva un sourcil et balaya la pièce du regard. "À qui parles-tu ?"
Adam hésita, ses mots restaient coincés dans sa gorge. Il se tourna pour dévisager le Merle à la recherche d'une réponse, mais il fixait la rue sans cligner des yeux.
"Serais-tu surpris ?" dit le Superviseur. "Tu ne peux rien me cacher, Adam Ivanov." Il tapota le côté de son crâne avec un doigt. "Il y eut une époque où je désirais également certains conforts. Les plaisirs de la chair, comme tu le sais. Cette fille, Alison, m'a été utile en ce sens, mais je dois admettre que je trouve tes goûts nettement plus épanouissants que les miens."
Adam se retourna vers Calvin, qui ne bougeait plus d'un pouce. Le monde était devenu totalement immobile. De là où il se tenait dans le salon, tremblant sans bruit et incapable de contrôler les battements de son cœur, Adam vit un anneau d'argent sur l'un des doigts de Calvin. Il sentit le rouge lui monter aux joues.
"Il y a des conflits ici," dit le Merle en se dirigeant vers une porte d'un violet chatoyant au fond de la pièce. "Tu connaîtras des difficultés, comme tout le monde. Mais c'est une opportunité, et c'est normal. C'est une vie dans laquelle tu peux vivre sans peur. Une vie qui est la tienne, pas celle de quelqu'un d'autre."
Puis Calvin se dirigeait vers lui, et il était incapable de bouger. Le visage de Calvin était stoïque, mais l'inquiétude transparaissait dans ses yeux. Il tendit la main et la posa sur la nuque d'Adam. Elle était chaude.
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Olivia franchit le seuil et fut abruptement accueillie par un jet d'eau salée dans le visage. Elle trébucha sur le côté et ouvrit les yeux, puis réalisa qu'elle avait manqué de peu de finir dans la mer en tombant du bord du bateau sur lequel elle se trouvait désormais. Enfin, bateau n'était peut-être pas le bon mot - le vaisseau sur lequel elle était apparue était un yacht. L'azur des cieux n'était troublé par aucun nuage, et les eaux autour d'elle étaient généralement calmes.
Elle se dirigea vers le centre du pont, où un chevalet avait été installé avec un petit support de fournitures d'art disposé à côté. Elle le contourna pour se placer devant le chevalet et vit que c'était une peinture à moitié achevée de l'horizon face à elle. Sur le tableau, le soleil était bas dans le ciel. Elle se pencha et vit que le soleil bougeait sur le tableau et passait lentement sous l'horizon. Ce faisant, la moitié terminée de l'image s'assombrit et son ciel s'emplit de violets et de bleus.
Elle recula et remarqua que le Merle se tenait non loin, contemplant avec désinvolture une plage non loin sur le côté du navire.
"Quel est cet endroit ?" demanda-t-elle.
"Où que tu veux qu'il soit, à mon avis," dit-il en pianotant sur la rambarde du bateau. "Dans ce monde, ce bateau est le tien. Ce chevalet et ces tubes de peinture également. Tu n'as pas à t'inquiéter d'autre chose que le chevalet et la mer. En prenant tout le temps qu'il te faut."
Olivia souffla du nez. "Vous croyiez que je serais convaincue avec un joli bateau et de nouvelles couleurs ?"
Le Merle la dévisagea et sourit. "Non, pas vraiment."
Elle entendit un autre son derrière elle - celui de quelqu'un qui montait des marches. Elle se retourna pour apercevoir un homme sortant du pont d'en-dessous. Il avait une peau d'une couleur sombre intense et des cheveux longs tressés en nattes épaisses. Il portait un short blanc et guère plus, et le détail de sa musculature aurait pu couper du diamant. Quand elle le vit, Olivia poussa un cri de surprise.
"Tevin," dit-elle, les mots lui venaient difficilement. "Je ne- je ne comprends pas, comment… ?"
Le monde se figea. Le Merle s'approcha d'elle par derrière et contempla l'homme pendant un instant.
"Je me posais des questions à ton sujet, Olivia. Malgré toute ta passion, tu ne semblais jamais montrer de vraie émotion. Rien de brut ou de véritable." Elle se tourna vers lui et il sourit. "Oui, cela fait longtemps que je te surveille. Je sentais cela arriver, d'une façon ou d'une autre, et j'ai décidé il y a bien longtemps de garder un œil sur ceux d'entre vous qui pourraient être impliqués."
Il désigna l'homme qui montait les marches. "En revanche, ça, ça m'a surpris. J'ai vraiment été stupéfait de voir à quel point tu l'avais bien dissimulé, même vis-à-vis des gens qui te connaissaient le mieux. Mais que serait l'Incroyable Ivory sans son Excellent Ébène, hein ?" Il rit. "Je comprends maintenant pourquoi ce nom ne serait pas terrible. Ça me va, ça m'est également arrivé bon nombre de fois."
Le Merle se tourna de nouveau vers la mer. "Dans ce monde, le bateau et les peintures sont à toi, tout comme Tevin Laredo. Il n'y a pas de raid de la Fondation sur ta communauté d'anartistes, et tu ne le transformes pas accidentellement en verre en dessinant cette vague de feu pour dissuader tes poursuivants." Il lui jeta un regard et vit son visage pâlir. "Oui, même ça. Bien peu de choses échappent à l'Œil Omniscient de la Fondation, et certainement pas ça. J'imagine que ça a dû être horrible, vraiment. Je comprends ta peine - j'ai aussi fait des choix horribles et dû vivre avec leurs conséquences inattendues."
Il s'assit sur un transat et sortit un verre de son manteau, puis le remplit avec une flasque qui provenait également de l'intérieur de son manteau. Il prit une gorgée et soupira en s'allongeant dans la chaise longue.
"Dans ce monde, Olivia, tu n'as pas à faire cet horrible choix. Il n'y a pas eu d'accident. Vous pouvez rester tous les deux sur ce navire et aller où bon vous semble, voir tout ce que vous voulez. Ici, tes horizons n'ont aucune limite."
Olivia essaya de se détourner, mais les larmes coulaient déjà sur son visage. Le Merle prit une autre gorgée.
"Ne serait-ce pas mieux ?"
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Calvin sortit dans un champ en herbe au milieu des bois. L'air était frais et une fine pellicule de rosée scintillait sur l'herbe dans la lumière de l'aube. Il fit quelques pas et évalua ce qui l'entourait, puis soupira. Il savait où il était.
Le Merle apparut à côté de lui et regarda en contrebas de la douce pente de la colline sur laquelle ils se trouvaient, en direction d'un petit lac situé en bordure de la forêt. Pendant un moment, ils ne dirent rien.
"C'est un choix bien étrange," dit enfin Calvin.
Le Merle tourna la tête vers lui. "Qu'est-ce qui te fait dire ça ?"
Calvin haussa les épaules. "Je suis déjà venu ici. Je sais comment ça va se passer."
Le Merle eut un rire désapprobateur. "Plus maintenant. Tu sais comment ça se passe d'un seul point de vue, celui qui tu avais ce jour-là dans les bois-"
Calvin haussa un sourcil.
"-mais ce monde est celui que tu as toujours désiré. Celui où tu as une chance de sauver ta mère."
Ils aperçurent un jeune Calvin et sa mère à travers les arbres. En approchant du bord du lac, un corps apparut dans l'eau, remontant des profondeurs obscures du lac. Puis un autre, et un autre encore, et soudain il y eut des centaines de corps recouvrant la surface de l'eau comme de la vase. Lorsqu'ils apparurent, la mère de Calvin s'arrêta et se tourna, puis commença à marcher vers le lac. Le jeune Calvin restait debout, immobile derrière elle.
"Tu avais tout ce temps," continua le Merle, "tout ce temps pour courir et l'arrêter. Mais tu ne l'as pas fait, car tu étais un petit garçon qui avait peur. Alors que maintenant, tu as tout le temps de-"
Il se tut. Le jeune Calvin les regardait tous les deux et ses yeux étaient rivés sur ceux de Calvin. Dans son regard, il reconnaissait une intention qui était sienne, une compréhension de ce qui s'était passé et ce qui allait se produire. Le jeune homme tourna son regard vers sa mère, puis vers la limite des arbres. Là, debout, au milieu de la broussaille et des branchages, se tenait une silhouette parée d'un manteau et tenant une boîte argentée. Calvin commença à marcher vers eux.
Le Merle eut un mouvement de recul en le voyant. "Toi !?" dit-il d'une voix brisée, et Calvin entendait quelque chose de surnaturel dans son ton. "C'est toi qui as fait ça ?"
Calvin arriva près de la silhouette et prit la boîte. La silhouette leva un doigt devant ses lèvres.
"Ce n'est pas ce que tu penses," dit la silhouette. "Prends-les et vois."
Calvin ouvrit la boîte et en sortit le contenu dans sa main. C'était une paire de lunettes aux montures métalliques, avec de fines runes dorées gravées sur les bords. Près du bout de l'une des branches était inscrit un nom en lettres noires incrustées. A. Bright. Calvin les leva en l'air et elles brillèrent dans la lumière du soleil levant.
"Qu'est-ce que tu fabriques ?!" cria le Merle depuis l'autre côté du pré. "Tous nos efforts réduits à néant, sans que vous autres n'apportiez quoi que ce soit d'autre que de la panique et de l'inutilité. Au moins, j'essayais de réparer ça, moi. J'essayais de vous aider. Je voulais les rendre heureux, même si celui-ci ne peut être satisfait."
Calvin s'arrêta. "Tu m'as montré cet endroit, pas vrai ? J'imagine que tu as montré aux deux autres quelque chose de similaire. Leur monde idéal, ou un truc dans le genre ?" Il réfléchit un instant. "Si c'est mon monde idéal, pourquoi ne me rendrait-il pas heureux ?"
Le Merle posa son pouce sur l'arête de son nez. "Parce que ces deux-là veulent des choses qui peuvent être obtenues raisonnablement facilement. Alors que toi, tu es un démagogue violent qui en appelle à leurs instincts primaires. Ils ont tous deux vécu des périodes difficiles - parce que tout le monde en vit. Toi et les autres de ton acabit avez juste désigné du doigt la Fondation et leur avez donné de quoi déverser leur haine. J'essayais de leur offrir quelque chose de mieux. Mais tout ce tu veux, c'est tuer, et tout ça à cause de ce moment précis, ici et maintenant."
Il désigna l'eau. "Le vois-tu ? Ta propre mère, s'apprêtant à connaître un terrible destin. Ta vie entière changerait et serait rendue infiniment meilleure si tu ne t'impliquais pas dans ces affaires. Tu as le choix et tu choisis tout de même la violence. Qu'es-tu donc ?"
Calvin baissa les yeux sur les lunettes, et les mit après un instant de silence.
"Je ne sais pas," dit-il. "Mais voyons pour toi."
Lorsqu'il regarda de nouveau à travers les verres à la teinte légèrement bleutée, le pré, le lac et les bois étaient toujours là. En revanche, au lieu du Merle se tenait désormais une monstruosité imposante, une sorte de créature pseudo-avienne horrible aux yeux morts et à la chair fétide et pourrie. Il pouvait voir à travers ses plumes fines et emmêlées une masse tournoyante de visages qui hurlaient et juraient, tous pressés contre les bords de leur contenant comme s'il allait exploser. Lorsque la créature ouvrit son bec infect pour parler, il pouvait entendre la voix du Merle résonner sur un nombre infini d'incarnations de lui-même, une cacophonie sinistre de misère et de souffrance.
"Je t'ai offert une vie," dit la créature. "Je t'ai offert la liberté. Je t'ai offert ta mère."
Calvin secoua la tête. "Non. Ce n'est pas ma mère." Il baissa les yeux vers le jeune Calvin, qui le regardait de près. "C'est la sienne. Ma mère est morte il y a bien longtemps, à cause d'abominations comme toi."
"Tu n'es qu'un imbécile." croassa le Merle. "Peu importe. Je n'ai pas à te rendre heureux - tu es déjà ici, et je n'ai nul besoin de rester."
Le ciel commença à virer au violet à nouveau, et Calvin sentit une odeur d'ozone. De derrière lui, la silhouette posa une main sur son épaule.
"Retourne à nouveau la boîte," dit-elle. "Vite."
Calvin s'exécuta, et une longue canne à pêche en fibre de verre en sortit. Elle était rose vif, et les mots "Canne à pêche interdimensionnelle du Dr Wondertainement" ornaient son côté. À sa suite vint autre chose, et en la voyant, Calvin sourit largement. C'était une batte de base-ball blanche toute simple avec une poignée recouverte d'un ruban, où étaient écrits les mots "kass-toi-l-piaf par dado" au marqueur noir.
Il prit la canne d'une main et après s'être penché en arrière, il envoya la ligne vers le Merle. De son extrémité sortit une ligne d'un blanc brillant et éclatant qui traversa le pré en décrivant un arc et plongea dans la chair du Merle. La ligne se tendit et Calvin regarda une dernière fois le garçon debout près du lac avant que le monde ne devienne violet et qu'ils ne disparaissent.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, Calvin était debout sur le pont d'un navire échoué et en ruine. Un énorme trou s'était ouvert en plein milieu, et il n'en vit pas le fond lorsqu'il s'y pencha. Un instant plus tard, le Merle tomba du ciel derrière lui et s'écrasa sur le bateau avec un craquement humide.
"Que-" dit la créature en se relevant tant bien que mal sur ses ailes et ses griffes, "quel est cet endroit ? Où sommes-nous ? Ce n'est pas là où nous étions censés arr-"
Il fut stoppé net par le son d'une caisse enregistreuse lorsque Calvin abattit la batte de base-ball par le côté et frappa le Merle en plein sur son visage bigarré. Des plumes tombèrent du point d'impact et la créature hurla et rugit. Elle se tourna pour mordre la ligne de pêche qui était désormais coincée dans son dos, mais, avant qu'elle ne puisse l'atteindre, Calvin l'avait contournée de nouveau avec sa batte, volant à chaque fois dans les plumes du Merle avec violence et fracas ainsi que des sons de caisse enregistreuse.
Le Merle déploya ses ailes et décolla, et Calvin serra le bout de la ligne tandis qu'il était emporté dans un ciel violacé. Lorsque la brume s'éclaircit, ils étaient dans un bâtiment - un site de la Fondation, semblait-il - et entourés par le chaos. Le vacarme des sirènes se mêlait aux pulsations rapides des lumières rouges des alarmes des brèches de confinement de l'immense antichambre dans laquelle ils se tenaient. Un grand nombre de personnes en blouse blanche sortaient précipitamment d'un couloir où résonnait derrière eux un rugissement. Le Merle fixa la direction d'où venait le son, puis ses yeux s'agrandirent comme des soucoupes.
"Et merde de merde," dit-il.
La même monstruosité reptilienne qu'ils avaient vue dans le village d'Adam surgit du couloir, à ceci près qu'elle était plus petite et couverte de lames tranchantes comme des rasoirs. Elle était différente, remarqua Calvin, mais ses yeux la trahissaient. La créature rugit et siffla, et lorsqu'elle se tourna il vit qu'un homme était debout sur son dos, criant et riant.
Alors que le Merle hésitait, Calvin traversa la pièce et le frappa de nouveau avec la batte, encore et encore, puis de plusieurs coups enchaînés rapidement. Chaque fois, de plus en plus de plumes jaillissaient de son cuir et la masse tourbillonnante d'âmes qu'il contenait criait et reculait sous l'impact. Tandis que le créature reptilienne s'approchait d'eux, faisant claquer ses rangées de dents, le Merle battit des ailes en arrière et les attira tous deux dans l'éther.
Calvin s'écrasa sur le sol, et il entendit le Merle faire de même auprès de lui. Lorsqu'il se releva, il vit qu'ils se tenaient dans ce qui aurait autrefois pu être un champ de verdure, mais la végétation était morte depuis bien longtemps. En fait, réalisa-t-il avec une sorte d'étonnement morbide, il ne semblait rien y avoir de vivant à des kilomètres excepté eux deux. Le ciel était couvert et un orage grondait au loin, mais ils n'entendaient pas d'oiseaux, ni d'insectes, ni d'objet artificiel.
Il fut momentanément distrait lorsqu'un drone passa en bourdonnant au-dessus d'eux, son bruit de moteur étant le seul bruit à percer le silence, excepté une brise légère. Lorsqu'il se retourna, le Merle était sur lui, donnant fiévreusement des coups de bec à l'endroit où il s'était tenu. Il se rua sur le côté et reprit son équilibre en se tenant à la ligne de pêche, puis abattit la batte en un mouvement circulaire sur le côté du bec du Merle. Le bec craqua et vola en éclats, et le monstre hurla, mais continua ses attaques, se rapprochant à chaque fois un peu plus de Calvin.
Puis, il y eut un éclair lumineux sur l'horizon. Ils se figèrent tous deux pour regarder, et loin dans le nord, un immense nuage en forme de champignon se formait, une boule de feu qui s'étendait dans les cieux. Ils le regardèrent s'élever de plus en plus haut puis virent avec horreur un rideau de feu et de mort s'approcher. Le Merle fit deux pas puis bondit dans le ciel, et ils étaient partis de nouveau.
Ils n'atterrirent pas immédiatement. Tandis que Calvin se raccrochait à la ligne de vie, il vit passer des images d'endroits. Il vit un complexe sombre où trois filles les regardèrent avec des yeux aveugles tandis qu'ils entraient et sortaient de leur réalité. Il vit un ciel avec sept lunes et l'arche dorée d'une porte. Il vit un site de la Fondation recouvert de neige - un site qui ne lui était pas familier - d'où se déversait une multitude de docteurs. Il entendit un cri strident et perçant, puis une explosion de lumière bleue, et le site disparut.
À chaque nouvelle vision qui apparaissait, il commença à remarquer des visages. Ils étaient presqu'imperceptibles au début, mais devenaient de plus en plus visibles à chaque fois qu'il entrait dans un nouveau monde. Ils étaient plus proches de lui, plus nets. C'était le visage d'une jeune femme - toujours légèrement différente, mais la même à chaque fois. Les visages le regardaient attentivement, et chacun semblait sur le point de parler. Puis, l'un d'eux leva une main avec cinq doigts. La suivante en avait quatre. Puis trois. Deux. Un.
La dernière jeune femme tendit sa main et Calvin tendit la sienne en retour. Leurs mains entrèrent en contact, et immédiatement la brume violette tourbillonnante disparut et ils s'écrasèrent durement sur un sol de béton.
La première chose que Calvin remarqua était la pression. Quelque chose non loin exerçait une pression énorme, et il sentit que même respirer lui demandait un effort considérable. Alors qu'il se relevait et regardait autour de lui, il aperçut sa source : une énorme machine immensément complexe constituée de plusieurs anneaux concentriques au centre desquels se trouvait une masse tournoyante et sombre de poussière et de débris. Il leva les yeux et vit qu'ils étaient au fond d'un conduit dont il ne pouvait apercevoir le sommet. Les murs étaient recouverts de machines et de panneaux, de tubes et de supports, des nappes de lumières qui s'étendaient vers le haut jusqu'à ces hauteurs vertigineuses.
Puis il vit le Merle, se relevant difficilement face à la machine au milieu de la salle, déployant ses ailes et criant furieusement. Ses yeux se posèrent sur la seule autre personne dans la pièce, une jeune femme mince aux cheveux sombres portant sur sa tête un bandeau d'argent où était gravé une petite couronne noire. Elle fit un pas nerveux en arrière tandis que la créature sifflait face à elle.
"Alison ?" demanda la bête, ses yeux brûlants de rage. "Que fais-tu ? Pourquoi es-tu ici ?"
"J'en ai assez, Mort," cria-t-elle, à peine audible parmi le vacarme de la machine face à eux. "Ce n'est pas correct. Rien ne tout ceci ne l'est."
Le Merle gronda et rugit. "Que veux-tu dire par "pas correct" ? Comment ne comprenez-vous tous pas cela ? Je peux vous offrir tout ce que vous désirez. Une vie qui vaut la peine d'être vécue, une mort qui vaut la peine de mourir, et tout ce qui peut exister entre-deux. Tu pourrais être une déesse, Alison."
Elle secoua la tête. "Non. Non, ce n'est pas naturel, je ne peux pas continuer à faire ça."
Le Merle se dressa de toute sa hauteur face à elle. "Naturel ? La mort est naturelle. La misère est naturelle. Ce que j'offre est une échappatoire - une existence qui n'est pas une horreur. Que pourrais-tu bien souhaiter d'autre ?"
Elle ne répondit pas. L'énorme créature poussa un croassement puissant et battit des ailes vers elle.
"Je suis désolé, Alison," dit-il, son ton désormais froid et monocorde, "mais j'ai bien peur que tu n'aies plus le choix. Je suis le Roi Noir. Tu ne peux rien faire pour m'arrêter."
"Non," dit-elle, tandis que sa main retombait sur un panneau auprès d'elle. "Mais lui le peut."
Elle tourna une clé et tira une grosse poignée noire, puis les lumières de la salle virèrent au rouge et commencèrent à pulser à l'unisson. Derrière le Merle, l'énorme machine commença à se déplier, les anneaux se retirèrent et exposèrent la salle à l'immense pression contenue à l'intérieur. Le Merle reprit son équilibre et rit.
"Oh, vraiment, Alison ? N'as-tu rien appris ? Il y a une multitude infinie de moi là-dedans - en tuer un ne changera rien."
Calvin se plaça près d'elle, batte à la main. Il la tapota deux fois contre sa chaussure.
"Pas infinie, non," dit-il. "Pas tout à fait."
Calvin traversa la pièce en démarrant à fond de train et visa le centre du Merle, le frappant en plein milieu avec un craquement résonnant. La créature se souleva et craqua, puis trébucha en arrière dans le nuage de poussière tournoyante. Elle attrapa les bords de la machine avec ses serres et les enserra, pliant et tordant le métal. Le sol sous leurs pieds commença à trembler et à se déformer, et les murs d'acier du puits commencèrent à gronder.
Puis, avec un doux courant d'air, le nuage de poussière disparut d'un coup. À la place se tenait une silhouette humanoïde immobile et d'un noir pur. L'air autour d'elle se distordit fortement, et au lieu du nuage de poussière apparut une lueur rouge. Le son des craquements du métal et du grondement de la terre s'estompa, et la silhouette dans la machine leva les yeux. Alison attrapa le bras de Calvin et le tira derrière une plateforme surélevée.
La salle commença à vibrer, et à travers le son, Calvin pouvait entendre quelque chose qui ressemblait à une voix, nasillarde et métallique, qui résonnait dans l'air autour d'eux.
"Superviseur…" dit la voix, "vous êtes… un Superviseur ?"
"Oui !" hurla le Merle. "Relâchez-moi !"
La silhouette se déplia et lévitait désormais, toute droite.
"Crimes… d'incommensurables crimes."
"Quel crime ?" cria le Merle. "Tout ce que j'ai fait, c'était offrir une échappatoire ! Un moyen de s'en sortir !"
La figure tendit une main ouverte.
"Non," dit-elle, "ceci est la seule échappatoire."
Elle referma la main, et le Merle se figea. Il y eut un autre mouvement d'air, et Calvin put sentir son souffle le quitter. Il se pencha pour regarder de derrière la plateforme juste à temps pour voir le Merle être comprimé en un unique point surchauffé et disparaître de la réalité dans un grésillement. La salle commença à trembler violemment, et Alison tendit la main pour frapper la poignée sur la plateforme. Les lumières commencèrent à pulser à nouveau et la machine se mit à vrombir de plus en plus fort. Quelques secondes plus tard, tandis qu'ils étaient assis recroquevillés derrière la plateforme, l'air redevint calme et le rugissement s'atténua.
Calvin prit une profonde inspiration et toussa. "Que… qu'est-ce que c'était, ça ?"
La femme appelée Alison se releva avec précaution. Elle tendit la main à Calvin et il fit de même.
"Cet être possède une puissance inégalable," dit-elle, sa main frottant une tache sur son cou. "Il m'a fallu longtemps pour le trouver, mais je l'ai cherché des années durant. C'est la seule réalité où cet être existe, donc il fallait que tu viennes ici." Elle fit craquer ses cervicales. "Désolées pour le dérangement."
Calvin acquiesça lentement. "Qui es-tu ?"
Elle sourit. "Mon nom est Alison. La Fondation me donne un autre nom, à nous toutes, mais c'est sans importance. Nous avons eu vent de ce que tu faisais et avons réalisé que c'était l'occasion pour nous de réparer les dégâts qu'il avait causés."
Calvin pencha la tête sur le côté. "Quels dégâts ?"
Elle frotta son poignet. "Lorsque le Merle nous a trouvées, nous pensions que nous partagions une sorte de lien avec lui. Il-" elle hésita. "Je ne pense pas qu'il avait de mauvaises intentions, mais il y avait tellement de Mortimers là-dedans que c'était difficile de savoir à qui vous parliez à un moment donné. Il pouvait voir l'injustice, je pense, mais mis à part son propre pouvoir d'y échapper, il n'avait jamais l'air de s'en soucier assez pour faire quoi que ce soit. Je crois qu'il appréciait trop sa propre existence."
Calvin acquiesça puis se retourna vers la machine bourdonnante. "Je ne sais pas comment revenir."
Alison désigna la canne à pêche par terre. "Si tu lances la ligne, une autre Reine Noire l'attrapera et te ramènera."
Il fronça les sourcils. "Tu parlais de la Fondation. Existe-t-elle dans ce monde ? Que sais-tu des Superviseurs ?"
Elle rit. "Elle a existé, en effet. Eux aussi, il y a longtemps. Mais ça-" elle pointa la machine du doigt. "-a tué tout le monde, jadis. Il n'y a plus rien ici, désormais. Juste moi, juste pour m'assurer que cette machine continue à fonctionner."
Calvin hocha la tête et récupéra la canne. Il se détourna d'elle puis s'arrêta.
"Sais-tu ce qu'il leur a montré ?" demanda-t-il. "Les deux autres personnes avec qui j'étais ?"
Alison grimaça. "Oui."
"Qu'était-ce ?"
Elle secoua la tête. "Je ne peux pas te le dire - sache simplement que les faire quitter l'endroit où ils sont actuellement serait d'une cruauté sans nom."
Calvin ne répondit pas, mais envoya la ligne dans le ciel. Elle se ficha dans quelque chose au-dessus de lui, et le monde vira au violet.
— - —
Ils se tenaient sur le tarmac d'un petit aéroport tandis qu'un avion s'approchait d'eux en roulant sur la piste. Lorsqu'il s'arrêta et que les escaliers s'abaissèrent, Sylvester Sloan en sortit.
Il les dévisagea prudemment. Après avoir fini son examen, il s'offusqua bruyamment.
"Vous ne ressemblez à rien, bordel," dit-il.
Il avait raison. Adam avait mis une distance entre lui et les deux autres, visiblement mal à l'aise, ses yeux vitreux et baissés, ses épaules légèrement affaissées. Il frissonnait malgré les vents chauds qui soufflaient depuis les terres désolées derrière eux. Olivia était pâle comme un linge - des cernes entouraient ses yeux et sa respiration était superficielle. Calvin était face à eux, ses mains recouvertes de bandages et plusieurs gros bleus se formaient sur son cou et son visage. Il serrait la canne à pêche brisée dans sa main ; les yeux d'Olivia dérivaient parfois brièvement vers elle et sa respiration en devenait d'autant plus superficielle.
Calvin acquiesça sèchement. Sloan fronça les sourcils et les fit monter dans l'avion sans piper mot. Quelques minutes plus tard, ils étaient repartis.
AILLEURS
— - —
Aaron Siegel était dans un ascenseur qui descendait rapidement et sans un bruit dans un long conduit en direction d'une ouverture complexe suspendue au-dessus d'un bassin peu profond empli de liquide rouge. L'ascenseur s'arrêta, et il descendit sur la plateforme face à lui. Il jeta un coup d'œil aux silhouettes qui reposaient dans le bassin puis se dirigea vers un panneau de contrôle.
Il entra une commande sur le panneau, et le liquide rouge en contrebas commença à être évacué. Les quatre silhouettes, toujours dans l'ombre, furent soulevées hors du bassin par de longs bras métalliques qui bruirent doucement en se mouvant. Ils apportèrent des plaques métalliques, un grand nombre de fils et de tubes et des porte-munitions aux silhouettes, sur lesquelles apparurent des lignes brillantes de métal surchauffé tandis qu'elles se tortillaient silencieusement. Aaron observa l'intégralité du processus jusqu'à ce qu'il soit achevé, et les quatre silhouettes furent soulevées et déposées sur la plateforme.
"M'entendez-vous ?" dit Aaron.
La silhouette de devant, un mâle humanoïde chauve dans une armure flexible, acquiesça. "Oui, nous vous entendons."
"Trois agents de l'Insurrection ont mis la main sur des artefacts puissants et précieux," dit rapidement Aaron. "Ils ont déjà tué sept des autres Superviseurs. Moi, la Nazaréenne et l'Enfant sommes protégés. L'Ambassadeur a disparu et sera probablement leur prochaine cible." Il tapa quelque chose sur le panneau de contrôle. "Voici ses dernières coordonnées connues."
"Quelle est la mission ?" demanda une autre silhouette. Celle-ci était petite et fine - clairement féminine, avec des cheveux taillés court.
"Trouvez ces trois individus," dit Aaron, "si vous le pouvez, amenez-les moi. S'ils résistent, tuez-les. Ils possèdent deux artéfacts très importants - un journal et une lance. Rapportez-moi les artéfacts."
Il se retourna. Derrière lui se trouvait un écran noir avec un cercle gris foncé et trois flèches tournant lentement autour d'un unique point rouge brillant. Lorsqu'Aaron lui fit face, le point rouge commença à briller plus intensément.
"Montre-leur," dit-il d'une voix rauque. "Montre-leur où il se trouve. Trouve-le."
Le point rouge clignota deux fois et disparut. Il se retourna vers les humanoïdes face à lui.
"Allez-y, Irantu, Munru, Nanku, Onru," dit-il. "Trouvez les Insurgés. Rapportez-moi les artéfacts. Soyez mon Bras droit rouge."
