Date estimée : Mai 1893
Langue originelle : Français
J'ai trouvé sur le limon des plages
Qui barbotait et se noyait
Dans l'infortune de ses naufrages
Un poisson aux arêtes maillées.
Le tapotement que je lui fais
Autour du cou et des couronnes
S'est mué en sensualité
Autour des seins de ma démone.
Elle est marraine, mère de vertu
Qui suce la moelle de tous les vices
Puis s'en allant toute ingénue
Plante ses crocs en mon sévice.
Le sang léché depuis les hampes
Aurait le goût du paradis
Alors poisson, mords donc et crampe
Car je suis l'ambroisie de ma mie.
Langue originelle : Anglais
Pour Madame Fockt, Chère Marraine et bienfaitrice,
Je vous remercie de vos lettres attentionnées. Le pauvre hère que je suis s'estime fort fortuné de pouvoir susciter tant de bienveillance chez une lointaine parente qui ne me devait rien, et je vous serai toujours endetté pour la générosité de votre famille. Je vois dans le soin que vous mettez à m'écrire toute l'inquiétude que vous avez pour moi et pour ma raison. Je ne peux que supposer qu'une voisine à la langue trop pendue aura entrevu certains de mes tableaux et vous aura fait part de leur contenu, ou de ce qu'elle en aurait compris.
Comme vous le savez, Monsieur le Docteur Weaver qui vous envoie d'ailleurs toutes ses salutations par mon entremise m'a dressé un diagnostic charmant pour mes épisodes : je n'ai pas le droit de solliciter mon corps pour des efforts physiques intenses en dehors des promenades fréquentes en bord de mer qu'il me recommande d'effectuer quotidiennement, je subis une saignée hebdomadaire et je dois aussi exorciser le mal en couchant par écrit et sur les toiles les idées noires qui me hantent. Les démons dont on vous aura parlé deviennent inoffensifs sitôt qu'ils sortent de mon crâne et se liquéfient en encre ou en peinture. Je ne vous demanderai pas de les voir ; je ne le demande à personne. Ils m'appartient de brûler ce que je crée lorsque les images et les mots sont vraiment trop insupportables. Mais le fait de vidanger mon esprit malade est d'un soulagement sans borne, et je sais que l'affection que vous me portez vous rendra la nouvelle heureuse.
Vous me demandiez dans votre dernière correspondance si la pension que vous m'allouez était suffisante. Madame, la somme dont je me retrouve le propriétaire indigne tous les mois est amplement suffisante pour vivre, bien que trop élevée pour mes maigres mérites. J'ai essayé de trouver un moyen de rendre vos bienfaits en cherchant un travail honnête, mais ma fragilité de corps comme d'esprit rend la tâche ardue. Il m'était venu la lubie de gagner de l'argent à vous rendre en envoyant mes poèmes à des journaux londoniens ; malheureusement, mes écrits ont toujours été jugés trop sombres et trop cocasses pour être appréciés de la haute société et j'ai dû arrêter là mes entreprises littéraires car les frais postaux rongeaient mes économies. J'espère maintenant pouvoir convaincre Monsieur le Docteur Weaver de m'employer comme scribe ou comme assistant après que son neveu ait quitté la campagne pour ses études de médecine.
Ma chère Marraine, vous me demandiez aussi l'état dans lequel je me porte. Par le passé, mes réponses furent parfois concises, parfois inquiétantes, jamais très attrayantes. Mais j'ai aujourd'hui le plaisir de vous annoncer que j'ai trouvé une Muse et une raison de vivre. Elle m'inspire et me procure tout le bien dont un homme pourrait rêver. Oh, ne vous attendez pas à ce que je vous présente une jeune femme à épouser, malheureusement. Je ne pêche jamais rien qui ne s'épouse, vous le savez bien, puisque c'est le trait d'esprit fort amusant que votre mari avait fait à mon sujet lors de notre dernière rencontre. Mais j'ai pêché une créature meilleure encore et j'espère pouvoir passer ma vie à ses côtés.
Ma chère Marraine, merci encore de vos mots doux qui me procurent un peu de bonheur. Je ne vous souhaite que du bien et j'espère que vos filles, que je n'ai plus vues depuis longtemps, sont aussi charmantes que dans mon souvenir. Si la petite Emily tient tant que cela à son poème, je lui en écrirai un pour le jour de son anniversaire.
P. Smith le 30 Juin 1894
Date estimée : Juillet 1894
Langue originelle : Allemand
Je sais ce qu'il va lui dire. Il va dire que je suis l'un de ces artistes efféminés, que ma 'Muse' porte sans doute une moustache. Il va lui dire qu'elle dépense trop d'argent pour un petit sot d'uraniste comme moi.
Je me fiche bien des opinions de ce gros cochon qui renifle les truffes jusque dans le cul des sangliers.
Mamuse est une créature incroyable, si femelle, si délicate, si avide. Nous nagions encore dans l'eau salée de la mer récemment. Même sans ses nageoires, elle fend les vagues loin devant moi puis me revient, éternellement. Je la félicite en tapant le long de son cou, un long et trois courts. Elle me répond en jouant des doigts elle aussi et je sens ses remerciements jusque dans mes os. Dans ces moments-là, je sens une chaleur me prendre et j'ai envie de l'aimer jusque dans l'écume où elle se sent si bien, mais je risquerais de me noyer plus que de lui faire plaisir. C'est gagnant gagnant pour moi, mais elle ne supporterait pas de me faire du mal, ou pas du genre irréparable.
J'ai beaucoup réfléchi ces derniers jours aux transformations qu'a subies Mamuse. Poisson, humaine ou sirène, elle reste magnifique ; et le monstre qui l'a abandonnée si cruellement n'a ni yeux, ni cœur, ni âme, ni conscience. Le sacrifice qu'elle a fait pour lui m'émeut, mais il ne me désole pas comme ce chien qui a osé le lui reprocher, car j'aime ma douce d'un amour véritable, peu importe sa forme. Toutefois, j'ai toujours réfléchi au sortilège qu'elle a demandé et à son prix. Pourquoi donc lui prendre sa voix pour lui donner des jambes ? La question m'est venue lorsque je suis tombée sur le conte étranger La Petite Ondine. L'histoire est triste à en pleurer, et elle correspond curieusement au récit que m'a fait Mamuse. Heureusement qu'elle ne sait qu'épeler en morse, cette histoire à lire la ferait hurler de douleur. Elle ne sait pas combien de temps elle a passé à errer après la tragédie, à quitter les plages honnies de l'Est pour tomber sur cette belle île qu'est la Grande Bretagne : peut-être que ce Anderson a entendu parler d'elle et de ses malheurs, d'une façon ou d'une autre. Il est mort il y a bientôt vingt ans, alors je ne le saurai jamais.
J'ai peut-être la réponse à ma question, quand même. Moi qui n'écoutait rien à l'école, je me suis soudain intéressé à la biologie pour être sûr que Mamuse vive aussi bien que possible dans la crique et chez moi. Il s'avère qu'il y a très exactement un siècle de cela, un italien a prouvé que les chauves-souris se dirigent grâce à des sons qu'elles produisent et dont elles perçoivent l'écho. Pour cela, il a pris des aiguilles chauffées à blanc, leur a soudé les paupières puis les a laissé s'envoler et se repérer aveugles. Dieu, j'aurais aimé être à leur place.
Bref. La voix de Mamuse, tout comme celle des chauves-souris, lui servait à se déplacer dans le monde. Je pense que la sorcière qui lui a donné ses jambes a vu là une analogie simplette. Ce n'est qu'une hypothèse. Mamuse ne sait pas non plus.
Date estimée : Juillet 1894
Langue originelle : Allemand
Je suis tombé amoureux de cette femme. C'est triste à dire, car elle est maintenant gonflée comme un noyé et ne peut plus que pleurer. Le bruit de ses gémissements me fend le cœur comme la tempête attaque la proue du navire.
Mamuse… veut voir le monde. Mamuse a laissé son chagrin se noyer dans les océans et maintenant qu'elle a trouvé le bonheur sur la terre, elle veut l'explorer.
J'ai essayé de la détourner de ces idées. Je lui ai amené des petits animaux pour qu'elle joue avec et oublie ses projets de voyage. Je me souviens encore de ses dents rouges le lendemain. Elles m'ont donné envie de l'embrasser et d'y perdre la gorge. J'ai appris ensuite avec déception que ce n'était pas du sang, mais du rouge à lèvre que je lui ai offert. Elle a laissé les bêtes partir d'elles-mêmes, craignant qu'elles ne s'ennuient trop en sa compagnie.
J'ai pris ma décision.
Le bonheur de Mamuse est la seule chose qui importe. Sa sécurité, aussi. Je ne peux l'accompagner dans ses voyages, je suis trop faible : et sa forme magnifique ne serait pas comprise par les autres hommes de ce pays.
Mais peut-être que le cirque dont j'ai entendu parler pourra m'aider… Même si je hais l'idée que Mamuse devienne une bête de foire, il semblerait qu'elle ne soit pas choquée par la proposition. Elle veut juste voyager, et moi, je veux qu'elle soit accompagnée.
Date estimée : Février 1895
Langue originelle : Français
Oh, comme je me languis de toi.
Les peintures ont perdu leurs couleurs. Les poèmes que j'écris n'ont plus de saveur. Ce texte, tel que l’œil le voit, devait être une envolée lyrique à ta gloire. Mais je suis terni par la lenteur avec laquelle passent les jours, une mélasse épaisse et douce qui a nourri la plume de tous ces niais du romantisme. Il m'est insupportable de penser que mes sentiments tumultueux à ton égard eussent pu produire pareil bouillon infâme et insipide.
Tu n'es pas une fleur. Tu es la créature sortie du giron des océans, au plus profond des lieux où la lumière se meurt, si déformée que l'on ne sait si tu es cadavre ou si tu es vivante. Tu es la juste rétribution que j'ai obtenue pour avoir eu la lâcheté de fuir mon pays et le courage de traverser les mers. Tu me fais autant de mal que de plaisir, tu es la seule à pouvoir voir l'humain qui émerge de mes fantasmes odieux. Je veux que tu ronges mes os et que tu étires ma peau jusqu'à en faire une voile, puis que tu la lances et laisses le vent t'emporter.
Je suis une bonne personne, Mamuse, je le suis. Mais si les gens savaient tous les cauchemars qui me hantent, ils n'auraient d'autre choix que de se convaincre du contraire. J'existe en dehors de toute société, tout comme toi, et les blessures du passé font de mon cœur la bile que vomit le marin et qui s'écoule entre ses dents jaunes, cette même pâte épaisse qui nourrira les mouettes et les poissons. Je veux mourir avant la fin du siècle, mais je ne veux pas faire de mal à ma chère Marraine qui m'aime tendrement et je ne veux pas non plus périr sans t'avoir revue.
Mais comment faire pour que revienne le cirque auquel tu appartiens désormais ?
Langue originelle : Anglais
Pour Madame Fockt, Chère Marraine et tante adorée de mon âme,
La nouvelle des fiançailles d'Emily me comble de bonheur et en même temps me remplit d'une appréhension sotte. Je l'aime proprement, comme on aime une sœur cadette, aussi m'est-il difficile de me représenter un homme qui soit à la hauteur de sa main. Le portrait que vous dressez de son prétendant est toutefois fort flatteur. On dit que les Danois sont des hommes biens en dehors de leur petite erreur de jugement avec Napoléon. Celui-ci ayant en outre étudié en Angleterre, terre patrie qui m'a accueilli et dont je connais bien la richesse et la bonté, il ne peut que bien la traiter. Je sais de toute façon que vous et votre époux aimez vos enfants avec une grande tendresse et que vous veillez toujours à leur bonheur.
Vous dites aussi que le fils d'un des invités danois est de santé fragile et que son père pose problème quant à la traversée des océans ; vous vous plaignez de même que le lieu exact de la cérémonie est le sujet principal des désaccords de votre famille ordinairement harmonieuse ; vous déplorez enfin que les jeunes gens amoureux ne s'estiment jamais satisfaits des divertissements que vous leur proposez. Ma chère Marraine, j'ai une proposition qui vous semblera peut-être un peu cavalière mais qui devrait répondre à vos diverses inquiétudes : pourquoi ne pas organiser ce mariage sur la côte ravissante de Whitstable au printemps prochain ?
Je ne cache pas que cette idée est intéressée : en effet, je n'ai que trop peu l'occasion de voir ma famille d'une autre contrée et je meure d'envie de pouvoir assister au mariage d'Emily. Après tout, j'ai déjà manqué celui de Gloria et vous savez bien à quel point j'en ai été chagriné. Mais surtout, y a-t-il plus romantique et plus vivifiant que l'air frais de la mer ? Le fils de ce monsieur danois qui vous embête tant serait sûrement revigoré par un séjour sur la côte, un traitement que Monsieur le Docteur Weaver recommande au plus haut point. En outre, les voyageurs arrivés du Danemark verront leur temps de trajet grandement divisé par cette destination plus proche. Car enfin, vous ne prévoyiez quand même pas de loger tout ce beau monde dans l'une des cités peuplées de l'intérieur des terres, entre deux usines ? Il n'y a qu'à la campagne ou près de l'océan que vous pourrez prodiguer à vos invités le meilleur cadre possible.
La question du divertissement pour cette réception est également épineuse, mais j'ai tout de même ma petite idée… Ma chère Marraine, aimez-vous les cirques ?
[…]
P. Smith le 12 Mai 1895
Date estimée : Février 1896
Langue originelle : Allemand
J'ai trouvé cette affiche en ville. Je suis si heureux.
Mais pourquoi est-ce que la photo est si obscure…?
Plongez dans l'étrange ! Une curiosité anatomique aussi proche de l'homme que possible ! Et de la femme…
Venez admirer ses figures dans l'onde, toucher son anatomie décadente ! Sessions privées disponibles sur demande*.
Découverte au large du Royaume-Uni, cette créature marine immodeste a été exposée dans tous les pays du monde !
Date estimée : Mars 1896
Langue originelle : Allemand
Le cirque est arrivé avant les invités. Je suis allé la voir, le cœur plein d'espoir.
Elle pleurait.
Comment ai-je pu faire confiance à cet homme ? Cet homme au nom allemand qui me rappelait ma patrie, qui m'avait promis qu'elle serait bien traitée… J'ai fait une erreur. J'ai fait une terrible erreur de jugement et maintenant, c'est Mamuse qui en souffre.
Dès demain j'essayerai de la libérer. Sa place est avec moi. Je me fiche de savoir ce qu'en pensent les autres. Il n'y a qu'elle qui compte.
Je dois peindre ce que j'ai vu. Je le dois, ou cela me hantera.
Date estimée : Mars 1896
Langue originelle : Allemand
Je n'ai pas réussi à la libérer. J'ai essayé, avant le mariage, mais je n'y suis pas arrivé.
Emily s'est mariée à son prétendant danois, puis nous avons vu les numéros du cirque. Le tour de Mamuse est venu, et j'ai dû supporter les sifflements et les insultes que lui destinaient les Fockt et leurs invités, ma propre famille. On l'a dénudée, on a présenté son corps comme s'il était une monstruosité. Mon ange, mon bel ange… Huée par tous sauf deux, ma personne, et le gros monsieur danois qui causait des problèmes à ma Marraine. Il était silencieux. Je me souviens qu'il avait l'air transi, de la sueur sur sa peau. C'est pour ça que je l'ai remarqué, parce qu'il était laid et soudain silencieux, alors qu'il avait passé toute la réception à se plaindre des mœurs anglaises trop légères et trop viles.
Mon bel ange a tué un enfant. Lors du numéro, les jeunes couraient autour de l'aquarium pour lui adresser des signes obscènes. L'un d'eux s'est mis à tousser et, pour se soutenir, il s'est étendu sur la rambarde. Elle l'a attrapé et l'a entraîné sous l'eau et l'a dévoré sous les exclamations horrifiées des spectateurs. J'ai vu le sang dans l'eau croupie, je me suis dit que c'était beau, puis j'ai vomis. Et je me suis relevé pour aller la voir, car je savais que si je ne la sauvais pas maintenant, elle serait mise à mort.
Elle était déjà partie, enfermée dans une chrysalide impossible à ouvrir. Maudite par les lois des siens que je n'ai jamais bien comprises, par l’œil d'une divinité qui transcende terre et mer, pour une faute inconnue de moi. Je voulais l'aider, mais le cirque me l'a prise, encore, et l'a emportée. Impossible de les retrouver depuis.
Je ne peux plus mourir désormais, pas avant de l'avoir libérée de ce sortilège.
… Pourquoi mon ange a-t-elle fait ça ? Elle était si douce… Si gentille… Elle ne m'a jamais blessé sans que je ne le lui demande…
Date estimée : Avril 1899
Langue originelle : Français
J'entends la voix qui ne chante plus
Brisée en morceaux par la vie.
Je sens ses morsures et leur pus
Marbrer ma peau de ses dernières envies.
L’œil maudit hante mes rêves.
Il enroule autour de sa corne
L'âme embourbée dans la sève
de l'aveugle et de la borgne.
Je vois les lumières et les ondes
Qu'affolent ma culpabilité.
Je vois les ombres que mes peurs sondent
Craignant d'y voir un cœur blessé.
Je vois enfin la forme équine
Des hippocampes et des narvals
Qui dansent en sabot sur l'échine
de ma trahison déloyale.
Les lamentations qui m'appellent
m'ont également fait le plus beau ███.
Pour que ma douce connaisse le ciel
La foule humaine doit lui donner ██████.