Service d'Ordre

- Dehors la racaille anormalistes !
- Trois Portlands, ville d’accueil pour tous !
- Tas de hippies inconscients, vous ne voyez pas le danger ?
- Et vous, bande d’isolationnistes réacs’, vous n’avez donc pas de cœur ?
- Racaille !
- Crétins !
- Sapajous !
- Brigands !
- Espèce de connards !

L’ambiance était incendiaire ce soir-là dans le Mémorial Park de Trois-Portlands. Les deux cortèges (non-autorisés par le Conseil municipal, naturellement) de manifestants s’étaient retrouvés à hauteur de la statue du Séide inconnu, à la mémoire des victimes tri-portlandaises de la septième guerre occulte (à moins que ça ne fut la sixième ?) et il n’avait pas fallu longtemps pour que les slogans et les chansons cèdent la place aux insultes et que les pancartes que l’on brandissait au-dessus des têtes ne s’agitent d’un air menaçant en direction de ceux du camp d’en face. Entre les deux foules, seuls et dépassés quoique la situation n’ait pas encore dégénérée pour le moment, une petite escouade de deux douzaines d’agents fédéraux de l’Unité des Incidents Inhabituels se débrouillaient du mieux qu’ils pouvaient pour séparer les manifestants et s’attirer les foudres du slogan qui semblait être la seule chose à l’heure actuelle qui faisait consensus parmi les deux groupes.

- U-DEUX-I… NU-TILE ! U-DEUX-I… NU-TILE !

Le dos de l’agent spécial O’Tawney, qui reculait tout en faisant face à la foule des pro Eden Square, heurta le dos de l’agent spécial Marmaduke, qui lui reculait tout en faisant face aux anti-Eden Square. Une canette de Sugarcomb-Goo extra-light des confiseries Sugarcomb jailli de la foule des pros et explosa au-dessus des agents de l’U2I dans une gerbe verdâtre. O’Tawney et Marmaduke jurèrent tous les deux en même temps.

- Foutu bazar de bazar, ça va durer longtemps encore cette histoire ? s’écria rageusement O’Tawney en contemplant la mélasse nauséabonde qui coulait sur sa gabardine beige.

Comme pour lui répondre, une pluie de déchet divers, peaux de banane, pancartes, mottes de terre et boulettes de papier gras se mit à pleuvoir sur eux, suivant l’exemple de la canette de Goo. Un pétard-banshee fusa en hurlant depuis le groupe des antis et explosa à son tour au-dessus de la foule, ce qui, loin d’apaiser les esprits, ne fit qu’aggraver encore la tension qui s’accumulait.

- Foutu bazar de bazar ! approuva l’agent Marmaduke. Mais que fout le département de police, ce n’est pas à eux de gérer ce genre de situation normalement ? Deux ou trois golems pour calmer un peu tout ce beau monde, la situation serait réglée en moins de deux et hop ! Au lit Marmaduke, après une bonne douche et un bon burger.
- T’as rien écouté pendant le topo du lieutenant ou quoi, râla O’Tawney (et de fait, Marmaduke avait dormi pendant tout le topo). Le conseil municipal les a placés tout le long de la barrière d’Eden Park, ils "sécurisent les abords du secteur".
- Ce n’est pas à nous de s’occuper de ce genre de chose ?

O’Tawney jura une nouvelle fois. Bazar de bazar, tout ça ne voulait rien dire et il ne comprenait rien à ce qu’il se passait. Même Marmaduke, qui était un ahuri fini à peine éveillé avait pigé que quelque chose n’allait pas. O’Tawney avait bien un millier de théories qui lui traversaient l’esprit, mais il n’avait pas le temps de toutes les passer en revue. Les manifestants s’étaient remis à avancer, poings et pancartes brandis, scandant leurs slogans contre le bouc émissaire qu’ils s’étaient trouvés.

- U-DEUX-I… NU-TILE ! U-DEUX-I… NU-TILE !

Tous les agents étaient dos à dos désormais, en deux rangées de douze qui se serraient de plus en plus, maigre barrière qui ne séparait plus grand-chose. Les bras tendus, O’Tawney n’arrivait même plus à toucher les doigts des deux agents à sa droite et à sa gauche. Encore quelques instants et l’affrontement serait inévitable – et les fédéraux se retrouveraient coincés au milieu de tout ça…

Soudain, O’Tawney sentit le sol perdre de sa fermeté sous ses pieds. Il baissa les yeux et vit le chemin de terre sur lequel il se tenait se brouiller, s’agiter et former des rides. Un manifestant des pro-Eden Square devant lui, un grand escogriffe aux cheveux longs qui arborait un blouson de jean, une paire de lunettes de soleil rose et une pancarte en carton qui disait "Rendez <3-Portlands Cool à Nouveau !" le remarqua aussi. L’espace d’un instant le regard du manifestant et de l’agent fédéral se croisèrent et O’Tawney vit un sourcil d’incompréhension se hausser chez le type, tandis qu’une voix colérique et familière se mettait à grésiller dans son oreille.

- O’Tawney ! Un pas sur le côté foutu crétin, vous êtes en train de me piétiner le haut du crâne !
- Du nerf les gars, tenez bon ! fit O’Tawney en esquissant un pas chassé de côté. Le Capitaine est là !

Une silhouette informe, courtaude et massive émergea des remugles du sol avant d’adopter une forme humaine et de se solidifier en un petit homme ventripotent arborant la gabardine beige et le badge des agents de l’U2I épinglé sur sa volumineuse poitrine. Un fédora passablement chiffonné cachant à grand peine une calvitie avancée et une pipe de bruyère émergeant d’une épaisse moustache en brosse complétait la panoplie. Émerger du sol à l’improviste (et le plus souvent sous les pieds de ses subordonnés) était une spécialité du Capitaine. Il tenait ça de sa grand-mère ou de son arrière-grand-mère par alliance au second degré de la troisième génération qui avait du sang sidhes ou d’un quelconque génie de la Terre et qui avait émigré à Trois-Portlands lors de la grande migration d’Avalon, ou un truc comme ça. Les généalogies sidhes étaient toujours compliquées et le Capitaine tenait plus du vieux morse que de l’allure aérienne et gracile des esprits d’Avalon. Qu’importe, O’Tawney était rudement content de voir son supérieur.

- Alors O’Tawney, situation ? fit le gros homme qui ne semblait pas se rendre compte qu’il se tenait à présent debout sur les pieds du grand type au blouson de jean qui en tomba à la renverse de surprise.
- Mon Capitaine, c’est un foutu bazar de bazar ici ! fit O’Tawney sur un ton alarmé qui ne parvenait pas à cacher son soulagement. On en prend plein la tronche pour pas un rond et si on continue d’attendre, on vire tout droit à l’émeute !
- Excellent fit le Capitaine dont la pipe commençait à cracher des étincelles. Bon, accrochez-vous tous à vos basques les p’tits gars. J’ai parlé avec le directeur-adjoint qui a parlé au conseiller Harrison qui a parlé au conseil municipal qui a parlé au Maire qui a finalement accepté d’intervenir personnellement.
- Putain mec, dégage de là tu pèses genre une tonne ! s’écria soudain le type à la veste en jean dont les pieds étaient toujours coincés sous ceux du Capitaine.

Le Capitaine ignora et porta l’œil à une vieille montre gousset qu’il exhiba de la poche de son manteau.

- Et donc si j’en crois ma montre à dix-huit heures précises, c’est-à-dire dans quelques secondes à peine il devrait…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase car la suite des évènements s’enchaîna très vite. Sous l’œil médusé de O’Tawney et de ses collègues, la foule – non moins médusée – des pro-Eden Square se fragmenta en petits groupes, puis individu par individu sans même qu’aucun d’entre eux n’ait fait mine d’esquisser le moindre geste en ce sens. On eut dit qu’une main invisible déplaçait chacun des manifestant comme des pions d’échecs afin de les éloigner lentement les uns des autres et des agents de l’U2I ; d’un coup d’œil par-dessus son épaule et celle de Marmaduke, O’Tawney vit que le camp des antis n’était pas mieux loti. Pas une main invisible, non, le sol bougeait sous les pieds des manifestants. Presque à la manière du Capitaine quand il apparaissait.

En dix minutes à peine ce fut réglé. Le sol (O’Tawney ne savait pas vraiment comment désigner autrement le phénomène) avait transporté la totalité des bons citoyens de Trois-Portlands qui se trouvait ce soir là dans Memorial Park et les avait transportés ailleurs, dispersés à travers toute la ville. La manifestation était terminée. Ne restait plus devant la statue du Séide inconnu que vingt-quatre agents fédéraux encore sous le choc, une montagne de pancartes et de détritus divers et un unique manifestant au sol sur les pieds duquel trônait, fier comme un morse de parc aquatique sur son tabouret, un capitaine de l’U2I à la moustache frémissante et dont la pipe crachait des étincelles multicolores.

- Je disais donc, reprit le Capitaine en rangeant sa montre de gousset, qu’il devrait se produire quelque chose qui va débloquer la situation.

L’air faussement étonné, il regarda autour de lui et, constatant que les manifestants avaient bel et bien disparu, écarta théâtralement les bras en se retournant vers ses hommes.

- Et voilà !
- Oh ben ça, chef, c’était formidable ! s’écria Marmaduke l’air franchement épaté. C’est le Maire qui a fait tout ça ?
- Le Maire est un foutu enfoiré ! gueulait le grand type toujours coincé sous les palmes du grand morse. Et vous aussi vous êtes des enfoirés, bande de fasci-
- Et hop !

Le Capitaine sauta avec une souplesse insoupçonnée pour un homme de sa corpulence du haut de son petit perchoir et le hippie en blouson de jean fut transporté par le sol à toute vitesse vers l’extérieur du parc, toujours couché sur le dos et buglant des insultes inaudibles. La nuit était tombée maintenant et une pluie de grosses gouttes d’eau aux étranges reflets irisés commençait à tomber. La manifestation ne reprendrait pas cette nuit, du moins fallait-il l’espérer. Le Capitaine beugla un ordre ou deux, secoua sa moustache et cracha encore une belle gerbe d’étincelles par sa pipe et les agents fédéraux de l’Unité des Incidents Inhabituels quitta les lieux à son tour, les uns après les autres ou par petit groupe.

- À demain Jimmy, dit Marmaduke en tapant sur l’épaule de O’Tawney avant de s’éloigner à son tour. Un sacré bazar de bazar cette soirée, hein ?
- Un sacré bazar de bazar, renchérit O’Tawney. L’heure de la douche et du burger maintenant, hein ? Allez, bonne nuit à toi aussi.

Il ne restait plus dans le parc désert que O’Tawney et le Capitaine. Peu à peu les lampadaires s’allumèrent et une rangée de projecteurs s’illuminèrent sous la statue du Séide inconnu. La pluie tombait tout à fait à présent.

- Vous ne rentrez pas ?

Le Capitaine était enfoncé dans le sol jusqu’aux genoux et regardait O’Tawney d’un air curieux.

- En fait, j’aurais espéré pouvoir discuter un peu avec vous mon Capitaine, il y a quelque chose qui me chiffonne.
- À cette heure ? Sous la pluie ? C’est un sacré chiffon que vous avez intérêt à avoir là.

Silence. Les jambes du Capitaine réémergèrent au niveau du sol et il soupira dans une bouffée d’étincelles.

- Très bien, discutons un peu. Mais par pitié ne restons pas ici, allons sous le kiosque là-bas.

Ils y allèrent. Le Capitaine s’assit sur le banc qui grinça dangereusement sous son poids et consulta de nouveau sa montre.

- Bien, je suppose que je peux vous accorder cinq ou dix minutes d’attention avant que Madame la Capitaine ne commence à s’impatienter. Elle déteste que je reste sous la pluie trop longtemps, vous voyez et- mais je digresse… Je vous écoute mon garçon.
- Eh ben voilà, fit O’Tawney en serrant entre ses doigts son fédora encore souillé de mélasse verdâtre. C’est toute cette affaire en fait. Les réfugiés marawites, les manifestations, nous au milieu de ces manifestations, le département de police et ses golems qui se charge de surveiller le mur du ghetto… Tout ça ne me dit rien de bon, mon Capitaine et je ne suis pas le seul. On a discuté avec les gars et… et on est inquiet, quoi.
- Inquiet pour qui ?
- Inquiet pour tout le monde.

Le Capitaine ne répondit pas tout de suite et tira deux belles gerbes sur sa pipe, presque des flammes cette fois.

- Le directeur adjoint nous a retiré de l’affaire des marawites.
- De quoi ?!

O’Tawney s’étrangla un peu. Retirés de la protection et la surveillance des migrants marawites… Ça expliquait pourquoi on les avait éloignés du mur, mais ça n’expliquait pas pourquoi on les avait rabaissés au rôle de simples gardiens de l’ordre.

- Mais… et le conseil municipal dans tout ça ? La moitié des tri-portlandais est sur le point d’écorcher les marawites du ghetto et l’autre moitié est prête à écorcher l’autre moitié pour les défendre. Est-ce bien raisonnable de confier ça au département de police ? Ne vaudrait-il pas mieux-
- Écoutez mon garçon, le coupa le Capitaine. Depuis l’affaire du raid sur le siège d’Anderson, on peut dire que l’U2I n’a plus trop la cote auprès des habitants de notre bonne vieille tri-cité. U-deux-Inutiles, vous vous souvenez ?

Il hocha gravement la tête. Le Capitaine énuméra sur ses doigts ornés de grosses bagues un peu tape-à-l’œil.

- Le raid sur Anderson, la crise et les meurtres d’Eden Square, le ghetto marawite, les manifestations et les émeutes… Le conseil municipal a besoin d’un bouc émissaire, vous comprenez ? L’U2I a endossé ce rôle jusqu’à présent, mais le directeur adjoint a dit stop. Il est crucial – vital même ! – que nous gardions les bonnes relations que nous avons toujours eu avec les tri-portlandais, tout particulièrement avec le Maire et le Conseil Municipal. Alors le directeur-adjoint a dit stop, terminé de jouer les victimes et les guignols, on se lave les mains de tout ça. À partir de maintenant nous n’aurons même plus à gérer les manifestations, mais le Conseil et une partie de la population ont toujours besoin d’un bouc émissaire, vous voyez où je veux en venir ?

Une vision fugitive, celle du département du département de police, les banshees de sécurité et les golems de plasto-kevlars positionnés autour du ghetto marawite d’Eden Square. Un frisson glacé parcourut l’échine de l’agent fédéral.

- Mon Capitaine, on… on ne peut pas laisser faire ça ! Ça serait criminel !

Les étincelles semblaient s’être éteintes dans la pipe du vieux briscard, il avait baissé la tête O’Tawney ne distinguait plus ses yeux sous son fedora.

- Raison d’état fiston. Si nous voulons maintenir une présence durable et de bonnes relations à Trois-Portlands il nous faut fermer les yeux. Personne n’a envie de déclencher un conflit occulte entre le monde de l’extérieur et celui-là, pas vrai ?
- Il doit y avoir un autre moyen…
- C’est ce que je veux croire. C’est ce que je veux croire de tout mon cœur, vraiment. Et je vous assure que dès que j’aurais trouvé ce moyen j’irai débusquer le directeur-adjoint et je lui botterai le fondement d’ici jusqu’à l’hôtel de ville.

Il y eut un silence qui dura de longues minutes. Quelque part au-delà du parc un feu d’artifice éclatant et multicolore avait fleuri entre les gratte-ciels mouvants de Strangeway Avenue et l’on pouvait lire les mots qu’ils formaient. Rendez <3-Portlands Cool à Nouveau ! Le Capitaine craqua une allumette et ralluma sa pipe.

- L’Histoire va nous juger, on va penser que ce qui va se passer là-bas sera de la faute de l’U2I, murmura O’Tawney d’une voix blanche, légèrement enrouée.
- Ah ! s’exclama le Capitaine en jetant son allumette usagée. Non, ce n’est certainement pas de notre faute et nous allons faire en sorte que tout le monde le sache et s’en souvienne.
- Mais alors qui ? demanda O’Tawney avec détresse, à qui on doit cette situation de merde ? Qui est-ce qui nous a mis dans la merde et qui a choisi de sacrifier les marawites à ces salopards du conseil municipal ?
- Facile…

Le Capitaine releva la tête, ses yeux brillaient lugubrement d’une haine défiante. Sa vieille pipe de bruyère crachait à présent une véritable colonne de flammes dorées.

- Tout ça c’est de la faute de la Fondation et du salopard de skipper qui a laissé faire ça.


Objet : Compte rendu préliminaire concernant l’application du Protocole Ponce Pilate, relatif à la situation au sein de SCP-514-FR.

Docteur,

À 08h00 (UTC + 2) le 31/12/2025, les stations d’observation de la Fondation dédiée à la surveillance de SCP-514-FR ont déclaré avoir perdu toute trace de celui-ci, ainsi que des variations de réalité accompagnant habituellement ses déplacements. Nos agents infiltrés au sein de l’Univers de Poche de Trois-Portlands font état de manœuvres d’éléments armés du département de police de la ville en direction de la zone périphérique extérieure correspondant à SCP-514-FR, connue sous le nom de "Ghetto d’Eden Square".

Toutes les opérations communes et les contrats de jumelage relatifs à la sécurisation, le confinement et la protection de Trois-Portlands que nous partagions avec l’U2I ont été suspendus par cette dernière. Le directeur-adjoint de l'U.2.I. nous a transmis un ultimatum nous ordonnant d’évacuer tous nos agents actuellement présents à Trois-Portlands.

À l’heure actuelle, nous n’avons plus aucune information quant à l’état et la situation de la population de SCP-514-FR.

La décision que vous avez prise de confier le confinement de SCP-514-FR au conseil municipal de Trois-Portlands a gravement compromis nos relations avec l’Unité des Incidents Inhabituels et a probablement entraîné la destruction d’une communauté d’entités SCP de type humanoïde. Des représentants du Comité d’Éthique vous communiqueront sous peu les sanctions décidées à votre encontre.

De notre avis à tous, vous n’auriez pas pu faire un plus mauvais choix.

Cordialement,

O5-8

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