Déjà, on fait pas n'importe quoi avec l'histoire. Transposer la Fondation à une autre époque, c'est s'exposer à de sévères anachronismes. Je m'explique : les idées elles-mêmes ont une histoire. Elles n'apparaissent pas par à hasard à un moment précis : elles ne peuvent apparaître que lorsqu'un certain nombre de conditions de possibilité (matérielles, intellectuelles…) ont été réunies. C'est un peu technique alors on va se recentrer sur la Fondation : l'idée même d'une organisation internationale, c'est quelque chose de très récent, qui ne pourrait probablement pas existe avant l'époque contemporaine. De même, le tournant scientifique positiviste des Lumières au XVIIIe, l'invention des technologies disciplinaires au début du XIXe et les techniques des différentes « révolutions industrielles » sont pour moi des conditions de possibilité de l'émergence de la Fondation comme on la connaît. Comme on la connaît, parce qu'il y a bien sûr des organisations qui la précèdent, mais alors il vaut mieux parler d'histoire de l'anormal que d'ancienne Fondation. Bref.
Je laisse l'Antiquité de côté, avec seulement quelques mots pour la période médiévale. Comme on l'a dit, l'anormal est beaucoup moins présent qu'à notre époque. Et de fait, il paraît moins dangereux. Ça lui permet d'être beaucoup mieux intégré à la société, de paraître proprement normal car justifié à la fois par la volonté divine, qui structure absolument toute la pensée de l'époque, et encadré par tout un tas de pratiques (magie, sorcellerie, alchimie, divination…). On a donc un anormal contrôlé en grande partie par l'Église, qui a une position ambiguë à son sujet, mais aussi par la nébuleuse d'occultistes qui pratiquent quotidiennement le surnaturel. Et, à partir du XIIIe siècle, des corporations (au sens médiéval) d'occultistes apparaissent et intègrent encore un peu plus l'occulte à la société.
Globalement, il faut attendre la pensée humaniste de la Renaissance pour voir l'anormal considéré comme tel (en tant que négativité d'une « normalité »), ce qui se renforce au XVIIème siècle, qui marque l'apogée des bûchers de sorcières et de la réaction morale qui condamne les domaines occultes. Dans le canon du Tesmini, la première organisation anormale de l'État français, c'est le Fonds de Versailles, créée sous Louis XIV. Le but était à l'origine d'imposer un contrôle étatique des occultismes, mais ça ne marche pas vraiment et l'organisation se transforme davantage en collection privée du roi et en terrain d'affrontement pour courtisans. Jusque-là, même si la condamnation des sciences occultes – qu'on oppose à une normalité – s'est ancrée dans le discours intellectuel et les pratiques policières, on ne considère toujours pas l'anormal comme un tout unifié, un seul domaine dont découlerait toutes les manifestations surnaturelles. Jusque-là, la conception médiévale perdure : il n'y a pas un anormal mais des occultismes, avec des frontières bien marquées entre chaque domaine : l'alchimiste n'est pas un sorcier qui n'est pas un divinateur, etc ; les médiévaux ne pensent pas l'occulte au singulier.
C'est le tournant qui se produit au XVIIIe siècle : petit à petit, les distinctions entre occultismes se brouillent jusqu'à s'effacer, et la pensée des Lumières crée « la Singularité ». On arrête de voir (et de chercher) des causes différentes aux différents domaines pour au contraire produire des modèles théoriques censés expliquer la Singularité dans son ensemble (je l'évoque rapidement dans ce conte). J'espère qu'on voit où je veux en venir : ces deux tournants (condamnation morale des occultismes puis unification de leurs différents champs en un seul domaine qu'est la Singularité) sont les conditions de possibilité de la Fondation. Du moins celles qui concernent la vision théorique de l'anormal.
Là, on va rentrer plus frontalement dans l'histoire des organisations donc ça devrait te répondre plus directement. Vers le milieu du XVIIIe siècle, donc, on crée les Gendarmes Noirs : un régiment d'officiers qu'on répartit sur le territoire pour former des groupes de volontaires chargés de s'occuper de la Singularité dans leur province. Ils manquent globalement de moyens mais ça marche pas trop mal, et c'est la première institution française contrôlée par l'État qui parvient effectivement à réguler l'anormal. Puis arrive la Révolution : en 1789, la fin des privilèges marque la fin des corporations (et donc des corporations occultes) et celle des Gendarmes Noirs (même si, localement, certains continuent d'exister). En 1792, surtout, le vénérable Fonds de Versailles est détruit par les révolutionnaires car très royaliste et donc trop menaçant. Puis c'est un peu l'anarchie : l'État révolutionnaire est empêtré dans la guerre civile et la guerre aux frontières, et n'a donc pas les moyens de recréer une organisation qui lui est propre. Il s'appuie donc sur les différents groupes privés (c'est notamment l'heure de gloire des Gentilshommes Humanistes, pour cette raison) qui existent en France.
La reprise en main se fait sous le Directoire (1795-1799), un peu plus stable politiquement. L'administration centralisée est une des innovations de la Révolution, et elle est donc appliquée dans le domaine de l'anormal, en vue de créer une organisation plus puissante que ce qui avait existé jusque-là. On créé différents programmes pour équiper cette future organisation, comme les frégates de classe Nicolas Flamel, on commence à rédiger un Code Singulier (équivalent du Code Civil, mais pour l'anormal) et la campagne d'Égypte (1799-1801) permet de collecter un grand nombre d'anomalies qui viennent remplir les collections de l'État français. Puis un certain Bonaparte, qui vient justement de rentrer en France après avoir commandé en Égypte, renverse le Directoire dans le célèbre coup d'État du 18 brumaire. Il instaure le Consulat : pour l'anormal, on continue globalement sur la lancée du régime précédent, c'est-à-dire créer des structures administratives, du droit et des moyens techniques. Mais Bonaparte impose aussi sa marque en faisant prendre au projet d'organisation (à laquelle il ne manque globalement plus qu'un nom) une dimension très militarisée. En 1802, en effet, la paix est signée avec les puissance d'Europe, et ça permet un recrutement massif d'officiers et de soldats expérimentés pour la future Académie.
Et en 1804, à l'instauration de l'Empire, ce projet au long cours voit finalement le jour : c'est la Singulière Académie Impériale. Le Code Singulier désormais promulgué impose le monopole d'État sur la Singularité, et les autres organisations sont soit intégrées à la SAI, soit dissoutes de force. Parallèlement, on crée la Gendastrerie, en partie avec ce qui reste des Gendarmes Noirs, et cette police de l'anormal qui, contrairement à la SAI, n'opère que sur le territoire français, perdure jusqu'à aujourd'hui. Et puis : 1805, la Campagne de Nouvelle-Hollande, la Singulière Académie Impériale décapite le Serpent Arc-en-ciel, c'est-à-dire l'origine de tout l'anormal, et sa mort provoque une déferlante d'anomalies sur le monde. La SAI marque donc une rupture fondamentale pour deux raisons : elle est l'aboutissement des deux tournants évoqués plus tôt, la synthèse entre l'unicité du champ occulte et sa condamnation morale, et par nécessité – il faut désormais contrôler l'anormal si on ne veut pas qu'il nous submerge. Et à la croisée de ces deux dynamiques émerge une nouvelle façon de faire : la Singulière Académie opère donc à travers des termes normalisés, des procédures standardisées, dans une perspective scientifique et de contrôle, ce qui est radicalement nouveau. Et cette pratique nouvelle va accoucher d'un terme nouveau : l'anormal, qui est l'aboutissement de tout ça (l'histoire intellectuelle de l'anormal et la nécessité urgente de le reconsidérer si on veut éviter la fin du monde). De fait, après cette campagne, la SAI va être divisée en deux courants : celui, très utilitariste, de Napoléon, qui veut militariser l'anormal, et celui de Talleyrand, qui a peut-être mieux pris conscience du danger que représente désormais le surnaturel, et qui cherche donc à l'enlever des mains des États (c'est le dernier onglet du Tesmini).
Ainsi, on peut dire que la SAI est elle-même une condition de possibilité de la Fondation. En 1814-1815, l'Empire est vaincu. Le Congrès de Vienne est chargé de redessiner la carte de l'Europe, et c'est là que Talleyrand rencontre les dirigeants des organisations anormales des autres États européens (principalement l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche et la Russie). Certains partagent ses idées, et il en convainc d'autres : il faut une organisation au-dessus des États. De là naît un complot européen : dans chaque institution anormale d'Europe, un courant dissident voulant affranchir l'anormal des gouvernements s'installe discrètement. En France, c'est Talleyrand qui est à la manœuvre. La SAI change de nom pour devenir (logiquement), la Singulière Académie Royale, et elle subit une purge de ses effectifs, même si son fonctionnement reste sensiblement identique. La seule vraie différence, c'est que les autres organisations anormales sont désormais tolérées – et que la SAR est plus faible que son prédécesseur.
Petit à petit, le travail de sape des « dissidents » parvient à rallier une proportion importante de soutiens dans chaque organisation d'Europe. Jusqu'au moment fatidique : les révolutions de 1830, qui éclatent à l'échelle européenne, et créent un désordre propice au passage à l'action. Simultanément, en France, en Angleterre, en Prusse, en Autriche, en Russie, une partie de la SAR, et de même pour ses équivalents étrangers, fait défection, prend contrôle de sites entiers et déclare s'unir avec les autres en une seule organisation : la Fondation. Forcément, ça ne plaît pas trop aux États. Ça crée parfois de petites guerres civiles, mais rapidement, les États sont obligés d'accepter le coup de force, puisque les dissidents ont en leur possession beaucoup d'objets anormaux menaçants. La même méthode de scission est utilisée pendant les révolutions de 1848, bien qu'à une échelle bien moindre. Au milieu du XIXème siècle, on a donc une Fondation encore mal acceptée, contre laquelle les gouvernements se battent parfois, mais qui s'étend, par la force, et contrôle une part toujours plus importe de l'anormal. Dans la pratique, elle est l'héritière de la SAI (rationalisme et standardisation), à une seule exception : il n'est plus question d'utiliser l'anormal. L'intérêt pour les grandes théories unifiant l'anormal disparaît ainsi pour une compréhension uniquement pratique de l'anormal : comment le confiner ? La conception actuelle de l'anormal est née, et avec elle sa conséquence pratique : le confinement.
Pour la France, 1848 marque aussi le début de la brève Seconde République. L'Académie Royale est supprimée au profit d'une organisation nouvelle, plus humble, les Archives Noires, et notamment pensée pour permettre une coexistence pacifique avec la Fondation. Mais ça ne dure pas : en 1852, Louis-Napoléon Bonaparte devient Napoléon III à la suite de son coup d'État et réinstaure l'Empire. Avec lui renaît la Singulière Académie Impériale et sa visée hégémonique sur le surnaturel en France. Le conflit avec la Fondation reprend. Pendant que dans les autres pays, elle s'affirme en exterminant les autres organisations. Nouveau tournant en 1870 : le Second Empire s'effondre, la Singulière Académie Impériale est enterrée pour de bon et l'État français est ainsi forcé de traiter avec la Fondation pour l'accepter pleinement sur son territoire. La Troisième République reprend l'idée des Archives Noires (qui perdurent jusqu'à aujourd'hui) – une organisation assez peu puissante taillée pour pouvoir cohabiter avec la Fondation. Pour cette dernière, c'est le début de son existence normalisée en Europe et de son expansion pacifique : on crée notamment le Comité d'Éthique pour éviter de reproduire les exactions du milieu du XIXe. Après ça, elle s'introduit aux États-Unis et commence sa mondialisation… et c'est là que je m'arrête.