"Pardonne-moi, Elizabeth."
Le temps que mon cerveau analyse cette phrase grésillant dans les haut-parleurs, il est déjà trop tard : un bourdonnement emplit la pièce, et la première porte se referme derrière moi. Puis, accompagnées par le grincement de vérins hydrauliques, trois épaisseurs supplémentaires se mettent en place, me séparant de la liberté.
À travers la vitre qui permet l'observation de la pièce, de ma cellule, j'aperçois distinctement l'homme qui m'a trahie : le Professeur Idrys Josef, mon mari.
Je m'approche de lui, tremblante. Je n'ai pas la force de frapper le verre, mais je plonge mon regard dans ses yeux bruns froids :
"Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que tu fais ?" hurle-je en le voyant ne m'accorder aucune considération, si ce n'est un simple regard dépourvu de remords.
Alors, lentement, il lève sa main droite, et pointe du doigt la mienne. J'explose, de rage et d'incompréhension :
"C'est tout ? Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça signifie ? Je ne l'ai pas choisi, alors pourquoi moi ? Reviens, je t'en prie ! Reviens…"
Mais c'est trop tard : il est sorti de la salle d'observation, me laissant là, seule. Je ne comprends pas : pourquoi si soudainement ? Cela fait pourtant plusieurs jours que ce stigmate est apparu au dos de ma main droite, alors pourquoi maintenant ? Jamais je n'avais vu mon mari me regarder avec autant de dégoût, de mépris, comme si je n'étais même plus humaine à ses yeux, comme si Elizabeth Josef n'existait pas. Sait-il quelque chose que j'ignore ? Je n'ai pas choisi ce stigmate, je ne sais même pas ce qu'il représente ou la raison de sa présence sur moi.
"Je t'en prie… reviens…"
Je m'affaisse contre la vitre, puis au sol. Les larmes se pressent au coin de mes yeux, et je craque : mes sanglots résonnent dans la pièce aux murs blancs, au mobilier uniforme, et à l'odeur aseptisée. Je suis devenu un objet SCP, c'est ça ? Une entité dangereuse que l'on doit confiner à tout prix, et qui perd jusqu'à son identité. Mon nouveau nom doit être SCP-4013, ou 4014, quelque chose comme ça… Je ne veux pas… Je ne veux pas…
"J'espère que vous comprenez bien que je ne peux accéder à votre requête."
L'Agent Noble soupira. Il avait fait tout le chemin jusqu'à Londres pour espérer trouver un arrangement avec l'Association des Mages, et voilà que, sans même écouter ses conditions, un obscure représentant de celle-ci venait de refuser.
Se consolant en se disant qu'au moins, la Fondation savait désormais où se trouvait le siège du plus grand conseil de magiciens d'Occident, le militaire ne renonça pas :
"J'espère que vous comprenez bien que vous n'êtes pas vraiment en position de la refuser."
Le vieil homme en face de l'Agent eut un petit rire et se tourna.
"Dans ce cas, j'ai bien peur que nous ne soyons dans une impasse. Vous désirez le Graal, mais nous ne pouvons pas-
-Mensonges ! Vous pouvez très bien accéder au Saint Graal, vous l'avez déjà fait par le passé."
Le mage soupira et alla s'asseoir à son bureau. Il ouvrit un tiroir, en sortit sept cartes, qu'il étala sur la table.
"Saber. Lancer. Archer. Rider. Caster. Assassin. Berserker. Savez-vous ce que ces mots signifient ?
-Pas le moins du monde, et je m'en fiche.
-Ils représentent les 7 Classes de Servants qui s'affrontent lors de la Guerre du Saint Graal. 7 Servants, invoqués par 7 mages, appelés Master. Ceux-ci sont choisis par le Graal lui-même, et n'ont d'autre choix que de s'engager dans cette bataille mortelle, afin d'être le dernier survivant et de s'emparer de la relique sacrée. Quant aux Servants, il s'agit d'esprit héroïques ayant marqué l'histoire par leurs légendes et leurs exploits. En général."
Le vieil homme marqua une pause pour jauger la réaction de son adversaire : celui-ci semblait pensif, comme s'il s'appliquait à analyser chaque parole du mage.
"Bien sûr, la récompense est grande : le dernier Master en vie, ainsi que son Servant, voient leurs vœux exaucés par le Saint Graal… je suppose que vous connaissez déjà la fonction de cette relique, puisque vous la convoitez. Bref, toujours est-il que ce rituel est le seul et unique moyen d'espérer approcher le Graal. De plus, les règles sont claires : seul le vainqueur obtient le droit de voir son souhait se réaliser. En somme, ce que j'essaye de vous faire comprendre, c'est que votre quête est insensée et futile : vous ne pourrez jamais prétendre au titre de Master, puisque vous ne possédez aucun circuit magique, et donc ne pourrez jamais prendre part à cette Guerre. De plus, celle-ci commencera lorsque les 7 Servants auront été invoqués, et personne n'y pourra rien."
Lâchant un "tch" de dédain, l'Agent se retourna et porta la main au talkie-walkie attaché à sa ceinture.
"Qu'essayez-vous de faire ? Seriez-vous si blessé dans votre fierté, si déçu de ne pouvoir devenir acteur de cette Guerre, que vous tenteriez d'ordonner à vos hommes d'attaquer le Palais de Westminster ? En plein après-midi ?"
Comment a-t-il su ? Nous utilisons pourtant nos dernières technologies de camouflage ! pesta l'Agent en son for intérieur.
"Ne nous engageons pas dans un conflit inutile, voulez-vous ? De toute façon, vous savez très bien que ça ne pourrait se terminer qu'en un massacre unilatéral de vos forces d'intervention."
Totalement impuissant, l'Agent Noble abandonna l'idée de donner l'assaut, et se tourna de nouveau vers le vieil homme, cherchant une échappatoire. Il découvrit alors une forme humanoïde dans un coin de la pièce. Le halo qui avait dû masquer l'individu pendant la conversation des deux hommes se dissipa alors, et le cœur de l'Agent rata un battement : derrière le vieux mage se trouvait un troisième homme, haut de plus de deux mètres. Sous ses mèches brunes se trouvaient deux yeux entièrement rouges, cerclés par un visage fermé et une barbe épaisse. Mais, ce qui attira l'attention de l'homme, pourtant entraîné à faire face à des situations bien plus impressionnantes, c'était l'imposante lance que l'apparition tenait dans sa main droite : la pointe brillait d'une lueur toute droit venue des enfers, et l'intégralité de l'arme semblait recouverte d'un sang plus rouge que le rubis.
L'Agent déglutit, et tenta de conserver un semblant de sang-froid devant cette vision. Il se força à ignorer l'homme et à poster son regard sur le mage :
"Vous pensez réellement que nous ne pouvons combattre un de vos "Servants" ? Nous pourrions même probablement en invoquer des centaines par nous-même, si nous le voulions !"
Mais le mage soupira et leva sa main gauche vers l'Agent, comme s'il lui ordonnait de se taire :
"N'espérez même pas forcer le Graal à vous reconnaître comme Master par l'usage d'un de vos artefacts et autres malédictions. Seul quelqu'un portant les Sceaux de Commandement peut prétendre à l'invocation d'un servant." déclara-t-il en tournant sa main pour que le dos de celle-ci doit face à son interlocuteur.
L'Agent Noble découvrit alors la marque sur celui-ci : figurants vaguement une lance entourée d'auréoles et de fumée, les stigmates entrelacés luisaient d'un rouge cristallin. Il reconnut instantanément cette vision, écarquilla les yeux, et un sourire remplaça la peur sur son visage. Ses muscles en alerte depuis le dévoilement du géant se relâchèrent, et il attrapa son talkie-walkie, sans hésiter cette fois.
"Professeur ? C'est moi, Nicolas Noble. Non, j'y suis encore. Non. Oui, ne vous inquiétez pas. À vrai dire, j'ai même découvert quelque chose de très intéressant. Vous verrez bien. Prévenez aussi votre femme, elle pourra nous être utile. Oui, votre femme, Professeur. Oui, je vous assure. Bien."
Puis, sans adresser plus de mot au vieil homme, l'Agent Noble se dirigea vers la porte. Alors qu'il allait fermer celle-ci, légèrement étonné de ne se voir opposé aucune résistance, le mage soupira, pour lui-même comme pour l'autre :
"Qu'est-ce que la Fondation SCP peut bien vouloir, si soudainement, au Saint Graal ? Vous n'avez pas assez de bizarreries ?"
Fier de saisir enfin un moment de gloire dans cette journée plus que décevante, et comme pour se consoler de repartir chez lui avec pour seule récompense une information, l'Agent Noble s'arrêta et tourna son visage vers le vieil homme, affichant un sourire mêlant dédain et vantardise :
"Vous le verrez lorsque notre Master obtiendra le Saint-Graal à votre place."
"T'es déjà sénile à ton âge, le prêtre ?
-S'allier pour écraser un seul Master… c'est sans précédent, en effet.
-Hey, pas besoin de s'exciter contre lui, il n'y est pour rien : c'est une directive de l'Association des Mages."
Les trois voix résonnèrent dans l'Eglise, ne faisant qu'accentuer l'agacement du jeune homme. Cependant, il dût se forcer à garder sa contenance et à ne pas montrer de signe de trouble : il en allait de sa fonction.
Dépêché à Londres par l'Eglise pour superviser la Guerre du Graal, Filipe avait reçu dès son premier jour d'affectation un message de l'Association des Mages lui demandant de réunir les Master déjà choisis par la relique, afin de leur faire part d'un changement dans les règles.
"Pourquoi est-ce que nous devrions nous focaliser sur un Master en particulier, qui plus est en unissant nos forces ? C'est contraire à l'esprit même de cette Guerre.
-Je sais bien, je sais bien, mais cette fois-ci, il en va de la survie du rituel et des Mages en général."
A la mention d'un tel enjeu, les trois Master se turent, et, ayant enfin l'attention de tout le monde, Filipe reprit :
"Vous ne connaissez sans doute pas la Fondation SCP… il s'agit d'une organisation agissant dans l'ombre, afin de protéger l'Humanité de la menace d'objets anormaux et dangereux, la plupart d'origine inconnue. Elle est omniprésente, contrôlant la plupart des sphères du pouvoir. Cependant, elle n'avait jusqu'ici pas éveillé les soupçons de l'Association des Mages et de l'Eglise, car elle semblait œuvrer pour un objectif noble. Ce n'est plus le cas : la Fondation s'intéresse à la Guerre du Saint-Graal, et plus particulièrement à la relique en elle-même. Non contente d'avoir demandé directement au Grand Intendant de leur céder l'objet, un de ses membres a en plus exprimé le souhait de devenir un Master."
Les trois personnes de l'auditoire se regardèrent, et l'une d'entre elles, une femme aux longs cheveux gris, s'adressa au prêtre :
"Peuvent-ils réellement faire cela ? S'ils comptaient des mages dans leur rang, l'Association serait au courant…
-En effet, nous soupçonnons fortement qu'ils disposent d'un membre du personnel ayant été choisi par le Graal."
La jeune femme parut presque attristée, et lança un regard d'inquiétude à ses deux compagnons : le premier, un homme aussi grand qu'élancé, arborant de petites lunettes rondes et une calvitie, semblait perdu dans ses pensées tant ses yeux sondaient le vide ; le second, un jeune homme blond que l'on aurait pu prendre pour un adolescent à cause de son apparence négligée, semblait se retenir de toutes ses forces pour ne pas exploser.
Un silence s'installa, jusqu'à ce que l'homme aux lunettes ne brise celui-ci en s'exclamant soudainement, tapant du poing dans la paume de sa main :
"Ah, maintenant que j'y pense : nous ne sommes que 3 ? Où sont les autres Master ?"
Le prêtre soupira : il s'attendait à cette question mais redoutait le moment où celle-ci serait posée. Au moins, ça n'était pas l'autre qui s'en était rendu compte :
"Le Master d'Assassin ne se trouve pas à Londres actuellement et n'a donc pas pu se joindre à nous. Je l'informerai néanmoins dès son arrivée sur le sol anglais. Quant au Master de Saber… il a refusé de venir, et j'ai dû l'informer seul à seul des directives de l'Association.
-Pardon ?!"
Comme il le redoutait, le jeune blond commençait à s'énerver :
"Il suffisait de refuser de ne pas se pointer ? Donc ces types, là, on les connaît pas, c'est ça ? Comme ça, quand on aura éliminé le Master de la Fondation, ils pourront venir nous prendre tous les trois par surprise !"
Gratifiant le prêtre et les deux autres Master d'un regard noir, le jeune homme lâcha un "Allez ça me gave, j'me casse", avant de se diriger vers la sortie. La jeune femme tenta de le retenir en l'assurant que les deux Master restants ne connaissaient pas non plus leurs visages, mais c'est l'homme aux lunettes qui, de nouveau, posa une question pour ramener tout le monde à la raison :
"Vous deux, quels sont vos Servants ?
-Pardon ? Tu veux en plus qu'on te révèle leurs Vrais Noms ? T'es pas un peu sénile aussi, toi ?
-Ah, non… je voulais dire, quelle est la classe de votre Servant ? Nous pouvons en déduire simplement la classe du Servant cible."
Le prêtre lâcha un "Bien sûr" d'admiration naïve, et tourna son regard plein d'espoir vers les deux autres.
Le jeune homme blond révéla à demi-mots qu'il était le Master de Berserker, et la jeune femme montra ses Sceaux de Commandement en déclarant qu'elle avait invoqué Rider.
"Bien, puisque j'ai invoqué Archer, et que le Grand Intendant a invoqué Lancer, nous aurons donc à nous occuper d'un Caster, autrement dit, un magicien ou une sorcière. Ce n'est pas une information négligeable, n'est-ce pas ? De plus, rien n'oblige notre ami le prêtre ici présent à révéler cette information aux deux Master restants, n'est-ce pas ?"
Glacé par le regard plein de menaces que lui lança l'homme à travers ses lunettes, Filipe déglutit et acquiesça mollement en s'excusant intérieurement auprès de Dieu.
"Bien, cette réunion est donc terminée, je présume. Bon retour, cher Jean, chère Liviya. Au revoir, le prêtre, déclara l'homme aux lunettes en se dirigeant vers la sortie latérale.
-Ravie de vous avoir rencontré, Lord Elma-Nulla III, s'exclama la jeune femme en souriant.
-Ouais, c'est ça, on est pas amis non plus…" finit le jeune blond en traînant les pieds vers les portes principales.
Une fois les trois Master partis, laissant le jeune prêtre seul dans sa petite Eglise, celui-ci se laissa tomber au sol, les jambes tremblantes. Il avait dû se retenir de ne pas s'évanouir devant le regard du Lord, et balbutia :
"Je ne veux plus jamais avoir affaire à des mages… plus jamais… ils sont trop effrayants…"
Depuis combien de jours suis-je ici ? Une semaine, je crois, peut-être un peu plus… Finalement, je ne suis pas un objet SCP. Personne ne fait de tests sur moi, personne ne me regarde de haut. Personne ne vient, surtout… à part pour me nourrir. C'est déjà ça.
…
Tiens ? Il y a quelqu'un… il y a quelqu'un dans la salle de surveillance ! Quelqu'un est venu ! Sortez-moi de là, sortez-moi de-
C'est mon mari. Celui qui m'a enfermée ici. Pourquoi revient-il ?
Les vérins s'ouvrent, et les sas avec eux. Puis, la porte. Là, dans l'ouverture, mon mari.
Qu'est-ce qu'il me veut ? Il veut me trahir encore, c'est ça ? Il sourit, mais maintenant je sais qu'il peut le faire. Il l'a déjà fait.
Il me tend la main… devrais-je la saisir ? Je le veux, mais… je ne sais pas…
Il regarde la mienne… le stigmate, qui ne m'a pas quittée… ça y est, je vois : ce n'est pas moi qu'il veut, mais cette marque. Je ne sais toujours pas ce que c'est…
cette fois, son regard est dans le mien. Il me sourit encore… Il me parle… Idrys…
"Viens, Elizabeth, ma chère Elizabeth… allons invoquer ton Servant."