Centre de Ces pins tortueux » Le Vol du Faucon
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14 novembre 2018
Bâtiment fédéral Moses Howard, Trois Portlands
Il existe deux versions de l'Unité des Incidents Inhabituels.
La version vendue au public, les chasseurs d'ovnis du FBI, la private joke embarrassante du Bureau, où les nuls, la lie des forces de l'ordre fédérales s'accumule, à l'écart de tout endroit où ils pourraient causer des problèmes.
Cette version n'existe que pour dissimuler l'existence de l'autre U2I, le département de la Justice occulte responsable de l'entièreté du système judiciaire étasunien derrière le Voile et chargé de l'implémentation et de l'application de toute la para-législation de la Commission de la sécurité intérieure. Cette U2I chasse aussi les ovnis — elle arrête les extraterrestres à l'intérieur, les juge et les emprisonne dans une installation de très haute sécurité dont il est impossible de s'enfuir, conçue afin de confiner des dieux hostiles. Cette U2I doit surveiller et protéger la plus grande enclave paranormale de l'hémisphère Nord. Cette U2I se confronte directement avec une catégorie de para-criminels composée de super-vilains et de monstres, dans le respect des restrictions légales de la due diligence et de l'habeas corpus — des restrictions sous lesquelles des organisations comme la Fondation s'effondreraient.
Cette U2I est une force avec laquelle compter. Et désormais, au moment où la Juge Jelen finissait de signer le mandat d'arrestation, l'entièreté de la puissance de cette force était dirigée en direction d'un seul homme : Vincent Anderson.
Kenneth Spencer passa en revue les troupes assemblées. Toute l'EMOO était déployée, les meilleurs mages de bataille et psychiques de combat que l'Unité avait à sa disposition, équipés et préparés pour affronter l'un des dieux les plus mauvais. Dans leurs manteaux noirs et leurs masques à gaz recouvrant leur visage, ils ressemblaient davantage à des troupes de choc de la première guerre mondiale qu'à des agents fédéraux s'apprêtant à exécuter un mandat. Mais les masques à gaz disposaient de lentilles filtrant les dangers-cognitifs dans la fente pour les yeux, et les manteaux étaient recouverts de minuscules sceaux de repoussement et enchantements écrits en énochien, cousus dans le tissu anti-balistique avec un fil d'argent — et dans leur dos, les lettres "FBI" s'étalaient comme un blason au-dessus de l'œil de la Providence.
"Tout ça pour un seul homme ?" demanda-t-il.
La cheffe de l'Équipe Mobile des Opérations Occultes pour cette arrestation était Jesse Davis, une magicienne de guerre vétérane spécialisée dans les évocations électriques. Elle portait un fusil à pompe chargé avec des cartouches Brisesort, qui servaient également de conducteur pour certains des sorts les plus puissants de son répertoire.
"Tout ça pour Anderson," dit-elle. "Il est l'un des magiciens les plus puissants sur cette planète, et son talent brut est augmenté par la cybernétique qu'il a élaborée. Ils préparent la vieille cellule de ce bâtard de nazi pour lui."
"D'abord, on doit l'attraper. Les Skippers essaient depuis pas loin d'une décennie." Robin Thorne n'était pas un·e membre régulier·e de l'EMOO et n'avait pas opté pour la tenue complète de combat que les autres magiciens portaient, mais iel avait mis l'un des manteaux au-dessus de ses habits et accessoires habituels.
Davis rit, le son résonnant légèrement sous son masque à gaz. "Eh bien, voilà une occasion de les battre. Ça aurait rendu ta mère fière."
Thorne grimaça. "Ouais." Iel baissa les yeux, faisant semblant de vérifier à nouveau son pistolet. "Finissons-en."
"Ouais." Davis se tourna pour parler à l'équipe.
"Très bien, vous connaissez tous la cible. Le Jésus Électrique lui-même, cet enfoiré de Vincent Anderson. Pas le droit à l'erreur. Nous savons grâce à l'Agent Spécial Thorne que le bâtiment a été significativement modifié par rapport aux plans fournis par la ville, donc soyez prêts à tout — pour ce qu'on en sait, il pourrait avoir un robot statue de la Liberté taille réelle là-dedans. Avec un peu de chance, il se rendra sans faire d'histoires, mais si ce n'est pas le cas, nous allons devoir nous faire un chemin à travers une véritable armée de robots. Le feu ne sert à rien et le gel ne fera que les ralentir légèrement, donc nous nous reposerons fortement sur les chocs — Martins, Baxter, ça veut dire que vous allez être en première ligne. Des questions ?"
Les hommes et femmes en noir étaient silencieux.
"Bien. Envoyons ce connard à Paramax."
14 novembre 2018
Siège social d'Anderson Robotics, Trois Portlands
Thorne fixait le bâtiment à travers ses paupières fermées, en pleine recherche avec la vision æthérique d'un Observateur. "Je ne le vois pas."
Spencer fronça les sourcils. "Tu es sûr ?"
Iel hocha la tête. "Anderson est un magicien avec un M majuscule. Il émet plus de radiation d'aspect qu'une orgie. Et je ne vois presque rien."
Davis intervint par la radio depuis sa position du côté opposé de la Place Prometheus. "Pareil ici. Il y a quelques Bleus dans le bâtiments, mais seulement avec des talents mineurs."
Thorne ouvrit ses yeux et regarda Spencer. "Donc qu'est-ce qu'on fait ? On ne peut pas l'attendre ici éternellement, les gens vont commencer à remarquer une telle quantité de mages de bataille dans le coin."
Spencer roula des épaules en s'étirant. "On va mettre un coup de pied dans la fourmilière et voir ce qu'il se passe."
Il fit un pas en avant et leva un mégaphone devant sa bouche. "Monsieur Anderson !"
Le son résonna à travers la Place, qui plongea rapidement dans le silence. Désormais, ils avaient un public.
"Je suis l'Agent Spécial Kenneth Spencer de l'Unité des Incidents Inhabituels," continua-t-il, ignorant la foule en expansion. "Je dispose d'un mandat d'arrestation à votre encontre pour conspiration séditieuse à l'encontre des États-Unis et de vingt mages de bataille impatients de l'exécuter. Ceci est votre seule et unique chance de vous rendre sans faire d'histoires. Toute résistance fera l'objet d'une réponse par la force létale. Si vous ne sortez pas du bâtiment dans les soixante secondes qui suivent, j'enverrai mes magiciens pour vous traîner à l'extérieur, et ils réduiront en bouillie vos soldats en fer-blanc avec le genre de brutalité méthodique dont le LAPD ne peut que rêver."
Un murmure parcourut la foule. L'U2I agissait contre Anderson ? Les fédéraux y allaient enfin ?
"Super," murmura Thorne. "Super manière de passer pour les gentils, Ken."
"Cinquante secondes !" cria Spencer. Il leva une main pour couvrir le micro du mégaphone et se tourna pour parler à Thorne. "On est les gentils. Ça ne veut pas dire qu'on doit être sympas."
Il pivota en direction du bâtiment et parla à nouveau dans le mégaphone. "Quarante secondes ! Ne testez pas ma patience, Monsieur Anderson."
Thorne secoua sa tête. "Il n'est pas à l'intérieur."
"On va voir. Trente secondes !"
Les portes de l'entrée s'ouvrirent en grand, et une silhouette commença à s'approcher, les mains levées sans enthousiasme juste en dessous des épaules. "Qu'est-ce que ça veut dire ?"
Spencer étudia l'homme. "Monsieur Dillard. Si vous me dites immédiatement où est Anderson, je n'aurais pas à réduire ce bâtiment en cendres en le recherchant."
Le cadre dirigeant le regarda avec mépris. "Même si j'adorerais vraiment vous mentir, Monsieur Spencer, je n'en ai véritablement aucune idée. Monsieur Anderson s'est soudainement absenté. Je ne sais pas quand est-ce qu'il sera de retour."
Spencer hocha la tête, puis parla dans sa radio. "Davis, allez-y et fouillez le bâtiment. Commencez par son bureau. Si quelqu'un vous donne du fil à retordre, arrêtez-le. Détruisez tous les robots qui tentent de vous arrêter."
Il redirigea son regard en direction d'Isaac. "Et Monsieur Frostman ? Où est-il ?"
Isaac Dillard le fusilla du regard. "Lui et Anderson se sont disputés. Je ne l'ai pas vu depuis presque deux mois."
"La Docteure Contos ?"
"Ni elle ni son fils ne sont venus travailler de toute la semaine."
Spencer croisa ses bras. "Monsieur Dillard, connaissez-vous la localisation d'un quelconque dirigeant de votre entreprise ?"
"Bien sûr. Moi-même et le Docteur Wilson sommes ici aujourd'hui."
"Et bien sûr, aucun de vous deux ne saura quoi que ce soit des efforts d'Anderson pour infiltrer le Congrès des États-Unis avec des Sacres, n'est-ce pas ?"
"Je vous demande pardon ?" Isaac eut tout de même la décence de sembler surpris.
"C'est bien ce que je pensais." Spencer se tourna pour parler à nouveau dans sa radio. "Davis, rapport."
"Donnez-moi un instant. Ils ne résistent pas, mais ils ne coopèrent pas non plus, ça c'est sûr. Ça va prendre un bout de temps de trouver son bureau sans indications."
"Les robots n'ont pas de droits. Soyez créatifs."
Isaac bafouilla. "C'est la propriété de l'entreprise ! Vous ne pouvez pas—"
"Monsieur Dillard, le dirigeant de votre entreprise a commis des actes de trahison à l'encontre des États-Unis. La propriété de votre entreprise, ce sont des systèmes d'armement de grade militaire." Les pupilles de Spencer se rétrécirent. "Donnez-moi une raison pour laquelle je ne devrais pas dire à mon équipe de détruire tous vos robots en les considérant comme des dispositifs terroristes."
L'homme d'affaires serra les poings. "Deuxième étage. Coin Corewards. C'est là où se trouve son bureau."
"Merci. Davis, vous avez entendu ?"
"Bien reçu." Plusieurs secondes de silence s'écoulèrent. "Très bien, on est dans son bureau. On consulte les systèmes de son ordinateur. Je copie tout, mais je ne sais pas si ça va nous servir — tout est chiffré, et je suppose que seul Anderson a les mots de passe."
Spencer regarda Isaac et leva un sourcil. "Alors ?"
"Elle a raison. Personne n'a accès à son système personnel."
"Continuez quand même de copier, Davis. Peut-être que les techniciens du labo pourront déchiffrer."
"Compris. Vous voulez qu'on prenne aussi les documents généraux de l'entreprise ?"
Tout en continuant à garder un œil sur Isaac, Spencer dit, "Non. On reviendra avec un autre mandat pour ça. Mais je doute qu'on trouve quelque chose dedans. Anderson est suffisamment intelligent pour garder ce genre de choses en dehors des documents de l'entreprise."
"Compris."
Spencer éteignit sa radio et redirigea son entière attention sur Isaac. "Monsieur Dillard, si vous voyez Anderson, s'il vous contacte, si vous apprenez quoi que ce soit sur sa localisation — la loi vous oblige à le rapporter. Si vous ne le faites pas, vous serez considéré comme son complice. Vous comprenez ?"
Il eut un sourire méprisant. "Je comprends que je n'ai rien fait de mal et que vous n'avez aucune autre raison d'être ici. Prenez ce que vous êtes venus chercher dans le bureau d'Anderson et sortez de mon bâtiment. Ne revenez pas sans un autre mandat."
Bouillant doucement, Spencer regarda le sommet actuel de la hiérarchie d'Anderson Robotics s'éloigner.
"Fils de pute," murmura-t-il.
"Peut-être qu'on trouvera quelque chose en fouillant sa maison," dit Thorne. "Ce n'est pas encore fini."
"Si." Spencer tourbillonna sur lui-même et frappa la poubelle la plus proche de rage. "Il a disparu, dans la nature. Il est probable qu'on ne le revoit plus jamais. On a perdu."
Thorne hocha la tête d'un air abattu, souhaitant pouvoir dire le contraire. Mais iel commençait à réaliser ce que devait être la vie de Sasha Merlo.
15 novembre 2018
Un bâtiment en flammes à Trois Portlands
"C'est Frostman," dit Thorne.
"Merde."
Spencer regardait les restes calcinés de ce qui avait été la résidence d'Albert Frostman, aussi connu sous le nom de Phineas. Les agents de l'U2I étaient arrivés sur place peu après les golems de la police et les pompiers, juste à temps pour avoir la confirmation que Phineas avait été retrouvé mort à l'intérieur de sa maison détruite.
"La police de Trois Portlands a un témoin qui dit avoir vu Anderson quitter les lieux juste après le début de l'incendie. On dirait que Dillard nous disait la vérité en parlant de leur dispute."
"Sans blague. Si tu sais que tu vas tomber pour trahison, pourquoi ne pas rajouter un incendie et un meurtre ?" Spencer secoua sa tête. "Ça devient hors de contrôle."
"Hé, au moins on sait qu'il est toujours en ville."
"Pendant encore combien de temps ?" Il secoua de nouveau sa tête. "Est-ce que le témoin a vu dans quelle direction il allait ? On devrait au moins essayer de faire une recherche dans cette direction, peut-être qu'on aura de la chance."
"Le long de Wavering Boulevard, en direction de la Périphérie."
Spencer hocha la tête. "Très bien, on va commencer notre recherche près de—"
Il fut coupé par le couinement de la radio de la police. "À toutes les unités, troubles majeurs à l'Académie Tristan abandonnée près de Wavering Boulevard et Boring Street. Multiples rapports de coups de feu, contrecoup d'évocation. Ressemble à un duel de magiciens. Réponse immédiate nécessaire."
Thorne et Spencer se regardèrent.
"Anderson," dit Spencer.
"C'est obligé," dit Thorne.
Spencer attrapa sa radio. "À toutes les unités, ici l'Agent Spécial Spencer. Les troubles sont probablement le fait du suspect Vincent Anderson. Le suspect est très dangereux, n'intervenez pas sans renforts. Moi-même et l'Agent Thorne sommes en route. Faites venir l'EMOO dès que possible, avec tout le support que la police de Trois Portlands peut lui donner. Je répète, n'intervenez pas sans mages de bataille."
Il arrêta la transmission et regarda Thorne. "Allons l'attraper."
Thorne ne répondit pas. Iel était déjà en train de descendre en courant Wavering Boulevard aussi vite que possible.
15 novembre 2018
Académie Tristan, Trois Portlands
Ils arrivèrent trop tard.
Ils ne l'avaient manqué que de quelques minutes — des cartouches vides refroidissaient sur le sol et du contrecoup résiduel grésillait encore dans l'air — mais ils l'avaient manqué.
Thorne se déplaça méthodiquement dans le bâtiment, observant automatiquement la scène de crime avec les mouvements détachés d'une habitude bien ancrée. L'école décrépite avait été le théâtre de graves et nombreuses violences, mais la personne responsable, quelle qu'elle fut, avait pris soin de détruire les preuves utiles — et elle avait été minutieuse et efficace, malgré l'évidente précipitation.
Du sang formait des flaques et des éclaboussures sur de multiples surfaces, mais il avait été séché par l'application rapide d'une chaleur extrême, détruisant tant l'ADN récupérable que les liens de contagion qu'il aurait pu retenir. Des cartouches vides de fusil à pompe et des chargeurs de pistolet étaient éparpillés sur le sol, empestant encore la cordite, mais il y en avait tellement qu'il était clair que quelqu'un avait déversé plusieurs sacs de cartouches préalablement tirées et récupérées ailleurs afin d'empêcher toute analyse balistique.
Bien sûr, ce n'était que les preuves évidentes disponibles immédiatement lors d'un examen sommaire. Il était possible — peut-être même probable, étant donné la fenêtre d'action — qu'un examen médico-légal plus poussé découvre quelque chose que les nettoyeurs eurent oubliés. Mais Thorne en doutait. Qui que soient ceux qui étaient là et avaient fait cela, il s'agissait clairement de professionnels.
Jesse Davis émit un sifflement admiratif. "Putain. On dirait qu'Andy a vraiment énervé quelqu'un."
"Ouais, mais qui ?" Spencer ramassa l'un des chargeurs en laiton et le soupesa dans sa main gantée. "Et qui a gagné ?"
"Une lutte de pouvoir interne ? Peut-être que Frostman a tenté de prendre le contrôle par la force ?"
"Et quoi, Anderson lui règle son compte et vient ici ? Pourquoi ?"
"Des Sacres loyaux à Frostman ? Ils sont suffisamment dangereux pour causer autant de dommages."
Spencer s'accroupit à côté d'une flaque de sang séché, puis secoua la tête. "Trop de sang pour des Sacres. Et je pense qu'Anderson a un accès dérogatoire pour gérer ses propres robots."
"Des mercenaires humains alors ? Des prototypes de drones de combat que Frostman aurait développé en secret ?" Davis passa sa main au-dessus d'une ligne de sang durci sur le mur. "Peut-être que le sang est faux aussi, comme les cartouches."
Thorne écoutait d'une oreille distraite les autres agents alors qu'iel déambulait dans l'auditorium. Son attention était captée par les restes effacés d'un cercle de craie dessiné sur la scène. Iel monta sur la plateforme, puis recula de quelques pas pour avoir une vue globale.
La géométrie rituelle était élaborée, plus élaborée que tout ce que Thorne avait vu en dehors de la recherche théorique. Elle était également idiosyncratique — il y avait des influences et des éléments clairement tirés de la thaumatologie académique, et iel pouvait même déchiffrer une partie du symbolisme, mais le reste était visiblement réalisé à partir de la grammaire personnelle d'un thaumaturge spécifique. Un thaumaturge très expérimenté, qui avait sans aucun doute étudié une grande variété d'écoles ésotériques d'occultisme.
Iel ferma ses yeux pour observer. Peu importe la nature de l’œuvre, du contrecoup subsistait encore dans la zone — un contrecoup significatif, le genre qui causait des failles visibles dans la réalité, pas le micro-contrecoup résiduel qui pouvait s'attarder des mois après la simple ouverture d'une Voie.
Thorne eut à peine le temps d'observer pendant une minute avant de voir un éclair d'EEV qui entraîna la matérialisation sur l'estrade, à quelques mètres de lui, d'une Citroën DS jaune à échelle 1:24. Il devait monter à au moins deux kilocaspers, probablement plus. Cela suggérait que le rituel avait impliqué une quantité phénoménale de puissance. Ou que celui qui l'avait réalisé ne comprenait pas totalement la géométrie impliquée et n'avait pas été capable de contrôler tout le contrecoup.
"Tu peux reconstruire un rebond ?" murmura Thorne au familier perché sur son épaule.
L'oiseau illusoire gazouilla une réponse affirmative.
"Bien. Je veux savoir à quoi ressemblait l'éclair de radiation d'aspect initial. Il pourrait nous dire quelque chose."
Crowe partagea sa curiosité. Thorne voulait-iel une projection mentale de l’œuvre reconstruite ?
Iel acquiesça. "Ouais, visualise-la. En fait, combine nos Observations, pour qu'on l'ait en stéréo. Deux angles pourraient nous donner davantage de matière."
Le familier gazouilla de nouveau, puis s'envola jusqu'au plafond pour obtenir un angle de vue différent.
Puis ils attendirent le prochain éclair de contrecoup.
Il vint, soixante-six secondes plus tard. Thorne ne le vit que l'espace d'un instant, puis ses sens furent neutralisées — même son sens occulte d'Observation. Iel eut la sensation d'un doigt glacial le long de sa colonne vertébrale, le son perçant du sifflement d'un train, puis iel observa la reconstruction thaumique de la scène par Crowe, présentée directement à l'intérieur de sa tête.
Thorne pouvait voir les contours effacés de la pièce physique, tracés à partir des interactions avec l'aura en arrière-plan. Puis les éclats de contrecoup les plus récents apparurent, mettant tout en exergue et soulignant deux tâches d'un bleu brillant — les auras de Thorne et Crowe, reconstruite à partir de l'empreinte laissée sur l'aura en arrière-plan. La pièce commença de nouveau à s'effacer alors que Crowe continuait à rembobiner, avant d'être illuminée à nouveau par la vague de contrecoup suivante.
Crowe continua à retourner en arrière, utilisant chaque contrecoup pour reconstruire le précédent et décodant à partir de lui l'état instantané de la pièce à ce moment. Les calculs du rebond n'avaient la précision que d'un ordre approximatif inférieur, et la résolution de la reconstruction devenait de plus en plus trouble alors que le familier revenait en arrière, mais cela serait suffisant pour connaître le nombre de personnes dans la pièce au moment du déclenchement de l’œuvre. Cela pourrait même donner à Thorne une image suffisamment claire de leurs auras afin de les identifier ultérieurement.
Après trois minutes — trois minutes de contact direct avec l'esprit étranger du familier, ce qui causait à Thorne un mal de tête s'empirant rapidement - Crowe reconstruisit finalement l'éclair initial d'EEV et avec lui, une image æthérique de la pièce au moment précis du déroulement de l'incident qui s'était produit.
Il y avait trois personnes sur scène, dont deux Types Bleus. L'aura la plus brillante était clairement celle d'Anderson ; elle était reconnaissable par sa taille seule. Elle était parsemée des bandes de colère les plus vibrantes que Thorne avait jamais vues dans une aura, si puissantes qu'iel faillit faire un pas en arrière, même si la scène se déroulait entièrement dans son esprit.
Le second magicien avait une aura plus faible, même si elle était tout de même assez brillante — suffisamment pour que Thorne puisse le classer comme mage de bataille, même s'il était moins puissant. L'aura était frappée par de profonds gouffres de douleur, recouverts par le givre glacial de la détermination. Qui que ce fut, il avait lancé l'une des œuvres les plus complexes que Thorne avait jamais vue tout en subissant un stress extraordinaire. Iel ne put s'empêcher de ressentir une certaine forme d'admiration pour le magicien inconnu qui avait tenu tête à Anderson.
La troisième aura appartenait à Sasha Merlo.
"Robin !"
Thorne ouvrit les yeux, dissipant la visualisation de Crowe. Spencer le·a regardait avec inquiétude.
"Tu vas bien ? Tu étais totalement ailleurs."
Iel hocha la tête et grimaça légèrement, le mouvement aggravant son mal de tête. "Ouais. Ouais. Je faisais juste quelques calculs magiques."
"Tu as trouvé quelque chose ?"
Thorne regarda l'endroit où Merlo s'était tenue.
Iel secoua la tête. "Non. Rien d'utile. Une autre impasse."
19 novembre 2018
À l'extérieur du Site-64, Oregon
L'Agente Sasha Merlo aurait vraiment dû faire plus attention. L'emplacement du Site-64 était classifié, mais cela ne voulait pas dire qu'il n'était pas connu de ses ennemis — personnels comme professionnels. Anderson lui-même avait déjà pénétré dans le Site autrefois — même s'il aurait bien plus de mal à le refaire, puisqu'il était à l'intérieur de l'une de ses cellules. La défaite et la capture de son némésis, après toutes ces années, l'avait rendue trop confiante. Ainsi, pour la première — et la dernière — fois depuis des années, Sasha Merlo marcha sur le chemin forestier reliant l'entrée cachée du Site et le parking sans regarder derrière son épaule.
Naturellement, ce fut la nuit où quelqu'un décida de lui tendre une embuscade.
Merlo était peut-être à cent mètres de sa voiture, pile au milieu de la zone non-couverte tant par les caméras de sécurité du Site que celles du parking, lorsque la silhouette sortit des ténèbres devant elle.
"Sasha. Nous devons parler."
La main de Merlo était déjà tombée au niveau de son arme de poing, et elle était en train de la saisir lorsqu'elle reconnut la voix. Rangeant son arme d'une manière aussi nonchalante que possible, elle avança davantage afin d'observer l'agent·e fédéral·e.
"Thorne ? Que fais-tu ici ?"
Thorne la regarda, le visage impassible. "Dis-moi au moins que vous l'avez eu."
"Quoi ?"
"Anderson. Ou tu veux essayer de me raconter des conneries sur la raison pour laquelle il s'est battu en duel avec Daniel Navarro à l'Académie Tristan ?"
Le cerveau de Merlo tournait à pleine vitesse. Avaient-ils raté une pièce à conviction dans leur précipitation à évacuer les lieux avec leur prise ? Si l'U2I apprenait qu'ils avaient violé le Mandat Hoover d'une manière aussi flagrante, impossible de savoir comment le gouvernement étasunien allait réagir — un déploiement de l'EMOO pouvait très bien être en train de frapper le Site-64 en ce moment-même, emportant Anderson et arrêtant les cadres du personnel.
"Qui d'autre sait ?"
La main de Thorne plongea dans sa veste de costume pour y retrouver son arme, et les charmes défensifs sur ses poignets commencèrent à luire faiblement. "N'y pense même pas."
Elle recula d'un pas. "Quoi— bordel, Thorne, ce n'est pas— C'est moi. Je ne vais pas essayer de te liquider. De toute façon, je n'ai personne pour m'aider à enterrer le corps." Elle rit, d'un rire nerveux et sans enthousiasme, mais le·a magicien·ne fédéral·e n'esquissa pas un sourire à sa tentative de légèreté.
"Dis-moi juste que vous l'avez eu," dit Thorne. Sa main n'avait pas quitté sa veste.
Merlo hocha la tête, son inconfort s'aggravant. "On l'a eu."
"À quel prix ?"
"Un prix trop élevé. On a perdu de nombreuses personnes. Navarro a perdu une main. Shaw ne marchera plus." Elle soupira et baissa les yeux. "Ne me demande pas si ça valait le coup."
Thorne secouait déjà la tête. "Cela t'a coûté davantage, Merlo. On l'avait — J'avais le mandat d'arrestation dans les mains. On l'a raté de quelques heures — des heures que nous n'aurions pas perdues si toi et Holman ne nous aviez pas faits courir dans tous les sens. Avec son arrestation, nous aurions pu fermer toute son entreprise. À la place, le conseil d'administration a repris la main, nous n'avons pas assez pour les inculper, et nous voilà revenus à la case départ. En plus d'un paquet de meurtres et d'incendies qui auraient probablement pu être évités."
Iel recula d'un pas et leva ses bras, faisant un geste en direction du monde autour de lui. Lorsqu'iel parla de nouveau, sa voix était emplie d'un véritable venin. "Mais bon, au moins vous l'avez eu. La géniale Sasha Merlo a finalement attrapé sa baleine blanche, toute seule comme une grande, et c'est tout ce qui compte, hein ?"
Merlo tressaillit, abasourdie par la colère de Thorne. D'ellui, le reproche ressemblait à un gifle. "Mais bordel, c'est quoi ton problème ?"
"Toi !" Thorne la désigna directement du doigt et s'avança jusqu'à ce que celui-ci ne soit qu'à quelques centimètres du visage de Merlo.
"Tu m'as menti, tu m'as manipulé. Tu as invoqué le nom de ma mère décédée pour me persuader de t'aider dans ta vendetta personnelle ! Spencer m'avait averti de ne pas te faire confiance, mais j'ai continué à me mouiller pour toi, à essayer de te défendre. J'ai violé la loi. J'ai menti à mon partenaire. J'ai sauté d'un putain d'immeuble pour toi ! Et puis tu as agi dans mon dos, juste pour parvenir à une victoire à la Pyrrhus."
"Je n'ai pas— ce n'était pas—"
"Ça valait le coup ?"
"Thorne—"
"Est-ce que ça valait le coup, Sasha ?"
"Je ne sais pas." Elle prit une respiration, et lorsqu'elle parla de nouveau, sa voix était trempée dans l'acier. "Mais je sais que Vincent Anderson est l'un des hommes les plus dangereux de la planète, qu'il est un génie sociopathe qui se fiche des lois des hommes et de la nature et qu'il ne peut être autorisé à être libre. Pour l'amour de Dieu, il a tenté de prendre le contrôle du gouvernement étasunien avec des robots !"
Elle fit un pas en avant, arrivant pied à pied avec l'agent·e fédéral·e. "Alors arrête avec ces conneries moralisatrices, tu es trop intelligent pour ça. Tu sais qu'il devait être arrêté, peu importe la manière, sinon tu ne m'aurais pas aidée auparavant. Je suis désolée d'avoir interféré avec votre opération, mais ton Unité a passé une bonne partie de la dernière décennie à me faire la même chose — tu peux franchement m'affirmer que tu n'aurais pas fait ce que j'ai fait si tu avais été à ma place ?"
Elle regarda Thorne avec un air qui le·a mettait au défi de la contredire.
Thorne soutint son regard. "Bien. Je pense que nous en avons fini, alors."
"Je suppose."
Thorne se retourna, fixant l'obscurité de la forêt qui les entourait. "Je dirai à Spencer que vous avez capturé Anderson alors qu'il tentait de fuir Trois Portlands, après une bataille avec Albert Frostman pour le contrôle de l'entreprise. Cela nous permettra de conclure l'affaire."
"Merci."
Thorne secoua la tête. "Je ne le fais pas pour toi. Après ça, c'est fini — Je ne te couvre plus. Si nous t'attrapons alors que tu opères à Trois Portlands, je t'arrêterais moi-même."
"Ça n'arrivera pas."
Iel jeta un coup d’œil à Merlo. "C'est une promesse ?"
Elle ouvrit la bouche pour répondre, puis secoua la tête. "J'aimerais pouvoir dire que je suis désolée."
"Ouais. Moi aussi." Thorne sortit du sentier, puis s'arrêta. Sans regarder derrière lui, il lança un dernier au revoir.
"À la revoyure, Skipper."
Puis Sasha Merlo se retrouva seule.
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