Faire mieux

Ses cauchemars prirent une tournure étonnante. Les premières nuits, elle se retrouvait dans des environnements et des situations affreuses, doux euphémismes pour ces sinistres songes. Elle se trouvait attaquée par de terribles créatures, monstres informes aux dents acérées et aux oreilles poilues. Et même parfois par des maisons : des fenêtres sans vie manquaient de l’aspirer à chaque tournant, tandis que les murs s’écroulaient sur elle, emplissant ses poumons de poussière de gravats. Une fois, les voitures absentes des rues de l’étrange espace décidèrent de la poursuivre.

Mais Camille n’en resta pas pour autant désarmée très longtemps. Après quelques jours, elle commença à s’y habituer, puis s’y préparer. Et dans ses rêves, elle se mit à contre-attaquer. À piéger les créatures, à se battre. Comme ça, si les monstres de ses cauchemars existaient vraiment dans l’étrange espace à explorer, elle saurait se défendre.

Décidément, cette escapade nocturne l’avait marquée.

Elle voulut trouver des armes spéciales, comme contre les vampires. Mais Camille se doutait que de simples gousses d'ail seraient sans effets contre ces créatures abominables et ces maisons agressives. Il lui fallait quelque chose de plus sérieux. De plus gros aussi.

Alors Camille attendit que son frère sorte de la maison. Que toute la famille sorte en fait, pour la balade du dimanche, celle censée apaiser les tensions et ressouder le foyer. Un simple “J’ai pas envie”, et la maison serait à elle pour une bonne heure. Aucune suspicion de leur part n’était à craindre : quand la “tête de pioche”, comme elle était surnommée, en avait décidé ainsi, alors il n’y avait rien à redire.

Une fois dans la chambre de l’aîné, elle trouva quelques petits pétards et des claque-doigts, mais ces petits jouets, quoique fort amusants, ne suffiraient pas. Camille cherchait avant tout ce que son frère cachait aux parents. Le fameux “bison”. Il avait eu un mal de chien à le ramener à le ramener à la maison, pour sûr qu’il lui en voudrait s’il venait malencontreusement à disparaître. Mais lui n’allait pas explorer un endroit bizarre caché dans une ville.

Elle s’arrêta. Si elle en avait eu en sa possession lors de l’épisode de la forêt, qui remontait à deux ans déjà, peut-être qu’ils auraient pu mieux s’en sortir. Les Jacobusiers avaient vraiment été trop imprudents. Camille commençait à comprendre Héloïse et ses inquiétudes permanentes. Et peut-être pareil pour la bibliothèque ?

Non, là, il aurait mieux valu qu’elle ait un lance-flamme.

Poursuivant ses emplettes, Camille fourra le déodorant de son frère dans sa poche. Il y avait des briquets en bas, mais il valait mieux ne pas prendre trop de choses en une fois. Le “bison”, puis ce serait bon. L’enfant n’avait qu’une vague idée de la taille de l’explosion de ce type de pétard, mais est-ce qu’un seul suffirait ? En fouillant, elle trouva d’autres explosifs, légèrement plus petits, qui devraient faire l’affaire. Décidément, il faudrait qu’un jour elle s’intéresse aux activités extrascolaires de Sébastien.

« Euh…»

Son frère.

Crotte.

«Tu veux bien me rendre mes pétards ?
— J’en ai besoin, lâcha Camille sans réfléchir.
— Pour quoi ?
— Un truc avec les copains.»

Camille baissa les yeux. Les sourcils froncés et le nez renfrogné de son frère l’effrayaient.

«Tu as vraiment besoin de tout ça ? insista-t-il.
— Oui. Je suis pas sûre, mais on sait jamais.
— Tu vas dans une zone de guerre ou quoi ? ironisa-t-il.
— Peut-être.»

Sébastien ne rit pas : c’est à peine s’il haussa les épaules.

« À quoi tu pensais ?
— À ajouter des trucs autour .»

Le regard jusque-là dubitatif de l’aîné brilla devant la sincérité de sa sœur. Il devait juste s’assurer d’une chose.

« Des éclats ? Tu veux tuer quelqu’un ?
— C'est pas pour m’en servir sur quelqu’un ! Plus… sur quelque chose, précisa-t-elle, évasive.
— Tu es chasseuse de monstres maintenant ?
— Je prépare l’examen, répondit-elle en lui tirant la langue. »

Sébastien sourit. La tentative de vol s’effaça bien vite devant une complicité naissante encore inédite. La connaissant et vu ses réponses, sa sœur était dénuée de mauvaises intentions.

« Chaque monstre possède une faiblesse. Tous. Même ceux qui n’en ont pas l’air. Une idée de celle de ton ennemi ?
— Non, répondit Camille, mais quelque chose de solide.
— Ouais, donc une bonne vieille grenade artisanale ?
— Plusieurs, même. »

Le grand frère s’accroupit à hauteur du lit et tira une mystérieuse boîte qui avait échappé à la fouille de Camille.

« Bon, j’ai promis que le goûter serait prêt lorsque le reste de la tribu arrivera, il nous reste donc un gros quart d’heure. Tu sais comment faire pour t’en servir et t’en protéger ?
— Euh bah j’en ai pas, donc…
— Je vais te chercher ça.»

Le bricolage prit à peine quelques minutes, et malgré son attention vacante, Camille n’eut même pas le temps de s’ennuyer : quel plaisir d’observer son frère à l’œuvre, sans qu’une dispute ne vienne l’interrompre. À rajouter tel ingrédient ici, telle poudre là, tout en bénéficiant d’explications hasardeuses et pas forcément claires. La petite fille ne retint qu’une seule chose de cet atelier bricolage improvisé : Sébastien avait une passion, et il lui était possible de la partager sans crier.

« Comment t’as appris à faire ça ?
— T’occupe. »

Après s’être assuré que les objets ne lui exploseraient pas entre les mains, Sébastien les lui tendit fièrement, tout en lui donnant des dernières recommandations. Camille le remercia avec enthousiasme avant de filer dans sa chambre pour préparer son sac à dos. Alors qu’elle plaçait délicatement ses nouveaux explosifs, un briquet ainsi que quelques bouts de ficelle, elle repensa à cette étrange scène avec émotion : aucune dispute, aucune porte qui claque, aucune menace. Juste un moment de paix, avec son frère. Quelque chose de calme, enfin, dans cette maison.

Les grenades improvisées étaient-elles au final la solution ? Probablement pas. Mais Camille se dit que peut-être, elle souhaiterait réitérer cette expérience paisible.

Mais bon, pour l’instant, il y avait possiblement des monstres à exploser. Ou peut-être même des maisons. Dans ce cas-là, les grenades leur permettraient au moins de faire diversion.

Quelle belle invention tout de même, les grenades.


Appeler quelqu’un sans que ses parents n’écoutent la conversation était une des choses que l’on pouvait qualifier de presque impossible dans la maison. Ce qui entravait grandement son projet. Il ne lui restait déjà que trois jours avant leur expédition et elle n’avait pas eu l’occasion de prévenir monsieur Bouyran. Il avait l’habitude de tout ça, peut-être qu’il pourrait les aider, voire venir avec eux ? Mais il fallait qu’elle parvienne à le joindre. Parce que ce ne serait certainement pas un des autres qui y penserait.

Quand ils avaient annoncé partir faire les courses et qu’ils l’avaient laissée tranquille, Héloïse avait soufflé de soulagement, attendu quelques minutes, pris le téléphone, puis s’était postée près de la fenêtre afin de surveiller un éventuel retour de la voiture, et enfin composé le numéro.

« Allô ?
— Monsieur Bouyran ? C’est Héloïse.
— Ah ! s’exclama-t-il de manière bien plus cordiale. Comment vas-t…
— Vous êtes au courant pour la ville dans la ville à…
— Ouhla, doucement, la tempéra-t-il. Oui, je suis au courant. Mais pourquoi ça t’intéresse ? Vous y êtes allés ?
— Parce que… on va s’y rendre avec les autres, bientôt.
— Oh. »

Le professeur resta silencieux quelques instants. Héloïse n’attendit pas sa réponse :

« Et je veux savoir quelles précautions prendre. Parce que sinon les autres vont encore pas m’écouter.
— Je vois, dit M. Bouyran, un sourire dans la voix. Ils ne veulent vraiment prendre aucune précaution ?
— Si, ils ont proposé un système avec des talkies-walkies.
— Pourquoi ce système ?
— Bah si le passage se ferme. »

Elle entendit un pouffement étouffé à l’autre bout du fil.

« C’est une bonne idée. Et la nourriture ?
— Je crois qu’on en avait parlé. Si jamais ça tourne mal, on risque d’y rester coincés longtemps ? »

À nouveau, le professeur resta silencieux quelques instants. Il venait de saisir le degré de leur entêtement : à moins de les punir injustement, il n’y avait plus moyen de leur faire machine arrière. Il redevint donc très vite sérieux :

« Restez très calme dans les rues, et attentifs aux bruits. D’ailleurs, si vous voyez d’autres personnes, fuyez.
— D’accord ! dit la fillette, soulagée de ce bon sens. Et s’ils me demandent “pourquoi” ?
— Dis-leur que rencontrer quelqu’un dans un lieux paranormal est rarement une bonne chose. Surtout que, si ces individus se révèlent mal intentionnés, vous n’aurez pas vraiment l’occasion de vous en approcher.
— Il y a beaucoup de gens comme ça dedans ?
— Normalement non, mais aucun risque n’est nul. »

Elle déglutit. Maintenant, il y avait une insidieuse possibilité de croiser des personnes dangereuses, voire des monstres, que monsieur Bouyran ne mentionnait pas pour ne pas l’effrayer. Même si Héloïse ne doutait habituellement pas de l’honnêteté de son professeur, ses trop longs silences dans cette conversation commençaient à l’inquiéter.

« Et ils courent vite, les monstres ? insista-t-elle.
— Des… mais non, il n’y a pas de monstres ! des personnes !
— Ouais, vous êtes sûr ?
— Certain. »

Ce qui n’était pas forcément mieux, après réflexions. Pour sûr, la terrible forêt s’était montrée bien plus cruelle que Thérèse la grand-mère de Mathilde. Mais il existait des personnes encore plus méchantes que ces quelques brindilles. Entretenir des illusions n’était que rarement une bonne idée, mais ces enfants n’avaient probablement encore jamais été confrontés à l’horreur de l’humain. Fallait-il encore tenter de les en préserver ? Ils étaient grands après tout.

« Vous pourriez aussi faire en sorte de toujours rester en contact, mais il vaut mieux que vous ne vous sépariez pas du tout, continua-t-il.
— Qu’est-ce qu’on risque sinon ?
— L’important n’est pas de risquer quelque chose mais de ne pas faire des choses inutiles pouvant occasionner des risques. »

Il entendit un soupir, un choc, puis une très grande inspiration.

« Monsieur, vous savez vraiment pas comment pensent les enfants, rouspéta Héloïse.
— Éclair-
— Si je leur explique les choses raisonnablement, ils en tiendront compte d’abord pour progressivement l’oublier ou trouver des justifications qu’ils penseront raisonnables pour transgresser. Si j’ajoute une menace fictive, ils s’y tiendront plus longtemps puis ils défieront son existence et finiront par être encore plus intrépides que si je leur avais expliqué les choses raisonnablement. Le seul moyen de les maintenir dans le droit chemin, c’est de leur opposer une vraie menace, un vrai danger.
— Mais s’il n’y en a pas ? répondit-il en souriant. »

La voix de la petite fille s’étrangla de stupeur.

« C’est une dimension étrangère dans notre réalité, une incursion d’un monde dans un autre, il y a forcément un danger !
— Alors il faut juste ne rien casser dedans et tout devrait bien se passer. »

Quelques gargouillis étranglés lui parvinrent tandis qu’il souriait avec patience. Héloïse avait toujours été celle lui paraissant la plus sage, mais il comprenait bien que cette sagesse était avant tout due à une grande anxiété. Pas étonnant quand on regardait sa famille. Ceci dit, il commençait à s’inquiéter. Elle avait besoin d’aide, c’était évident, mais il n’était sûrement pas la bonne personne pour la lui apporter.

«Ta prudence est peut-être un peu exagérée, Héloïse. Ne t’insurge pas, je sais qu’il faut toujours être préparée au pire du pire. Mais tu dois continuer d’en parler à tes amis et le compromis entre ta prudence et leur imprudence sera généralement dans la zone de la réalité de ce qui peut advenir. Je sais que tu continueras à t’inquiéter plus que raison, et c’est là que tu dois apprendre à lâcher prise.»

Elle le remercia d’une voix sans âme et raccrocha. Ce professeur était pour elle complètement fou. Ils étaient tous fous. La réalité se faisait transgresser à chaque coin de rue et on ne devrait pas s’en inquiéter ? L’humanité avait pris des siècles pour réduire au minimum les menaces normales. Et là, il fallait opérer la même réduction sur l’anormal et ça prendrait aussi beaucoup de temps. Peut-être que le professeur en savait assez pour ne pas s’en faire, mais l’observation devait rester maîtresse, et l’expérience du réel d’un adulte qui faisait de la magie était sûrement biaisée, bien éloignée de la sienne.

Le soir venu, la fatigue eut partiellement raison de ses peurs. Et si elle fit quelques cauchemars impliquant des câbles surgissant du béton, elle semblait toujours s’en sortir.


Dès que les cours sur ordinateur étaient terminés, il descendait dans le jardin. Il se levait pour aller jouer et utilisait beaucoup d’attestations pour aller promener Gilles. Il aurait voulu l’emmener pour le week-end, pour qu’il puisse explorer avec eux cette dimension. Il ne savait pas à quoi il pensait, mais il avait déjà été déçu que Gilles ne rencontre pas le fé. Il avait vécu des aventures sans lui alors qu’il était aussi un de ses précieux compagnons. Il n’avait pas été un bon maître. Peut-être qu’en le glissant dans le coffre…

Archibald soupira. Cela ne marcherait pas, son père aurait juste à le ramener. Et, quand bien même, s’il y parvenait, Thérèse n’aurait pas de quoi nourrir le chien et ramasser ses déjections.

Perdu dans ses pensées, il était arrivé près de la rivière. Revoir le rocher habité le fit sourire et le chien aboya joyeusement. Les jeux ici avaient été très amusants pour lui aussi, et il courut sur la rive, sur les pierres. Archibald lui jeta une balle qu’il alla chercher avec une grande célérité. Puis il varia les gestes, comme un lanceur de baseball. Tirs en cloches, balles lentes, feintes, le chien était toujours en alerte mais se faisait parfois piéger, toujours heureux.

Lancer.

Archibald regardait le chien courir en souriant. Il adorait ces moments. Le golden retriever jappa, avide d’une autre balle. Mais quelque chose embêtait le garçon. Quelque chose d’étrange. Une soudaine réalisation. Depuis quand faisait-il autant d’efforts pour amuser le chien ? Avant, ne faisait-il pas que s’amuser avec Gilles tout simplement ?

Lancer.

Il avait l’air plus petit. C’était toujours un gros chien étant donné sa race, évidemment, mais il semblait moins imposant. Moins massif dans le regard du jeune garçon. Il observait son compagnon avec bienveillance alors que celui-ci l’avait tant aidé. Il avait toujours été là, il l’avait protégé des autres chiens, et lui avait sauvé la mise à de nombreuses reprises. Quand est-ce qu’il avait cessé d’être ce protecteur pour lui ? Quand est-ce que ce chien était devenu son protégé ? Il sentit une étrange prise dans sa poitrine et des larmes qui hésitaient à monter.

Il avait grandi.

Maintenant, il ne faisait plus abstraction du fait que le canidé n’était qu’un animal à l’intelligence limitée. Il ne voyait plus le monde comme un immense terrain de jeu. Du moins, plus de la même façon qu’avant. Il savait qu’il s’occupait du chien et pas l’inverse, même si une part de lui voulait se battre contre cette perception. Il voulait crier et retourner en arrière quand le gentil géant était tout ce qu’il lui fallait pour se sentir en sécurité.

Puis il le remarqua. Il n’avait plus emmené Gilles avec eux non pas seulement parce qu’il ne pouvait pas, mais aussi parce qu’il n’y avait pas pensé. Et c’était une grande révélation. Il n’y avait plus pensé parce qu’il avait grandi sans y faire attention. Et maintenant, il était trop tard pour tout réparer dans son rapport à son compagnon. Peut-être qu’il existait des moyens de donner quelques pouvoirs à l’animal, de lui donner à nouveau l’importance qu’il avait eue dans leurs aventures…

Ce n'était pas une bonne idée.

Il n’avait pas relancé la balle et le chien le regardait avec impatience. Archibald lui caressa doucement la tête et s’en voulut de ce geste condescendant. Gilles n’était pas un enfant, il avait été son gardien. Pourquoi ?!

Pourquoi n’arrivait-il plus à le voir ainsi ?

En passant sa main sur son museau, il sentit la chaleur humide de sa langue et cela le fit sourire. Il comprenait maintenant. Gilles n’était plus ce compagnon rassurant qui veillait sur lui et ses aventures, mais plutôt un ami. Et un ami qui avait dû se sentir bien seul.


Le chemin dans la forêt était devenu un automatisme. Elle ne se trompait plus entre les bouleaux et le petit chêne. Une fois dans l’autre forêt, elle savait aussi comment retrouver son ami. Elle avait aperçu les autres créatures, bien sûr, mais elle ne s’en était pas approchée. C’était déjà une grande intrusion et l'amitié qui la liait au fé était sa seule justification suffisamment solide pour transgresser l’interdit du professeur.

Elle arriva près de la petite mare et reconnut la silhouette gracieuse du fé. Il voletait et jouait avec des bulles d’eau entre lesquelles sautaient des batraciens. Quelques crapauds s’étaient laissés couler dans ces orbes, leur donnant des airs de grosses billes.

Il l’aperçut et lui fit un signe de la tête, en faisant clignoter ses yeux. Mathilde s’assit près du bord en regardant avec fascination les manipulations alchimiques qu’opérait son ami. Elle n’avait toujours aucune idée de comment il s’y prenait. Et, naturellement, elle lui avait déjà demandé comme il faisait, mais leur communication limitée n’avaient pas permis à la créature de livrer ses secrets. Il comprenait à peine son langage et elle avait eu bien du mal à trouver des signes clairs à faire avec les mains pour qu’il puisse exprimer les bases nécessaires à l’apprentissage. Maintenant, Mathilde supposait qu’il comprenait à peu près ce qu’elle lui racontait. Du moins, quand elle l’interrogeait, il arrivait à montrer qu’il suivait.

Il s’approcha d’elle et une feuille de nénuphar vint se poser sur le sol pour lui permettre de s’asseoir. Le fé secoua ses longs cheveux et fixa son regard sur la fillette avant de la désigner des deux mains en inclinant la tête à droite. «Ça va ?»

«Bof, on va aller explorer une nouvelle dimension bizarre en ville, tu la connais ?»

Elle capta dans le regard de son ami l’hésitation. Peut-être qu’elle devrait parler plus lentement. Il finit par secouer la tête en signe de négation.

«Tu m’as comprise ?»

Il haussa les épaules et elle lui sourit. Il était habitué à cette formule et elle avait passé beaucoup de temps à mimer et faire le pitre afin d’être sûre qu’il l’utilise correctement, et honnêtement surtout.

«Et j’ai un peu peur, reprit-elle. On n’a pas eu de gros problèmes depuis… la forêt.»

Le fé se désigna en penchant sa tête en avant.

«Non ! Pas toi ! La forêt qui a essayé de nous tuer. C’était y a un moment. Mais c’est que j’ai pas envie d’avoir mal comme cette fois, et puisqu’on se prépare, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup plus de dangers, alors qu’en vrai on sait pas du tout.

Le fé avait eu du mal avec le concept de danger, et il était toujours dans le flou quant à sa portée réelle. Dans le doute, il acquiesça.

«J’aimerais bien avoir un moyen d’être toujours en sécurité.»

Ce qui se passa dans la tête du fé, enfin, ce qu’il comprit, cela relève de processus étranges et de lacunes importantes. Il n’apprenait la langue que depuis quelques mois et la pratiquer n’était pas facile sans organe phonateur. Mais il comprit quelque chose, et il alla chercher une pierre. Mathilde la reçut avec un air intrigué, puis pensa qu’il s’agissait d’un objet magique.

«Elle va me protéger ?»

Le fé se contenta de hausser les épaules, et la petite fille dû faire un choix : croire que cet artefact la protégerait ou se rendre à l’évidence que la communication avait certainement été parasitée.

Elle plaça la pierre dans son sac, sans remarquer la petite ombre qui l’observait à la surface du caillou. Elle n’avait pas tout compris, mais cette pierre allait la protéger, elle en était un peu persuadée.

Le fé, lui, s’était souvenu qu’un des habitants d’Hen’lyt-vo’n lui avait dit vouloir voyager avec ces enfants, après qu’il leur ait raconté sa rencontre avec Mathilde. Il était content que sa nouvelle amie soit si bien intégrée dans son monde à lui !


Comme la dernière fois, ils passèrent une bonne journée, cette fois en jardinant avant d’aller cuisiner. Thérèse était toujours très enjouée et ravie de les voir.

“Alors, qu’est-ce qui vous a donné envie de revenir me voir ? Pas la nourriture, j’espère !”

Ils rirent avec elle. C’est vrai qu’être ici sans les parents avait quelque chose de reposant. Et qu’ils se sentaient à l’aise avec cette sympathique grand-mère. Ils pouvaient voir la complicité entre elle et sa petite fille, bien que Mathilde en parlât peu.

Ils eurent bien du mal à parler juste entre eux durant la journée. Puis, vers vingt-et-une heure, comme la dernière fois, ce fut l’heure d’aller dans la chambre. Le film du soir était Shrek. Ils dirent bonne nuit à la grand-mère et attendirent. Vingt minutes après que la porte de la chambre se soit fermée, ils commencèrent à s’organiser, à grands renforts de chuchotements.

“Okay, les cordes ? demanda Héloïse.”

Mathilde sortit de son sac des ficelles de cuisine puis de solides cordes d’escalade avec les mousquetons. Héloïse acquiesça et cocha.

“Les lampes et les piles ?”

Archibald sortit de son sac deux lampes frontales et une lampe torche. Mathilde et les autres déposèrent leurs lampes à dynamos. Chacun avait aussi ramené ses piles.

“Les gourdes ?”

Remplies, d’eau pour la plupart. Camille leur tira la langue afin de conserver son sirop de grenadine.

“Les gâteaux ?”

Un gros paquet de madeleines pour Camille et un paquet de Princes pour Mathilde. Héloïse fit la moue. Elle s’était doutée que ça ne serait pas facile de dérober des provisions, mais avec ça, ils ne tiendraient pas longtemps en cas de problème.

“Et vous avez pris des chaussures pour marcher ?
— Oui, répondirent-ils.
— Parfait, quelqu’un a quelque chose à rajouter ?
— Oui, dit Mathilde en lui tendant les talkie-walkies.”

Archibald s’empressa de sortir le petit baladeur MP3 donné par ses parents ainsi que les câbles audio nécessaires.

“Bien, on va répartir ça dans les sacs, puis on y va. Oubliez pas de prendre vos pulls, leur dit Héloïse.”

Aucun rappel quant à leurs carnets : il était inenvisageable que l’un d’eux l’ait oublié.

Ils se préparèrent précautionneusement, puis ouvrirent doucement la fenêtre et, toujours aussi furtivement, quittèrent la maison.

En chemin, Mathilde se pencha vers Camille.

“T’as encore de la terre sur les bras !
— Ah, t’inquiète.
— Mais je m’inquiétais pas ?
— Oh…”

Avec un air penaud, Camille tritura les lanières de son sac et fit mine de s’essuyer les bras avant d’ajuster ses manches.

Ils suivirent le chemin de leur dernière excursion et retrouvèrent, à l’endroit exact, la frontière. Cette fois, ils purent la contempler, se rendre compte que rien ne semblait séparer leur monde de l’autre, même s’il était bien différent. Comme s’il s’agissait simplement d’un prolongement de leur réalité. Ils trouvèrent un recoin, près d’un arbre entre deux maisons, où poser leur système de télécommunication.

“Okay, un ! commença Archibald.
— On reste toujours ensemble, deux ! répondit Mathilde.
— On reste loin de ce qui bouge, trois ! renchérit Camille.
— On reste pas plus de deux heures, quatre ! enchaîna Héloïse.
— On garde toujours un plan, cinq ! reprit le petit garçon.
— On ne met pas notre vie en danger ! achevèrent-ils en chœur.”

Et ils franchirent la frontière.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License