Face à la ville

C’était l’heure pour la cuisine : les enfants participaient joyeusement, menés à la baguette par une Thérèse soucieuse, s’appliquant à n’en laisser aucun sans occupation. Elle leur expliquait avec patience comment elle préparait ce plat en temps normal. D’ordinaire, ils auraient peut-être été peu intéressés par ce sujet, l’épluchage de légumes faisant bien pâle figure face à une bonne partie de cache-cache. Mais l’ennui dans lequel ils étaient plongés depuis quelques semaines les rendait plus réceptifs, si bien qu’un cours de cuisine les passionnait davantage qu’un énième après-midi à relire les fiches de cours envoyées par la maîtresse. Cela faisait maintenant trois semaines que le confinement avait commencé et qu’ils ne pouvaient presque plus rien faire. Ils n’étaient, pour la plupart, presque pas sortis. Ils avaient à peine pu s’appeler et Archibald était le seul à avoir un accès facile à l’ordinateur pour communiquer. Camille avait semblé dépérir.

Finalement, les parents, conscients des dégâts occasionnés par cette situation, avaient organisé cette petite excursion. La grand-mère de Mathilde étant assez proche, elle avait accepté d’être complice de cette transgression. Même si les parents d’Héloïse et de Camille s’étaient montrés quelque peu réticents, les premiers par respect des réglementations de l’État et les seconds par crainte d’une infection totale de leur foyer, ils avaient tout de même fini par céder. Après tout, les enfants étaient moins touchés. Et puis ils ne risquaient pas de croiser grand monde, dans la maison citadine.

Voilà comment les quatre amis s’étaient retrouvés ici, à préparer une poêlée de légumes et des entrecôtes marinées à la provençale.

Cette petite réunion ne devait durer qu’une journée et une nuit, pas plus puisque c’était seulement un essai. Mais les parents les avaient rassurés en leur disant que, si tout se passait bien, ils pourraient évidemment y retourner. Et puis Thérèse avait insisté elle-aussi, heureuse qu’elle était du retour de l’agitation dans sa grande maison vide.

Le repas, cuit à la perfection d’après l’hôte, fut rapidement englouti et la grand-mère en profita pour leur apprendre à jouer au nain jaune. Puis, après plusieurs parties et les sentant fatigués, elle les laissa avec un film dans la chambre d’amis du rez-de-chaussée.

« Pas de bêtises, et allez vous coucher après le film, d’accord ?
— Oui mamie.
— Oui madame.
— Très bien, bonne nuit les mioches !
— Bonne nuit, lui dirent-ils dans un chœur désorganisé. »

Et la maison se fit silencieuse. Pas complètement, puisqu’il restait les causeries de la télévision, mais silencieuse de vie. Dans le flottement, les enfants ne parlaient plus. Archibald regardait le film avec Camille, Mathilde fixait la fenêtre et Héloïse triturait une peluche. Ils ressentaient de nouveau, après cette journée chargée, la quiétude de l’ennui. Ce silence étrange n’était pas si effrayant, puisqu’il semblait respirer. Les bruissements des draps quand ils bougeaient légèrement, le bruit d’un ongle qui tapait sur la vitre, tout indiquait qu’ils étaient en vie, seulement, ils n’avaient pas envie d’émettre cette vie aux autres.

Et tout était calme, et ils se sentaient bien.

En regardant la rue, Mathilde se rendit compte qu'elle n'avait jamais exploré de ville la nuit. Elle s’enfuyait souvent de sa maison avec une lampe torche pour découvrir la forêt lorsque le soleil n’était plus là, mais elle n’avait jamais pratiqué de telles expéditions en environnement citadin. Il lui fallait y remédier. Elle scruta la rue et les lampadaires toujours allumés. C’était étrange, comme ambiance. Pourquoi fallait-il autant repousser les ténèbres ? Elle voulait vraiment aller se balader. Elle voulait se dégourdir les jambes. Et elle savait qu’elle pouvait le faire sans risque. Après tout, sa grand-mère ne viendrait pas vérifier qu’ils dormaient bien. Mais est-ce que les autres accepteraient de la suivre ?

« Eh, on va marcher ? proposa-t-elle. »

Les autres mirent quelques instants à réaliser ce qu’elle venait de dire. Et cette proposition continua à tourner dans leur tête. Ils savaient que Mathilde était une adepte de l’exploration nocturne et que ses parents n’étaient pas au courant. Mais eux, ils trouvaient cette activité dangereuse, d’autant plus en ville.

C’était bizarre d’ailleurs.

Qu’avait de si inquiétant la ville pour qu’on y chasse les ténèbres, sans pour autant s’y sentir en sécurité ?

« Mais on va se faire punir, protesta faiblement Archibald.
— Et il faut rester chez soi, sinon on va avoir le virus, ajouta Camille.
— Mais y a personne dehors à cette heure là, insista Mathilde, et puis on peut sortir par la fenêtre, mamie s’en rendra même pas compte ! »

La chambre d’amis se situait effectivement au rez-de-chaussée : ils pouvaient aller et venir sans problème. Ils hésitèrent un moment, ne sachant pas vraiment s’ils voulaient suivre la jeune fille blonde.

« Pourquoi tu tiens tant à aller dehors ? demanda finalement Héloïse.
— Parce que la ville a l’air jolie la nuit, et parce que j’ai jamais pu explorer une ville sans mes parents. Et parce que y a personne vu qu’ils restent tous chez eux. »

L’enthousiasme de la petite fille les gagna un peu. Ce paysage avait quelque chose d’effrayant mais aussi d’attrayant. Comme si le fait qu’il soit abandonné était un privilège. C’était peut-être ce qui leur paraissait si effrayant : l’absence de la foule dans les décors qu’elle avait bâtis. Un vide contre-nature. Une anomalie dans ce monde si immuable en apparence. Les enfants effleuraient à peine ces questions, tant en raison de leur âge que d’une préoccupation plus terre-à-terre : ils se rendaient bien compte qu’ils pourraient se faire gronder.

Mais cette absence de vie dans ces rues qu’ils arpentaient, habituelle à une telle heure mais se prolongeant exceptionnellement en journée, ce changement si curieux dans l’ordre des choses, ce vide urbain qu’ils pouvaient combler, acheva de les convaincre. La curiosité les poussa une fois de plus sur les voies de l’exploration, bien sûr raisonnée cette fois-ci.

Et si Héloïse était toujours un peu réticente, elle finit par céder elle-aussi : quelques promesses de prudence suffirent pour la décider. Ils allèrent donc, furtivement, chercher leurs chaussures en s’assurant qu’il n’y avait plus un bruit dans la maison. Enfin, une fois leurs petites vestes enfilées, ils ouvrirent doucement la fenêtre et sortirent dans la fraîcheur de la nuit.


Ils progressèrent parmi les rues, dans un étrange mélange d’obscurité et de lumières reflétées par les panneaux. Le silence les médusait. Pas un bruit dans la rue, si bien que lorsqu’une légère brise soufflait, ils entendaient les vieux papiers froissés voleter, tracts témoins de quelque campagne ; des vrombissements de voiture au loin, vaguement en direction de la départementale ; et, parfois, des éclats de voix provenant d’une maison ou d’une rue adjacente. Mais jamais ils n’apercevaient l’origine de ces échos, véritables esclandres dans cette coite aphonie. Ils écoutaient le silence et la vie sans pouvoir les observer.

En plus de tendre l’oreille, ils levaient les yeux : le ciel était d’un noir de tableau, comme celui de M. Bouyran. Ils pouvaient apercevoir quelques points lumineux, quelques étoiles blafardes et éparses, sortes de minuscules diamants perdus dans ces insondables abysses célestes. C’était beau. Mais la ville en cachait beaucoup d’autres, avec ses clinquants lampadaires et autres nitescents néons.

La froide et terne lumière leur dissimulait les merveilles révélées par les ténèbres.

La froide et terne lumière dévoilait ce qui cherchait à se cacher parmi les ténèbres. En l’occurrence, eux. Difficile de revêtir leur obscure camouflage quand chaque coin de rue était éclairé. Les enfants faisaient leur possible afin de conserver un semblant de discrétion.

Ils déambulaient paisiblement, devisant gaiement sur ce qu’ils avaient fait de leur semaine, notant leur trajet pour être sûrs de pouvoir rentrer, s’amusant à lire les noms sur les boîtes aux lettres.

Puis, alors qu’ils exploraient un des quartiers proches des centres commerciaux, des choses changèrent. Les lampadaires n’éclairaient plus de la même manière. Et, d’ailleurs, les maisons ne semblaient plus comme avant. Ils n’entendaient plus de bruits de voiture, ils ne sentaient plus la même légère brise. Elle était toujours là, mais différente, légèrement plus chaude. Et les poteaux n’étaient pas les mêmes non plus. Plus ils regardaient autour d’eux, moins ce qu’ils voyaient les rassurait. Que faisaient-ils ici ? Par où étaient-ils venus ?

« Euuuh… Hélo ?
— T’inquiète, j’ai bien tout noté. On peut retourner en arrière. »

Maintenant qu’elle y faisait attention, les rues avaient des drôles de noms, depuis quelques tournants. Ça ressemblait au texte des manuels de montage des meubles de sa chambre. Elle se souvenait avoir essayé de traduire, sans succès.

En revenant sur leurs pas, ils retrouvèrent les autres lampadaires, la lumière, légèrement plus blanche, le ciel peu étoilé dont les lueurs semblaient aspirées par l’éclairage public. Ils se retournèrent une fois de plus et aperçurent la frontière. Une étrange démarcation, comme si, soudainement, les urbanistes avaient décidé de créer une toute autre ville. La route n’avait pas tout à fait la même couleur, ni la même texture, ni la même taille.

Ils observèrent les environs. Ils constatèrent avec stupeur que les longues rues qu’ils avaient arpentées dans cette autre ville n’avaient pas d’existence ici : les cartes d’Héloïse ne laissaient aucune place aux trottoirs et carrefours parcourus. En revenant face au passage, les enfants ne pouvaient pas s’empêcher de repenser à la bibliothèque cachée. Cette fois, il fallait qu’ils soient prudents. Beaucoup plus prudents.

« Non, dit fermement Héloïse, on n’y va pas maintenant. »

« Et dans l’idéal pas du tout » pensa-t-elle.

« Elle a raison, approuva Archibald. On était dedans et il s’est rien passé, mais on n’est pas préparés si jamais il se passe quelque chose. Il faut qu’on ait un moyen de savoir si c’est toujours ouvert, il faut qu’on ait de quoi survivre dedans, il faut qu’on puisse comparer l’écoulement du temps aussi.
— Pour quoi faire ? demanda Mathilde face à la surprenante intuition de son ami.
— Euh, j’ai vu ça dans un film : peut-être que le temps va pas à la même vitesse de l’autre côté. Comme si ici on passait dix minutes à rien faire alors que là-bas ça fait que deux minutes.
— C’était quel film ? demanda innocemment Camille.
— Ça, on pourra le voir en rentrant grâce à ta montre, remarqua Héloïse.
— Ah oui, t’as raison. »

En rentrant à la maison de Thérèse, ils discutèrent de tout ce qu’il leur fallait pour mener à bien leur future expédition.

« Il faudrait qu’on ait des talkie-walkies, dit Archibald.
— Pour quoi faire ?
— Pour en mettre un devant avec une musique et pouvoir vérifier à tout instant que c’est encore ouvert, puisque si ça l’est plus on arrêtera d’entendre la musique.
— Mais si ça se ferme, ça voudra dire qu’on est foutus, s’inquiéta Héloïse.
— Non, enfin si, mais le savoir nous aidera à trouver une solution plus vite.
— On pourrait y envoyer Gilles, proposa Mathilde.
— Gilles, c’est pas un cobaye, répondit froidement Archibald. Et puis papa ne veut pas qu’il aille chez Thérèse. »

Mathilde haussa les épaules.

« Si ça se trouve, ça se ferme juste en journée, suggéra Camille.
— Euh, pourquoi tu dis ça ?
— Parce que sinon plein de gens l’auraient déjà vu.
— Peut-être que c’est le cas.
— Ou que c’est apparu avec le confinement ? supposa Camille.
— Tu veux dire qu’il faut aucun humain pour le faire apparaître ?
— Ouais, acquiesça Camille.
— Ça serait bizarre que ça reste alors qu’on est là. »

Ne trouvant pas d’hypothèse satisfaisante, les enfants continuèrent d’y réfléchir, sans plus de succès. Finalement, ils rentrèrent dans la chambre, refermèrent la fenêtre et rangèrent discrètement les chaussures. Puis, à la lumière de la lampe de chevet, ils notèrent ce qu’il leur faudrait.

Archibald regarda sa montre et le réveil de la chambre et constata qu’il n’y avait aucun décalage. Il le nota et en informa ses amis. Puis ils se couchèrent, épuisés mais impatients. La soirée avait été longue, mais la prochaine qu’ils passeraient ensemble promettait d’être passionnante.

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