Efforts Exaspérés

Jakeob Aldon lançait des regards noirs à Felix Cori, et Félix lui imbutait. Imbutait est désormais un mot, l'imparfait de imbuter, qui est aussi un verbe désormais. Il signifie "être dans un état de mériter un bon coup de poing dans ta sale gueule imbue d'elle-même." Mais Aldon ne céda pas à la tentation, parce qu'elle savait que Félix était le ticket vers son nouveau corps.

"Ouais, je crois que j'ai trouvé comme faire," dit-elle sans la moindre trace de fiel.

"Roh, pas besoin d'être si hostile," dit-il sans vraie raison.

Un soupir grommelé s'échappa d'Aldon et s'étira en un long grognement. Elle massa ses tempes et étudia l'énorme disque qui attendait sa future charge. C'était juste une statue, se dit-elle. Pas besoin d'en faire tout un plat. Rentrer, faire le truc, sortir. Gars, truc, fille. Fastoche.

"Explique-moi… exactement ce que tu veux que je fasse," dit-elle à Felix.

"Il faut que tu nous fasses une statue d'une personne, c'est tout," assura-t-il. Le taux d'imbuement baissa, et pendant un instant Aldon revit l'idiot impressionnable avec lequel elle s'était liée d'amitié des années auparavant. "Rien d'anartistique, justement : tout ce qui est ici est normal."

Aldon se tourna vers les fenêtres.

"Bon OK, pas tout. Presque tout." Felix pesa ses mots quelques instants avant de secouer la tête. "Bref, on ne te demande pas de faire une vraie déité ou quoi que ce soit du style. Juste un type de… je sais pas, deux mètres cinquante ? Soixante ?"

"Et qui ne soit pas magique," dit-elle.

"Pas magique, oui."

Elle le dévisagea, circonspecte. "Et ça ne fera de mal à personne ?"

Il sourit et secoua la tête, aucunement déconcerté par son regard. "Nup !"

Aldon jeta un coup d'œil à Cassandra Paulson, qui était occupée à faire chier les autres anartistes dans l'"église". Aldon regarda les autres artistes tirer et peindre et suer et haleter, et elle se demanda à quoi tout ce bordel pouvait bien servir. Ces choses avaient une utilité, en général, et EMOEC ? faisait rarement des trucs juste pour le plaisir de les faire. Parce que juste faire des trucs pour le plaisir de les faire est cool, et que les cools étaient tout sauf cool.

"OK." Elle braqua à nouveau son regard sur Felix. "Où est l'argile ?"

Les épaules de Félix s'abattirent de soulagement, mais Aldon vit le sourire suffisant du Critique trembloter. Elle regarda un homme se battre avec son ego pendant quelques instants avant qu'elle ne penche en avant et envoie une chiquenaude dans son nez.

"Felix. Concentre-toi. Où. Est. L'argile ?"

Il porta ses mains à son visage endolori. "Oui, oui. Pardon. Viens, je vais te montrer. Nous l'avons entreposée dans cette annexe, par ici."

Il la guida à travers les rangées de bancs d'église, disant bonjour et donnant des ordres aux anartistes tandis qu'il avançait. Plus Aldon concentrait son regard sur son dos, moins il se comportait en leader respecté, et au moment où il ouvrit une lourde porte au bord de la pièce, il était silencieux.

Devant eux se trouvait une petite montagne d'argile gris-brun. Aldon prit une poignée de matière et commença à la tripoter avec ses doigts. C'était difficile de la tirer et elle pouvait voir que la montagne commençait à durcir et à se craqueler à plusieurs endroits.

"Un souci ?" demanda Felix, désormais légèrement nerveux. Aldon aurait ri d'à quel point il était facile de rompre la fausse assurance du Critique si elle n'était pas aussi frustrée.

"Oui. Bande d'imbéciles, vous l'avez laissée traîner là à l'air libre. Il est sans doute possible de la récupérer, mais il va me falloir un seau d'eau."

"Je m'en charge tout de suite." dit-il, déjà essoufflé en prévision de la course qu'il allait devoir faire.

Aldon le regarda sortir précipitamment de la pièce avec un sourire sadique et satisfait. Elle flâna à sa suite et s'aperçut qu'elle s'amusait beaucoup trop à voir le Critique faire quelque chose lui-même. Il revint peu de temps après dans la salle principale d'un pas lourd, tenant un seau dans chaque main, l'eau débordant de temps à autre pendant qu'il avançait. La sueur coulait sur son front lorsqu'il arriva devant la montagne d'argile.

Un furet la regarda dans le seau.

La surprise détruisit toute sa personnalité vénéneuse. "Pourquoi y a un furet ?"

"Il est sorti du robinet."

Aldon lui prit le seau et fixa l'animal qui s'y trouvait. "Le furet… est sorti du robinet ?"

"Oui. Je sais pas si c'est vraiment un furet, mais il… regarde. Ooga booga !"

Lorsqu'il cria et agita ses bras, le furet tressaillit et fondit en une boue marron fine dans le seau. Après quelques secondes, il se reforma lentement et pointa à nouveau le bout de son nez du seau. Il feula à l'adresse de Felix.

"OK," dit Aldon. "Je… oui, d'accord. Euh. Merci pour l'eau, Felix."

"Mhmm." Il s'éloigna de la créature sifflante. "Bonne chance pour la statue."

Elle posa le seau près de l'argile puis jeta un coup d'œil par-dessus son épaule en direction de Felix qui battait en retraite. "Faut forcément que ce soit un mec ?"

"J'imagine que non ?" dit-il, essoufflé. "C'est juste ce que je m'imaginais au début."

"Bon, OK, pourquoi pas." Elle s'était assez amusée aux dépens de ses efforts et pouvait bien le laisser souffler un peu. "J'ai une deadline ?"

Felix s'appuya au cadre de la porte. "Bientôt ?"

Aldon se mit à rire. "Je peux m'en sortir avec ça."

Elle avança lentement, et au début, c'était assez mortifiant. Elle savait qu'elle devait finir ça, pas seulement pour elle, mais aussi pour les gens qui l'attendaient. Ce n'était pas une très grande audience, mais c'était plus que ce qu'elle aurait dans son salon. Même si elle ne connaissait pas la plupart d'entre eux, même si elle n'en aimait pas certains, c'était son audience.

Elle était aidée par le fait que l'audience se trouvait être un groupe d'artistes magiciens promettant de lui donner un nouveau corps avec lequel jouer.

Alors elle assembla des boules d'argile à moitié sèche et les aspergea d'eau avant d'en balancer d'autres dessus. Creuser plus profondément dans la montagne lui permit d'atteindre de l'argile plus tendre, et elle brûla donc une bonne heure à l'excaver à la recherche de meilleurs matériaux. Une fois cela, elle commença à modeler les bouts d'argile ensemble pour former la silhouette d'une personne, pinçant et lissant les morceaux en un tout unique.

C'était moche, mais c'était un début. Du sommet de ses montagnes natales de Sèchargile, Everett McFuret d'Eau regardait Aldon s'escrimer à moins faire ressembler la statue à un cul. Excepté le cul, qu'elle fit de sorte à ce qu'il ressemble significativement plus à un cul. Les vêtements n'étaient pas inclus, puisque les dieux ne se satisfaisaient guère de concepts humains tels que les vêtements, la chaleur ou la modestie de base. Pas que ce dieu ait grand-chose duquel être modeste, puisqu'Aldon n'était guère enchantée à l'idée de sculpter une énorme queue.

Les secondes dégoulinèrent en minutes qui se déversèrent en heures qui inondèrent l'esprit d'Aldon d'un torrent d'anxiété. C'était vraiment tout ? Une statue et c'était tout ? Quête accomplie ? Pas de nobles chevaliers ou de belles princesses, juste un Critique idiot et sa connasse de complice ? Pas de dragons en vue, juste une grosse métaphore de la haine de soi-même et du cynisme qui crachait du feu.

Ça ne pouvait pas être aussi simple. Ils n'aimeraient pas la statue. Ouais, c'était ça, le problème. À chaque muscle accentué et chaque surface lissée, Aldon réalisa qu'elle était absolument nulle en sculpture. Lorsqu'elle s'en éloignait, elle se posait des questions sur les proportions ; lorsqu'elle se rapprochait, elle détestait les finitions.

Une fois sa vapeur totalement expulsée, sa motivation complètement drainée, et son assurance intégralement foutue, Aldon s'assit sur les restes de la montagne d'argile. La faim déchirait son estomac tandis que le doute s'insinuait dans son esprit. La seule chose qui la sortit de sa rêverie mélancolique était Everett qui mordillait gentiment son doigt. Elle baissa les yeux vers la créature magique et la gratta derrière l'oreille d'un air embrumé.

"T'as faim aussi, toi ?" Everett fit le bruit que faisaient les furets. Ou peut-être le bruit que les putois font. Ou un mélange bizarre des deux.

Peu importe comme le son pouvait être décrit, elle prit cela pour un "Oui," donc Aldon le prit dans ses bras et se dirigea vers la porte à grands pas. Après l'avoir forcée à s'ouvrir avec une main, elle inspecta la pièce à la recherche de quelqu'un sur qui crier, mais découvrit que l'endroit avait été en grande partie déserté. Les murs avaient été complètement peints, les mosaïques avaient toutes été posées, et les bancs d'église avaient été arrangés comme ils devaient être.

"Euh… y a quelqu'un ?" appela-t-elle dans la pseudo-église. "Putain, combien de temps j'ai été là-dedans ?"

De Nulle Part sortit Le Nettoyeur, et avec lui Le Critique. Felix l'appela, lui fit signe et fonça jusqu'à elle, un mélange d'excitation et d'inquiétude dans sa voix et ses actions. Il sourit largement et tendit les mains pour attraper ses épaules mais hésita lorsqu'Everett siffla vers lui.

"Allie ! Tu as toujours ce truc. Mais bon sang, t'étais enfermée là-dedans pendant un siècle. Tu… tu n'as pas fini, si ?"

"Non, il me reste à faire le visage. Je suis juste… au point mort, tu vois ? Puis j'ai réalisé que j'avais faim, et je me suis dit que je ferais mieux de m'occuper de ça avant que je tombe dans les pommes ou un truc du style."

"Avant que tu y ailles, je voudrais voir ce que ça donne pour le moment."

Aldon soupira et retourna péniblement vers la pièce avec lui. "C'est vraiment pas ouf. Je sais pas si je devrais continuer à la peaufiner ou juste recommencer, mais… c'est un peu de la merde."

Le Critique lui adressa le même regard entendu qu'il lui avait déjà fait tant de fois, mais pour une raison ou une autre, elle ne voulait pas lui coller une tarte pour ça. Elle se sentait même mieux. Il ouvrit la porte à la volée et jeta un coup d'œil à l'intérieur.

Il se mit à rire. "Allie, tu ne l'aimes pas ?"

Elle haussa les épaules et sentit son estomac se contracter pour une autre raison que la faim. "Pas trop."

"Je l'aime bien, pas trop de problèmes. Franchement, si je devais me plaindre d'une chose, c'est qu'elle est trop petite."

"Quoi ?" Aldon transféra Everett sur son épaule et se glissa dans la pièce pour pouvoir comparer. "Mais non, regarde, elle est trop grande. Elle fait genre trois mètres ou trois mètres et demi."

"Hé bien je l'aime bien," dit-il avec un ton de finalité. "J'aime même bien le fait que le visage ne soit pas très défini."

"C'est plus parce que je ne l'ai pas fini plutôt que… quelque chose d'intentionnel," admit-elle.

"Je crois que tu devrais la laisser comme ça. Je la trouve super telle qu'elle est, honnêtement."

Le creux dans son estomac se résorba lentement, rendant son vide encore plus apparent. Un long gargouillis s'échappa de quelque part dans son abdomen et elle gloussa nerveusement.

"Ah, cool. Je, euh. Je pense que je peux y aller, du coup ?"

Felix hocha la tête. "Je reviendrai vers toi dès que possible pour ton nouveau corps. Ça devrait pas prendre trop longtemps. Nettoyeur, si tu veux bien la ramener ?"

L'être acquiesça et Aldon fit au revoir à Felix avant de fourrer Everett dans son T-shirt. Elle ferma les yeux et attendit que la Voie s'ouvre, et lorsqu'elle avança, elle sentit qu'elle avait réussi à accomplir quelque chose.

Peut-être que ce serait aussi facile que ça.

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